La Néerlande et la vie hollandaise/07

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LA NÉERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

VII.
LE MARIN BALEINIER ET LA PÊCHE DE LA BALEINE.


« Tout ce qui habite la terre, — dit le vieux poète hollandais Jacob Cats à ses compatriotes, — toutes les créatures connaissent la force qui leur est propre, tous les animaux savent profiter de leurs armes et de leurs avantages pour frapper leurs ennemis. Le lion déchire avec sa griffe, le taureau frappe avec sa corne, le cheval lance ses pieds de derrière, le coq fait usage de ses rudes éperons. Votre arme à vous, c’est la mer ! — L’océan, le premier, vous a donné la liberté en expulsant l’Espagnol ; il a introduit ici la religion ; l’océan fait frémir devant vous l’Indien même.— Gens de mer à l’habit goudronneux, Tromp vous mène aujourd’hui sur les flots[1] : soyez attentifs à ses commandemens. Il vous apprendra à jouer le jeu de paume de l’acier et du fer. Oui, il vous conduira à la danse où les femmes ne sont point admises : c’est la danse des hommes énergiques seuls. Si vous aimez le pays, allez sillonner les campagnes de l’océan ; sur la mer est votre maison, là est votre élément. « — Allez, allez, élus de plusieurs millions d’hommes, allez rétablir ce qui semblait perdu. Faites gronder le tonnerre sur la côte flamande, abaissez la morgue et bridez les convoitises de l’ennemi. Faites que la flotte marchande puisse voguer sur les flots, et que la mer abondante puisse répandre ses dons sur le pays ! »

Joost Vondel, comme Jacob Cats, a célébré l’océan. Il n’y a pas vu seulement une glorieuse arène où les Pays-Bas avaient à lutter pour la liberté politique et religieuse ; il a salué dans la navigation l’énergique instrument du commerce, ce lien international des peuples modernes. « Le prince des vents, dit Vondel, pour resserrer le genre humain par des nœuds d’amour, donna à chaque pays de la terre des produits particulière. Aucune nation n’aurait été détruite par la guerre, si chacun comprenait que, pour satisfaire à ses besoins, il ne peut se passer de son voisin et qu’une province est utile à l’autre. Tel chaque membre, même le plus mince, sert aux besoins du corps entier. Pour peu qu’on donne un but moral à cet art d’assembler les chênes puissans et de les lancer sur la mer, les dons du ciel afflueront sur la navigation. Ils seront comme l’huile embaumant la barbe du grand-prêtre. »

Le caractère populaire, les mœurs, la littérature, reflètent en Hollande cet ensemble de faits qui se rattachent à l’océan. Les premières chansons que l’enfant hollandais entend fredonner à ses oreilles sont comme un écho de la vie maritime. Les jeux, les exercices, les divertissemens de la jeunesse se lient également à la Mer du Nord. Une des plus touchantes ballades de la poésie hollandaise a été inspirée à l’auteur, Jacobus Bellamy, par les sables mouvans qui entourent sous l’eau les côtes de la Zélande. « — Une jeune fille, une fille bien-aimée, née d’une mère qui était morte en lui donnant le jour, avait grandi sous les larmes et les baisers de son père. Elle parlait avec une naïveté attendrissante de sa mère qu’elle n’avait pas connue ; elle était l’admiration de chacun par sa figure, son adresse et sa vertu. Elle était belle comme la lune qui brille sur les dunes. On voyait son nom écrit çà et là sur le sable par les jeunes gens de la Zélande. À peine une jolie fleur s’ouvrait-elle que cette fleur était cueillie pour Roosje. — En Zélande, lorsque viennent les vents d’ouest, avant-coureurs de l’été, vient aussi un poisson délicat qui se cache dans le sable, et que les jeunes gens déterrent comme un objet de friandise. C’est le temps des amusemens et de la gaieté. On s’avance loin, bien loin sur la côte plate dans la mer. Souvent les jeunes garçons entraînent les jeunes filles qui sont sur le bord, et Roosje fut ainsi entraînée dans les vagues malgré sa résistance. — Un baiser, un baiser ! ou vous irez encore plus loin, dit celui qui l’entraînait. Elle se prit à fuir ; il la poursuivit, tous deux riant. — A la mer ! à la mer ! crièrent à leur tour les camarades. Il la pousse devant lui. C’est de plus en plus profond. Elle crie, elle enfonce : ils enfoncent l’un et l’autre… Les sables avaient été perfides. Et nul moyen de venir à leur secours ! Les vagues roulèrent sur eux. — Terrifiés, les compagnons de leurs jeux regardaient en silence ; en silence aussi ils regagnèrent leurs demeures. Les cœurs débordaient d’émotion, mais toutes les langues étaient muettes. La morne lune se leva vers le soir, lançant de pâles rayons sur le sable où ils reposent en paix. Le vent effleurait la mer sans voix, et les lames baisaient religieusement la grève, et un hymne de tristesse et de mort résonnait sur tout le rivage en deuil. »

Un pays que tant de liens unissent à la mer se trouvait merveilleusement préparé aux grandes entreprises navales. L’océan est pour les Hollandais un vaste et continuel atelier de travail[2]. On sait les avantages qu’ils tirèrent de la pêche du hareng et du cabillaud ; une autre pêche, d’un caractère tout différent, se développa plus tard avec la république elle-même, dont elle porta très haut les destinées : je veux parler de la pêche de la baleine. Cette grande industrie maritime est un théâtre de faits tout nouveaux. La pêche de la baleine diffère de toutes les autres pêches et par la puissance des armemens qu’elle exige, et par la nature des contrées qu’elle visite, et par le caractère chevaleresque des marins qui y prennent part. L’histoire de quelques expéditions célèbres dans les mers de glace, les courageux efforts de certains Hollandais pour s’établir dans des régions sauvages où la nuit succède à la nuit et l’hiver à l’hiver, les dangers d’une pêche héroïque, les mœurs des marins qui livrent chaque jour au plus grand animal de la création de véritables batailles navales, les souvenirs d’un vieux lieutenant de vaisseau, lequel s’efforça de ranimer dans ces derniers temps une industrie qui s’éteint, tout cela ne forme peut-être pas une des pages les moins intéressantes de l’histoire économique des Pays-Bas.


I

On n’a point assez recherché les causes qui ont donné naissance à la pêche de la baleine. Dès que les Provinces-Unies eurent secoué le joug de Philippe II, un esprit d’entreprise s’infiltra avec le sentiment de l’indépendance dans cette race industrieuse et virile. Il ne faut d’ailleurs point perdre de vue qu’on était alors dans le siècle des grandes découvertes maritimes. La Néerlande aborda vaillamment la voie des eaux, qui devait conduire l’esprit humain à la connaissance du globe terrestre. Un intérêt matériel se combinait avec cette impulsion morale ; il s’agissait surtout pour les Pays-Bas de disputer aux autres nations européennes le commerce de l’Orient. On avait alors quelques raisons de croire qu’il existait un passage conduisant par le pôle boréal aux Indes et à la Chine. Ce passage aurait été encore plus avantageux aux Hollandais qu’à la plupart des autres nations de l’Europe, à cause de leur position géographique dans la Mer du Nord. En vue de cette découverte, les Provinces-Unies équipèrent en 1594 quatre vaisseaux qui prirent le chemin des glaces. Une partie de l’expédition, sous les ordres de Cornelis Cornelisen, passa le détroit de Waigatz, et s’avança environ à une quarantaine de lieues dans la direction de l’est ; puis, trouvant la mer libre et ouverte, elle s’abandonna si promptement à l’espérance du succès, qu’au lieu de poursuivre sa découverte, elle opéra son retour, annonçant que l’existence d’une communication entre les mers du pôle et les mers de l’Inde était probable. L’autre partie de l’expédition, sous les ordres de Willem Barendz, un des meilleurs pilotes de la Hollande, croisa dans la Mer-Blanche et aperçut la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble. On aime à retrouver dans la bouche de ces rudes matelots et sur ces vagues désolées un souvenir de la mère-patrie. « Nous jetâmes l’ancre dans une baie à laquelle nous donnâmes le nom de Lomsbay ; c’est ainsi que nous appelons en Hollande une espèce de pingouins qui se rencontrent la en grande quantité[3]. » Cependant la saison était déjà avancée pour ces climats sévères ; les glaçons flottans s’amoncelaient : les hommes de l’équipage commençaient à murmurer et refusèrent d’aller plus loin. Willem Barendz revint.

L’année suivante, 1595, le prince Maurice et les états-généraux, partageant de plus en plus la foi des navigateurs dans l’existence d’un passage qui devait relier par le nord l’Europe à la Chine, armèrent une flottille de sept vaisseaux. L’expédition quitta le Texel le 2 juillet ; le 17 août, elle doublait la côte de la Nouvelle-Zemble., Elle passa ensuite le détroit de Waigatz. Les marins débarquèrent sur la côte nord ; mais ils n’y trouvèrent ni hommes ni maisons. Au sud, ils eurent quelques rapports avec les Samoïèdes. Cependant le temps était froid, mélancolique et neigeux. Il n’y avait plus moyen d’avancer dans ces mers encombrées par les glaces. Il fallut encore reprendre le chemin de la Hollande sans lui rapporter ce cri de joie et de victoire : « Nous avons trouvé ! »

La confiance qu’on avait placée dans les calculs des navigateurs fut gravement ébranlée par ces expéditions malheureuses. Les états-généraux ne voulurent point renouveler une tentative qui avait entraîné beaucoup de dépensés. Ils offrirent néanmoins une prime d’encouragement à la compagnie qui ouvrirait à ses frais un passage vers la Chine par le nord-est. La régence d’Amsterdam nolisa alors deux vaisseaux, et promit aux équipages, outre la somme fixée par les états, qui était de 25,000 florins, une récompense considérable en cas de succès. Les marchands de cette cité comprenaient toute l’importance d’une telle découverte au point de vue du commerce néerlandais, dont ils formaient la tête. Jacob van Heemskerk[4] commandait l’expédition ; Willem Barendz était maître-pilote sur un navire, et Van de Ryp patron sur l’autre. Le 10 mai 1596, on vit s’éloigner d’Amsterdam, non sans quelque intérêt, ces hommes qui, après deux entreprises infructueuses, s’obstinaient à chercher une route dans les glaces infranchissables. Aux doutes de leurs concitoyens, à l’inutilité de leurs premiers efforts, à la résistance des élémens, ils opposaient, eux, leur courage et leurs espérances stoïques. Ils partirent : le 5 juin, ils rencontrèrent les premières glaces, qui se présentèrent en flocons détachés et laineux, semblables, dit leur journal, à un troupeau de moutons ou à une bande de cygnes. Dans une petite île, ils trouvèrent une grande quantité d’œufs appartenant à une oie rouge « qui, en fuyant, fait entendre ce cri : Rot, rot, rot. » Ces oiseaux rappelèrent aux marins hollandais les oies de la même couleur qu’ils avaient vues dans leur pays. Tous les ans, on les prenait en abondance autour de l’île de Wieringen ; mais on ignorait alors où elles couvaient leurs œufs. Ce mystère avait donné naissance en histoire naturelle à une foule de fables. « Et cela n’est point étonnant, puisque aucun homme connu n’avait encore pénétré jusqu’à cette terre, située sous le 80e degré, qui ne figure sur aucune carte, et où ces oiseaux-là font éclore leurs petits. » Chemin faisant, nos hardis navigateurs découvrirent le Spitzberg. Ils firent ensuite d’inutiles efforts pour se diriger et se maintenir à l’est ; le vent, soufflant de ce côté-là avec violence, les repoussait, et apportait avec lui d’immenses blocs de glace. À chaque moment, le navire manquait d’être englouti par les rochers mouvans, qui se heurtaient les uns contre les autres avec un fracas épouvantable. Le gouvernail déjà avait été mis en pièces, et la chaloupe écrasée sous cette immense débâcle. Toute espérance était désormais perdue, non-seulement de pousser plus avant, mais même de regagner le détroit de Waigatz par la côte est de la Nouvelle-Zemble. On essaya alors de s’en retourner, en suivant la voie par laquelle on était venu ; mais les glaçons, qu’on avait déjà comptés auparavant jusqu’au nombre de quatre cents, se réunirent bientôt en une mer solide, et enfermèrent le vaisseau de tous côtés. C’est alors que ces malheureux marins résolurent de quitter le navire, et se résignèrent à passer l’hiver là, « dans un grand froid, une grande misère et un profond chagrin. »

L’équipage était alors de dix-sept hommes, parmi lesquels un de ceux dont on pouvait le moins se passer, le charpentier, mourut. Heureusement pour eux, ils découvrirent une assez grande quantité de bois flotté qui venait d’un continent inconnu. Sans ce secours, leur perte eût été certaine. Avec ce bois, ils se mirent à construire un abri ; « mais le froid était si terrible, disent-ils eux-mêmes, que quand nous mettions un clou dans notre bouche (comme c’est l’habitude des charpentiers), le clou gelait et s’attachait à la chair, au point que quand nous le retirions, le sang coulait. » le journal dans lequel ces malheureux ont laissé le récit détaillé de leurs souffrances et des moyens employés par eux pour se conserver vivans est plein d’un intérêt triste, saisissant, austère. Pas un murmure ne s’échappe de leur bouche. Un esprit de haute et véritable piété, qui était l’esprit général des marins hollandais du XVIe et du XVIIe siècle, les élève jusqu’à une parfaite soumission aux desseins de la Providence. Tout cependant semblait les abandonner. Le 4 novembre 1596, les faibles rayons de soleil qui leur envoyaient jusque-là, sinon la chaleur, au moins la lumière du jour, s’éteignirent. Les voyageurs qui depuis l’expédition de Barendz ont hiverné dans les mers du pôle nous ont tous peint sous des couleurs plus ou moins sombres l’impression qu’avait laissée dans leur âme cette mort de l’astre qui anime et vivifie toute la nature. Ils le suivaient en silence, disent-ils, vers les climats plus heureux où ce même soleil portait alors sa lumière ; ils retournaient en pensée vers les régions éclairées où s’était écoulée leur enfance, vers leur patrie, leur maison, leur famille. Combien de telles émotions, si naturelles et si pénibles, devaient-elles être plus fortement ressenties encore par les premiers témoins de cette longue et formidable nuit arctique, surtout dans l’état de détresse où ils se trouvaient !

Nous ne suivrons pas dans toutes ses péripéties la lutte nocturne qu’il fallut engager alors avec la rigueur homicide des élémens. Il suffira de dire qu’au moyen du bois que le mouvement des glaces leur apportait, les marins purent allumer du feu et se chauffer ; seulement il fallait aller chercher ce bois à une distance considérable, le charger sur des traîneaux et le tirer, au milieu des neiges, à travers l’obscurité et par un froid si perçant, que la peau de leurs mains et de leur figure en était enlevée. Il fallait de plus lutter presque chaque jour contre les ours blancs. Ils soutinrent toutes ces épreuves avec une patience et une opiniâtreté dignes de leur pays. Enfin le soleil revint. « Le 27 janvier, nous le vîmes dans toute sa rondeur monter sur l’horizon, ce qui nous rendit tous joyeux. Nous remerciâmes Dieu pour la grâce qu’il nous faisait en nous ramenant la lumière. » Le froid augmenta encore avec les jours qui croissaient ; la gelée devint plus intense et la neige plus fréquente. On dut attendre le mois de juin 1597 pour réparer les bateaux et les mettre en état de supporter un si long voyage. Il ne fallait pas songer au navire, il était complètement enfoncé et pris dans les glaces. Le 13 juin, tout se trouva prêt pour le départ. Avant de quitter ces lieux lugubres, où l’équipage avait fait un si long et si pénible séjour, Barendz écrivit un rapport qui contenait les noms de ses compagnons d’infortune et le journal de leur vie dans cette île déserte ; puis, après en avoir pris le double, il laissa ce papier dans la hutte. Deux bateaux ouverts, la chaloupe et le canot, réparés tant bien que mal par des mains affaiblies et glacées, voilà tout ce qui restait à ces malheureux pour faire un voyage d’au moins sept cents lieues, exposés à la violence des vents, à de grandes pluies, à de fortes gelées de nuit, au choc des glaçons qui, pendant tout l’été, se heurtent pêle-mêle dans ces eaux. Ils naviguèrent ainsi « dans la glace, sur la glace et à travers la mer. » Pour comble de malheur, Barendz, en qui ils avaient placé toute leur confiance, était malade. On avait été obligé de le transporter de la hutte à la chaloupe sur un traîneau. Les fatigues, les privations, les horreurs de cette traversée augmentèrent encore ses souffrances. Entendant quelqu’un dire qu’un autre marin de l’équipage, Claes Adriansen, était dans un état désespéré, « je ne pense pas, dit Barendz, que je vive longtemps après lui. » Alors, se tournant du côté de Gerrit de Veer : « Donne-moi, ajouta-t-il, quelque chose à boire ; » mais il n’eut pas plus tôt porté le breuvage à ses lèvres, qu’il tourna les yeux et expira. Le même jour, Adriansen aussi mourut. Ils étaient partis dix-sept, et, à l’exception des deux qui succombèrent, le reste, après des dangers inouis, après avoir souffert de la faim et du froid, après avoir vu mille fois la mort dans ces neiges et ces solitudes éternelles, atteignit enfin une terre habitée. À Kola, ceux qui revenaient de la Nouvelle-Zemble rencontrèrent Cornelis Ryp, qui les avait quittés l’année précédente pour appuyer au nord. Les deux équipages se rejoignirent avec une joie mêlée de surprise : chacun des deux croyait à la perte de l’autre.

