La Musique et les soldats/02

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LA
MUSIQUE ET LES SOLDATS

II[1]
LA RÉALITÉ D’AUJOURD’HUI

Nous avons étudié l’autre jour le rôle de la musique dans le domaine de l’imagination ou de la fiction militaire. Aujourd’hui, nous voudrions considérer ses caractères et son œuvre dans l’ordre de la guerre toujours, mais de la véritable, de la présente guerre. S’il y a quelque intérêt à rechercher comment la musique, en tout temps, a représenté les soldats, ou, pour ainsi parler, ce que la musique a fait d’eux, il est singulièrement plus émouvant de savoir ce que, depuis deux années écoulées, elle fait avec eux et pour eux. D’un côté, ce ne sont qu’images sonores ; de l’autre, qui nous touche de plus près, qui véritablement nous tient au cœur, c’est la vérité et la vie.

A la vie des soldats jamais peut-être la musique ne fut encore si longtemps et si étroitement unie. Jamais la musique ne participa ainsi du fait même et comme de la nature de la guerre, de son horreur et de sa beauté. Dans une de ses dernières chroniques scientifiques, notre confrère et voisin de Revue, M. Charles Nordmann, « a noté, » — c’est le mot, — en musicien, non moins qu’en savant et en combattant, ce phénomène curieux et nouveau : l’évolution pour ainsi dire « sensible » de la guerre et son’ passage de l’ordre visuel dans l’ordre acoustique. Nous n’avons pas à rappeler ces pages brillantes qui sont restées présentes à toutes les mémoires[2] ;

Que d’esprits, que d’âmes musicales ont eu la joie de reconnaître, dans « le bruit de la bataille, » la ressemblance, pu la présence même de leur musique bien-aimée. Croyons-en le témoignage encore de ce jeune et charmant étranger, poète et musicien, qui nous aima jusqu’à combattre, à mourir pour nous avec les nôtres. Oui, c’est un musicien qui parle ainsi de la sonorité de notre 75 :

« Quelle arme que ce merveilleux petit canon ! De la tranchée où nous sommes, nous l’entendons claquer à peu près de deux kilomètres en arrière, et pourtant le coup semble tout proche. C’est un coup sec et métallique, dont la vibration, répercutée par les bois, sonne comme une corde de harpe. Il domine tout de sa voix brève et pénétrante… On ne peut se lasser de sa détonation. Elle remplace les clairons caducs. C’est la France elle-même, notre orgueil et notre égide. Le 75 est un témoignage du génie français de la même nature qu’une phrase de Flaubert, un vers de Baudelaire, une perspective <le Paris ou un passage de Franck. Il a la simplicité idéale, la finesse, la mesure, et la portée suprême[3]. »

Tout cela, pour nos soldats, c’est la musique de la mort. Mais pour eux aussi, par bonheur, il en existe une autre : musique du salut et de la vie, musique non plus terrible et meurtrière, mais bienfaisante et secourable. Celle-ci, comme l’autre, depuis plus de deux ans, leur a prodigué ses concerts. Ceux qu’a donnés le plus illustre de nos maîtres du piano resteront parmi les plus dignes du souvenir et de la reconnaissance nationale. On sait quelles offrandes magnifiques royales, versent incessamment dans notre trésor de guerre les mains harmonieuses de Francis Planté. Depuis trop longtemps on regrettait de ne plus le voir, ni l’entendre. Il vivait aux champs, au soleil, au sein d’une calme et noble retraite, toujours plus jeune avec l’âge, plus fidèle, et d’une fidélité plus tendre, plus ardente, à son art bien-aimé. « Eh quoi ! » lui disait-on parfois, comme jadis a Philomèle,


Eh quoi ! cette musique,
Pour ne chanter qu’aux animaux,
Tout au plus à quelque rustique !
Le désert est-il fait pour des talens si beaux !
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles.


