La Nationalité roumaine d’après les chants populaires

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LA
NATIONALITÉ ROUMAINE
D’APRES
LES CHANTS POPULAIRES

Ballades de la Roumanie, recueillies (Iassy, première et deuxième parties, 1852 et 1853) et traduites (Paris 1855) par Basile Alexandri.



Depuis le commencement du siècle, la nation roumaine est, avec la nation grecque, celle qui dans l’Europe orientale a manifesté sa pensée sous les formes les plus diverses. Une telle renaissance est un fait bien digne de préoccuper quiconque s’intéresse au développement intellectuel des nations néo-latines; mais ici une première question se présente. Cette renaissance de la poésie roumaine n’avait-elle pas été précédée par des essais vraiment originaux de poètes inconnus qui conservèrent dans l’âme des multitudes un sentiment très vif de la nationalité et l’espoir légitime de la voir triompher des obstacles de toute espèce qui paralysaient son réveil? Chez les Hellènes, la grande insurrection nationale de 1814 n’a été sauvée que par le dévouement généreusement obstiné de la foule[1]: en Servie, les pâtres intrépides qui s’étaient levés avec Tserni-George se gardèrent bien d’approuver les concessions périlleuses auxquelles se laissaient aller leurs chefs, La poésie nationale avait ainsi préparé d’une part et de l’autre un noble élan. Les Roumains ont-ils été moins heureux que les Grecs et les Serbes? Répondre à cette question, ce serait peut-être, en montrant les vraies origines de la nationalité roumaine, éclairer un sujet dont l’à-propos devient de plus en plus manifeste. Parmi les Roumains, aux plus mauvais temps de leur histoire, l’énergique montagnard des Karpathes, en chantant les exploits des Mircéa, des Hunyad[2], des Etienne le Grand et des Michel le Brave, résistait aux tentatives les plus habiles de l’étranger. Profondément convaincu que la race à laquelle il appartient n’est inférieure à aucune autre, qu’il est même supérieur aux peuples voisins, les Autrichiens, les Russes et les Turcs, par l’illustration de ses origines et la haute antiquité de sa civilisation, le paysan répondait avec fierté à ceux qui lui parlaient de l’asservissement prochain de son pays : « Je suis sans peur, car je suis Roumain. » Fils de la cité éternelle, il continuait de croire, même sous le poids des invasions, que le Roumain ne périt pas, Romanu nu pere. En effet, l’histoire tout entière démontre que, si l’on peut vaincre les descendans de la vieille louve, on ne parvient jamais à les absorber[3]. Même au-delà du Danube, dans les vallées les plus reculées de la péninsule orientale, les pâtres roumains ne se confondent ni avec les Bulgares, ni avec les Turcs, ni avec les Grecs, et quand un de ces rudes pasteurs rencontre un Moldave ou un Valaque, il lui donne sans hésiter ce beau nom de frate (frère), qui est resté tellement latin, que la prononciation seule est une protestation en faveur de la nationalité roumaine.

Des tendances nationales aussi fortement prononcées ne pouvaient manquer de laisser leur trace dans les documens poétiques les plus anciens. Il faut étudier ces documens : les Slaves, les Latins, les Hellènes, comptent en effet parmi leurs poètes inconnus de véritables historiens. Ces historiens sont en partie connus de l’Europe savante. On sait que la Grèce moderne revit tout entière dans les chants publiés par M. Spiridion Zambélios. La belliqueuse race des Serbes peut être étudiée dans les poèmes vraiment épiques édités par MM. Vuk Stéphanovitch Karajich et Siméon Milutinovitch. Avant la publication entreprise par un poète moldave, M. Basile Alexandri, on eût en vain cherché en Roumanie un ouvrage analogue aux recueils de MM. Zambélios et Karajich. M. Alexandri consacra plusieurs années à recueillir les chants populaires de son pays, dont l’originalité et l’importance l’avaient depuis longtemps frappé. Il parcourut à pied les plaines fertiles et les vallons solitaires des principautés, consultant les vieillards des villages, visitant les localités où s’était conservée la mémoire de quelque brigand fameux, prêtant une oreille attentive aux chansons des pâtres et des jeunes filles. La première série des ballades populaires de la Roumanie, fruit de ces patientes recherches, parut à Iassy en 1852, et la seconde en 1853. Malheureusement M. Alexandri n’a encore mis au jour qu’une partie des poèmes que le temps travaille activement à faire disparaître, et dont il ne restera bientôt que des lambeaux épars. Hâtons-nous, à l’aide de ces précieux documens, de restituer quelques-unes des pages les moins connues de l’histoire roumaine, et de montrer ainsi le lien étroit établi par les mœurs entre le présent et le passé de la Moldo-Valachie.