Ce fut la dernière expédition qui tenta en Hollande de trouver un passage à travers les glaces pour aller aux Indes et à la Chine. Le but de ce voyage était-il chimérique ? l’existence de ce passage est-elle une fiction ? Des navigateurs sérieux restent encore aujourd’hui persuadés qu’il existe vraiment une communication entre l’Europe et la Chine par la voie du nord. Le capitaine Ross poursuivit deux fois, en 1818 et en 1829, le même rêve qui avait séduit et entraîné Barendz, mais sans plus de succès. Après une centaine de voyages entrepris pour découvrir cette communication avec les mers de l’Inde, la question n’est guère plus avancée que le premier jour. Les Hollandais n’en conservent pas moins un respect bien justifié pour la mémoire de Barendz, l’un des plus habiles et des plus malheureux navigateurs qui fût jamais[5]. Le commerce profita peu des efforts de ce brave marin ; mais l’expédition qu’il dirigeait fit avancer d’un pas la science géographique. Si les Hollandais d’ailleurs ne rencontrèrent point dans ces mers sinistres et mystérieuses ce qu’ils y cherchaient, c’est-à-dire un passage vers la Chine, ils y trouvèrent ce qu’ils n’y cherchaient pas, la baleine.

L’origine de la pêche de la baleine se rattache aux premières de couvertes des navigateurs hollandais dans les mers du Nord. Témoins des ébats de ces grands animaux dans ces vastes solitudes d’eau et de glace, ils virent leurs récits accueillis par les divers peuples maritimes avec une curiosité mêlée de convoitise. La Hollande, qui avait frayé la voie, n’entra pas tout de suite dans les bénéfices de l’exploitation. Il parait que la pêche de la baleine fut, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, dans la main des Basques. Les pêcheurs basques poursuivaient ces grands animaux, moins grands pourtant que la baleine des mers arctiques, dans la baie de Biscaye et sur les côtes du midi de la France. Cette guerre avait d’ailleurs fini par la même cause qui a amené l’extinction de la pêche de la baleine dans plusieurs autres parages, — l’absence de l’ennemi. Les pêcheurs hollandais apprirent des pêcheurs basques l’art de harponner la baleine et la manière d’en tirer l’huile. La première fois que des navires de pêche néerlandais apparurent dans les mers du Groenland, ce fut en 1612. Ils étaient au nombre de deux : l’un venait d’Amsterdam, et l’autre de Saardam ; ils semblaient armés pour la chasse du morse, vulgairement appelé cheval de mer. Ces deux vaisseaux trouvèrent les eaux, ou pour mieux dire les glaces, occupées par les Anglais, qui, jaloux d’établir un certain droit de priorité sur la pêche, défendaient aux autres nations, et surtout aux Hollandais, de leur faire concurrence. Cette rivalité de la Grande-Bretagne et de la Néerlande est un fait aussi ancien que l’histoire des deux nations. Il est curieux de voir ce grand pays, l’Angleterre, rencontrer alors devant chacun de ses pas sur le globe ce petit peuple hollandais, qui le suit, le devance quelquefois, et soutient vaillamment la lutte dans toutes les entreprises qui peuvent accroître la prospérité nationale[6]. Les pêcheurs anglais obligèrent cette fois les pêcheurs hollandais de s’en retourner chez eux, les menaçant de saisir leurs navires et leurs cargaisons, s’ils avaient jamais la témérité de reparaître dans ces mers. Les deux vaisseaux hollandais, n’étant point de force à braver cette menace, se retirèrent ; mais la marine néerlandaise n’accepta point la défense qui lui était faite par l’Angleterre. L’année suivante (1613), cinq ou six bâtimens, dont quatre armés pour la chasse de la baleine, partis d’Amsterdam et des autres ports de la Hollande, firent voile sur le théâtre de la pêche. Les Anglais les découvrirent, les attaquèrent, et les dépouillèrent de leur butin. Un bâtiment monté moitié par des matelots hollandais, moitié par des Anglais, fut pris et conduit en Angleterre avec dix-huit ou dix-neuf baleines. Une protestation véhémente s’éleva contre l’injuste prétention de l’Angleterre, qui s’arrogeait le monopole de ces régions inhabitées[7].

On connaît assez maintenant le caractère néerlandais pour savoir que le fond de ce caractère est la persévérance, surtout dans les entreprises commerciales. En 1614, les principales villes et les ports de mer des Provinces-Unies s’organisèrent en une ligue puissante qui pût défier l’opposition de la Grande-Bretagne Le centre de cette ligue fut établi à Amsterdam. Une compagnie de riches marchands sollicita et obtint des états-généraux le droit dépêche pour trois années sur toutes les mers situées entre la Nouvelle-Zemble et le détroit de Davis. Cette concession excluait des mêmes parages tous les autres vaisseaux néerlandais étrangers à la compagnie. Encouragée par la protection de l’état, cette société enrôla des harponneurs de la Biscaye ; puis, afin d’assurer la sécurité de ses vaisseaux, elle les appuya par quatre navires de guerre, armés chacun de trente canons. Cela formait une flotte de dix-huit voiles. Devant un tel déploiement de forces, les Anglais, qui avaient seulement alors dans ces mers treize grands navires et deux pinasses, laissèrent les Hollandais se livrer tranquillement à la pêche de la baleine. On pouvait croire que la Grande-Bretagne avait renoncé à ses prétentions : il n’en était rien. Au bout de deux ou trois années, durant lesquelles les Hollandais se maintinrent sur ces mers par la supériorité du nombre, la jalousie de l’Angleterre éclata de nouveau : des marins zélandais furent dépouillés encore une fois du fruit de leur pêche, et virent leurs munitions de guerre saisies par le vice-amiral de la flotte britannique. Ce nouvel outrage ne fit qu’affermir la résolution des Provinces-Unies. Décidés à vaincre sur ce point l’opposition de l’Angleterre et à continuer un commerce dont ils entrevoyaient les avantages nationaux, les Hollandais redoublèrent d’efforts. Exaspérés par la confiscation de leur huile, de leurs canons et de leurs navires, les pêcheurs de la Zélande se remontrèrent en 1617 dans ces mers avec trente-trois navires bien armés. Ils prirent position dans les baies les plus fréquentées et contrarièrent la pêche des Anglais. Vers la fin de juillet, une petite escadre zélandaise attaqua trois bâtimens britanniques, tua une partie de leurs hommes, brûla leurs tonneaux, et s’empara d’un des navires, pour s’indemniser des pertes essuyées dans les dernières expéditions. Ce vaisseau saisi sur les Anglais fut triomphalement ramené en Hollande par la flotte des pêcheurs néerlandais ; mais les états-généraux, goûtant peu ce système de représailles, firent mettre en liberté le navire et dédommagèrent le capitaine. La leçon néanmoins avait frappé juste. Comme le droit des Anglais n’était après tout que le droit du plus fort, il fut détruit par la force. On finit par s’entendre et par se partager les quartiers de la pêche. Chaque nation devait poursuivre la baleine le long de certaines côtes et dans les limites qui lui étaient assignées. La Hollande ne tarda point dès lors à surpasser la Grande-Bretagne elle-même dans ses entreprises maritimes à la recherche d’une proie si convoitée[8]. L’histoire de cette pêche grandiose, de cette pêche épique, se divise en deux périodes distinctes, l’une de protection, l’autre de liberté[9].

La compagnie fondée à Amsterdam en 1614 retint le privilège de la pêche de la baleine jusqu’en 1642. Ce monopole ne cessa néanmoins d’exciter le mécontentement de certaines provinces bataves qui se trouvaient exclues par un tel traité des bénéfices d’une industrie souveraine. Les réclamations affluèrent auprès des états-généraux. Le caractère valeureux et entreprenant des Frisons supportait surtout avec impatience les obstacles légaux qui leur interdisaient l’accès de ces régions redoutables. Ils invoquèrent le droit commun qu’ont toutes les parties d’un état républicain à la participation des mêmes dangers et des mêmes avantages. Les états-généraux de la Frise consacrèrent alors le principe de la liberté naturelle et illimitée des mers. Une compagnie formée dans cette province obtint donc une concession pour faire la pêche de la baleine. La Zélande avait de son côté arraché le même privilège. Les trois compagnies d’Amsterdam, de Frise et de Zélande se réunirent et confondirent leurs intérêts pour écarter les prétentions des autres villes qui voudraient leur disputer les mers glaciales. Leur espérance fut trompée : tous les aventuriers des Provinces-Unies continuèrent à protester contre une concession de l’état qui les excluait du théâtre d’une industrie si lucrative. Sous le régime de la protection, la pêche de la baleine atteignit cependant à une situation florissante ; mais le succès doit être attribué, en partie du moins, à la nature même des choses. Dans les commencemens, la baleine se laissait prendre avec une certaine naïveté. Ce géant de la création animale se reposait calme et superbe dans la confiance de sa force. C’était la première fois qu’il voyait l’homme au milieu de ces glaces, contemporaines peut-être de la naissance du globe. Un ennemi de si petite taille ne lui inspirait qu’une crainte médiocre, et il dédaignait de fuir les baies et les côtes témoins séculaires de sa domination incontestée. On voyait dans ce temps-là ces grands cétacés apparaître autour des navires en immenses troupeaux. Les Hollandais en détruisirent aisément un nombre considérable. Il arriva souvent que la compagnie fut obligée de recruter sur les mers des navires vides pour rapporter en Hollande le produit de cette pêche surabondante. Un tel succès inspira à la compagnie une confiance funeste. Croyant que la pêche se maintiendrait toujours à cet état de prospérité, elle fonda dans les îles désertes des mers polaires de vastes et magnifiques établissemens qui l’entraînèrent dans des dépenses exagérées. Un village néerlandais s’éleva au milieu des solitudes arctiques. Ce village prit le nom de Smeerenberg[10]. Visitée chaque année par douze ou dix-huit mille marins des Pays-Bas, la colonie prit un développement inattendu. Le village de Smeerenberg et l’île d’Amsterdam tout entière présentaient alors l’aspect d’une ville manufacturière et commerciale. Un nombre considérable de colons se rendait tous les ans sur les lieux pour vendre aux marins certaines provisions, telles que de l’eau-de-vie, du vin, du tabac. Les inconvéniens d’un voyage dans ces régions lointaines et glacées étaient bien compensés par les profits qu’ils tiraient de leur commerce. Des artisans de tous les métiers ne tardèrent point à les suivre. Une des délicatesses fort recherchées par les bons Hollandais de cette époque, surtout dans les grandes villes, c’étaient des petits pains chauds à leur déjeuner. Ce luxe de table fut transporté d’Amsterdam à Smeerenberg. Les boulangers annonçaient aux marins et aux colons, en soufflant dans une trompe, le moment où ils retiraient le pain du four. Autour des factoreries et des autres édifices de la compagnie s’élevèrent ainsi des maisons particulières qu’on abandonnait pendant l’hiver et qu’on reprenait au printemps suivant. La Néerlande avait alors des colonies à l’extrême sud et à l’extrême nord : Smeerenberg était sa Batavia des glaces. Les résultats obtenus dans les années suivantes ne justifièrent pourtant point les espérances excessives de la compagnie groënlandaise. Les frais énormes qu’avaient entraînés la construction des bâtimens, l’équipement des navires et l’achat du matériel de pêche amenèrent de terribles mécomptes. D’un autre côté, les baleines commençaient à se tenir sur leurs gardes et à se retirer des baies dans lesquelles on leur faisait une chasse si acharnée. À un système de prodigalité succéda alors un système d’économie. Il était trop tard : le prestige s’était évanoui, et l’heure du déclin avait sonné pour la compagnie. La province d’Utrecht, la Gueldre, l’Overyssel, ne cessaient d’adresser des représentations aux états-généraux et de réclamer la liberté de la pêche. Les états, comprenant alors que le maintien des privilèges n’était plus possible et nuirait même aux intérêts du commerce néerlandais, ouvrirent enfin les mers à tous les aventuriers.

Nous entrons ici dans la seconde phase de cette pêche célèbre, dans l’ère de la liberté. Les états n’eurent qu’à s’applaudir de leur décision, car en peu de temps cette importante branche du commerce national se développa d’une manière inespérée. Le nombre des vaisseaux envoyés tous les ans à la pêche de la baleine par la compagnie groënlandaise était environ de trente : après l’abolition du privilège, il s’éleva à deux cent soixante navires montés par quatorze cents hommes[11]. Sous le nouveau régime, cette vaillante industrie atteignit un degré de développement qui a pour jamais associé le nom de la Hollande à la pêche de la baleine. Les marins néerlandais acquirent alors une expérience et une intrépidité qui firent oublier les Biscayens. Les bénéfices de cette pêche furent un instant fabuleux, surtout autour de l’île de Saint-Maurice. On raconte qu’un navire commandé par un certain Willem Ys fit deux voyages en une année, et rapporta chaque fois en Hollande une cargaison de cent barils d’huile. La chasse de la baleine ne se maintint pourtant pas longtemps à ce degré inouï de prospérité. De plus en plus effrayées et voyant que leur empire était décidément détruit dans ces mers, où, avant l’arrivée de l’homme, elles ne comptaient guère d’ennemis sérieux, les baleines se retranchèrent derrière les glaces comme derrière un rempart qui leur était donné par la nature. C’est la qu’il fallut bientôt les poursuivre à travers des dangers et avec des dépenses considérables. La baleine passa, vers 1719, des mers voisines du Spitzberg au détroit de Davis. Sur ce nouveau théâtre, les profits matériels, bien que considérables encore, furent souvent balancés par des pertes énormes. Il y avait des années où l’on était obligé d’abandonner jusqu’à vingt navires dans les glaces. Malgré ces désastres et ces chances défavorables, la Néerlande retira de cette pêche des avantages certains. Les régions polaires furent pour les Pays-Bas, à la fin du XVIe siècle et pendant la première moitié du XVIIe une Californie perdue dans les neiges. L’huile de baleine coulait à flots d’or, suivant l’expression d’un poète néerlandais, sur les destinées de la république[12]. Cependant cette pêche historique touchait, avec la république elle-même, à une époque de décadence. Elle se maintint, quoique fort réduite, jusqu’en 1795, époque à laquelle les troubles politiques et plus tard surtout les guerres de l’empire, en fermant les mers, l’anéantirent tout à fait. En 1815, lorsque la paix de l’Europe fut rétablie, le gouvernement des Pays-Bas proposa une prime d’encouragement pour relever la pêche de la baleine. Chaque vaisseau hollandais équipé pour cette pêche devait recevoir une somme de 4,000 florins à son départ durant les trois premiers voyages, et 5,000 florins de plus s’il retournait à vide. Ce système de protection fut impuissant et ne ressuscita qu’à demi l’ardeur des baleiniers néerlandais[13].

L’histoire de la pêche de la baleine serait incomplète, si nous omettions de signaler les efforts tentés à plusieurs reprises par les Hollandais pour s’établir dans ces régions âpres et silencieuses, auxquelles la nature semble avoir refusé les conditions de la vie humaine. Dès les premiers temps, les baleiniers de la Néerlande comprirent les avantages considérables qui résulteraient pour eux d’une occupation fixe et permanente de ces latitudes, visitées chaque année à grands frais par leurs vaisseaux. Les aventuriers qui se livraient à la pêche de la baleine, trouvant un intérêt majeur à établir des colonies fixes dans ces contrées inhospitalières, ne négligèrent aucun moyen pour provoquer des essais à cet égard ; mais telle était la terreur qu’inspirait cette entreprise aux hommes les plus courageux, que les offres les plus séduisantes ne furent point écoutées. Une compagnie russe, après avoir obtenu un sursis pour quelques condamnés à mort, leur promit non-seulement le pardon, mais encore une récompense en argent, à la condition qu’ils passeraient un seul hiver au Spitzberg. La crainte du supplice qui les attendait leur arracha un consentement ; mais lorsqu’ils furent transportés sur le théâtre de l’expérience et qu’ils aperçurent ces contrées froides, affreuses, désolées, ils reculèrent avec horreur devant leur nouveau séjour, et demandèrent à retourner dans leur patrie pour y subir leur peine plutôt que d’affronter en des régions pareilles une mort sans cesse renaissante. Un capitaine anglais, qui était chargé de les conduire au Spitzberg, compatit à leur désespoir ; il les ramena en Angleterre, et à son retour il intercéda pour eux auprès de la compagnie, qui obtint la grâce de ces hommes.