L’été dernier il y est venu, ou revenu, et des merveilles de son talent il a fait des prodiges de charité. Concerts « spirituels, » c’est ainsi qu’il eut raison de nommer ses concerts. Au fond d’une chapelle, caché derrière les palmes et les drapeaux tricolores, le grand artiste a voulu ne nous être présent et sensible que par son art. Et jamais son art ne fut plus nôtre, plus national, avec plus de grâce et de poésie, de finesse et de goût, d’élégance et de clarté. Rien d’étranger ne s’y mêle et ne le dénature, ou seulement ne l’altère. Servir ainsi la patrie, c’est deux fois la servir. En lui portant secours, un Planté lui rendit hommage. De nos soldats, son bienfait s’est étendu à nous tous. A travers le génie des maîtres divers, sous les doigts du plus français de leurs interprètes, nous avons entendu le génie même de la France chanter.

Il a, dit-on, chanté aussi par la voix d’un de nos chanteurs fameux, devenu — volontairement — un de nos intrépides, soldats. C’est une belle histoire, de musique et de guerre, et M. Georges d’Esparbès en a fait un beau récit, digne d’être retenu.

Une nuit de l’automne passé, notre confrère pénétra dans une église de village, en ruines. Des blessés y étaient gisans. Au-dessus d’eux, plus d’autre voûte que le ciel étoile. Des femmes leur donnaient à boire, dans l’ombre. « On y voyait tout de même un peu. Sur l’autel, envahi par les décombres, seul endroit éclairé, un enfant abritait la flamme d’une bougie entre ses mains rouges. » — « Monsieur, » dit l’un des blessés au visiteur nocturne, « hier au soir, presque à la même heure, il s’est passé ici une chose… je peux dire une chose extraordinaire… Un soldat, un homme de haute taille, âgé… mettons de cinquante ans, est entré comme une espèce d’apparition.

« Je ne certifierais pas que c’était un officier. Son grand manteau lui couvrait tout le corps et la lumière de la bougie portée par l’enfant s’arrêtait sur l’arête de son casque. Tout de suite il m’intéressa, d’autant plus qu’il me semblait avoir vu ou rencontré cet homme au moins une fois dans ma vie… Il descendit vers nous… puis il se ravisa, remonta trois marches plus haut, ce qui le mit contre l’autel même. Là, il prit un instant de réflexion, puis s’adressa à tous les blessés :

« — Voyons, mes pauvres vieux, je voudrais faire quelque chose pour vous. Je ne sais pas soigner, mais je suis tout de même un médecin… Major pour les peines de cœur : ma profession est de chanter. On prétend même que je ne chante pas trop mal… Et puis j’ai un remords, j’ai besoin de me nettoyer la voix d’un tas de choses que j’ai chantées depuis vingt ans. »

« Alors, l’inconnu entonna sa chanson, une vieille chanson de France, et c’était si doux, qu’on croyait entendre sa voix dans l’air, plutôt que sur sa bouche. Je vous réponds qu’on se taisait. Silence de mort. Mes camarades sont des travailleurs de la terre : ils avaient eu sous les yeux tout ce que la nature offre de plus beau, mais ils ne connaissaient pas la voix humaine. Moi, monsieur… j’ai été souvent à Paris entendre de la bonne musique… Dès les premières notes, j’étais fixé : « Toi, mon bonhomme, tues tout bonnement le grand baryton de l’Opéra, ou alors c’est que ma fièvre m’en conte. C’est toi l’Amilcar de Salammbô ! C’est toi le bouffon de Rigoletto ! C’est toi l’Athanaël de Thaïs !… C’est toi !… Mais déjà, monsieur, vous m’avez deviné.

« Vous pensez dans quel état m’avait mis cette découverte… Le petit enfant qui soignait la lumière cherchait à éclairer le chanteur, sans y parvenir. Mais qu’importe ! Sa voix, je la reconnaissais, mieux qu’une personne vivante.