I.

Le psautier du métropolitain Dosithée, œuvre essentiellement populaire publiée sous les règnes de Grégoire Ghika II et d’Etienne Petricieu, se terminait par ces vers :


«La race de la terre moldave, d’où rayonne-t-elle? — D’Italie, que tout homme le croie. — Flaccus d’abord, puis Trajan, ont amené ici — les ancêtres des heureux habitans de ces pays. — Ils en ont fixé les limites. — Par les signes qui existent, on peut le voir. — Trajan, de la souche de ce peuple, a rempli — la terre roumaine, l’Ardialie[4] et la Moldavie. — Les preuves en sont debout; on les voit par lui faites. — La tour Séverine se maintient depuis longtemps[5]. »


Qu’on ne s’imagine pas que ces détails historiques fussent inintelligibles pour les masses. Lorsque Dosithée, en traduisant les psaumes, nommait Dieu l’empereur qui n’a point d’égal, il n’était que l’écho de la poésie populaire, qui ne connaît pas de qualification plus élevée que celle qui a été portée par Trajan. Le peuple a même presque divinisé le vainqueur de Décébale et des Daces intrépides. Non content de perpétuer son souvenir dans les rochers escarpés, dans les plaines nombreuses qui portent son nom (praful Trajanului, — campul Trajanului), il lui a donné une sorte d’autorité sur les phénomènes célestes. C’est ainsi que la voie lactée est devenue le chemin de Trajan, et que pendant l’orage on s’imagine entendre le guerrier terrible qui précipita sur la Dacie les légions indomptables de la ville éternelle. De même que Romulus, le fondateur de Rome, idéalisé par l’apothéose, est resté aux yeux de la foule le Romain par excellence, ainsi Trajan a été considéré par l’imagination de la multitude comme le Moïse, comme le père de la grande famille roumaine, dont tous les membres se donnent pour cette raison le beau nom de frère. Il est vrai qu’à la place d’une nation exterminée il a établi un nouveau peuple[6].

Le merveilleux que présente le type de Trajan, créé par la poésie légendaire, se retrouve aussi dans l’existence du restaurateur de la nationalité roumaine, Radu-Negru (Rodolphe le Noir, 1241-1265), premier domnu (prince, de dominus) de Valachie. Ce prince appartenait à la glorieuse dynastie des Bassaraba, qui s’éteignit vers le milieu du XVIIe siècle. Après d’interminables invasions qui avaient failli anéantir la nationalité roumaine, après que les Wisigoths, les Huns, les Gépides, les Avares, les Magyars, etc., eurent ravagé la fertile vallée du Danube, Radu, qui régnait à Fogaras, fuyant à la fois et la persécution catholique et le fanatisme des hordes de Batou-Khan, passa les Karpathes (1241), et s’établit à Campu-Lungu. On trouve encore dans l’église de cette ville un portrait de Radu. Le voïvode de la t’era romanesca, la tête couverte d’un diadème, est vêtu d’un long habit brodé en or et en argent, avec un pardessus garni d’une sombre fourrure. Son visage, fortement accentué, est très brun, ses moustaches et ses cheveux sont noirs. Le caractère impérieux que lui attribuent les ballades est complètement conforme à cet extérieur sévère. Romulus punissant de mort un frère qui franchit l’enceinte consacrée n’est guère plus impitoyable que le domnu[7] qui donne des instructions pour bâtir le monastère d’Argis :


« Or vous, mes maçons, — mes maîtres maçons, — jour et nuit en hâte — mettez-vous à l’œuvre — afin de bâtir, — d’élever ici — un beau monastère — sans pareil au monde. — Vous aurez richesses — et rangs de boyards, — ou si non ! par Dieu ! — je vous fais murer, — murer tout vivans — dans les fondemens[8] ! »