Le projet semblait abandonné. Tout à coup ce que les marchands hollandais n’avaient pu obtenir de leurs concitoyens au prix de l’or, ni les Russes au prix de la vie, le hasard, un hasard affreux, le procura. Un patron de navire anglais avait perdu seize hommes de son bord. Huit, séparés par accident du navire, avaient été laissés au Spitzberg ; les huit autres étaient occupés, sur un autre point du même groupe d’îles, à la poursuite du renne pour la provision de l’équipage, lorsque le navire, chassé par les glaces, fut contraint de les abandonner à leur misérable sort. Les huit premiers périrent dans le cours de l’hiver, et l’on retrouva, l’été suivant, leurs cadavres hideusement rongés par les animaux de proie. Les huit autres, en regagnant le lieu du rendez-vous, reconnurent avec horreur que leur vaisseau était parti. À l’aide des ressources que leur fournissait la chasse, avec les débris de lard de baleine qui étaient restés dans les chaudières, au moyen des constructions élevées par les colons d’été, et dans lesquelles ils se réfugièrent, ces malheureux réussirent à se conserver vivans jusqu’à l’arrivée de la flottille qui parut au printemps sur ces rivages. Le sort de ces huit hommes qui avaient heureusement échappé à une mort qu’on pouvait croire certaine réveilla chez les tenaces Hollandais le désir, déjà ancien, d’établir dans ces mornes solitudes des colonies permanentes. De nouveaux encouragemens ayant été proclamés dans toute la flotte[14], sept hommes de bonne volonté offrirent leurs services. On les débarqua dans l’île de Saint-Maurice pour y passer l’hiver. Sept autres volontaires furent conduits en même temps dans l’île d’Amsterdam, au nord-est du Spitzberg, et après leur avoir laissé des vêtemens et des provisions de bouche, on les abandonna. Quand la flottille de pêche retourna l’année suivante dans les mers du Groenland, les Zélandais arrivèrent les premiers en vue de l’île Saint-Maurice. Le cœur de ces bons matelots battait d’impatience et d’anxiété, il leur tardait de connaître le sort de leurs braves camarades. Quelques-uns d’entre eux s’approchèrent de la côte dans un bateau : hélas ! la côte était silencieuse et déserte. Ce fut alors un défi à qui courrait le plus vite et à qui arriverait le premier devant les huttes de ces pauvres gens ; mais, ne voyant personne ni sur le rivage ni sur le seuil des habitations, ils en vinrent à concevoir d’affreuses inquiétudes. À peine entrés dans les huttes, ils trouvèrent les cadavres des sept hommes qui avaient été laissés dans l’île l’année précédente. Chacun d’eux était dans sa cabine. Auprès de quelques-uns, on voyait encore du fromage et du pain, dont ils s’étaient nourris peu de temps avant leur mort ; auprès d’un autre, on trouva un livre de prières ouvert à la page où il avait lu. Les matelots restèrent confondus d’admiration et de terreur à la pensée des maux que ces malheureux avaient soufferts dans leur effroyable exil. Le commandant du navire, ayant appris la funeste nouvelle, se rendit lui-même à terre ; il donna des ordres pour que les corps des sept victimes fussent mis dans des cercueils et enterrés provisoirement sous la neige, jusqu’à ce que le sol fût devenu moins dur. Ils furent couchés l’un à côté de l’autre, et l’on posa des pierres sur chaque tombe pour empêcher les bêtes fauves de déterrer leurs cadavres. Autant que le permettaient les circonstances et les lieux, on leur rendit ensuite les honneurs funèbres ; une décharge d’artillerie salua une dernière fois ces courageux martyrs de la science du globe. On trouva dans la hutte des mémoires, ou pour mieux dire un journal météorologique, avec des notes curieuses et touchantes sur leur situation personnelle. Il fallait tout le dévouement et tout le courage passif des Hollandais, combiné avec leur esprit d’observation positive, pour écrire ces simples pages, qu’on ne lit point sans un serrement de cœur. Il y a surtout dans ce journal sans art, tracé par la rude main de ces hommes de mer, un détail qui revient sans cesse et qui pénètre d’un sentiment indéfinissable. Au bord de cette île déserte s’élève une montagne sur laquelle ces malheureux se rendent les jours où la neige, le vent et le froid le permettent. De cette montagne, ils regardent loin, bien loin, comme pour voir si quelque chose ne viendra point à leur secours ; mais, ajoutent-ils avec une sorte d’espérance trompée et de découragement, « nous ne voyons rien, rien que les glaces, de quelque côté que nous tournions nos yeux. »

La flottille de pêche se mit ensuite à la recherche des sept autres marins qui avaient été déposés l’année précédente au Spitzberg, c’est-à-dire neuf degrés plus avant vers le nord. Malgré d’affreuses souffrances, ceux-ci avaient tous survécu. Ce succès partiel encouragea les espérances des marchands et des armateurs. Ils firent de nouveau un appel aux volontaires de la flotte, et cette année même sept hommes remplacèrent au Spitzberg les sept qui avaient réussi à vivre. Ces infortunés tinrent également un journal qui relatait l’état du temps et aussi l’état de leurs forces, qui déclinaient. On ne sait en vérité ce dont on doit le plus s’étonner, ou de la résignation de ces hommes, ou de l’avidité des compagnies, qui cherchaient surtout dans ces expériences mortelles un moyen d’accroître la fortune de la pêche[15]. Lorsque les vaisseaux arrivèrent de la Hollande l’année suivante, les marins trouvèrent la porte de la hutte fermée. Ayant pénétré dans l’intérieur, qui était sombre, ils se heurtèrent contre des cadavres. Trois étaient dans des cercueils, les autres étaient couchés à terre sur des voiles de navire, avec leurs genoux pliés et ramenés vers le menton. On referma soigneusement la porte le la hutte, dans la crainte que les corps ne fussent mangés par les ours blancs. Ce fut la dernière tentative faite par les Hollandais pour s’établir l’hiver au Spitzberg.

L’histoire de la pêche de la baleine devrait aussi embrasser l’histoire des naufrages célèbres auxquels ont plus d’une fois donné lieu ces périlleux voyages dans les glaces éternelles. Ce serait une longue et lamentable épopée maritime dont nous détacherons seulement un épisode. Un pêcheur de baleine était parti du Texel dans une galiotte. Arrivé en face du Spitzberg avec l’intention de jeter l’ancre, il en fut empêché par des bancs de glace contre lesquels il s’efforçait vainement de manœuvrer. Apercevant alors deux baleines dans la baie, il se mit à leur poursuite. Pendant que les gens de l’équipage étaient occupés à ramer pour suivre les mouvemens de ces animaux, ils découvrirent à une certaine distance un grand îlot de glace, et à la surface de cet îlot un objet blanc qu’ils prirent à première vue pour un ours ; le harponneur jugea, lui, que ce devait être autre chose. Il leur persuada de ramer dans cette direction. Ayant suivi son conseil, ils ne tardèrent point à reconnaître sous ce ciel confus, au milieu de cette nature où tout est blanc, indécis et brumeux, un débris de voile que quelqu’un sans doute élevait en l’air un signal de détresse. Ils ramèrent vers ce point de toutes leurs forces, et en approchant ils trouvèrent, à leur grande surprise, quatre hommes vivans et un mort sur la glace. Ces malheureux, qui étaient Anglais, tombèrent à genoux en exprimant leur joie et leur reconnaissance d’une délivrance si inespérée. Leur vaisseau avait fait naufrage. Ils étaient quarante-deux au moment de la catastrophe ; à peine avaient-ils réussi à sauver quelques vivres et quelques outils. Le commandant, ayant reconnu, après deux ou trois jours de réflexion, qu’il était impossible pour eux de vivre longtemps sur ce champ de glace, se résolut à gagner la terre dans une corvette avec dix-sept de ses hommes. S’il réussissait dans son entreprise, il devait donner de ses nouvelles à ceux qui restaient. Il partit ; mais le vent soufflait dur, et, n’ayant plus entendu parler de lui, les malheureux pensèrent qu’il avait été submergé avant de gagner le rivage. Ils étaient demeurés trente-quatre. Bientôt ils manquèrent de provisions, et, n’ayant plus rien à attendre que la mort, les pauvres gens se divisèrent encore. La plupart d’entre eux s’embarquèrent sur des glaçons flottans, dans l’espérance de rencontrer quelque rivage. Ceux qui restaient n’entendirent plus jamais parler d’eux. De quarante-deux, les naufragés étaient réduits à quatre, qui s’attachaient à ce sol inhospitalier comme à une planche de salut. Ils avaient creusé un grand trou, en manière de caverne, dans l’épaisseur de la glace, et ils en avaient fermé l’entrée avec les glaçons qu’ils avaient extraits, afin de se défendre contre la violence des vents et des flots. Ils avaient vécu dans ce trou quatorze jours depuis la perte de leur navire. Écrasés par le désespoir, tourmentés par le froid et par la faim, ils voyaient s’approcher de moment en moment une mort certaine. Ils n’avaient mangé depuis quelques jours qu’une ceinture de cuir appartenant à l’un des naufragés, et qu’ils avaient divisée entre eux pièce à pièce, jusqu’à ce qu’enfin tout fût consommé. Au moment où la chaloupe arriva en vue de leur île de glace, ils se trouvaient tout à fait sans ressources. Portés sur la galiotte hollandaise, ils y reçurent les soins les plus empressés ; trois d’entre eux succombèrent pourtant, quelques jours après, aux suites de leurs privations et de leurs souffrances. De tout l’équipage du vaisseau sombré, un seul homme survécut et arriva heureusement à Delft, d’où il retourna en Angleterre.

Où en est aujourd’hui une pêche si fertile en aventures, si importante au point de vue économique ? C’est une question à laquelle m’amenait la suite même de ces études sur la vie néerlandaise. Me trouvant en 1855 sur les bords du Zuiderzée, autrefois le principal théâtre des armemens pour la chasse de la baleine, je recherchai les traces d’une industrie maritime qui avait porté si haut et si loin le nom de la Hollande. Hélas ! ces traces sont aujourd’hui bien effacées. L’île de Marken, qui fournissait jadis à la flotte groënlandaise des baleiniers intrépides, ne connaît plus le chemin des glaces. Je me rabattis sur les côtes de la Frise, d’où s’élancèrent, dans les deux derniers siècles, tant d’heureux aventuriers. Là encore cette pêche n’est plus qu’un souvenir. J’errais ainsi sur le golfe, cherchant les restes d’un commerce qui fit longtemps fleurir les populations du littoral, quand je m’arrêtai à Stavoren, la plus ancienne des villes frisonnes. C’était une cité considérable à l’époque où Amsterdam n’existait pas, ou n’était qu’un village de pêcheurs. Neuf rois de la Frise y tinrent leur cour. Stavoren comptait parmi les plus puissantes villes anséatiques. Au IXe siècle, ses habitans découvrirent les terres boréales, et s’ouvrirent un passage par le Sund dans les eaux de la Baltique, où ils faisaient un immense commerce. Les Danois, en récompense d’une découverte qui leur donnait de grands avantages, accordèrent aux vaisseaux de Stavoren le libre passage par le détroit : ceux-ci ne devaient livrer en retour de cette faveur qu’un morceau de drap de Leyde au roi de Danemark. Puissante sur les mers, jouissant d’un port commode dans lequel affluaient toutes les marchandises de l’Orient et de l’Occident, assise sur une légère éminence qui s’élève et s’avance dans le golfe comme un promontoire, Stavoren défiait toutes les autres villes des Pays-Bas. Aujourd’hui quel changement ! Cette opulente Ninive du Zuiderzée, comme on l’appelait, n’est plus qu’un misérable village. Une légende nous raconte les causes d’une décadence et d’une désolation qui rappellent le sort des vieilles cités bibliques. Les habitans de Stavoren, dit cette légende, ne sachant supporter une prospérité qui augmentait de jour en jour, tombèrent dans le luxe et dans l’insolence. Ils allèrent, dans leur orgueil, jusqu’à couvrir d’or leurs balustrades, leurs pots à boire et la porte de leurs maisons. Une telle extravagance humiliait les villes de la Hollande, qui s’en vengeaient en appelant ceux-ci les enfans gâtés de Stavoren. La superbe cité était parvenue à ce degré de splendeur, quand la fortune se retourna pour elle tout à coup comme le feuillet d’un livre au souffle du vent. Une veuve, riche marchande, ayant frété un vaisseau qu’elle avait envoyé à Dantzig, sur la Vistule, avait enjoint au capitaine de lui apporter des marchandises précieuses. Le capitaine, arrivé à Dantzig, ne put se procurer que du froment : il en chargea son bâtiment et s’en retourna. La marchande de Stavoren lui demanda ce qu’il avait acheté à Dantzig ; le capitaine répondit : Du froment. Alors l’orgueilleuse veuve lui commanda de jeter à la mer par tribord ce qu’il avait chargé par bâbord. Le capitaine obéit. Cependant Dieu manifesta son courroux. Aussitôt que ce froment eut été répandu dans la mer, il s’éleva à cet endroit-là un banc de sable d’une immense étendue, qu’on voit encore aujourd’hui et sur lequel échouent les navires. Ce banc de sable éteignit le commerce de cette opulente cité, qui diminua peu à peu. Aujourd’hui sa navigation et ses grandes pêches sont tombées avec tout le reste ; à peine ai-je vu quelques pauvres barques qui se livrent encore à la pêche du hareng dans les eaux du Zuiderzée.

Je me dirigeai enfin vers Harlingen, où l’on me dit que la pêche de la baleine s’était maintenue dans ces dernières années. Je me promenais sur le port, chef-d’œuvre de l’industrie néerlandaise : j’admirais ces digues de mer hautes et larges qui défient tout le poids de l’océan, lequel vient se briser au pied de la statue de Gaspard Robles[16], quand je vis entrer dans le port un vaisseau qui revenait des mers glaciales. Ce vaisseau était le dernier qui se livrât à la pêche de la baleine. Encore n’avait-il point réussi dans son voyage : il ne rapportait qu’une faible cargaison d’huile et quelques peaux de chiens marins. Ses voiles humiliées disaient assez l’insuccès de l’équipage. Il y avait pourtant sur le môle un peuple de curieux qui regardait en silence. Parmi eux, je remarquai un vieillard à la figure basanée comme celle des hommes de mer. Il considérait d’un air affligé le retour de ce navire, et murmurait entre ses dents : « Oh ! quelle décadence, quelle décadence ! » Ce vieillard était un ancien lieutenant baleinier. Sans avoir vu les beaux jours de cette pêche nationale, il avait pris part aux entreprises courageuses des Frisons, qui essayèrent, après 1815, de relever le pavillon néerlandais dans les mers arctiques. Je l’abordai ; il parlait plusieurs langues du Nord, comme tous les marins hollandais qui ont été en relation avec les différens peuples navigateurs, mais surtout un rude anglais, a rough english, qui reflétait bien le caractère de ses traits. Heureux de trouver quelqu’un qui s’intéressât encore à la pêche de la baleine, il me donna volontiers tous les renseignemens que je désirais sur les préparatifs de voyage, sur cette vie de mer, sur les mœurs, les aventures et les exploits de ses camarades, sur l’art de harponner la baleine. J’ai cherché à reproduire le récit du vieux marin, en conservant de mon mieux l’enthousiasme et l’énergie de ces souvenirs personnels, échos d’une âme fortement émue par les impressions d’une existence hasardeuse.


II

— Vous vous étonnez peut-être, me dit le baleinier, de l’amertume de mes regrets ; mais quiconque a une goutte de sang frison dans les veines ne peut voir sans un soupir l’état d’abaissement dans lequel est tombée une pêche qui était la couronne et la gloire des Provinces-Unies. Nos couleurs avaient fait pâlir dans les mers boréales le pavillon anglais lui-même. C’est à la pêche de la baleine que la république dut une partie de ses grands navigateurs et de ses intrépides marins. Si cette pêche est sortie des voyages et des découvertes entrepris par nos ancêtres dans l’Océan arctique, elle a favorisé à son tour l’étude des régions hyperboréennes et reculé le boulevard des glaces. Il était défendu aux baleiniers hollandais, sous les peines les plus sévères, de s’enrôler sur les vaisseaux des nations ennemies ni d’exporter au dehors le matériel de pêche[17]. En temps de guerre, nos marins devaient servir sur la flotte de l’état, et vous jugez aisément ce qu’on devait attendre de ces hommes habitués à braver les monstres de l’océan et le climat des régions polaires. Il y a quelques années, Harlingen, ma ville natale, luttait encore ; mais le nombre de ses bâtimens de pêche fut successivement réduit à quatre, puis à trois… Aujourd’hui, vous le voyez, un seul navire rentre dans notre port, et encore à peu près vide. Hélas ! je vous le dis, la pêche de la baleine s’en va.