« Rappelez-vous ces quelques mots : — Je veux, nous avait dit l’inconnu, me nettoyer la voix de beaucoup de choses que j’ai dû chanter. — Lesquelles, dites-moi, sinon les rôles de Wagner ? Oui, monsieur, nous avions devant nous, dans cette pauvre église effondrée, le Frédéric de Lohengrin, le Wotan de la Walkyrie, le Beckmesser des Maîtres Chanteurs, le Wolfram de Tannhäuser. Nous le possédions, chantant pour nous seuls des vieux noëls de la Champagne et de l’Alsace ! Et, en chantant, cet homme avait les yeux pleins de larmes — car il pleurait, la lumière de l’enfant nous le faisait voir… Ces airs de campagne, beaucoup de blessés les connaissaient. Tous, jusqu’aux plus malades, s’étaient soulevés sur leurs couchettes de paille…

« Quant à moi, monsieur, je verrai toujours cet homme dans mes nuits, sa belle figure régulière entre les cheveux blancs de ses tempes, sa haute taille, et ses yeux, oh ! ses yeux surtout, où je croyais lire le « remords de toutes les choses que lui avait fait chanter l’exécrable génie allemand, » et dont il se décrassait dans de bonne eau limpide, dans nos vieilles chansons populaires. Puis, sans vouloir être remercié, il disparut, sans doute pour retourner au iront… »


Ayant achevé son histoire, M. d’Esparbès interroge en ces termes le chanteur inconnu : « Ce ménestrel pâle et boueux qui, un soir de bataille, en Champagne, apparaissait miraculeusement dans la petite église chaperonnée d’étoiles, pour consoler, par des noëls et des rondes, quelques pauvres blessés, était-ce vous ? Etait-ce vous, Renaud ? » Et nous-même, depuis longtemps l’admirateur et l’ami du grand artiste, nous qui savons quel soldat fut hier, quel officier est aujourd’hui le volontaire à cheveux blancs, nous n’en doutons pas, c’était lui.

C’est un autre, n’est-ce pas, Delmas ? qui nous écrivait tristement un jour, un jour déjà lointain, après six mois de guerre : « Je ne chante plus que pour des morts. » Nous lui répondîmes aussitôt en le priant de venir à notre hôpital chanter pour des survivans, pour des blessés. Il vint tout de suite, et plus d’une fois. Un de ses camarades, non des moindres, M. Frantz, l’accompagnait. M. Paul Viardot, l’éminent violoniste, leur donnait la réplique. Enfin, dans ce généreux hommage de la musique aux soldats de France, notre pauvre et cher Mounet-Sully avait voulu que la poésie — et laquelle ! — prît sa part.

Toutes les deux, poésie et musique, eurent un auditoire digne d’elles : un parterre, non de rois, mais de héros. « Parterre » est bien le mot. Sur des brancards très bas, plusieurs étaient étendus. Quelques-uns pouvaient déjà se tenir assis, même debout ; mais surtout on en voyait d’autres, dans la blancheur des lits, soutenant d’une main leur pâle visage, où luisaient des yeux attentifs et vile émus. Assemblée pittoresque, et plus pathétique encore. Chacun de nous savait, sentait trop bien de quel prix ils avaient payé, les pauvres enfans, la joie qu’ils allaient recevoir.

Les messagers et les dispensateurs de cette joie en eurent le sentiment comme nous, mieux que nous. Et leur parole et leur chant en prit un accent encore plus noble que de coutume, une expression plus généreuse, une flamme plus pure et vraiment sacrée. Ils dirent, ils chantèrent surtout des choses héroïques, de celles-là que leurs auditeurs avaient vécues, pour lesquelles ils avaient pensé mourir. C’était Les deux épées, de la Fille de Rolandv et des fragmens de Patrie ! et les Deux grenadiers, et, naturellement, la Marseillaise. En écoutant M. Frantz, je me souvenais qu’il avait été Parsifal à l’Opéra., Des chœurs invisibles le saluaient alors avec les mots fameux : « Celui qui sait par la pitié, » paroles de tendresse et de miséricorde, que le poète-musicien d’Allemagne ne sut point enseigner à sa cruelle, à sa féroce patrie. Mais l’artiste de chez nous avait bien su les comprendre et, s’il chanta, ce jour-là, mieux que jamais peut-être, c’est que la pitié, « la grande pitié du royaume de France, » chaulait par sa voix.