Elever un monastère sans pareil au monde n’était pas une tâche facile au XIIIe siècle, époque où de splendides abbayes couvraient toute l’Europe ; mais le restaurateur des villes romaines écroulées et des monumens détruits par les Barbares trouva dans l’architecte Manoli un puissant et glorieux auxiliaire. La poésie populaire est ici profondément historique dans son esprit, sinon dans les détails. Manoli (Manuel, de manus) est un idéal comme Romulus, Numa et Homère, qui personnifient à Rome et en Grèce la force, la loi et la poésie. Aussi ne faut-il pas s’étonner des difficultés qu’il rencontre quand il veut exécuter les ordres de Radu. Toutefois la puissance d’organisation dont Radu était l’agent prédestiné finit par triompher des forces indomptées de la barbarie. Les murailles construites par les Romains furent relevées comme par enchantement, Pinum (Pitesti), Thyanus (Bucharest), Tiriscum (Tirgoviste), redevinrent des cités. L’église d’Argis, souvenir glorieux de cette renaissance, est encore l’orgueil d’un peuple qui conserve, sous une forme profondément symbolique, la mémoire des obstacles de toute espèce dont il a dû triompher.

Les premiers vers du Monastère d’Argis éveillent dans l’âme la pensée de ces obstacles. Lorsque le prince Radu interroge sur la situation du mur délaissé un jeune berger joueur de doïnas[9], le berger répond avec une sorte de terreur qu’en voyant ce mur, ses chiens se sont élancés en hurlant à mort. Loin d’être effrayé de ce récit, le domnu se sent disposé à lutter pour accomplir son œuvre contre les puissances de la terre et de l’enfer. Sans manifester aucune hésitation, il se met en marche, va droit au mur et ordonne aux maçons de travailler immédiatement. Ceux-ci s’empressent d’obéir; mais chaque nuit l’ouvrage du jour s’écroule. Le poète, en laissant ignorer à quelle cause il faut attribuer ce prodige, augmente l’impression qu’il produit. Il nous fait comprendre la vague terreur qu’un pays longtemps ravagé et comme frappé par la colère du ciel doit inspirer à ceux qui s’efforcent de le rendre à la civilisation et pour ainsi dire à la vie; il nous donne une idée de l’effroi instinctif que laisse après elle la barbarie trop longtemps triomphante. L’antique croyance de l’Orient aux avertissemens donnés en songe fournit à la poésie populaire un moyen d’avancer l’action. Manoli, le maître-maçon, s’endort découragé. Alors une voix du ciel, — cette voix dont parlent si souvent les écrits des rabbins et même les livres saints, — lui annonce que le travail des ouvriers ne réussira que lorsqu’ils auront muré dans l’édifice la première femme qui viendra le matin apporter des vivres à l’un d’entre eux. Les neuf maîtres-maçons s’engagent par serment à satisfaire ainsi la puissance ennemie qui rend leurs efforts inutiles. C’est en effet une opinion fort répandue en Roumanie qu’aucun édifice ne peut subsister sans que la fondation en soit accompagnée de l’immolation d’une personne qui se transforme en stahié, une ombre qui devient comme l’âme de cet édifice. Encore aujourd’hui les maçons placent dans les fondemens des maisons qu’ils bâtissent de longs roseaux qui leur ont servi à mesurer l’ombre de quelque passant. Ce passant doit, en vertu de cette opération magique, mourir au bout de quarante jours et être métamorphosé en stahie.

Cependant les maîtres-maçons, après avoir prêté leur serment, s’endormirent. Le lendemain, à peine l’aurore avait-elle brillé au sommet des Karpathes, que Manoli grimpait sur son échafaudage pour promener au loin ses regards sur les rives de l’Argis, qui roule des paillettes d’or. Tout à coup il aperçoit Flora, sa jeune épouse, digne par sa beauté de porter le doux nom de la déesse des fleurs. À cette vue, saisi d’épouvante, il tombe à genoux, il lève les mains au ciel, il conjure l’Éternel, dans une inexprimable angoisse, de sauver sa compagne bien-aimée. Dieu, — et ce n’est pas un des traits les moins touchans de la ballade, — Dieu prodigue les miracles pour arrêter Flora. Les pluies inondent la plaine, puis un vent furieux tord les platanes et dépouille les sapins; mais la jeune Roumaine n’est pas effrayée de ces convulsions de la nature, son amour semble plus fort que la volonté même de Dieu: elle avance, elle avance toujours, et les impitoyables maçons « éprouvent à sa vue un frisson de joie. » Quant à Manoli, ce Régulus valaque, cet esclave du serment, il dissimule sa profonde douleur, il essaie de faire croire à Flora qu’il s’agit d’une simple plaisanterie : « car nous voulons rire, — pour rire, te murer. » Rassurée par ces paroles, la jeune femme « rit de bon cœur, » tandis que son mari, « fidèle à son rêve, » se met au travail en soupirant; mais Flora, effrayée de sa tristesse, le conjure de cesser «ce jeu fatal. » Manoli écoute ses prières dans un morne silence, et la muraille monte avec rapidité jusqu’aux genoux, jusqu’aux hanches, jusqu’au sein de l’infortunée!