Nous partions d’un des ports de la Néerlande vers la fin de mars ou le commencement d’avril. Quelques baleiniers mettaient même plus tôt à la voile. Impatiens de forcer la barrière de glace qui, dans la froide saison, ferme le Spitzberg, ils s’engageaient de bonne heure dans les mers solides pour atteindre la retraite des baleines. On profitait d’un vent favorable, et, à l’aide de cordes et de scies dont on se servait pour scier la glace, on s’avançait, à travers des dangers et des peines incroyables, entre ces rochers disjoints. Les accidens et les pertes auxquels donnait lieu une navigation si laborieuse firent abandonner un tel système. Il est à la fois plus économe et plus avantageux d’attendre que le soleil ait dénoué la ceinture de glace, avant de se risquer dans ces mers dangereuses. Les bâtimens destinés à la pêche de la baleine étaient bons voiliers, solidement construits, doublés en bois, recouverts pour la plupart de lames de fer ; vous pouvez d’ailleurs en juger par celui que vous avez maintenant sous les yeux. Ces précautions étaient nécessaires pour labourer les mers du Groenland et du détroit de Davis, où nous étions continuellement exposés à la pression des glaces, aux coups de neige et à la fureur des vagues. L’équipage était composé de quarante ou cinquante hommes, parmi lesquels il y en avait de différens grades et de différentes professions. Chacun se tenait à son emploi. Ils couchaient dans des cabines placées sous l’entrepont.

Nous nous amusions fort de la consternation des apprentis à leur entrée dans ces mers ténébreuses et glacées qui ne ressemblaient à rien de ce qu’ils avaient vu jusque-là. Je regrette et je regretterai toujours une ancienne coutume qui est maintenant abolie. Le néophyte qui en était à son premier voyage se voyait initié aux mystères du cercle arctique par une cérémonie solennelle, dont se souviennent encore nos vieux marins. L’Océan, revêtu des ajustemens et des attributs convenables, se présentait lui-même à bord pour recevoir l’hommage qui lui était dû comme maître et souverain de ces royaumes. Des algues, des mousses marines, avec des huîtres, des madrépores, des étoiles-de-mer, des coquillages de toute sorte, ornaient la personne de sa majesté hyperboréenne. Parfumée avec l’essence de baleine, de morse et de phoque, elle exhalait autour d’elle cette odeur si agréable à l’épicuréisme des Groënlandais. Assise sur son char (un banc de glace) et suivie de son cortège naturel, les cétacés, les serpens de mer, en un mot tous les monstres de sa cour, elle était vraiment imposante à voir. C’était un roi, je vous jure, un vrai roi. Le tremblant adepte était alors amené en présence de l’Océan, qui lui faisait subir un examen. Cette épreuve terminée, il était remis entre les mains des officiers de sa majesté, qui exécutaient strictement et consciencieusement les fonctions de leur charge. Cette seconde épreuve était vraiment terrible. Frissonnant de peur et de froid, le malheureux novice était rasé avec un rasoir fait par le tonnelier[18], savonné avec la lie de l’huile de baleine, et plongé ensuite dans l’eau glacée. On l’en retirait presque à demi mort, mais régénéré. Après un tel baptême, il avait le droit de se regarder comme un enfant de ces mers. Parlez maintenant de notre coutume aux matelots qui traversent le cercle arctique : ils ne s’en souviennent plus que comme d’une légende. Les vieux marins ne se rappellent pourtant point sans émotion les scènes de leur jeunesse, car ce jour d’épreuve était en même temps un jour de fête et de joie pour l’équipage. Il y avait la quelque chose qui réchauffe, même après de longues années, le cœur glacé par l’âge.

Quand le navire était parvenu à la hauteur de 60 ou 65 degrés, nous commencions à faire tous les apprêts pour la pêche de la baleine. Le commandant distribuait à chaque homme de l’équipage un emploi différent et les instrumens qui lui étaient nécessaires[19]. Les préparatifs de l’attaque consistent surtout dans l’armement des chaloupes. Une chaloupe est fournie de deux harpons, six ou huit lances, cinq ou sept rames. L’équipage du navire se trouve alors partagé en autant de divisions qu’il y a de bateaux. Chacun de ces bateaux a son personnel, qui consiste en un harponneur, un pilote qui tient le gouvernail, un homme chargé de l’aménagement des cordes, et trois ou quatre rameurs ; cela constitue l’équipage d’une chaloupe. Tout étant prêt, on force, à la hauteur de 75 ou 76 degrés, les premières glaces ; puis on avance toujours dans ces mers difficiles, jusqu’à ce qu’on soit parvenu, entre les 77e et 79e degrés, aux campagnes de glace solide sous lesquelles se tiennent d’ordinaire les baleines[20].

Il faut se faire une idée de la nature et de la topographie de ces mers si peu connues, si l’on veut comprendre les dangers de la navigation arctique. Une des merveilles de cet abîme d’eau qui s’étend sous la nuit des pôles, ce sont sans contredit les plaines de glace. Ce nom leur a été donné par un baleinier hollandais, et il a passé ensuite dans toutes les langues. Un des navires réunis à Smeerenberg pour la pêche avait mis à la voile et s’était avancé dans la direction du nord-ouest à une distance considérable ; il ne vît point de baleines, mais il rencontra des glaçons vraiment prodigieux, et qui ressemblaient à des plaines par l’étendue de la surface. Quelquefois ces plaines se meuvent. Vous vous figurez aisément les conséquences de la rencontre de pareilles masses avec d’autres masses qui leur résistent ; c’est un des spectacles les plus solennels que présentent les mers polaires, et à coup sûr un des plus terrifians. Il n’est pas rare que ces grands blocs acquièrent en flottant un mouvement rotatoire, lequel a souvent une rapidité de plusieurs milles à l’heure. Une plaine qui s’avance en tournant ainsi sur elle-même, et qui se heurte contre une autre plaine en repos, ou encore avec une autre plaine animée d’un mouvement contraire, produit un épouvantable choc. La plus faible des deux est mise en pièces avec un fracas indicible ; quelquefois même la destruction est mutuelle. Les deux plaines de glace se rencontrent, volent en éclats et en poussière. Les débris, d’une énorme dimension et d’un poids considérable, sont souvent lancés en l’air à vingt ou trente pieds, et couvrent un espace immense, tandis que d’autres s’abîment soudainement au fond de la mer.

Vous jugez que le navire le plus fort et le mieux construit n’est, vis-à-vis de ces masses flottantes, qu’un insignifiant obstacle. S’il a le malheur de se rencontrer entre deux plaines de glace en mouvement, il est inévitablement broyé. Le danger augmente encore dans les temps débrouillard, car il est alors difficile de suivre distinctement la marche de ces grands corps, qui se confondent avec la couleur générale du ciel. Il serait trop long de vous raconter tous les accidens auxquels ont donné lieu les champs de glace agités par le vent ou par les courans océaniques. Nos ancêtres eurent dans une seule année quatorze de leurs vaisseaux qui firent naufrage contre de tels écueils, et onze autres navires qui demeurèrent bloqués durant tout l’hiver. En 1777, un bâtiment hollandais, la Wilhelmina, fut engagé dans les glaces vers le 22 juin : la pression exercée par de telles masses flottantes était si grande, que l’équipage fut obligé de s’ouvrir un passage en sciant cette mer solide. Quelques jours après, la glace s’amollit, et le navire fut remorqué par des chaloupes dans la direction de l’est. Après avoir péniblement manœuvré durant quatre jours et à force de rames, les marins rencontrèrent à l’extrémité du banc quatre autres navires qui étaient encore cernés. Assaillis par une tempête et par une chaîne de collines mouvantes qui s’élevaient à la hauteur de vingt ou trente pieds, ce groupe de voiles fut horriblement maltraité. Trois navires sombrèrent. La Wilhelmina elle-même fut mise en pièces par la chute d’une énorme masse qui se détacha. L’événement fut si subit, que les hommes du vaisseau qui étaient dans leur lit eurent à peine le temps de se sauver à demi nus sur la glace. Il ne restait plus alors qu’un bâtiment, dans lequel les équipages des vaisseaux perdus vinrent chercher un refuge. Vers le commencement d’octobre, ce dernier navire fut emporté au loin par la plaine de glace dans laquelle il était enserré, se heurta contre une autre plaine de glace et s’engloutit. Trois ou quatre cents hommes furent ainsi jetés sur la mer solide, presque sans vêtement et sans nourriture, sans même une tente pour s’abriter contre les rigueurs d’un froid polaire. On était à la fin d’octobre ; les malheureux naufragés se séparèrent. Le plus grand nombre d’entre eux gagna la terre et entreprit un voyage désespéré à travers les côtes des îles désertes. Le reste demeura sur le champ de glace, attendant que, poussé par les vagues, le radeau abordât en vue de Staten-Hoek. Ils longèrent alors dans leurs bateaux des rivages désolés. Sans abri, sans habits convenables pour les protéger contre le froid, réduits à la triste nécessité de passer d’un glaçon sur un autre pendant l’obscurité de la nuit, ils bravèrent courageusement la mort. Après avoir reçu un accueil favorable de la part des bons Groënlandais, cent quarante d’entre eux gagnèrent les établissemens danois sur la côte ouest du Groenland ; le reste, c’est-à-dire environ deux cents, avait péri. — Nous nous racontions leurs aventures dans la cabine de nos vaisseaux, autour du poêle, et de tels récits du temps passé, loin d’abattre notre courage en face des mêmes dangers, ne faisaient que ranimer notre ardeur nationale. Ces mers, pleines du nom et des exploits des Hollandais, nous imposaient l’obligation morale de ne point démériter de nos ancêtres.

Les changemens auxquels se trouvent soumis ces champs de glace sont quelquefois si extraordinaires, si capricieux, qu’ils déroutent tous les calculs des navigateurs. J’ai vu deux navires solidement fixés dans ces masses immobiles être tout à coup emportés par ces mêmes masses qui s’ébranlaient ; ils se trouvaient alors séparés l’un de l’autre par une distance de plusieurs lieues malgré l’apparente continuité dès liens qui les retenaient à la surface de l’Océan glacial. Il faut d’ailleurs faire une distinction entre ces champs de glace qui couvrent la mer du côté du Spitzberg et les montagnes mouvantes qui du côté du détroit de Davis bondissent du fond de l’abîme. Il existe une véritable géographie des glaces dont on ne retrouve la trace sur aucune carte dessinée par la main de l’homme. Tous les pêcheurs qui ont forcé les remparts derrière lesquels la baleine se tient maintenant abritée savent qu’il se trouve vers le pôle arctique des isthmes, des archipels, puis enfin un véritable continent de glace dont l’étendue n’a point encore été mesurée. Ce continent est surtout formé d’une chaîne de montagnes qui se succèdent du côté de la baie de Baffin. Ces montagnes s’élèvent du sein de l’océan à deux ou trois cents lieues de toute terre connue. Les neiges séculaires, les brouillards, les pluies augmentent d’année en année, selon toute vraisemblance, la hauteur de ces sommets, qui s’enfoncent toujours plus avant dans les solitudes d’un ciel immuable comme l’océan lui-même. Seulement les lois de cette croissance n’ont point été étudiées par nos géologues. Qui dira ce que cinq ou six siècles apportent en élévation à ces alpes des mers polaires ? Ici tout est mystérieux et tout est gigantesque. Nos vieux poètes hollandais, : dont nous lisions quelquefois les œuvres pour charmer l’ennui de nos longs voyages, parlent volontiers des sévères beautés de l’hiver ; mais, en vérité, ce qu’ils en connaissent est bien peu de chose. Il faut avoir vu les mers boréales pour se faire une idée de la neige, des brouillards et de ce que vous appelez les frimas. Là du moins l’hiver règne éternel, splendide, immense, fièrement assis sur des montagnes de glace vieilles comme les fondemens de la terre. Il est vrai qu’il n’a guère pour spectateurs que les ours blancs, les lourdes baleines et par hasard quelques pauvres pêcheurs ignorans, qui admirent en silence ces scènes grandioses de la nature, mais qui ne savent point les décrire.

Un des points essentiels de l’art du pêcheur, c’est de découvrir le gîte des baleines. Il faut pour cela de l’expérience et du coup d’œil. Quoique les cétacés semblent préférer le voisinage des plaines de glace, quelques-uns habitent cependant des mers ouvertes. Le plus grand nombre d’entre eux se rassemblent dans un cercle assez étroit ; d’autres se répandent au contraire sur une immense surface. Il y a des baleines qui vivent seules ou par couples ; il y en a aussi qui se promènent par troupeaux dans les solitudes océaniques. Ces tribus nomades se distinguent les unes des autres par certaines particularités d’âge, de caractère et de mœurs. La vie de ces grands animaux est peu connue malgré les observations des baleiniers, qui les surveillent depuis des siècles. Il est curieux d’étudier leur marche. Parfois des groupes nombreux disparaissent en quelques jours du théâtre de la pêche. Ces mystérieuses évolutions sont sans doute déterminées par les lois de l’alimentation[21], par l’instinct de la conservation personnelle et par d’autres circonstances qu’il n’est guère possible de pénétrer. La science pratique du baleinier consiste moins à étudier les secrets de la nature qu’à s’inspirer du temps et des lieux. Il est pourtant difficile de ne point s’intéresser au sort de ces créatures gigantesques, dont la sécurité serait si grande sur les mers de glace, si l’homme n’avait pas forcé leur retraite inaccessible

On choisit ordinairement pour la chasse de la baleine un temps couvert. Lorsque le ciel est clair, la mer s’illumine pour ainsi dire, et l’ombre des chaloupes est alors si fortement imprimée à la surface de l’eau par les rayons du soleil, que les baleines s’effraient volontiers et échappent à la main des plus habiles pêcheurs. Une atmosphère nuageuse, sans brouillard et sans neige, est la meilleure condition de succès. Le chef de l’expédition se tient dans une partie élevée du navire qu’on appelle le nid de corbeau ; il domine de là une étendue considérable de mer. Un télescope à la main, il attend le moment où se montrera sa proie. S’il découvre un jet d’eau et de fumée que la baleine, en soufflant, pousse ordinairement vers le ciel, il jette aussitôt ce cri : Val ! val[22] ! Pour quiconque n’a pas assisté à cette pêche, il est difficile de se faire une idée de l’émotion qu’un tel cri produit dans l’équipage. À l’instant même, les marins qui étaient dans leur lit se lèvent, sautent à bas de leur couche, et par une température souvent très inférieure à zéro se précipitent sur le pont avec leurs habits dans la main. Ils descendent alors par groupes de six ou sept hommes dans les chaloupes. Le harponneur qui doit attaquer la baleine se tient à la proue du bateau. On est vraiment saisi d’admiration à la vue de cet homme, qui, seul, debout, se prépare avec une si faible arme à frapper le plus grand et le plus prodigieux animal de la nature. La chaloupe se précipite à force de rames sur la baleine. Le harpon est lancé de manière à ce qu’il se fixe sous une des nageoires du monstre[23]. La baleine touchée fuit avec la rapidité du vent et le bruit d’un boulet de canon, puis elle plonge sous l’eau. Le plus souvent elle nage vers un des bancs de glace qui peut lui servir d’abri ; mais au harpon qui lui mord les flancs est attachée une corde. Il y a dans la chaloupe un homme dont la fonction est de lâcher et de conduire cette corde de manière à suivre l’animal en quelque sorte avec la main au fond de l’abîme. Un autre homme tient le gouvernail et pousse le bateau dans la direction convenable ; il surveille les mouvemens de la baleine, qu’il évalue par les oscillations de la chaloupe, et de la voix il encourage l’équipage. Pendant tout ce temps, les rames pendent abandonnées des deux côtés du bateau. Les marins, hors d’haleine, interrogent avec une anxiété visible les yeux de l’homme qui déroule la corde, et qui, à l’aide d’un instrument, pèse sur la descente et sur les secousses de la baleine. Quelquefois la provision de cordes est insuffisante : la chaloupe indique alors son état de détresse en élevant une rame en l’air. Les autres chaloupes viennent aussitôt à son secours. Le temps qu’une baleine blessée passe sous l’eau est ordinairement de trente minutes ; mais il y en a qui restent beaucoup plus longtemps. Enfin l’animal reparaît. Les autres chaloupes lui donnent alors la chasse avec une ardeur incroyable. La baleine est harponnée trois, quatre, cinq fois. Toujours plongeant et reparaissant pour respirer l’air, elle commence à perdre ses forces avec la vie. Les lances entrent de tous côtés dans son large corps. La mer, à une grande distance, est teinte de sang ; la glace, les bateaux, les rames en sont rouges. Le ciel s’obscurcit de vapeurs. Quoique épuisée par ses nombreuses blessures, la baleine se débat encore quelque temps dans les convulsions d’une puissante agonie. Roide, elle jette, tord, secoue désespérément sa queue. Le bruit de cette formidable queue qui fouette l’air retentit à deux ou trois milles. Les cercles d’oscillation communiqués à la surface de l’eau, violemment agitée, s’étendent et se succèdent à perte de vue. C’est la fin : la baleine se tourne alors sur le dos ou sur un côté. Cette mort est saluée par les pavillons, qui flottent aussitôt sur toutes les chaloupes, et paroles hourras frénétiques des marins.

