La Mystérieuse aventure de Fridette/08

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 90-99).

CHAPITRE VIII

Accident de montagne.


Pendant trois heures, le détachement alla ainsi, escaladant des sentiers, parfois à pic, d’autres fois plongeant dans des gouffres vertigineux…

Brusquement, Fellow s’arrêta et, derrière lui, tout le monde fit halte.

Pendant quelques instants, visiblement, il fut en déroute, allant, venant, revenant encore, flairant des traces de pas, humant l’air avec force…

On se trouvait alors à près de deux mille mètres d’altitude : sur la droite, se dressait à pic une haute muraille de granit dans les flancs de laquelle des marches étaient creusées, si étroites que c’est à peine si le pied paraissait pouvoir s’y poser tout entier…

À plusieurs reprises, l’animal revint à la base de cet escalier, ce qui surprit fort ses compagnons, car il était insupposable que, par un chemin semblable, il eût pu accompagner les excursionnistes…

À gauche, un sentier raide descendait, après avoir traversé une passerelle jetée sur un gouffre, vers une petite vallée emplie de neige qui s’étendait à une centaine de mètres au dessous de l’espèce de plate-forme où on avait fait halte.

— Helmont, fit tout à coup le sous-officier au soldat le plus proche de lui, viens donc un peu ici…

Il était agenouillé et, penché vers la pente, l’examinait avec attention.

— Ne dirait-on pas du sang… cette tache, là-bas, sur la neige… à droite du tronc de sapin brisé ?…

— Si ça n’en est pas, ça y ressemble !…

Fridette regardait, elle aussi, toute frissonnante. Du sang !… Mon Dieu, celui d’André, peut-être !…

Fellow, en ce moment, comme s’il eût compris le sens des paroles du sous-officier, s’arc-bouta des quatre pattes et, le museau pointé dans la direction indiquée, il se mit à aboyer lugubrement…

— Nous devons approcher, déclara le sous-officier. Faisons attention…

Il avait rendu la liberté à l’animal : celui-ci, aussitôt, fila par une sente, tout d’abord inaperçue ; contournant une roche énorme, elle descendait vers la vallée, raide et dangereuse, comme accrochée au flanc de la montagne, mais cependant praticable…

Sur la neige fraîche, on apercevait des traces de pattes de chien…

Fellow était déjà venu là !…

Rapidement, la petite colonne descendit à la suite de l’animal pour arriver à la passerelle…

Sans hésiter, les soldats, montagnards habitués de longue date à triompher de tous les vertiges, s’engagèrent sur le tronc d’arbre chancelant qui reliait l’une à l’autre des deux crêtes du gouffre…

Au delà de la passerelle, le sentier continuait sa descente et bientôt toute la petite troupe eut atteint la vallée…

Tout à coup, au milieu du silence impressionnant dont s’enveloppait la montagne, une sorte de hurlement retentit, si troublant qu’en même temps que les soldats le chien lui-même fit halte.

Et Fellow, la tête dressée, se mit à pousser des petits grognements inquiets et comme colères…

Toutes les têtes se levèrent et des gorges de tous jaillirent aussitôt des exclamations terrifiées…

Dans l’espace, fine comme une perche striant le ciel bleu d’une ligne sombre, la passerelle apparaissait.

Et voilà qu’un homme, surgissant tout à coup du sentier accroché au flanc de la montagne, venait de s’y engager d’une allure désordonnée.

Il tenait à la main une de ces grandes haches dont se servent les bûcherons pour abattre les sapins énormes dont les troncs, emportés par leur poids, glissent ensuite tout seuls jusqu’aux vallées.

— Le fou ! lança la sous-officier, plein de stupeur, en reconnaissant celui qu’il avait laissé à la Weisse Frau sous la garde de deux de ses soldats.

— Oui… oui… c’est le fou !… s’exclamèrent les autres.

Maintenant, on le distinguait bien : c’était lui, vêtements en désordre, cheveux au vent, agitant dans des gestes de menace la hache au-dessus de sa tête…

Il s’avançait à pas délibérés, conservant par un miracle son équilibre au-dessus du gouffre.