« Manoli, Manol, — ô maître Manol! — assez de ce jeu, — car je vais être mère. — Manoli, Manol, — ô maître Manol! — le mur se resserre — et tue mon enfant ! »


Ainsi s’exprime la pauvre Flora; mais ses plaintes pathétiques ne peuvent rien contre le destin. Bientôt elle disparaît, et on entend à peine sa voix « gémir dans le mur. »


« Depuis lors église et couvent, — demeurés fermes sur leur base, — jettent le passant dans l’extase[10]. »


La croyance qui sert de fond à cette ballade est populaire dans toute la péninsule orientale, c’est-à-dire depuis les Karpathes jusqu’à la mer qui baigne la Grèce, car on la retrouve chez les Serbes et chez les Hellènes. On peut la considérer comme une application, de cette foi en l’efficacité du sacrifice qui est la base de toutes les religions de la nature, et que le christianisme a sanctionnée. Roumains, Grecs et Serbes n’ont-ils pas raison de proclamer que les nations comme les individus ne grandissent que par le dévouement et par l’abnégation ? Manoli livrant aux exigences de la destinée tout ce qu’il a de plus cher n’est-il pas une figure expressive de ce peuple roumain qui, placé aux avant-postes de l’Europe chrétienne, a versé pour la sauver de la barbarie musulmane le plus pur de son sang ? S’il est devenu maintenant comme une ombre de lui-même, n’est-ce point qu’il s’est vu au XVe siècle obligé par la défection de ses voisins de subir la suzeraineté de l’islamisme ? Mais avant de succomber sous les coups de ses ennemis, qui pourtant n’ont jamais pu la réduire en servitude, la Roumanie devait avoir des jours glorieux. Dans ces combats mémorables, les soldats de la Valachie ont joué un rôle énergique, et ce n’est pas sans raison que le plus célèbre de ses poètes contemporains, M. Héliade, a vanté leurs exploits :


« Mircéa a rassemblé ses phalanges guerrières, sa voix a retenti, et Mourad vaincu se retire humilié ! La Roumanie est libre des Karpathes à l’Ister, et le Danube, témoin de cette lutte glorieuse, a cru voir les Romains renaître sur ses bords.

« Ici flottent les étendards libres et victorieux de Michel, le brave des braves. Sur ses pas triomphans accourent ces guerriers, vrais enfans du Capitole. Buzesco sème l’épouvante parmi les Tartares ; à ses pieds, l’orgueilleux khan mord la poussière. Kalophiresco marche sur ses traces et cueille dans les champs de l’honneur ses plus beaux lauriers.

« L’autel s’écroule sous des coups redoublés ; mais, s’armant de la croix, signe du triomphe, Farkas ranime le courage de l’armée, et devient le bras vengeur que Dieu même soutient. L’aigle roumaine prend son vol au-delà de ces monts qui lui restent soumis, et rien ne borne plus son vol impérieux. »