Il arrive encore assez souvent que, harponnées une et même deux ou trois fois, les baleines échappent. Survient aussi la tempête ou tel autre accident qui force à couper la corde. Ces mêmes baleines sauvées tombent fréquemment, deux ou trois jours après, dans les mains d’autres pêcheurs plus heureux. Il y en a qu’on ne retrouve plus, ou qu’on retrouve à une distance considérable du théâtre de l’attaque. Un capitaine hollandais, de la petite ville de Saardam, Jacob Cool, apprit un jour qu’une baleine avait été prise par des pêcheurs indiens dans la mer de Tartarie, et que sur le dos de l’animal on avait trouvé un harpon marqué de ces deux lettres W. B. On reconnut que le susdit harpon avait appartenu à un baleinier néerlandais nommé Willem Bastiaanz, et que le cétacé en question avait été harponné par lui dans les mers du Spitzberg[24]. De telles blessures remontent quelquefois à une époque fort éloignée. J’ai vu moi-même la tête d’une lance de pierre grise qui avait été retirée du lard d’une baleine tuée par des Anglais. On distinguait encore le trou dans lequel le bois de cette lance avait dû être emmanché. L’arme était assez profondément engagée dans le lard, et la blessure était guérie depuis longtemps ; une légère cicatrice blanche indiquait seulement la place où la tête de la lance avait pénétré. En 1812, l’équipage d’un autre vaisseau, l’Aurora, s’empara sur les mêmes mers d’une baleine qui avait, dans le dos un harpon en os. Ces faits sont assez fréquens ; ils n’en sont pas moins extraordinaires. De telles armes ne sont plus en usage chez aucune des nations connues. Les Esquimaux de la baie d’Hudson et du détroit de Davis, depuis leurs relations avec les Européens, se servent pour la pêche de la baleine d’instrumens en fer. Ces lances de pierre et ces harpons d’os ont donc appartenu soit à d’anciens Esquimaux, soit à d’autres tribus ignorées, qui n’ont pas encore eu de rapports avec la civilisation. Dans les deux cas, la baleine, ce musée vivant qui porte quelquefois une histoire incrustée dans sa chair, mérite bien de fixer l’attention des naturalistes et des navigateurs. On ne peut en effet expliquer une telle circonstance que par la longévité de ces prodigieux animaux ou par l’existence de races humaines vivant sur des côtes inexplorées.

La baleine était pour nous un ennemi, continua le vieux marin ; mais c’était un ennemi que nous estimions à cause de sa force et sur tout à cause de son attachement pour sa progéniture. L’affection de ces animaux pour leurs petits contraste avec leur caractère, qui est généralement la stupidité. Le jeune nage sous la protection de sa mère. Ne connaissant point le danger, il se laisse aisément harponner ; mais tel est alors le dévouement de la baleine, qu’elle se jette volontiers au milieu des coups des pêcheurs pour le soustraire à l’attaque. Hélas ! Nous profitions de cet attachement. Le petit est de peu de valeur, à peine s’il fournit une tonne d’huile ; mais nous frappions l’enfant pour avoir la mère. C’était mal sans doute : que voulez-vous ? Il faut se servir de toutes les armes à la guerre, et c’était bien la guerre que nous faisions. Je me souviens qu’en 1828 nous avions ainsi harponné un pauvre nourrisson dans l’espérance d’atteindre une superbe baleine qui le conduisait. Tout à coup elle s’élance près de la chaloupe, et, saisissant son petit, elle l’entraîne, en plongeant, à une grande distance avec une force et une rapidité surprenantes. Elle reparut à la surface avec le baleineau, qu’elle encourageait à fuir et qu’elle protégeait en le tenant sous sa nageoire. De temps en temps, elle s’arrêtait, changeait soudain de direction et donnait dans tous ses mouvemens les signes d’une extrême inquiétude. Sa formidable queue se projetait çà et là comme un immense dard. Il était dangereux d’approcher. Cependant les chaloupes la poursuivirent. Pour elle, inspirée par son affection maternelle, insouciante du péril, elle menaçait l’ennemi avec un courage et une résolution héroïques. Enfin une des chaloupes s’approcha d’elle ; le harpon fut lancé et se fixa. Frappée, elle semblait s’oublier elle-même pour ne songer qu’au sort de son enfant, dont elle se rapprochait toujours. Un second harpon fut jeté, puis un troisième. La baleine ne chercha point à s’échapper. Les autres chaloupes l’entourèrent, et au bout d’une heure elle était tuée. Le sort de cette mère, morte en quelque sorte volontairement pour sauver son enfant, était bien fait pour nous toucher ; mais l’issue du combat, la valeur de la proie et la joie du triomphe éveillèrent bientôt en nous d’autres émotions.

Les baleiniers ont un raisonnement pour rassurer leur conscience, ébranlée par les scènes pathétiques et intéressantes qui accompagnent la destruction du géant de la nature. L’homme, disent-ils, à son intelligence et ses armes ; la baleine a sa force, ses moyens de fuite et l’océan ouvert devant elle : par conséquent c’est un combat loyal. Je dois ajouter que cette pêche audacieuse, au milieu des glaces, n’est point exempte de dangers. La mémoire de chaque baleinier lui fournirait sur ce point une foule d’aventures. J’en choisirai seulement quelques-unes. Un de nos harponneurs avait été assez hardi pour aborder de trop près une monstrueuse baleine, qui le salua d’un coup de queue si violent, que le pauvre diable fut quelques minutes avant de retrouver la respiration. Les hommes d’une autre division, pour montrer aussi leur valeur, harcelèrent à leur tour l’animal, qui renversa leur chaloupe. Tous se sauvèrent difficilement à la nage et en cachant leur tête sous l’eau. Le froid était intense ; l’équipage les recueillit tout tremblans. Leurs cheveux étaient collés, et ils avaient pour ainsi dire autour de la tête, un casque de glace. Le plus grand danger en pareil cas, c’est le sommeil, un sommeil frère de la mort. Nous fûmes obligés de les garder et de les tenir éveillés malgré eux. Plus tard, nous leur permîmes de dormir une heure ; mais au bout de cette heure nous les tirâmes, non sans grand’peine, de leur engourdissement. Sans ces précautions, les hommes qui ont été longtemps exposés au froid ne se réveilleraient plus.

La force de la baleine est dans sa queue, et c’est par là qu’elle se défend ; mais de tous les accidens causés par cet animal formidable, il n’en est pas de plus extraordinaire que celui arrivé jadis à un harponneur néerlandais. Une baleine blessée avait disparu en plongeant. Jacques Vienkes (c’était le nom de cet ancien aventurier) se préparait à lui asséner un second coup, lorsque l’animal, en remontant à la surface, heurta de sa tête la chaloupe où était son ennemi et la fit voler en éclats. Vienkes sauta en l’air avec les débris du bateau et retomba sur le dos du monstre. Cet intrépide marin, qui n’avait point abandonné son harpon, enfonça l’arme dans le corps de la baleine sur laquelle il se tenait. Au moyen de ce harpon et de la corde qu’il conservait toujours dans sa main, il se cramponna fortement sur le dos glissant de sa formidable monture. Malgré sa situation critique, mal gré une blessure qu’il avait reçue à la jambe dans sa chute, il ne perdit point la tête et appelait les autres pêcheurs à son secours. Les chaloupes essayèrent à plusieurs reprises de s’approcher de la baleine ; mais leurs efforts furent inutiles. Le capitaine Cornélius Gérard Ouwekaas, ne voyant pas d’autre moyen de sauver ce hardi camarade, lui cria de couper la corde qui l’embarrassait. Vienkes ne put suivre ce conseil : son couteau était dans la poche de son caleçon, et, à peine capable de se soutenir, il ne pouvait disposer de ses mains. Cependant la baleine continuait d’avancer à la surface de l’eau avec une grande vitesse. Heureusement elle ne plongea point. Les marins commençaient à désespérer de la vie de leur camarade, lorsque le harpon sur lequel Vienkes s’appuyait se dégagea lui-même du corps de la baleine. Cet homme résolu profita de la circonstance pour se jeter à la mer, et, luttant contre les vagues, il regagna les chaloupes qui n’avaient pu le secourir. On le recueillit au moment où ses forces étaient épuisées. La vue du danger qu’avait couru un des leurs avait animé les marins contre la baleine. Ils se remirent à la poursuite de l’animal avec fureur et le tuèrent.

Des accidens d’une autre nature accompagnent encore cette pêche. Au moment où les chaloupes sont dispersées sur la mer et se livrent avec énergie à la chasse de quelque baleine fugitive, il n’est pas rare que la tempête survienne. Il est alors difficile pour les marins de rejoindre le vaisseau. C’est ainsi que plus d’une fois des divisions de l’équipage ont été perdues dans les glaces. Le 30 mai 1830, nous avions vivement pressé une baleine qui, malgré trois harpons et plusieurs lances dont nous l’avions lardée, nous échappa. La rapidité de la course et la fureur de l’action avaient disséminé nos chaloupes. La tempête éclata, une tempête comme on en rencontre seulement dans les mers arctiques. Le navire était hors de la portée de la vue. Nous errions dans une nuit de neige. Au bout de deux jours, nous fûmes assez heureux pour regagner le navire. L’équipage nous témoigna en même temps sa joie et son inquiétude. Trois chaloupes manquaient encore. Il est difficile de se faire une idée de notre état d’anxiété au milieu des longues heures qui suivirent notre délivrance. Nous savions par expérience combien la mer était mauvaise. De moment en moment on tirait le canon, mais le bruit seul des glaces contre les glaces nous répondait. Toutes les mains étaient posées au-dessus des yeux, qui cherchaient à découvrir les chaloupes égarées au milieu de l’obscurité de la neige. La tempête continuait de faire rage, et la mer grossissait toujours[25]. Une sombre tristesse était sur tous les fronts. Cette tristesse augmenta encore vers le soir, et se confondit avec le deuil d’une ténébreuse nuit. Enfin le lendemain, vers huit heures, un cri de joie annonça la vue des chaloupes. Quelques momens après, nos malheureux frères recevaient de tout l’équipage l’accueil le plus chaleureux et le plus sincère, car cette vie de dangers courus en commun développe dans le cœur des marins un fonds de sensibilité vraie qui perce à certains momens sous la rudesse des manières.

Vous venez d’assister à la chasse et à la capture de la baleine ; vous avez vu les dangers qui attendent les pêcheurs dans ces mers ennemies de l’homme. Le succès de telles expéditions dépend sur tout de la confiance qu’ont les marins dans la science de leur capitaine et dans le courage personnel des harponneurs. Quand les chefs sont fréquemment malheureux, ils n’inspirent plus d’énergie à l’équipage. Eux-mêmes perdent leur assurance et manquent les bonnes occasions d’attaquer le monstre. À la pêche de la baleine, le moral est tout. C’est une des raisons peut-être pour lesquelles les Hollandais ont si bien réussi dans ce genre d’entreprises. Ils ne se découragent pas. Les qualités dominantes du caractère néerlandais, le sang-froid, la valeur personnelle, la patience, se greffaient merveilleusement sur cette branche d’industrie.

Une fois tuée, la baleine est conduite vers le navire, remorquée par les chaloupes, qui rament l’une devant l’autre, comme un atelage de chevaux. On la fixe alors avec des cordes à la proue du bâtiment. Encore faut-il bien l’attacher. La négligence sur ce point a plus d’une fois donné lieu à de curieux mécomptes. Depuis 1815, grâce à la prime, une seule baleine suffit à défrayer les armateurs et les matelots des dépenses du voyage. Dans ces dernières années, un bâtiment qui avait réussi à prendre un de ces grands cétacés revenait tout fier de sa capture. Les gens de l’équipage se livraient à la joie. La sécurité était complète, on naviguait à une grande distance des bancs de glace. Le capitaine et les matelots trouvèrent bon d’arroser le triomphe d’un verre d’eau-de-vie et de se fortifier le cœur par un régal de mer, avant de se livrer au fastidieux ouvrage du dépècement. La fête se prolongea. Enfin le coupeur (speksnyder) avec un air d’importance et une confiance parfaite, monta sur le pont. Tandis que ses camarades s’abandonnaient encore au plaisir, il alla, lui, jeter le coup d’œil du maître sur cette riche proie qui leur avait coûté tant de fatigues. Quel fut son étonnement ! La baleine n’y était plus ! Il regarde à la poupe, à la proue, sur les bords : rien, plus rien ! Le navire, chassé avec vitesse par le vent, avait pesé sur la baleine, la corde s’était rompue, et l’animal avait sombré au fond de la mer. La leçon fut bonne, et aujourd’hui de telles pertes sont rares. Quelquefois on se sert de la baleine, ou du moins de certaines parties de l’animal, comme de la tête ou de la queue pour coussiner le navire. Une telle défense amortit l’action des lames de glace qui se heurtent contre les flancs de la machine dans ces mers obstruées.

Quand les hommes de l’équipage se sont suffisamment rafraîchis avec quelques gouttes de liqueurs fortes, les rois du lard, comme on les appelle dans notre langue maritime (spek-koening), les pieds armés de pointes de fer qui les empêchent de glisser, descendent sur la baleine. Deux bateaux chargés de couteaux, de tranchoirs et d’autres instrumens, les accompagnent Le travail de ces hommes a souvent été prévenu par certains oiseaux de mer, qui, au moment même où la baleine est blessée, s’attachent sur cette proie encore vivante, plongent le bec dans les blessures du monstre et se nourrissent de sa chair avec avidité. Pendant l’ouvrage du dépècement, il est extrêmement curieux de voir l’activité qui règne au tour de cet immense cadavre. La taille des baleines a pourtant été exagérée ; Quelques anciens naturalistes parlent de certains cétacés qui auraient été vus dans les mers du Nord, et qui avaient neuf cents pieds de longueur. D’autres, plus raisonnables, donnent à cet animal une étendue de cent cinquante à deux cents pieds. On n’en trouve plus aujourd’hui de semblables. Il se peut que la race des grandes baleines ait été détruite, ou que l’homme, en tuant sans cesse ces animaux, ne leur laisse plus aujourd’hui le temps de se développer. Je crois pourtant que la taille des baleines n’a point varié. Il est plus raisonnable de supposer que, dans les anciens temps, nos ancêtres, envisageant avec une superstitieuse terreur ces géans des mers, ont encore exagéré la grandeur et la puissance de leur ennemi. Aujourd’hui les plus fortes baleines sont de soixante à soixante-dix pieds. C’est déjà une belle surface à attaquer. Cinq hommes qui travaillent avec ardeur peuvent préparer jusqu’à trois tonnes de lard par heure. Ce lard est destiné à être converti en huile. Une baleine peut donner de vingt à trente tonnes d’huile qui sert généralement pour l’éclairage et pour d’autres usages industriels. Les Esquimaux la boivent avec délectation. La chair des jeunes baleines est mangeable, et ressemble à du bœuf, seulement un peu dur. Les marins, surtout dans les temps de détresse, ne dédaignent point cette nourriture. J’ai même connu de vieux loups de mer qui, retirés du métier et au milieu de toutes les délicatesses de la civilisation, regrettaient le beefsteak de baleine. Un des produits de l’animal les plus fructueux après l’huile, ce sont les fanons. On appelle ainsi une rangée de lames, au nombre d’environ trois cents sur chaque côté de la tête, qui remplacent les dents, dont l’animal est dépourvu. Les fanons jouent un grand rôle dans le commerce, où ils portent généralement le nom de baleines. Vous connaissez l’usage de cette substance ferme et flexible, si chère à la coquetterie des femmes. L’importance d’une telle branche de commerce a même diminué depuis que la mode a introduit certaines réformes dans les ajustemens[26] ; elle est pourtant encore considérable. On sépare les fanons de la mâchoire de l’animal, et après les avoir nettoyés, on les lie par bottes de soixante lames dans une des chaloupes.

Le dépècement se fait maintenant à bord ; il se pratiquait autrefois dans une des stations de la pêche. Il n’est guère de bon baleinier hollandais, ayant au cœur l’amour du pays qui n’ait tenu à visiter quelques-unes des côtes illustrées par les souffrances et les magnifiques établissemens de nos ancêtres, — telles que la Nouvelle-Zemble, l’île Saint-Maurice et surtout les îles du Spitzberg. Cet ensemble de flèches naturelles qui déchirent le ciel, ces monolithes dont la base brille quelquefois comme du feu, mais dont la pointe se perd à une hauteur considérable dans les brouillards, ces rochers dont la couleur noire contraste avec le fardeau de neige qui les recouvre, tout cela, vu de la mer, forme une des plus sublimes horreurs qui existent dans la nature, et justifie bien l’effroi des pauvres condamnés à mort qu’on condamnait à vivre dans ce monde de glace et de granit. À l’ouest du Spitzberg étaient les postes et les factoreries des Hollandais. Par un souvenir bien naturel de la patrie, ils avaient même donné le nom de Cuisine de Harlem à un endroit situé à quelque distance de l’île de Smeerenberg, et où ils avaient établi des chaudières pour fabriquer l’huile. Mon père, qui était baleinier comme moi, m’a assuré avoir vu dans sa jeunesse des restes de bâtimens solidement construits, et qui avaient appartenu à la compagnie néerlandaise. Il existait même encore de son temps quelques maisons dans lesquelles les marchands hollandais avaient demeuré durant la saison d’été. Elles étaient petites : il y avait sur le devant un immense poêle surmonté d’un plafond, et sur le derrière une seule chambre qui se trouvait comme enveloppée par ce manteau de chaleur artificielle. D’autres marins m’ont assuré avoir aperçu dans des régions un peu moins avancées vers le pôle les vestiges d’anciennes églises, construites en pierre, et qui avaient été bâties durant l’été. L’hiver, la population nomade des pêcheurs abandonnait ces édifices, qui restaient comme enfouis dans la neige ; mais ils les retrouvaient l’année suivante[27]. Les églises de nos ancêtres servent aujourd’hui de retraite aux ours blancs. Nos ouvrages disparaissent de ces régions inoccupées avec les souvenirs mêmes de la Hollande. Il est devenu difficile de fixer, maintenant la position du village de Smeerenberg. Le vent et puis le vent, l’hiver et puis l’hi ver auront bientôt détruit jusqu’aux ruines et balayé les traces de nos entreprises glorieuses.