Après le concert, un soldat nous dit cette parole profonde, et qui demeurera toujours chère à la mémoire d’un musicien : « C’est beau, ce qui parle. Mais ce qui chante ! Ce qui chante ! » Il avait raison. Encore plus que la poésie, la musique les enveloppe, les pénètre, jusqu’au fond, de sa mystérieuse influence. Dans leur âme à tous, le verbe, fût-ce le plus magnifique, ne va jamais aussi loin que le son. Toujours et partout, dans la tranchée, sous la mitraille, il leur faut « ce qui chante. » La musique est la plus vive, la plus pure de leurs joies.

A Nieuport, une nuit, un officier, parti en reconnaissance, fouillait les ruines encore fumantes. « Dans une cour particulièrement abîmée, écrit-il, j’entends qu’une main un peu hésitante joue sur un piano, ma foi ! presque bien, une de ces vieilles valses dont les dragons raffolent… Pas de lumière, une maison béante… Il y a quelque chose de fantomatique dans ces trous d’ombre où l’œil ne distingue que du noir, et d’où sort une ritournelle canaille et triste.

« Au bout d’un long moment, pendant lequel j’ai erré dans tous les sens, j’ai trouvé la clef de l’énigme, en apercevant à mes pieds un trait de lumière… Au bas d’une dizaine de marches, ou plutôt d’une pente vertigineuse… je n’ai eu qu’à écarter un rideau de toile, pourvoir ce qui se passait à l’intérieur, et j’ai été saisi par ce tableau jusqu’au cœur :

« Une dizaine d’hommes, couchés sur des paillasses, écoutaient le musicien assis sur une barrique, et jouant de ses gros doigts malhabiles la même valse, probablement le seul morceau qu’il sût ; dans le regard de chacun de ces hommes, il y avait quelque chose d’analogue à la griserie de l’opium ou à la fascination d’un sujet par un médium tout-puissant. En haut, les obus recommençaient à tomber ; en bas, ils avaient oublié la guerre, parce qu’ils avaient entendu trois notes et que la musique est toute-puissante sur les cœurs simples[4]. »

Mainte fois, nous avons reçu — « du front » — les témoignages de sa toute-puissance : des lettres, des programmes, des photographies même. A l’ombre d’un bouquet d’arbres, au bord d’une mare, un petit orchestre de soldats est réuni. Le chef, monté sur des tréteaux, bat la mesure. Autour des exécutans, les « copains » sont assis. Des chevaux, là-bas, ont levé la tête et semblent eux-mêmes écouler. C’est un concert donné le 21 mai dernier à la ferme de L… S… près M… en Champagne. Dès le 1er novembre 1914, le…ème régiment donnait, à S-S., son premier « concert en grange. » Le programme — illustré — du 49e concert est sous nos yeux. Concert vocal et symphonique ; à l’orchestre, des artistes de la Société des Concerts du Conservatoire et des Concerts Lamoureux, des professeurs de nos Conservatoires de province ; comme solistes, un chanteur de Lyon, un autre de Nancy ; au piano d’accompagnement, un sapeur… du Conservatoire de Toulouse. Pour commencer, l’ouverture de Phèdre, de Massenet ; pour finir, la « Marche du concert en grange. »

Un jeune ténor du Midi nous écrit : « Nous sommes toujours au danger, mais heureux de servir. Cela ne m’empêche pas de travailler ma voix de temps en temps et d’en faire un cadeau de distraction aux amis et poilus de connaissance. » (4 juin 1910.)