Il ne faut pas chercher en général dans la poésie populaire des souvenirs très précis ; cependant on y trouve un admirable sentiment de la réalité. Les peuples que les Roumains ont dû combattre sont caractérisés avec une vérité que l’historien lui-même pourrait envier. Les terribles pasteurs au teint jaune, que les steppes de l’Asie septentrionale ont vomis sur l’Europe et qui l’ont fait trembler au temps d’Attila, de Batou-Khan, fils de Gengis-Khan, et de Timour-Leng, ont causé des maux infinis avant et après l’arrivée des Turcs, qui appartiennent, comme eux et les Magyars, à la famille ougro-tatare ou touranienne. S’ils ont inquiété la France au siècle de Louis IX, la France, que son éloignement et ses ressources militaires semblaient mettre à l’abri de leur fureur, on peut s’imaginer quelle épouvante répandaient dans l’Europe orientale « ces fils du diable et de la sorcière, » ces farouches nomades qui voulaient « rendre au monde sa beauté primitive » en le transformant en un désert, et qui construisaient des pyramides avec cent mille têtes coupées ! Attila, le fléau de Dieu, son fils Ellah, les kagans (chefs) des Avares, firent successivement des vallées que protègent les Karpathes leur séjour favori. À la tête des Magyars, peuple touranien comme les Huns et les Avares, Almus conquit au Xe siècle la partie des états d’Attila nommée « pâturages des Roumains ; » Tuhutun, son lieutenant, soumit l’Ardialie ; Batou, un des successeurs du Mongol Gengis-Khan, après avoir vaincu les Russes, franchit le Dniester et s’établit en Moldavie, où la ville de Botosani rappelle son séjour. Même après la fondation des principautés, les Tatars, tout-puissans en Russie et en Crimée, firent courir à la nationalité roumaine de perpétuels dangers.


« Là-haut sur le plateau du Dniester, au bord de l’horizon et près de la source Yalpéou[11], là où les zmeïnes[12] vont accoucher, là où les lionnes vont se désaltérer, là où les zernines[13] se rassemblent, on aperçoit une multitude et encore une multitude de tentes de toute grandeur.

« Au centre, il s’en élève une, la plus haute, la plus belle de toutes. Sa forme est ronde, et elle est tendue de châles de Perse de couleur orange. Elle est liée avec des cordons de soie blanche à des poteaux d’argent. On dirait une tente impériale.

«Quel est l’habitant de cette tente splendide, l’habitant et le maître ? C’est Ghiraï, le vieux khan, dont la ceinture est ornée d’un riche kanjar. De nombreux Tatars l’entourent, des Tatars aux yeux ronds et petits comme les trous d’un crible ; ils restent tous agenouillés sur un tapis à la laine frisée. »


Ce début, plein de vie, nous transporte dans la Moldavie du XVe siècle, le siècle d’Etienne le Grand, époque véritablement extraordinaire, où la Roumanie semblait voir l’Orient tout entier acharné à sa perte. Infidèles et catholiques s’entendaient fort bien alors contre les Moldaves schismatiques. L’armée d’Alexandre le Bon fut écrasée en 1431 par les Polonais et les Tatars réunis. Dans l’intervalle qui s’écoula entre ce désastre et la victoire de Pasta, où Alexandre II anéantit l’armée polonaise, la Moldavie fut exposée à une de ces razzias dont parle la ballade intitulée le Roumain Groué Grozovan. Cette ballade nous montre dans les guerriers moldaves l’énergie indomptable qui fait comprendre les quarante victoires du grand Etienne. Non loin de la tente du khan de Crimée, sous le chêne du Trépassé, un Roumain est enchaîné. Deux Tatars le torturent, deux autres se préparent à l’empaler, et cependant Groué chante « comme s’il allait à une messe. » Les femmes des Tatars, les épouses des mirzas (nobles), se précipitent dans la tente de Ghiraï en demandant la mort du « fameux vaillant » qui a changé en désert une partie de leur pays. Disposé à venger ses sujets, « le grand Ghiraï » tire son kanjar et interroge le guerrier moldave, qui répond en se moquant de sa colère :


« Holà hé! vieux khan, laisse ton kanjar à sa place, car je suis un fils de Roumain, et je me ris d’un païen tel que toi. Tu me demandes si j’ai donné la mort à beaucoup de Tatars. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait plus pardon pour moi, n’importe, je te dirai la vérité. Écoute. »