La baleine est bien le principal objet de commerce qui attire l’homme au milieu, des mers du Groenland ; mais ce n’est pas le seul : à la chasse de la baleine se rattache celle du morse, du phoque et de l’ours blanc.

Quoiqu’il soit difficile d’associer l’idée de l’été avec la présence éternelle des glaces, il y a pourtant de belles journées au Spitzberg, et qui rappellent le doux climat de la Hollande. Je me souviens surtout, non sans plaisir, d’une excursion que nous fîmes avec le capitaine et quatre hommes de l’équipage sur une des hauteurs de l’île. C’était la nuit, quoiqu’il fît jour. Le soleil se montrait généreusement dans le ciel, seulement il répandait une lumière plus douce que pendant la journée, au point que nous pouvions fixer sur lui nos yeux. Nous avions gravi les rochers qui dominent le port des Anglais, afin de suivre sur la mer les traces d’une baleine qui nous avait échappé durant la journée. L’océan s’ouvrait devant nous immense. Au milieu du port, d’autres pêcheurs de baleines ramaient dans leurs longs bateaux, que nous pouvions à peine distinguer. Les rochers de glace, bizarrement construits, crevassés de lézardes du plus beau bleu, formaient un contraste frappant avec les sombres roches qui les entouraient. Ces roches, les unes nues, les autres recouvertes d’un fauve manteau de mousses et de lichens, étaient elles-mêmes imposantes à voir. Notre imagination prêtait à ces masses irrégulières toute sorte de formes : on aurait dit une végétation de granit, tant les blocs se tordaient, s’assemblaient capricieusement entre eux comme les arbres d’une forêt. L’air était si calme, que nous pouvions saisir la moindre brise, et il ne faisait point froid. Le rivage était rempli de morses, ou, comme on les appelle vulgairement, de chevaux de mer. Ils ronflaient si fort que nous pouvions les entendre, quoique à une grande distance. On les aurait pris pour un troupeau de bœufs dormant et ruminant dans une prairie. Cet animal tient en effet du bœuf et de la baleine. Nous regrettâmes fort de ne point être à portée de leur donner de nos nouvelles. Cette chasse n’est pourtant pas sans danger. Il existe parmi ces animaux une sorte d’assurance mutuelle contre les attaques de l’homme. Quand vous frappez un morse dans l’eau, tous ses camarades viennent pour le venger et le défendre. Ils accourent alors par bandes, entourent la chaloupe d’où le coup est parti, et cherchent à la renverser. Le plus souvent ils enfoncent leurs défenses dans la proue du bateau, dont ils percent les planches. Le danger augmente encore, si l’on a eu le malheur de maltraiter un de leurs petits : la mère s’élance avec un courage extrême, assistée par les autres chevaux marins, qui, menaçans, se soulèvent même hors de l’eau sur le plat-bord. La morale de ces animaux, qui leur fait considérer toute attaque individuelle comme une injure collective, serait fort inquiétante, si les pêcheurs n’avaient inventé à leur tour un moyen de défense. Pour se tirer d’une situation si critique et pour repousser l’assaut des morses furieux, on leur jette du sable. Ce sable, lancé dans les yeux, les aveugle et les force à se disperser. À terre, on les tue assez aisément avec de longs couteaux. Nous en rencontrâmes un jour deux qui dormaient dans un trou pratiqué au fond de la glace ; nous bouchâmes l’ouverture de la caverne avec des glaçons pour leur fermer toute retraite, et à travers les interstices nous les éveillâmes avec nos lances[28].

Quand les navires n’ont pas été heureux dans la pêche de la baleine, ils se rabattent sur la pêche du phoque. Quelques-uns même, surtout depuis ces dernières années, bornent leurs prétentions à la capture de ces animaux. De mon temps, on ne s’occupait guère de la chasse aux phoques ou chiens de mer que dans les momens perdus. Par une assez belle matinée de mai (du moins pour les mers du Groenland), nous longions les côtes de l’île Saint-Maurice dans une chaloupe, le capitaine, moi, un harponneur, et quatre hommes qui tenaient les rames. Il faut avoir visité les régions arctiques pour se faire une idée du silence. Ce que nous appelons le silence dans les climats tempérés n’est qu’un concours de bruits avec lesquels l’oreille de l’homme est tellement familiarisée, qu’on ne les saisit plus. L’air le plus calme est animé par des millions d’insectes qui bourdonnent une chanson imperceptible. Dans les mers et sur les côtes arctiques, ces faibles murmures n’existent même plus : le ciel est muet comme un tombeau de glace. Nous manœuvrions par un de ces majestueux silences. Le bruit de nos rames, répercuté de rocher en rocher par les échos des cavernes, tombait à temps égaux sur cette tranquillité générale de la nature, et, comme le son est un phénomène relatif, on eût dit à chaque fois le grondement lointain du tonnerre. L’eau était immobile. Une légère vapeur fumait à la surface de la mer, et s’étendait comme un voile que commençait à blanchir la lumière croissante. De temps en temps, la tête d’un phoque tachetait d’un point noir et huileux les lames unies, semblables aux vagues d’un immense lac. L’animal semblait jouir de la vue du bateau, puis replongeait à l’instant même, sans qu’une ride, sans qu’un pli indiquât l’endroit où le miroir venait de se briser. — Ramez ! chuchota le capitaine, qui avait toujours une carabine à la main et qui était un habile tireur. La chaloupe redoubla de vitesse, puis les rames suspendues laissèrent glisser de côté la proue du long bateau, qui fendit l’onde comme un trait. Le capitaine se leva et déchargea son arme. Le coup retentit comme la voix du canon dans l’air dormant du matin. La surface de l’eau avait été déchirée par la balle, et une trace de sang attesta bientôt que le fusil du capitaine n’avait point parlé en vain. Les hommes se penchaient en avant sur leurs rames. Le capitaine jeta un regard à la surface de l’abîme bleu, puis, secouant la tête : « Encore un coup perdu ! » murmura-t-il. En effet, le phoque, blessé à mort, avait sombré, et comme il n’y avait pas de courant dans cet endroit-là, nous ne pûmes le ressaisir. La chasse du phoque se pratique avec plus de succès d’une autre manière. On choisit pour cela une journée de printemps, l’époque de l’année où l’animal est le plus gras. Si l’on a le bonheur de tomber sur un troupeau (car ces moutons de Protée vivent généralement par bandes), on les tue d’un coup de bâton sur le nez : c’est alors l’affaire d’un moment. Un phoque tué, tous les autres cherchent à prendre la fuite ; mais on arrête leur retraite à l’aide de ces mêmes bâtons, préparés avec art, et on s’en procure un grand nombre. La difficulté est de les approcher, car ces animaux sont ombrageux et intelligens. Quand ils dorment sur le rivage (ce qui leur arrive assez souvent), ils ont soin de placer quelqu’un des leurs en vedette. Au moindre bruit, la sentinelle donne l’alarme, et tout le troupeau se précipite aussitôt à la mer.

La rencontre des phoques est même pour les baleiniers, qui ne se livrent point spécialement à cette chasse, un sujet d’amusement et de récréation au milieu de la monotonie des mers boréales. On aime à les voir se livrer par bandes aux exercices et aux fêtes les plus joyeuses. Nous appelions de tels ébats tumultueux des « noces de phoques. » Ces animaux sont doux. La voix des jeunes phoques, dans les momens de détresse, a quelque chose de plaintif et ressemble à la voix d’un enfant. La musique les attire à la surface de l’eau. J’ai plus d’une fois évoqué de l’abîme un de ces animaux en sifflant un air. Les pêcheurs, qui profitent de tout, se servent même de la faculté musicale du phoque pour lui tendre un piège. Au moment où, séduit par le chant ou par le bruit du sifflet, l’animal lève naïvement la tête et tend le cou hors des vagues, on lui envoie une balle entre les deux yeux. Le phoque n’est d’ailleurs point une proie à dédaigner. Il fournit quelques tonnes d’excellente huile. Sa peau tannée sert à faire des souliers, et, préparée avec le poil, elle offre une surface imperméable. On l’emploie à confectionner des vêtemens et à couvrir, des emballages. Le phoque est pour les Esquimaux un animal aussi utile que le mouton pour les Européens. Ils s’en nourrissent, ils s’en habillent, et toute l’huile de cet animal qu’ils ne boivent pas leur sert à entretenir leurs lampes. Quoique enfant des mers boréales et de la patrie des glaces, le phoque se rencontre assez fréquemment sur les côtes de la Hollande et même dans les eaux du Zuiderzée[29]. Il y a près d’ici une petite île que je vous conseille de visiter, c’est l’île d’Urk. Les phoques semblent choisir de préférence ce coin de terre pour s’y reposer. Il y a même des nuits où les habitans ne peuvent dormir à cause des ronflemens de ces animaux. On leur fait la chasse, mais ils sont si bien sur leurs gardes et ont des sentinelles si avisées, qu’on les manque presque toujours. Je connais pourtant dans une autre île, nommée Rottum, un habile tireur qui ne les manqué pas[30].

Le plus grand ennemi de l’homme dans ces régions polaires, où tout s’élève contre lui, c’est encore la solitude. Nous nous en apercevions à l’espèce de joie que nous causait la vue des ours blancs. Il est vrai que la rencontre d’un tel compagnon est dangereuse. Ce formidable animal était, avant l’arrivée de l’homme, le souverain des régions arctiques ; il a vu depuis ce temps-là sa couronne tomber dans les glaces. Les naïfs marins prétendent qu’il leur en veut de cette déchéance, et qu’une sombre jalousie éclate à la vue de l’homme dans son œil farouche. Sur la glace, l’ours blanc est chez lui, et il est alors hasardeux de l’attaquer ; mais dans l’eau, où il nage pourtant comme un poisson, on le tue sans trop de danger. L’un d’eux, harcelé dans les mers du Spitzberg par une division de l’équipage, fit néanmoins sous mes yeux une résistance terrible. Il avait réussi à sauter dans la chaloupé et à prendre possession du gouvernail. Les matelots effrayés lui firent aussitôt les honneurs de chez eux en se jetant à la mer. Ils se maintenaient à la surface, appuyés seulement sur les agrès et sur le plat-bord du bateau. Nous vînmes en hâte à leur secours. L’ours brisa le fer de deux lances entre ses mâchoires, et fut tué d’un coup de feu sans quitter son poste. Ces animaux sont très recherchés à cause de la valeur de leur peau ; aussi les marins les attaquent-ils continuellement et avec une audace extrême. La chair de l’ours blanc n’est même point à mépriser. Le chirurgien de notre bâtiment nous traita un jour, le capitaine et moi, avec la viande d’un de ces animaux tué depuis un mois[31], et que nous prîmes l’un et l’autre pour du bœuf. Les régions arctiques sont plus habitées qu’on ne le croirait d’abord quand on envisage seulement les rochers nus ou recouverts d’une morne végétation, la longueur des nuits d’hiver et les mers où le soleil ne brille en quelque sorte pendant l’été que pour éclairer la glace. Cependant cette vie du Nord est froide et incolore. Les animaux se confondent avec le linceul de neige qui recouvre toute la nature. Les renards eux-mêmes sont blancs. L’équipage s’amusa bien un jour de la mésaventure d’un de ces carnassiers qui avait voulu s’emparer d’un phoque endormi à l’extrémité d’un champ de glace. Le renard s’avança à pas légers le long du bord, puis sauta sur le phoque, qui, réveillé à temps, échappa en se jetant à la mer. La glace en cet endroit était extrêmement fragile, et le fragment sur lequel se trouvait alors le renard se détacha. Nous le vîmes nager avec vitesse dans la direction du vent. Jamais renard pris au piège ne fit une plus triste figure que celle de notre animal rusé sur son radeau de glace, qui, après une longue et fastidieuse navigation, fondit sans doute, laissant ainsi le pauvre renard affamé à la merci des eaux.

Il me reste à vous parler de la vie des marins au milieu de ces climats uniformes où c’est toujours l’hiver. Les mœurs des baleiniers ressemblent aux mœurs des autres pêcheurs que vous connaissez déjà, seulement elles sont plus accentuées. La vue des glaces développe le sentiment religieux. Au milieu des régions inclémentes du pôle arctique, on n’en admire que plus la main de la Providence, qui nourrit les oiseaux sur les rochers du Spitzberg, qui féconde le brin de mousse et qui verse sur l’homme, étranger à de telles contrées, un pâle rayon de soleil. Le cœur humain est ainsi fait : c’est dans la privation et la misère qu’il éprouve le plus le sentiment de la reconnaissance. Le dimanche, le chant des psaumes retentissait sur le pont du navire. Il était difficile de se défendre de quelque émotion quand nos marins célébraient avec leur rude voix les louanges de celui « qui répand la neige comme de la laine, et qui verse le brouillard comme de la cendre. » La poésie de la Bible, comparée alors avec la poésie de la nature, avec les sublimes horreurs que nous avions devant les yeux, avec la majesté des glaces solidement assises sur l’abîme, avait une sauvage grandeur, qu’elle n’atteint même pas dans nos vieilles églises. Nos braves marins hollandais partageaient ainsi la joie des anciens navigateurs Barendz, Heemskerk et Ryp la première fois qu’ils apprirent le nom de Dieu aux farouches rochers du Groenland. Un autre sentiment s’associait dans leur cœur à l’adoration d’un être invisible, c’était l’amour de la patrie absente. La vue des fleuves du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble, dont la bouche est obstruée par les glaces, nous faisait souvenir de la Meuse pendant l’hiver. Le chant des oiseaux qui fréquentent durant la saison d’été les îles du Groenland nous rappelait le chant des oiseaux de mer qui volent sur nos dunes, et, par une habitude toute nationale[32], nous dénichions leurs œufs sur les rochers, au risque de nous rompre le cou. La rencontre du pavillon hollandais, autrefois sans rival sur ces mers, était salué d’un navire à l’autre avec un frémissement d’enthousiasme. C’était comme une apparition de la mère-patrie. Nous songions alors à nos femmes, à nos maisons, à nos amis, dont les tranquilles figures se rassemblaient peut-être autour de la lampe au moment où il faisait jour pour nous, — un jour sans chaleur, comme celui des cœurs que le soleil de la famille ne réchauffe plus. Enfin un des besoins de l’homme faible et isolé au milieu de ces solitudes polaires, c’est d’attester pour ainsi dire son existence en gravant les traces de son passage sur des monumens plus ou moins durables. Nous longions le groupe des îles Cary en 1840, quand notre capitaine découvrit un de ces ouvrages qui fixa son attention. Une chaloupe fut mise à la mer pour examiner ce que c’était. Nous trouvâmes un entassement de pierres qui nous rappelèrent les hunnebeden que nous avions vus dans la province de Drenthe. Des lettres y étaient inscrites : d’un côté du monument, J.-J., M.-R. D., avec la date 1827 ; de l’autre côté, il y avait d’autres lettres, T. M.-D. K. Des baleiniers avaient touché cette terre en 1827, et ils avaient sans doute laissé ce témoignage de leur visite. L’homme perdu dans les solitudes polaires cherche tous les moyens d’échapper à l’oubli : c’est mourir deux fois que de périr ignoré au milieu du silence des neiges et de l’insensibilité de la nature.