Du 8 octobre 1915 :

« Nous avons réussi, avec mes amis, à monter quelques œuvres musicales que nous exécutons le dimanche à l’église. Tous les sujets sont religieux…

« D’abord nous avons trouvé, dans un couvent d’A… où seule reste une bonne sœur, un magnifique harmonium. L’emballer et l’emporter, tandis que les Boches nous bombardaient, fut vite fait, et vers minuit, sans trop d’ennuis, nous déposions dans notre petite chapelle notre nouvelle acquisition. Nous sommes aidés en tout par ces messieurs de l’état-major, qui apprécient beaucoup de telles œuvres et leur interprétation. Quant aux poilus qui peuvent, aux heures de repos, profiter de ces messes, ils rayonnent de joie. Nous-mêmes, vous le croirez sans peine, nous éprouvons une grande satisfaction à chanter de telles choses. Puissions-nous bientôt emplir de ces harmonies les temples lointains que la victoire nous rendra ! »

Du 7 novembre suivant :

« J’ai le très grand plaisir de vous annoncer que nous avons très glorieusement fêté l’anniversaire de la mort de nos braves, le jour de la Toussaint.

« A cet effet, nous avons pu monter la grande Messe des Morts d’Hector Berlioz. Vous savez combien nobles et pures sont ces pages et comme elles sont susceptibles d’aller droit à tous les cœurs.

« Nous avons eu la grande joie de la voir bien accueillie et religieusement écoutée. Tous, du plus grand au plus petit, furent émus. Et nous-mêmes, nous le fûmes beaucoup.

« Je vous envoie le programme dessiné à cette occasion par un de nos amis, architecte de talent. Le détail de la messe n’y figure pas : nous en avons chanté complètement le Requiem et le Kyrie, le Sanctus et l’Hosannah, plus l’Agnus Dei.

« Nous étions deux ténors, un baryton et une basse, un violoncelle, qui doublait les parties graves, et un harmonium, dont je vous ai déjà conté l’odyssée. »

En tout, six exécutans, pour la Messe des Morts de Berlioz, qui n’en exige pas moins de cent cinquante ou deux cents ! Voilà bien l’occasion de répéter, sans ironie cette fois, le mot célèbre de Rossini : « Excusez du peu ! » S’ils l’ont dit à Berlioz, les braves enfans, la grande ombre du maître français les aura non seulement excusés, mais remerciés et bénis.

Quelques traits encore, les derniers, d’un autre soldat musicien, de l’un de ceux qui sont « dans la musique. »

« Oh ! oui, c’est le plus beau des arts ! Quelles impressions d’idéal ne ressentons-nous pas, nous autres, en jouant simplement nos modestes fantaisies après les séjours aux tranchées sous le bombardement ! Quelle saine et utile distraction ! Tous les soirs nous faisons concert aux poilus et nous leur jouons des airs d’opéra qu’ils écoutent rêveurs, un peu tristes peut-être de ne pouvoir saisir entièrement une première fois toute la beauté d’une page de Samson et Dalila, par exemple, ou de l’andante de la symphonie en ut mineur, de Saint-Saëns. Avec nos cuivres et nos bois, nous essayons de rendre cette grande musique.

« Mais je m’arrête. Comme ma voix doit sonner mal à vos oreilles ! Pauvre profane ! A peine je peux dire tout mon amour de la musique… Dieu a certainement protégé notre « musique » à nous, puisque dans ce secteur infernal nous n’avons eu qu’un blessé et deux évacuations. Je connais « des musiques » qui, dans le même temps, comptaient vingt morts et blessés, d’autres une quinzaine, une douzaine. Sur l’effectif de trente-huit, cela se connaît douloureusement.

« Agréez, etc.