Après avoir énuméré ses exploits avec une verve vraiment guerrière, Groué déclare qu’il est prêt à mourir, mais qu’il « veut confesser ses péchés, » car, dit-il ironiquement, a je suis bien criminel, bien chargé de péchés ! J’ai séduit ta propre sœur, et j’ai tué ta mère, et j’ai massacré ton jeune frère, et j’ai brûlé vif ton vieux père. » Ghiraï consent à envoyer le Moldave auprès d’un prêtre chrétien qui « chante des psaumes nuit et jour dans l’intérieur d’un monastère;» mais Groué se précipite sur son escorte, fait le signe de la croix, saisit une hache, disperse les mirzas et leurs gens, puis il pénètre dans l’écurie du khan, où il s’empare d’un « cheval qui n’a jamais vu la lumière du jour depuis que sa mère l’a mis au monde[14]. » Monté sur ce « poulain de quatre ans, » il s’élance à l’entrée de la tente du khan, et défie ses coursiers et ses cavaliers. Les Tatars volent à sa poursuite sur le steppe, couvert d’herbes sauvages et d’ivraie, sans pouvoir atteindre le cheval noir, qui dévore l’espace et hennit avec fierté. Tout à coup, au moment où les « païens » sont dispersés dans la plaine sans limites, Groué se retourne, « se précipite comme un ouragan dans un champ de blé, » atteint les Tatars les uns après les autres, et les moissonne avec son glaive comme des gerbes d’épis mûrs. Après cet exploit, le héros moldave quitte le Boudjiak[15] et revient en Moldavie, « pareil au soleil, qui répand à la fois la lumière et la chaleur, car il lit beaucoup de bien en ce monde, afin de racheter son âme. »

L’islamisme, que les Tatars européens finirent par embrasser tous, amena aux bords du Danube des races encore plus hideuses que la race jaune. Lorsqu’une partie de l’Afrique se fut rangée sous l’étendard de Mahomet, on vit apparaître jusque sur les rives du vieil Ister des représentans de la famille éthiopienne. L’horreur que les nègres inspirèrent aux fils du Latium est exprimée avec une singulière énergie dans la dramatique ballade de Kira. Sept bateaux et sept chaloupes sont arrivés dans le port de Braïla. Leur maître est « un Africain noir et hideux, au crâne couvert d’écaillés de poisson[16], aux lèvres rouges et épaisses, aux yeux à fleur de tête et aux dents éraillées. » Cet étrange Othello est frappé de la beauté de Kira, et il lui parle ainsi : « O Kira, Kiraline, fleur de jardin, fée enchanteresse, viens avec moi; je te soignerai tendrement et te donnerai de belles robes lamées d’argent qui dessineront ta jolie taille, et de grandes paftalés (agrafes) de perles fines et de petites paftalés faites d’irmiliks (monnaie turque) d’or. » Kira ayant répondu en riant qu’aucune alliance n’est possible entre les corbeaux et les hirondelles, l’ardeur de ces passions africaines que Shakspeare a si bien exprimées décida le nègre couvert d’écailles à ne rien ménager. Il enleva Kira, la jeta dans un de ses caïques, et se mit à descendre le fleuve pour gagner la Turquie; mais les frères de la jeune Roumaine, les «brigands de Braïla, » gagnèrent le caïque à la nage, précipitèrent l’infidèle dans les flots, et malgré les protestations d’innocence que Kira opposait à leurs reproches, la condamnèrent, comme complice du nègre, au plus cruel supplice. Afin qu’elle pût être changée en négresse, ils décidèrent qu’elle serait brûlée vive. Le poète, après avoir décrit d’une manière vigoureuse la mort tragique de la pauvre Kira, raconte que « les serpens du Danube » jetèrent au vent les cendres de leur sœur en s’écriant : « Ossemens chargés de péchés, poudre des ossemens, puisse la terre vous engloutir à jamais! Puissent les vents vous porter dans un désert nu et sans bornes, par-delà neuf océans immenses et par-delà neuf immenses continens ! » Cette scène lugubre est empreinte de l’âpre génie de l’Ancien Testament, et de l’horreur qu’il inspire pour les races dégradées ou perverties par le paganisme. Moïse comme Samuel, le législateur comme le prophète du peuple élu, auraient approuvé assurément la conduite des frères de Kira. Il suffit de rappeler l’extermination des Chananéens et le supplice d’Agag. Ces opinions ont en Orient de profondes racines. Les purs adorateurs d’Ormuzd avaient une haine incurable pour la race jaune du Touran glacé; les sectateurs du brahmanisme, les Aryas, favorisés du ciel, abhorraient les autochthones barbares de l’Inde primitive; les Israélites se rappelaient que la malédiction de Noé pèse sur la tête des fils de Chanaan. Les Latins ne pouvaient porter dans leurs conflits avec les Magyars les mêmes sentimens que dans la lutte contre la barbarie asiatique ou africaine. Quoique appartenant, comme les Turcs, à la famille touranienne, les Magyars sont devenus complètement européens par la profession de la foi chrétienne et par leur établissement parmi les peuples indo-germaniques. La Roumanie a eu avec eux de fréquens rapports, et leur a même donné le plus illustre de leurs chefs, le grand Hunyad, dont l’origine valaque n’est plus contestable. Toutefois, avant leur conversion au christianisme, ils ont été de dangereux voisins, et se sont au Xe siècle emparés d’une, province tout entière, la Transylvanie. Depuis qu’ils sont devenus catholiques romains, leur zèle persécuteur les a plus d’une fois décidés à franchir les Karpathes. Il ne faut donc pas s’étonner de les voir classés par la poésie populaire des Roumains au nombre de leurs adversaires acharnés. Les Valaques pouvaient-ils oublier qu’ils avaient eu à repousser au xiv siècle une formidable invasion magyare ? Jean Ier ’Bassaraba (1324-1340) anéantit l’armée de Charles- Robert, qui périt lui-même dans a cette vallée de la mort » où les Valaques l’avaient attiré. Mihou et la Collibe de Bourtchel renferment de brèves réminiscences de ces luttes de la nationalité roumaine contre ces « braves aux larges nuques, — braves sans salaire ! — portant grands shakos — et de longues tresses — tombant sur leur dos. »

