La Mystérieuse aventure de Fridette/06

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 63-70).

CHAPITRE VI

Nuit d’horreur.


Pourquoi, en rentrant à la Weisse Frau, André Routier avait-il gardé par devers lui la découverte faite à Interlaken, alors qu’il était décidé à en entretenir et Fridette et M. Heldrick ?

À quel secret dessein avait-il obéi en cachant soigneusement la revue rapportée d’Interlaken pour leur montrer le portrait de Mornstein, au lieu de la leur mettre sous les yeux ?…

Un détail avait suffi à lui faire ainsi radicalement changer de ligne de conduite : à peine franchi le seuil de sa chambre, il avait constaté que quelqu’un, en son absence, y avait pénétré et que ce quelqu’un avait opéré dans ses affaires une perquisition minutieuse…

Une main experte avait tout inventorié, non seulement dans ses valises, mais encore dans ses vêtements, poussant la curiosité jusqu’à en découdre la doublure pour se bien assurer qu’entre cette doublure et l’étoffe rien ne se trouvait caché !

Et, tout de suite, le nom d’Heldrick lui vint à l’esprit !…

Si, par exemple, on lui avait demandé à quel mobile il attribuait cette perquisition, le jeune homme eût été bien empêché de répondre.

En tout cas, cet acte ne devait pas contribuer à augmenter beaucoup le peu de sympathie que déjà il éprouvait à l’endroit de M. Heldrick… bien au contraire…

Et, s’il n’eût pas dû se séparer bientôt de lui, certainement cet incident l’eût-il poussé à avancer la date de son propre départ…

Mais le Hollandais avait annonce le sien comme imminent, et André se décida à se taire jusqu’à ce que la Weisse Frau eût été débarrassée de cet encombrant et peu discret personnage…

Au cours de la soirée, même, fut arrêtée entre eux la base d’une grande excursion à faire dans le massif du Rothorn…

Cette excursion, André y songeait depuis longtemps ; de tous les points cités par le père de Fridette à son lit de mort, le Rothorn était le seul où il n’eût pas encore perquisitionné.

Le lendemain, André était descendu à Spietz pour y faire l’acquisition d’un piolet et d’un sac à provisions, ces deux accessoires indispensables d’une ascension sérieuse lui manquant…

Au fond, cette course n’avait été qu’un prétexte destiné à lui permettre de vérifier ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans ses soupçons sur le Hollandais…

Fiidette devait descendre, elle aussi, jusqu’à Kandersteg pour accompagner les époux Bienthall, qu’une affaire de famille appelait pour quelques jours à Brigue.

M. Heldrick serait ainsi absolument libre de ses mouvements, et les soupçons d’André ne pourraient s’égarer au cas où il serait amené à faire, à son retour, les mêmes constatations que la veille…

On imagine que ce ne fut pas sans une certaine émotion que, le soir venu, le jeune homme réintégra sa chambre : une investigation serrée ne tarda pas à lui montrer qu’une main étrangère s’était, une fois encore, promenée parmi ses papiers…

Tout avait été l’objet d’une perquisition sérieuse, le visiteur sachant avoir devant lui tout le temps nécessaire, et rien n’avait été négligé, rien… pas même les vieux journaux rapportés par le jeune homme d’Interlaken la veille…

Et, parmi ces journaux, il sembla tout à coup à André que la revue allemande où se trouvait publié le portrait du commandant Mornstein avait été l’objet d’un examen plus sérieux, plus prolongé…

La page où se trouvait gravé le portrait du fameux alpiniste prussien avait disparu…

André, cette constatation faite, cherchait à comprendre à quel sentiment pouvait bien avoir obéi M. Heldrick en agissant ainsi.

En quoi le commandant von Mornstein pouvait-il importer à ce commerçant hollandais ? À moins que…

Et voilà que, tout à coup, une exclamation de stupeur lui jaillit des lèvres.

— Voyons… voyons, murmura-t-il, je suis fou !… En vérité… fou à lier… Cependant…

Les yeux fermés, il revoyait le portrait qu’avait publié la revue, tandis qu’il contraignait sa mémoire à se souvenir de mille petits détails, qui lui rendaient plus sévère, plus implacable, la comparaison avec un autre visage… Et, sans doute, se débattait-il contre l’évidence, car il finit par murmurer :

— Les cas de ressemblance aussi flagrante se sont présentés, c’est certain… Mais pourtant…

Il ajouta, après un instant de réflexion :

— Pourtant, pourquoi avoir fait disparaître ce portrait, si ce n’est pour empêcher une comparaison si aisée, vu les circonstances…

Il réfléchit, puis au bout de quelques instants :