Soudain, comme il avait atteint le milieu de la passerelle, Heldrick s’arrêta et demeura immobile, figé dans une attitude de défense, son arme levée…

Manifestement, dans sa folie, il venait d’apercevoir quelqu’un qui s’avançait à sa rencontre… lui barrant le chemin… Durant quelques instants, il parut attendre l’attaque de cet adversaire imaginaire…

Et, tout à coup, cette attaque se produisit, car Heldrick abattit sa hache…

L’arme frappant dans le vide, il faillit perdre l’équilibre ; et ceux qui, d’en bas, suivaient cette lutte extravagante d’un homme contre un fantôme, crurent qu’il allait choir dans le gouffre…

On le vit, durant une seconde ou deux, osciller de droite et de gauche… Mais un miracle se produisit qui le replaça d’aplomb sur ses jambes…

La hache en main, il poursuivit alors sa route… À peine faits un pas ou deux, il s’arrêta.

Un nouvel incident venait de se produire : sans doute, un ennemi, contraint à la retraite, s’était-il embusqué et l’attendait-il sur la rive à laquelle aboutissait la passerelle…

Alors, pour lui barrer définitivement le chemin, le fou s’attaqua à l’arbre lui-même…

À grands coups de hache, il frappait sur le tronc, dont on voyait les fins copeaux voltiger dans l’espace…

Les soldats assistaient, étreints par l’angoisse, à cet émouvant spectacle. Que tenter pour arracher ce misérable au sort qui l’attendait ?…

Peut-être en se hâtant, serait-il possible d’arriver à temps…

— Courez ! ordonna le sous-officier à deux soldats qui s’élancèrent par le sentier.

Mais la hache voltigeait avec une rage croissante et, tout à coup, il y eut un craquement qui résonna, au milieu du silence, avec l’intensité d’une détonation.

La passerelle, sous le poids de l’homme, se brisa nettement et le fou, tournoyant dans l’espace, passa, avec la rapidité d’une flèche, devant les yeux épouvantés des soldats ; penchés sur le bord du gouffre, ils suivirent durant quelques secondes sa chute vertigineuse dans l’ombre bleue où il s’abîma.

Durant un moment, ils demeurèrent silencieux, impressionnés par ce drame rapide dont ils n’avaient pu être que des spectateurs impuissants.

Puis, sans un mot, ils se remirent en marche, à la suite du chien reparti en avant, le nez collé à la neige…

Depuis un moment assez long, ils marchaient ainsi, lorsque, à ses pieds, soudain, le sous-officier ramassa un objet qu’il avait vu Fellow flairer longuement…

C’était un de ces havresacs de toile qui servent aux excursionnistes à transporter, avec des provisions, quelques vêtements de rechange… Les courroies en étaient rompues et la fermeture brisée.

Un peu plus loin, dans la même direction, un piolet gisait sur le sol, puis, plus loin encore, un chapeau de feutre que Fridette reconnut pour celui d’André…

Enfin, enfoui dans la neige tombée au cours de la nuit précédente, le corps d’un homme…

Fellow, qui avait précédé le détachement, lui léchait le visage et les mains, bientôt rejoint par Fridette, anxieuse de savoir.

— C’est lui !… s’exclama-t-elle, c’est lui !… Il vit !…

Les soldats s’efforcèrent de la seconder. Tandis que l’un d’eux, à l’aide de la lame de son couteau, entrouvrait les mâchoires contractées du blessé, le sergent y versait goutte à goutte un peu de rhum.

Ensuite, il se mit à frictionner énergiquement le visage et les mains du malheureux, dont les paupières se soulevèrent enfin.

Il promena autour de lui un regard vitreux, qui se fixa sur Mlle Merlier ; puis, d’une voix éteinte, il murmura :

— Mornstein !…

Et il referma les yeux…

— Mornstein ! répéta à mi-voix Fridette…

Maintenant, lui revenait en mémoire, comme un écho lointain, ce nom, entendu une fois déjà, il y avait plusieurs semaines de cela.

C’était à bord de l’Auvergne, alors que son père frappé par une main inconnue agonisait…

Avant de mourir, François Merlier, lui aussi, avait prononcé ce nom balbutié par André Routier…

Qu’avaient-ils voulu dire tous les deux et quel rôle avait donc joué dans leur fin également tragique, cet homme, mort déjà plusieurs mois avant eux ?…

Il y avait là un mystère que la disparition subite de François Merlier avait empêché d’éclaircir, mais que peut-être André Routier, lui, pourrait élucider, si Dieu lui faisait la grâce de le maintenir en vie…

Les soldats cependant avaient disposé avec d’infinies précautions sur la civière le corps inanimé du blessé…

Mais alors un détail frappa le sous-officier : la taille d’André se ceinturait encore d’un fragment de la corde qui reliait l’un à l’autre les deux ascensionnistes…