Les pêcheurs de baleine n’étaient point insensibles aux scènes grandioses qui se succédaient autour d’eux. C’est à nos baleiniers que la science doit d’avoir sondé le mystère des nuits arctiques. Encore les termes des langues humaines sont-ils impuissans pour caractériser les phénomènes d’un monde où toutes les lois de l’univers, connu se trouvent comme bouleversées. Là le jour n’est plus le jour, la nuit n’est plus la nuit. Le soleil, par exemple, reste au-dessous de l’horizon depuis à peu près le 22 octobre jusqu’au 22 février. Durant cette période de l’année, la nuit pèse comme un noir manteau sur les roches et les glaces couvertes de neige. Cette longue obscurité n’est pourtant pas aussi morne qu’on pourrait le croire. La face aplatie du soleil approche encore assez du niveau de la terre et de la mer pour leur envoyer une sorte de crépuscule qui règne pendant quelques heures. Le reste du temps les étoiles pétillent avec une clarté extraordinaire ; la lune paraît quelquefois douze et quatorze jours de suite sur l’horizon : tous ces corps célestes versent une lumière froide, mais vive, qui, réfléchie constamment par la surface des neiges, offre quelque ressemblance avec la lumière diurne. Ajoutez à cela de magnifiques aurores boréales qui embrasent de temps en temps le ciel comme une fournaise, et, qui viennent en quelque sorte consoler la ténébreuse solitude des pôles. Le commerce de la baleine, en attirant l’homme dans ces régions inhabitables, a réellement ajouté une page à l’histoire physique de notre globe. La science est venue ensuite ; mais elle ne doit point oublier que le chemin avait été ouvert par d’obscurs matelots, soldats de la pêche, dont le dévouement était encore, plus grand que les mers arctiques n’étaient effrayantes. Longtemps on n’a guère connu ces solitudes intéressantes et les mouvemens de ce ciel taciturne que par les récits des baleiniers. Les tempêtes, les glaces, les ours blancs, savent seuls ce que plusieurs d’entre eux sont devenus. La connaissance géographique des mers et des régions, hyperboréennes formait la base de notre éducation professionnelle. Quoique notre but ne fût pas de découvrir des terres nouvelles, les marins de nos équipages s’avançaient quelquefois avec une curiosité téméraire au-delà du théâtre de la pêche. À Dieu ne plaise que je veuille rabaisser les entreprises récentes des navigateurs ! Grâce à eux, le rideau des neiges éternelles s’est en partie déchiré ; des îles nouvelles, parmi lesquelles l’île Melville, cette Thulé de la géographie moderne, sont sorties dernièrement du sein des mers enchaînées par la glace[33]. Il faut seulement comparer nos faibles moyens aux ressources matérielles dont dispose actuellement la science. Les navigateurs anglais narguent l’hiver des pôles au fond de leurs cabines bien chaudes, bien construites, bien avitaillées ; ils charment la longueur des nuits arctiques en se livrant à toute sorte d’exercices et de récréations. À terre, ils installent un théâtre et jouent la comédie dans ces mêmes solitudes où les pauvres compagnons de Barendz mouraient de froid, de faim et de misère sous la hutte. Ils ont à leur service la vapeur. Les glaçons eux-mêmes n’arrêtent plus leur marche dans les mers solides. Au lieu de scier lentement et péniblement ces blocs, ils appellent à leur secours un auxiliaire depuis longtemps utilisé dans les mines, la poudre ; à l’aide de cette substance explosible qu’ils introduisent dans les trous de la glace et qu’ils bourrent, ils font sauter devant eux l’obstacle, entr’ouvrent la croûte de l’océan, et nettoient ainsi une étendue considérable en une seule journée.

Ouverte au mois de mai, la pêche de la baleine se terminait généralement à la fin de juin. Quelques aventuriers la recommençaient pourtant à l’automne[34]. Les navires qui n’étaient pas retenus dans les glaces reprenaient ensuite le chemin du Helder. Cette vie de dangers, de sauvage indépendance, de lutte avec les rigueurs de la nature septentrionale, avec les plus terribles animaux, avait pour nous un charme qu’on ne remplace guère. Moi, qui me fais vieux, je suis comme l’ours blanc transporté dans nos ménageries : j’ai le mal des glaces. Au milieu des loisirs d’une existence tranquille et relativement heureuse, je regrette nos courses infinies, traversées par des périls sans nombre ; je regrette le majestueux mouvement des nuages, le bruit assourdissant des glaçons contre les glaçons, la vue des pics noirs et marbrés, de neige, les joyeux entretiens de nos compagnons, les fêtes de l’équipage après une chasse fructueuse, et surtout l’émotion qui nous chatouillait le cœur, quand au retour nous apercevions les côtes plates de la Hollande…

Quelques réflexions suffiront pour compléter les souvenirs du vieux marin de Harlingen. Parmi les causes qui ont amené la décadence de la pêche de la baleine dans les mers du Groenland, il en est qui tiennent à l’ordre même de la nature, et sur lesquelles la volonté humaine est impuissante. La race des baleines, poursuivie à outrance jusqu’au milieu des glaces, a très certainement diminué en nombre ; peut-être ce monstre marin est-il même destiné à disparaître un jour de la surface de notre globe. À mesure que le désert recule, l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros, deviennent plus rares. À mesure que les mers se peuplent de vaisseaux et que l’homme s’avance sous les latitudes extrêmes, la baleine doit probablement subir le même sort. Aujourd’hui cette pêche a passé entre les mains des Américains, qui la pratiquent dans les mers du Sud. Sans autre appui que leur industrie et leur esprit d’entreprise, les Américains ont soutenu la concurrence sur tous les marchés de l’ancien et du nouveau monde contre les autres nations qui protégeaient la pêche. C’est même dans l’intérêt de leurs baleiniers que les États-Unis ont cherché dernièrement, par des traités de commerce, à trouver des abris sur les côtes du Japon.

J’ai entendu en Hollande des économistes estimables nier que la pêche de la baleine pût se soutenir dans les autres pays. Ma conviction, contraire à la leur, s’appuie sur des faits et sur des chiffres. Jamais cette pêche n’avait atteint en Angleterre le degré de prospérité inouïe auquel elle parvint durant les quinze premières années de ce siècle[35]. Faut-il faire honneur de cet heureux résultat à la prime, qui s’éleva, il est vrai, depuis 1750 jusqu’en 1824 au chiffre énorme de deux millions et demi de livres sterling ? Je ne le pense pas. La source du développement que reçut alors cette branche d’industrie est dans un ensemble de circonstances heureuses pour la Grande-Bretagne. L’empire français, en fermant les mers et en occupant la Hollande, avait éteint dans la flotte des baleiniers néerlandais une rivalité puissante pour la flotte des baleiniers britanniques. Les événemens politiques continuèrent alors, beaucoup plus qu’un encouragement artificiel, à consolider la fortune de la pêche anglaise. La guerre ayant annihilé les forces et les ressources des pêcheurs hollandais, le gouvernement de la Grande-Bretagne offrit toutes les immunités dont jouissent les citoyens anglais aux baleiniers néerlandais qui voudraient venir se fixer en Angleterre. Plusieurs d’entre eux profitèrent de cette invitation. Ils apportèrent avec eux leur capital, leur industrie et leur expérience. Grâce à cette accession de forces nouvelles, la pêche anglaise de la baleine fut poursuivie durant quelques années avec un succès qui ne fut égalé à aucune autre époque. À la chute de l’empire, en 1815, il y avait en Angleterre cent cinquante excellens navires et environ six mille marins occupés à la pêche de la baleine dans les mers du Nord. Il est vrai que cette industrie ne se maintint point à un état de prospérité qui était en partie l’ouvrage des circonstances. Je lis néanmoins dans des documens officiels que de 1813 à 1818 il fut importé en Angleterre et en Écosse 68,940 tonnes d’huile et 13,420 tonnes de baleines, ce qui, en évaluant l’huile à 36 livres 10 shellings et les baleines à 96 livres la tonne, donne, avec les peaux, un total de 2,834,110 livres sterling, ou 566,822 livres par année. En 1824, la prime fut abolie. Je ne trouve point que la pêche ait beaucoup souffert de cette mesure législative, car en 1825 cent dix navires, sans autre encouragement que leur propre intérêt, rapportèrent en Angleterre 500 baleines, dont on tira 6,370 tonneaux d’huile à raison de 36 livres sterling la tonne, et 350 tonneaux de baleines au prix de 250 à 300 liv. Il y eut cette année-là cinq navires perdus. On voit par ces chiffres que la pêche de la baleine, pratiquée alternativement dans les mers du Groenland et au détroit de Davis, n’avait point alors sensiblement fléchi ni sur l’un ni sur l’autre de ces deux théâtres. Elle se maintint jusqu’en 1830, date fatale dans les annales de la pêche. À mesure que, par suite des nouvelles découvertes, le rempart des glaces reculait pour ainsi dire vers le pôle arctique, les baleines reculaient avec lui. Il devenait donc d’année en année plus difficile de les atteindre et de les saisir. Les vaisseaux, engagés toujours plus avant dans la glace, se trouvaient, malgré les progrès de la navigation, exposés à plus de dangers. L’année 1830, si fertile en désastres et en aventures tragiques, ne fit que dessiner sous ce rapport une des faces de la situation : dix-neuf navires anglais firent naufrage, et douze furent fortement en dommages ; on évalua la perte à la somme énorme de 142,600 liv. sterl. Ces événemens exercèrent une fâcheuse influence sur la pêche de la baleine, qui suivit depuis cette époque, dans les mers du Nord, une échelle de réductions lentes, mais continues. De 1844 jusqu’à nos jours, vingt-huit ou trente navires n’en prennent pas moins part chaque année à cette industrie, qui lutte résolument contre tant d’obstacles ; plusieurs d’entre ex réalisent d’assez grands bénéfices. Un navire baleinier est rentré dernièrement dans le port de Hull avec une des plus riches cargaisons d’huile qui revînt jamais des mers arctiques. La pêche de la baleine a donc subi en Angleterre, dans ces derniers temps, des fortunes diverses ; mais si les statistiques avouent un mouvement de décroissance, elles ne contiennent pourtant rien de tout à fait décourageant.

D’ailleurs, — et c’est ici le côté important de la question, — l’Angleterre même, en abandonnant les mers arctiques, n’abandonnerait point pour cela la baleine : elle ne ferait que déplacer le terrain de la chasse. Il n’en est point de même de la Hollande, qui est restée étrangère à la pêche de la baleine dans les mers du Sud. Les Anglais chassent sur ces nouvelles eaux trois espèces de grands animaux marins : la baleine spermaceti, la baleine noire ou commune, et le morse. La baleine spermaceti habite les régions tropicales, les côtes de la Nouvelle-Zélande et les mers voisines. La durée ordinaire du voyage pour un navire de pêche qui part d’un des ports de l’Angleterre à la recherche de ces grands et productifs animaux est de trois années. La baleine commune des mers du Sud se rencontre dans plusieurs parages, mais principalement sur les côtes du Brésil et dans les baies de l’Afrique. Les morses des mers du Sud ou éléphans marins sont des animaux intermédiaires qui forment l’anneau de transition entre le morse des mers arctiques et le phoque. On les trouve surtout dans les mers qui entourent les îles de la Désolation, dans les Shetlands du sud et près des côtes de la Californie. Chaque année, les pêcheurs anglais en prennent un nombre considérable, des bâtimens entiers reviennent chargés de ce butin, et le morse fournit, dit-on, plus d’huile que la baleine commune du Sud. Les navires se livrent ainsi indifféremment à l’une ou à l’autre pêche, suivant que les circonstances le permettent. Le terme du voyage entrepris à la recherche de la baleine commune ou du morse est de douze à dix-huit mois. La Grande-Bretagne a tiré et tire encore de cette industrie maritime des avantages immenses. En 1842, cinquante-neuf navires mirent à la voile ; le produit de la campagne s’éleva à 364,680 livres sterling. Le succès de cette nouvelle pêche a réagi puissamment contre l’ancienne pêche de la baleine dans les mers polaires : celle-ci en a souffert, mais elle n’est pas anéantie.

La France, comme la Hollande, ne figure plus au même rang qu’autrefois dans les solitudes arctiques. En 1839, trente et un bâtimens français, montés par mille pêcheurs, firent voile encore pour le Groenland ; mais en 1841 quatre navires seulement se rendirent dans les mers de glace. Le gouvernement crut pourtant devoir témoigner sa sollicitude envers cette pêche fameuse, en la favorisant de primes dont le total s’éleva dans certaines années à une somme considérable.

Est-il vrai maintenant que le pavillon néerlandais se soit effacé pour jamais dans les mers du Nord, où, à la fin du dernier siècle, il s’élevait encore si triomphant ? Nous ne le croyons pas, nous ne voulons pas le croire. La pêche de la baleine est peut-être la seule qui soit fondée à réclamer la protection du gouvernement à cause des risques infinis qui l’accompagnent, et qui souvent la rendent improductive ou même ruineuse. Cette protection n’a pourtant pas réussi à la relever. On peut tirer d’une telle impuissance un nouvel argument en faveur de la liberté de la pêche. Ce qu’il faudrait, ce serait moins invoquer la main de l’état que réveiller l’ardeur entreprenante de la nation. La Hollande a eu de beaux jours dans l’histoire ; mais l’abus du succès a peut-être affaibli le succès même. À mesure qu’elle s’est enrichie, les capitaux sont devenus plus timides et les hommes moins confians dans les hasards de la mer. L’économiste ne saurait envisager sans tristesse la perte d’une telle ressource nationale. La pêche de la baleine, en dehors des profits qui y étaient attachés, communiquait une grande impulsion à tout le commerce intérieur. Avec cette branche d’industrie a disparu un élément notable de la prospérité publique. Pour la relever, il suffirait de circonstances qui viendraient réchauffer le zèle d’une population demeurée toujours laborieuse et forte. Il est permis de croire que la liberté du commerce et de la pêche, en ranimant l’esprit d’entreprise, aura cette heureuse conséquence. En attendant le devoir de ceux qui aiment la Hollande est de provoquer, par le contraste des faits, le réveil d’une nation qui n’a besoin que de redevenir elle-même pour reprendre un rang honorable dans les mers arctiques, et pour ressaisir les avantages qu’elle a perdus. Si même les mers de glace doivent être abandonnées, rien n’empêcherait les Hollandais de chercher, comme les Anglais, sur les mers du Sud[36] une compensation à la pêche du Nord, et le moyen de reconquérir une célébrité qui ne doit point tomber à l’état de souvenir historique.


ALPHONSE ESQUIROS.