« Votre serviteur très fidèle, qui joue de la clarinette en si bémol. »

Il avait raison, notre blessé de l’hôpital. « Ce qui chante » ne fut jamais plus beau qu’aujourd’hui. Jamais la musique ne fut élevée à une mission plus haute, plus sainte. Jamais il ne lui fut donné d’accroître ou de ranimer la vie, une vie plus noble, en de plus sublimes cœurs. Aussi bien, venant parmi les soldats, c’est parmi ses frères qu’elle vient. De tout temps, elle leur fut unie par une attache étroite et fidèle. Sa vocation religieuse n’a d’égale que sa vocation guerrière. Servante de Dieu et de l’Eglise, elle ne l’est pas moins de la patrie. Compagne des soldats, même pendant la paix, à la guerre et par la guerre son rôle s’étend et s’élève. Art héroïque entre tous, elle est le seul qui dans la mêlée, devant le péril, en face de la mort, mérite une place et l’obtienne. Elle va plus loin : elle escorte, elle honore de ses marches funèbres, au-delà du trépas, les héros qu’elle y a conduits. S’ils y ont échappé ; sans mourir pour la patrie, quand ils ont souffert, et tant qu’ils souffrent pour elle, la musique leur doit encore son hommage et son secours. Quelques exemples nous ont fait voir comment elle le leur apporte. Avec Shakspeare, admirant les bienfaits, les miracles qu’elle prodigue, c’est bien le cas de s’écrier : « Tu fais cela, musique ! » et d’ajouter, au nom de nos soldats bien-aimés, soutenus et consolés par elle : « De cela, de cela surtout, sois remerciée et bénie ! »


Pour elle, à leur tour, ils feront quelque chose, les soldats de la grande guerre. Ils lui fourniront — en quelle abondance ! — des thèmes et des « situations, » des sentimens et des personnages que jusqu’ici peut-être elle n’a pas chantés. Ils ajouteront des cordes à sa lyre, cordes d’argent ou d’airain, et des voix, d’amour ou de haine, à ses chœurs. Les conditions changées de la guerre en changeront la représentation musicale. Entre les soldats et la musique, de nouveaux rapports apparaîtront, des raisons nouvelles de sympathie et de réciproque amour. Elle aura fait campagne avec eux ; avec eux elle aura « servi, » si bien et si longtemps ! Ardente comme eux au combat, à l’assaut, elle aura, « dans les tranchées, » « au cantonnement, » été patiente comme eux. Tantôt elle aura retenu son souffle et tantôt donné toute sa voix. Que dis-je ! toutes ses voix. Humaines et divines, voix de l’héroïsme et de la prière, voix des armées innombrables ou de quelques soldats, d’un seul peut-être ; voix des cités martyres et des temples en flammes, des pays en deuil et des nations fugitives, quels concerts inouïs nous prépare l’avenir ! Que nos musiciens, d’avance, y prêtent l’oreille. Qu’ils se recueillent et se préparent. Je connais déjà, pour eux, un thème digne d’eux, mais qu’il me faut taire encore. L’œuvre littéraire est toute prête. Dramatique et lyrique avec puissance, la guerre, la guerre seule, mais toute la guerre, en forme le sujet ou le cœur, « le cœur innombrable. » A des parties et comme à des fresques d’épopée, elle mêle des tableaux de genre ; aux « ensembles » grandioses, les épisodes intimes et les détails familiers. Sujet, encore une fois, digne de nos musiciens. Puisse l’un d’eux, bientôt, en être digne. Exoriare aliquis. L’heure approche, l’heure victorieuse et vengeresse. Il faut, dès qu’elle sonnera, que sa voix éveille et renouvelle toutes nos voix. Alors le vœu du poète sera plus qu’exaucé. Alors, à la France délivrée et triomphante, nous amènerons non seulement « la jeune poésie, » mais la jeune musique elle-même,

Chantant la jeune liberté.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1916.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1916 : Le bruit de la bataille.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1916, l’article de Gérard d’Houville : Un poète soldat au « 1er Étranger : » Hernando de Bengoechea,
  4. Étapes et combats. — Souvenirs d’un cavalier devenu fantassin, 1914-1915, par Christian Mallet ; Librairie Plon.