Etienne le Grand, domnu de Moldavie, eut la destinée singulière d’être appelé à combattre tous les peuples voisins de la t’era romanesca. La vie de cet homme extraordinaire ne fut qu’une longue bataille contre des adversaires qui semblaient se succéder dans l’arène. Etienne IV monta sur le trône de Bogdan[17] à une époque critique (1436). Depuis la mort d’Alexandre le Bon, ce Louis IX de la Moldavie, le pays était livré aux discordes civiles. Mahomet II, qui venait d’entrer à Constantinople (1453), menaçait de franchir le Danube et ensuite les Karpathes, et de détrôner le césar de Vienne après avoir renversé l’empereur d’Orient. Valaques et Moldaves étaient déplorablement désunis, — c’est la plaie des nations méridionales, — et disposés à se combattre plutôt qu’à s’entr’aider. Les Polonais n’avaient aucune sympathie pour les sujets d’Etienne, qu’ils accusaient d’avoir un esprit intraitable, et ne leur avaient point pardonné la sanglante défaite de Pasta (1450). Polonais et Magyars prétendaient transformer les Moldaves en vassaux obéissans. Toutes les armes étaient bonnes aux yeux des ennemis de la Moldavie ; mais Etienne savait tenir tête à tous les genres d’attaques. Il pensait, comme les Romains ses ancêtres, que « pour combattre un ennemi, la ruse et la force sont également bonnes. » De petite taille, ainsi qu’Alexandre de Macédoine, Guillaume le Conquérant et Napoléon, il était actif et infatigable. Sa sobriété était remarquable, même en Orient. Quoique porté à la colère, il savait dissimuler mieux que personne. Impétueux dans l’attaque, il était calme et résigné dans les revers. Convaincu qu’il fallait frapper de terreur des voisins impitoyables, il versait leur sang par torrens, et luttait de représailles avec les musulmans eux-mêmes. Après la triple victoire qu’il remporta à Leipnitz sur les Tatars, il fit décapiter Carsik, fils de le-ur khan Maniak, et empaler les ambassadeurs du khan, qui réclamaient avec arrogance le jeune prince prisonnier. Lorsqu’il eut écrasé les Ottomans à la bataille du Burlatu, il jeûna pendant quarante jours et ordonna qu’on empalât ses prisonniers. Le roi de Pologne Jean-Albert s’étant jeté sur la Moldavie avec une armée de quatre-vingt mille hommes, composée de Polonais, de Galiciens et de Russes, Etienne tailla en pièces cette armée dans la forêt de Cosmine, attela ses vingt mille prisonniers à des charrues, leur fit labourer et ensemencer les champs qu’on a depuis nommés la Forêt-Rouge, parce qu’elle était née dans le sang des vaincus. Les rigueurs d’Etienne n’empêchent point la poésie populaire de présenter le vainqueur de Vasloui et de Romano comme le prince chrétien par excellence. Qu’on se rappelle les idées qui dominaient au moyen âge. Les croisés s’enivrèrent de carnage à la prise de Jérusalem ; même au XVIIe siècle, les guerres ordonnées par Louis XIV, — M. Michelet l’a prouvé, — avaient un caractère atroce : il suffit de citer l’incendie du Palatinat. Gardons-nous donc de reprocher au plus grand homme de la Roumanie, à cet Etienne qui fut à la fois un législateur, un diplomate et un héros, d’avoir eu les défauts de son temps. En le peignant avec des traits vraiment épiques, la poésie populaire des Roumains lui a conservé sa véritable physionomie.