  1. Cette pièce de vers fut composée à l’occasion de la nomination de Tromp comme amiral en chef.
  2. Une nation se peint dans son langage. En Hollande, on trouve une foule de métaphores et de proverbes empruntés aux usages de la vie maritime. On dit par exemple volontiers d’un homme ferme qui lutte contre les difficultés, qu’il « tient la tête au-dessus des eaux. » Veut-on soutenir en principe qu’il ne faut qu’un maître dans un état ou dans une maison, on s’exprime ainsi : « Il ne faut pas qu’il y ait deux mâts dans un navire. » Un homme ivre est un homme qui ne sait plus diriger son gouvernail. Insiste-t-on sur la nécessité de modifier un système établi et de céder aux circonstances, on se sert de cette image : « Si la marée refoule, il faut déplacer les balises. » Un Hollandais ne vous demandera pas : comment vous portez-vous ? mais « comment naviguez-vous ? (hoe vaart gy ?) » Dans les ouvrages des poètes néerlandais, on trouve également beaucoup de figures tirées de la navigation. Vondel, parlant de Vossius, dit : « Tout ce qui se trouve enfoui dans les livres est venu flotter dans son cerveau. »
    Al wat in boeken steckt is in zyn brein gevaren.
    Non-seulement la nation hollandaise a enrichi son langage d’expressions qui révèlent ses instincts maritimes, mais de plus elle a fourni aux autres peuples européens un grand nombre de termes tirés de son vocabulaire naval. Chaque race contribue ainsi au développement des idiomes modernes pour la partie de la langue qui est relative à ses facultés et à son génie. Les Anglais eux-mêmes reconnaissent que le hollandais a prêté considérablement de mots techniques à leur dictionnaire maritime.
  3. L’historien de ce voyage est un homme de mer, Gerrit de Veer. Il dit naïvement ce que lui et ses compagnons ont vu, ce qu’ils ont fait. Les journaux de navigateurs, les récits d’expéditions lointaines constituent une des branches les plus curieuses et les plus ignorées de la littérature néerlandaise. Deux hommes de mérite, M. Bennett, officier de marine, et M. van Wyck, auteur d’un dictionnaire géographique, avaient entrepris de réimprimer intégralement les relations des anciens voyages. La mort prématurée de M. Bennett a interrompu cette utile publication. On doit aussi à M. van Wyck et à M. le professeur Moll, d’Utrecht, de savantes études sur les découvertes géographiques des Hollandais et sur plusieurs des premières expéditions nationales.
  4. Jacob van Heemskerk est un des plus grands marins de la Hollande. Après son exploration des mers arctiques, il passa aux Indes, et fut un des premiers à jeter les bases de la puissance batave dans l’extrême Orient. Il mourut héroïquement à la tête de la flotte hollandaise dans la fameuse bataille navale de Gibraltar, qui fut livrée en 1607, l’année même de la naissance de Ruyter. La vie de Heemskerk est résumée dans les deux vers que Hooft, le Tacite hollandais, inscrivit sur sa tombe à Amsterdam, et dont voici la traduction : « Heemskerk, qui osa se frayer un passage à travers le fer et les glaces, laissa l’honneur au pays, le corps ici, la vie devant Gibraltar. »
  5. Tollens a écrit sur cette catastrophe mémorable un poème intitulé : l’Hivernage des Hollandais à la Nouvelle-Zemble (Tafeveel van de Overwintering van Nova Zembla). C’est la plus nationale des œuvres de Tollens, le plus populaire des poètes vivans. J’avoue pourtant préférer à cette poésie artificielle la simple et inculte relation des navigateurs eux-mêmes. L’auteur nous représente Barendz et ses compagnons tirant aux dés lequel d’entre eux on mangera. Jamais une pensée si horrible (leur journal en fait foi) n’entra dans la tête de ces malheureux. Un tel effet mélodramatique affaiblit, en voulant l’accroître, l’intérêt du récit. Tollens n’en est pas moins, surtout dans ses chants lyriques, un poète aimable, et on peut même le regarder, sous quelques rapports, comme le Béranger de la Hollande.
  6. On trouve les traces de cet antagonisme dans toute l’histoire du XVIe et du XVIIe siècle, mais surtout dans les faits suivans : la colonisation de l’Amérique, la circumnavigation du globe, le commerce avec la Russie et avec les Indes-Orientales.
  7. Les Anglais s’appuyaient, pour revendiquer l’occupation de ces mers, sur la découverte du Spitzberg, qu’ils attribuaient à un de leurs marins, Hugh Willoughby, lequel aurait le premier abordé sur cette plage en 1553. Cette découverte, ajoutaient-ils, avait été i’origine de l’établissement de la pêche. Il est bien vrai que la pêche de la baleine se lie à la connaissance du Spitzberg ; mais il est aujourd’hui bien avéré que la découverte attribuée à Willoughby est due aux Hollandais. La prétention de la Grande-Bretagne reposait donc sur une erreur et sur une injustice. Il ne faut pourtant point juger trop sévèrement la conduite des Anglais en cette occasion : les principes du droit international étaient alors si peu fixés, que les premiers occupans s’arrogeaient partout et sans façon le monopole des mers nouvellement ouvertes.
  8. Dans les commencemens, comme l’office de harponneur exigeait, outre le courage personnel, des connaissances spéciales, on employait seulement des Biscayens, accoutumés depuis longtemps aux dangers et aux difficultés de cette pêche. Chaque vaisseau était alors dirigé par deux hommes, le commandeur ou le pilote, qui était un Hollandais, et le harponneur, appelé en néerlandais speksnyder (coupeur de lard), et qui était de la Biscaye. Ce dernier avait la surintendance des pêcheurs et présidait à l’attaque de la haleine. Plus tard, les Hollandais surpassèrent les Basques dans cette stratégie périlleuse, et les Anglais eux-mêmes durent apprendre des Hollandais l’art de se procurer ces animaux, source d’une richesse considérable. Aussi recoururent-ils plus d’une fois à l’assistance des marins à qui ils avaient d’abord disputé le terrain de la pêche.
  9. La naissance de la pêche de la baleine est ultérieure au développement de la pêche du hareng, qui remonte aux premiers temps de la république batave. Par une anomalie singulière, les Hollandais continuèrent à appeler la pêche du hareng la grande pêche et celle de la baleine la petite pêche. La pêche du hareng était, il est vrai, plus lucrative et occupait un plus grand nombre de bâtimens.
  10. Ce nom vient sans doute de deux mots hollandais : smeer, qui veut dire lard, graisse, huile, et bergen, qui signifie tirer. Il y avait en effet d’immenses chaudières qui bouillaient nuit et jour, et dans lesquelles on préparait l’huile de baleine. Le même mot smeer, en langue suédoise, veut dire beurre.
  11. Nous trouvons ces chiffres dans les intéressans Mémoires de de Witt. Suivant lui, la pêche de la baleine décupla ses produits : les braves Frisons formaient un neuvième de cette armée pacifique à laquelle les Pays-Bas durent une partie de leurs plus solides conquêtes.
  12. La statistique justifie jusqu’à un certain point par des chiffres ce langage de la poésie. De 1669 à 1778, les dépenses pour la pêche de la baleine montèrent à 177,893,970 fl. : le produit de cette pêche, dans le même intervalle de temps, s’éleva à 222,186,770 florins ; il restait donc entre les mains des baleiniers un bénéfice de 44,298,800 florins. Ces chiffres répondent suffisamment aux Hollandais qui, pour se consoler sans doute du déclin d’une industrie si fameuse et si nationale, prétendent aujourd’hui que la pêche de la baleine n’a jamais donné de grands résultats.
  13. Le déclin de la pêche de la baleine peut être fixé à l’année 1770 ; de 1769 à 1778, le nombre des bâtimens, qui était de 182 par année, fat réduit à 134 ; durant la guerre de la Grande-Bretagne avec l’Amérique, ce nombre tomba à 60 ou 70. Il est douloureux de comparer les faits actuels à cette ancienne situation des choses. Trois sociétés établies en 1815 s’occupèrent de la pêche de la baleine et du chien marin : en 1826 déjà, la première de ces sociétés était en dissolution. En 1853, trois vaisseaux seulement visitèrent les côtes du Groenland. La pêche fut heureuse, car 13,500 peaux de chiens marins et 1,678 barils de lard furent rapportés dans la ville de Harlingen, — 6,500 peaux de chiens marins et 320 barils de lard dans la ville de Purmerende. Ce succès partiel n’encouragea pourtant pas le zèle des armateurs, car l’année suivante il ne sortit que deux vaisseaux de Purmerende, et un seul de Harlingen.
  14. Le but à la fois scientifique et industriel de ces terribles essais est indiqué dans une sorte de procès-verbal où l’on reconnaît bien l’esprit austère et religieux de la vieille Hollande. « Il a plu à Dieu, créateur et conservateur de l’univers, par l’incontrôlable volonté de qui les conseils des hommes sont gouvernés, d’inspirer à la compagnie du Groenland la résolution suivante : — il sera fait des études pratiques sur les véritables conditions de l’hiver dans les régions du Groenland, concernant surtout les nuits et les autres phénomènes atmosphériques dont disputent les astronomes. En conséquence il a été résolu que sept des plus braves et des plus habiles de la flotte seraient admis sur leur consentement à demeurer là toute la saison d’hiver. » Suivent les noms des héroïques marins qui se proposaient eux-mêmes pour tenter l’aventure.
  15. Si le séjour des malheureux laissés à l’île Maurice n’avait pas résolu le problème de l’acclimatation, il avait du moins répondu affirmativement sur un autre point aux espérances des compagnies. « Aujourd’hui, disent-ils dans leur journal, en allant sur la montagne, nous aperçûmes cinq baleines près du rivage, et vers le soir quatre autres dans la baie. Si nous avions été assez nombreux et si nous avions eu les instrumens nécessaires pour cette pêche, nous aurions pris de ces animaux autant qu’il en faudrait pour défrayer toute une flotte. »
  16. Ancien stadhouder de la Frise, auquel la province et surtout la ville de Harlingen sont redevables de ces grands ouvrages.
  17. Il était même interdit aux chantiers de la Hollande de construire des navires de pêche pour le compte des autres pays.
  18. Le tonnelier était sur les navires de pêche un homme important. C’est lui qui construisait et cerclait les barils destinés à recevoir l’huile de baleine.
  19. On peut voir au musée de La Haye une collection d’armes et de différens outils mis en usage pour cette pêche.
  20. Que les baleines, poursuivies et détruites le long des côtes du Groenland, se soient retranchées avec intention derrière le boulevard des glaces éternelles, c’est un fait dont il est impossible de douter, pour peu qu’on ait étudié les mœurs de cet animal. Quelquefois une baleine isolée s’attache à un grand glaçon flottant comme à un bouclier qui la couvre, et sous lequel on la voit se réfugier à la moindre alarme. Souvent aussi les baleines habitent par troupes dans des baies glacées. On les voit frapper avec leur tête et briser la surface solide, de distance en distance, pour respirer l’air. Quoique souveraine des mers par sa grande taille et par sa force prodigieuse, la baleine est extrêmement timide. Un oiseau qui vient s’abattre sur son dos la met dans un état d’agitation et de terreur. On ne s’étonnera donc plus que l’instinct de sa propre conservation lui ait fait chercher une retraite dans des solitudes défendues par une barrière compacte et difficile à ouvrir.
  21. Le système d’alimentation des baleines est extrêmement singulier. Ces géans du règne animal nagent à la surface de la mer avec une grande rapidité, et en nageant ils ouvrent leurs larges mâchoires. Un courant d’eau se précipite alors dans ce vaste gouffre, et avec l’eau des vers, des mollusques, de petits crustacés, en un mot les insectes de l’océan. L’eau se trouve ensuite repoussée de chaque côté de la bouche ; mais elle est tamisée en quelque sorte par les lames transversales des fanons, espèce de moustaches fixées à la mâchoire supérieure, et qui servent à retenir la nourriture. Nous avons vu ce mécanisme parfaitement exprimé sur une tête de baleine préparée dans le musée d’histoire naturelle à Harlem par les soins de M. van Breda. On peut admirer ici une des lois de la nature : dans sa sage prévoyance, elle n’a pas voulu que les gros mammifères vécussent aux dépens des autres animaux de leur espèce. L’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame se nourrissent d’herbe et de racines ; la baleine s’alimente de très petits êtres vivans, dont la reproduction au sein des abîmes de l’océan est à peu près illimitée. Autrement l’appétit de ces colosses aurait pour ainsi dire englouti au bout de quelques siècles la création animale.
  22. Ce terme, comme la plupart de ceux qui sont passés en usage dans la pêche de la baleine, a été transporté avec plus ou moins d’altération dans les autres langues, dans l’anglais par exemple ; les baleiniers anglais disent : Fall ! fall ! Le mot hollandais implique une idée de mouvement, soit qu’il vienne de vallen, descendre, tomber, ou de aanvallen, attaquer.
  23. Le harpon est une espèce de flèche : le fer est découpé en forme de hachette, et de manière à s’enfoncer toujours plus avant dans la chair par les efforts mêmes que fait l’animal pour s’en délivrer. On raconte l’histoire d’une baleine énorme qui, par un mouvement désespéré, avait pourtant réussi à se dégager de cette dent meurtrière. Le harpon sauta en l’air à une hauteur considérable, mais en retombant il se fixa sur le ventre de l’animal, et la baleine fut prise.
  24. Le témoignage des pêcheurs dépose, comme on voit, en faveur des idées de Barendz et des autres navigateurs hollandais, qui les premiers ont cherché un passage entre la Nouvelle-Zemble et le continent européen. L’existence de ce passage connu des baleines, inutilement cherché jusqu’ici par l’homme, semble en outre indiquée par la nature des courans et des marées. Quelques-uns de ces courans sont relativement tièdes, et les lames de glace y fondent en dégageant une légère vapeur.
  25. Ces tempêtes de neige durent souvent plusieurs jours, et une ou deux fois dans l’année des semaines entières. Le voyageur surpris à terre par la tourmente atmosphérique n’a d’autre ressource que de se coucher à plat ventre, de se couvrir de son traîneau, et d’attendre que l’orage soit passé ; mais si la neige continue à tomber, il périt la plupart du temps étouffé sous les vagues de cette poussière glacée.
  26. Cet objet de commerce était autrefois si estimé, que les baleiniers néerlandais le vendaient aux Anglais 700 livres sterling par tonne. On calcule que, dans les beaux temps de la pêche, les Hollandais recueillirent d’un tel trafic au moins 100,000 livres sterling chaque année.
  27. Un commerçant d’Amsterdam, homme fort actif et instruit, a fait, il y a vingt ans environ, un voyage dans les régions de la Mer-Blanche, et a trouvé encore les débris d’une église construite par les marins hollandais.
  28. Les morses sont très convoités à cause de leurs défenses. Ces défenses, du plus bel ivoire, servent aux dentistes pour fabriquer les fausses dents. Lorsque l’animal est jeune et que les défenses ne sont pas encore développées, on le prendrait volontiers de loin pour un homme. Une telle ressemblance a sans doute donné lieu dans les temps anciens aux histoires fabuleuses de sirènes et de tritons. Ces animaux curieux aiment en effet à élever leur tête hors de l’eau et à regarder les vaisseaux qui passent.
  29. Au moment où nous traversions le golfe pour nous rendre d’Enkhuisen à Harlingen, nous rencontrâmes, à quelque distance du bateau à vapeur, un phoque qui, comme enivré d’air et de soleil, se livrait aux évolutions les plus amusantes.
  30. La petite île de Rottum appartient à la province de Groningue. Elle est habitée par une seule famille, dont le chef est en effet un très habile chasseur de phoques. Ce Robinson hollandais vit de sa chasse et de la récolte des œufs que les oiseaux de passage déposent dans l’île. Il vend les œufs aux pâtissiers de Groningue et prépare lui-même la peau des chiens marins. On estime qu’un phoque tué vaut 8 florins. Les pêcheurs de Scheveningen réussissent quelquefois à s’emparer de ces animaux tout vivans. Ils les portent alors à la ville, où ils les montrent pour de l’argent, non sans accompagner cette exhibition de commentaires d’un goût naïvement biblique sur l’étrangeté des créatures que la main du Créateur a répandues dans les abîmes de l’océan.
  31. Sous ce ciel, où toute humidité est pétrifiée en glace ou épaissie en neige, la viande se conserve le plus souvent cinq et six mois sans se corrompre. On a retrouvé des cadavres humains qui, enterrés depuis plusieurs années, étaient encore intacts sous leurs vêtemens. Cette morte nature des pôles est plus favorable aux morts qu’aux vivans.
  32. Les tables les plus délicates de la Hollande font grand cas des œufs de mouettes et d’autres oiseaux marins, dont on ne mange cependant pas la chair. Des enfans, des femmes ramassent soigneusement ces œufs dans des paniers. Au nord du Texel, j’ai vu une grande falaise qui formait autrefois une petite île séparée, mais qui se trouve jointe maintenant à l’île principale par une digue de sable et par le terrain qu’on a gagné sur la mer de ce côté-là. Cette falaise est connue sous, le nom d’Eyerland (l’île aux œufs). La récolte de ces œufs est devenue l’objet d’un commerce qui fait vivre des familles et des populations entières. Les rochers du Groenland sont également riches en productions de la même nature, seulement il est très difficile de les atteindre. On gravit sans trop de danger ces hauteurs ; mais, arrivé au sommet, il est pénible de redescendre. On est alors obligé de glisser à plat ventre, et en s’accrochant avec les mains le long de ces pics, au bas desquels s’ouvrent des précipices affreux.
  33. L’île Melville, découverte en 1819 par Parry, est intéressante à plus d’un point de vue, mais surtout au point de vue géologique. J’ai rencontré au British Muséum des impressions de plantes fossiles rapportées de l’île elle-même, et qui se rapportent à des familles végétales dont les congénères, tels par exemple que les fougères arborescentes, ne vivent aujourd’hui que dans les parties chaudes de la terre. Les géologues interprètent encore ce fait en disant que les pôles n’ont pas toujours été congelés, mais qu’il y a en dans la grande année de la création une saison d’hiver, une époque glaciale ; durant laquelle les lois générales de la température ont été bouleversées, surtout pour les extrémités de la terre. Soit ; seulement il resté un autre fait mystérieux à expliquer. La lumière n’est pas moins nécessaire que la chaleur à l’existence et à la santé des plantes. L’expérience prouve que les plantes tropicales vivent dans nos serres, quand elles y rencontrent une chaleur artificielle égale à la chaleur naturelle de leur climat, mais même alors elles ne vivraient pas, si elles étaient plongées dans l’obscurité. Comment donc concilier l’existence de cette ancienne flore arctique avec une nuit d’environ sept mois ? Après avoir supposé, et avec raison, des changemens dans les lois de notre planète pour expliquer les faits géologiques, faudra-t-il encore supposer des révolutions dans le système céleste ? La raison s’arrête épouvantée devant de tels problèmes.
  34. Les mêmes tribus de baleines qui ont profité au printemps de l’ouverture des mers arctiques pour se répandre dans l’immensité des eaux regagnent en automne leur citadelle, avant que l’entrée n’en soit fermée par l’hiver.
  35. Dans les Esquisses du Cap de Bonne-Espérance, de M. A. W. Cole, ouvrage publié il y a peu d’années à Londres, on trouve un chapitre intéressant sur les pêcheries des côtes de cette colonie anglaise, où l’élément hollandais est encore bien vivace. Dans la baie d’Algoa, il y a un établissement fixe pour la pêche de la baleine : un seul de ces monstres marins donne 500 livres sterling de bénéfice à l’établissement anglais. Parfois on en prend une trentaine dans une année ; mais là encore la baleine a l’instinct de s’éloigner des côtes habitées. On a gardé au Cap une coutume tout hollandaise : on plante les grandes mâchoires et os des baleines le long des routes en guise de bornes milliaires.
  36. Les Américains, qui ont hérité de l’activité surprenante des Bataves et des Anglo-Saxons, ont plus de sept cents vaisseaux baleiniers dans ces mers ; les Hollandais n’en ont pas un seul aujourd’hui.