— Il est vrai qu’il avait un autre moyen de s’opposer à cette comparaison, c’était de partir… Qu’en revenant tout à l’heure, je ne l’aie plus trouvé au chalet et je demeurais dans le vague en ce qui le concernait… Mais, d’un autre côté, sa présence ici n’a pas uniquement pour but de contempler les admirables sites de la Weisse Frau… Il doit avoir, à demeurer dans la contrée, des raisons majeures, des raisons puissantes, peut-être les mêmes que j’ai, moi aussi, à y demeurer… Le secret de ce malheureux Merlier…

« Dans ces conditions-là, il a détruit la pièce de comparaison, se proposant de voir venir et d’agir d’après mon attitude… Eh bien ! moi aussi, je verrai venir… et j’agirai suivant les circonstances…

Et voilà pourquoi André Routier avait gardé le silence sur l’intéressante découverte qu’il avait faite.

Sans en rien laisser paraître — du moins en fut-il persuadé — le jeune homme étudiait à la dérobée M. Heldrick et, de plus en plus, demeurait persuadé que sa perspicacité avait vu au juste : le Hollandais offrait avec la gravure allemande des points de ressemblance tels qu’il aurait fallu être fou pour ne pas s’y arrêter…

Assurément André ne pouvait encore rien affirmer : avant toutes choses, il lui fallait réunir un faisceau de preuves convaincantes qui lui permissent d’agir en toute certitude…

Et il s’applaudissait, maintenant, de l’excursion projetée pour le lendemain, au cours de laquelle les occasions de contrôle s’offriraient indubitablement nombreuses… et lumineuses…

Comme le départ avait été fixé à l’aube, la soirée fut écourtée et les deux hôtes du chalet, ayant pris congé de Fridette, regagnèrent de bonne heure leur chambre…

Retirée dans la sienne, la jeune fille demeura longtemps à rôder sans raison, allant d’un meuble à l’autre suivie du regard dans son étrange manège par Fellow, qui, assis sur son train de derrière, la regardait, étonné d’un changement si grand dans les habitudes de sa jeune maîtresse…

Celle-ci enfin s’approcha de lui et, s’agenouillant, comme une enfant, devant le molosse, prit entre ses deux mains l’énorme tête de l’animal pour le contraindre à concentrer toute son attention sur ce qu’elle allait lui dire…

Fellow attendait, fixant sur elle ses larges prunelles aux reflets d’or.

— Écoute, mon vieil ami, lui murmura-t-elle d’une voix qui tremblait d’émotion… écoute et retiens bien… J’ai peur… Oui, c’est bête, mais c’est ainsi… J’appréhende cette excursion de demain !… Les accidents sont si vite arrivés en montagne… Je sais bien qu’ils sont deux et qu’à deux il y a moins de danger… Mais, je ne sais pourquoi, j’ai de mauvais pressentiments. Aussi, n’est-ce pas ? tu feras attention… Tu connais la montagne, toi !… Tu sais comment il faut s’y prendre pour reconnaître la crevasse, sous la couche de neige qui la recouvre… Tu les guideras… tu les protégeras… n’est-ce pas… ? Tu veilleras sur lui !…

Elle avait des larmes dans les yeux…

— Tu comprends bien, dis !… insistait-elle…

On eût dit que l’animal se rendait compte de l’importance de ces recommandations : sans un mouvement, les yeux fixés sur sa jeune maîtresse, il faisait entendre de presque imperceptibles gémissements, comme s’il eût voulu la rassurer…

Le lendemain, après une nuit entrecoupée de cauchemars, Fridette fut éveillée en sursaut par le bruit, sur les marches de l’escalier, des lourdes chaussures d’André qui, cependant, descendait avec toutes les précautions possibles pour alléger sa marche…

Avant qu’elle se fût levée, la porte du chalet, entr’ouverte sans bruit, laissait se glisser au dehors les deux excursionnistes…

Un peignoir jeté en hâte sur ses épaules, elle ouvrit sa fenêtre.

— Bonne promenade, fit-elle.

Déjà, ils étaient à quelque distance : ils se retournèrent et agitèrent la main au-dessus de leur tête…

Elle cria :

— Prenez Fellow avec vous !…

Et, sans tenir compte du geste de dénégation de M. Heldrick, elle s’en fut ouvrir la porte au chien, qui se rua dans l’escalier en poussant un aboi sonore…

Quelques bonds le firent les rattraper au tournant du sentier, et elle eut le temps d’apercevoir André penché vers l’animal et le flattant doucement…

Ensuite ils disparurent, mais longtemps après retentit encore à son oreille la voix de Fellow faisant sonner les échos de la montagne…