Or cette corde se trouvait rompue à trois ou quatre pouces de son point d’attache ; et c’était sans nul doute cette rupture qui avait occasionné la chute qu’un miracle seul avait empêché d’avoir des conséquences mortelles…

Et voilà que, soudain, le sous-officier, qui examinait la corde avec attention, s’exclama :

— Elle n’a point été rompue, mais coupée !…

Et il montra à Fridette, aux soldats, soudainement groupés autour de lui, la section parfaitement nette et visible faite aux ligaments de chanvre par un instrument tranchant…

— La chose est claire… Il ne s’agit plus d’accident, mais de crime !… On a voulu assassiner cet homme !

— Assassiné ! répéta d’une voix étranglée Fridette… Comme mon pauvre papa, alors !…

Et c’était ce M. Heldrick qui aurait commis cet épouvantable crime !…

Mais M. Heldrick était à bord de l’Auvergne, lui aussi… Fallait-il donc lui attribuer la mort de M. Merlier ?… Voilà qui était bien invraisemblable !…

Pourquoi l’un après l’autre ?… Oui, pourquoi ?…

Et elle marchait derrière la civière, s’efforçant d’élucider ce mystère ; mais, au fur et à mesure qu’elle tournait et retournait dans sa tête les différentes hypothèses, les ténèbres ne faisaient que s’épaissir en elle…

Tous les kilomètres, les soldats se relayaient : la charge, déjà lourde, s’était augmentée du poids de Fellow, incapable maintenant de mettre une patte devant l’autre…

Au chalet de la Weisse Frau, une surprise douloureuse attendait le sous-officier. Les deux hommes qu’il avait — on s’en souvient — laissés à la garde du fou furent retrouvés sans connaissance, dans une mare de sang…

L’un portait à la base du crâne une fracture terrible causée par un coup de crosse de fusil ; l’autre avait été atteint en pleine poitrine par un coup de feu tiré à bout portant.

On les chargea sur la litière d’où l’on venait de tirer André Routier, et le détachement se mit en route pour le cantonnement, le sous-officier ayant promis de téléphoner aussitôt à Thoune pour qu’un médecin montât à la Weisse Frau…

Le blessé, confortablement installé dans sa chambre, parut aussitôt éprouver un soulagement énorme. Ses paupières se soulevèrent ; l’expression de sa physionomie se transforma et même un léger sourire erra sur ses lèvres pâles…

— C’est vous ! murmura-t-il…

Sa main s’agita péniblement sur le drap comme si elle eût voulu se glisser vers celle de la jeune fille…

— Ne parlez pas… Ne bougez pas ? supplia celle-ci… Le docteur va venir.

Il la regardait…

Mais sans doute y avait-il dans les prunelles, voilées encore par la souffrance, un reflet du sentiment intime qui l’agitait, car la jeune fille, détournant la tête, caressa Fellow, étendu à ses pieds.

Lui aussi, le brave animal, était blessé ; lui aussi avait droit à des tendresses et à des soins…

Un petit gémissement poussé par lui attira l’attention d’André ; une ombre inquiète s’étendit sur son front et de nouveau ses lèvres s’agitèrent.

Cet appel du chien avait réveillé dans l’esprit endolori du blessé certains souvenirs.

— Heldrick !… murmura-t-il soudain d’une voix angoissée… Prenez garde à Heldrick !…

— Tranquillisez-vous, déclara-t-elle, il est mort…

Une brusque crispation tordit les traits d’André, qui trouva la force de se relever sur un coude.

— Mort !…

Mais, de ses mains doucement posées sur les épaules, Fridette le contraignit à se recoucher, suppliant :

— Calmez-vous… vous allez augmenter la fièvre… Attendez sagement le docteur… ou bien vous allez créer des complications…

— Oui… oui… vous avez raison… je ne bougerai plus… je ne parlerai plus… seulement, racontez-moi… dites-moi tout… Cela ne me fatiguera pas d’écouter…

— Mieux vaudrait vous reposer…

Il commençait à se surexciter et, sous une poussée de fièvre, son teint se colorait…

Alors, pour le calmer, elle consentit et, assise au chevet du lit, laissant dans la main du blessé sa main dont il s’était emparé, ainsi qu’on abandonne un jouet à un enfant malade, Fridette commença le récit des épouvantables heures d’angoisse qu’elle avait passées au chalet, seule avec le dément…