Le domnu, suivi d’un immense cortège, se dirige à cheval vers l’église de Vasloui :


« Par un beau jour de grande fête — se levait un soleil radieux — qui répandait la joie dans le monde — et le couvrait d’un voile d’or. — Les cloches sonnaient à grandes volées; — les clochers tremblaient sur leurs bases. — Les étalons, couverts d’écume, — mordaient leur frein d’impatience. — Les drapeaux se dressaient dans l’air, — puis s’inclinaient respectueusement;— c’est que soudain venait d’apparaître, — brillant comme un second soleil, — le prince Etienne le glorieux, —le prince de Moldavie l’invincible ! »


Arrivé près de l’entrée du temple, il entend la voix d’un laboureur qui excite son attelage : Haye, ho, hay, ho, boourcan[18] ! Saisi par les pantziri, le laboureur est amené dans la ville et interrogé par le prince, a Sois sans peur, pauvre Roumain; — dis-nous quel est ton nom. — Je suis sans peur, car je suis Roumain. » Après avoir dit son nom et sa profession, Choïman Bourtchel ajoute avec la mâle énergie d’un vétéran que le malheur n’a pas abattu :

« Avant d’être ce que je suis... un laboureur, — j’avais un superbe étalon — et une massue formidable — hérissée de gros clous pointus, — laquelle, quand je la brandissais, — écrasait huit ennemis à la fois — et laissait de larges vides dans leurs rangs. — Hélas! au temps où j’étais encore — un homme valide pour la guerre, — j’ai abattu bien des ennemis ; — mon bras a brisé bien des têtes, — et de Tatars et de Lithuaniens, — et de Hongrois orgueilleux. — Mais au combat de Resboeni — la massue s’échappa de ma main — sous le coup d’un sabre païen. — Hélas! elle ne tomba pas seule à terre, — ma main aussi tomba avec elle — à côté du païen qui tomba. — Depuis lors je ne sais plus que devenir, — car je suis resté pauvre et invalide; — je n’ai ni maison, ni charrue, — ni jeunes bœufs à mettre au joug. — Vainement j’ai prié et encore prié — tous les riches habitans du village — de me prêter une charrue pour une heure, — afin de labourer un coin de terrain. — Pendant six jours, je les ai suppliés — sans qu’ils fissent attention à moi. — Alors, prince, j’ai quitté le village — et suis allé trouver mon frère; — il m’a prêté sa charrue aujourd’hui, — et j’ai commencé aujourd’hui mon labour, — car l’homme pauvre n’a pas sa place au soleil; — il n’a point, hélas! de jours de fête, — mais rien que des jours de labeur! »


Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’on trouve peu de morceaux dans les chants populaires de l’Europe orientale comparables au discours de ce Bélisaire roumain, de ce vieux soldat mutilé pour la patrie et oublié dans la misère. Avec quelle noble fierté il rappelle son ancienne valeur et son dévouement à la t’era romanesca! Comme il mêle habilement ce nom glorieux de Resboeni, justement cher au cœur d’Etienne, au récit de ses services, mettant en quelque sorte son sort sous la protection d’un souvenir dont le prince a le droit d’être fier! Quelle simplicité mâle dans la narration de son infortune! La réponse d’Etienne n’est pas d’une moindre beauté. Il veut récompenser le vétéran tout en lui donnant encore l’occasion de servir la patrie; il veut que sa destinée soit unie à celle de son prince, et qu’il veille pour lui à la frontière, constamment menacée. Bourtchel a perdu son bras en combattant pour la terre roumaine; il lui consacrera ce qui lui reste de forces et de facultés. La colline qu’il vient de labourer lui appartiendra avec six bœufs et une charrue d’Etienne. Une seule charge hii est imposée. — Tu te posteras, dit le domnu, au sommet du coteau :


« En sentinelle vigilante, — et à la vue des hordes de Tatars — qui envahiraient le pays, — tu crieras de toute la force de ta voix : — « Alerte ! Etienne, aux frontières! — Alerte! voici l’ennemi !... » — A ta voix, à ton cri de guerre, — je me lancerai comme un zméou, — et du Tatar sur la terre moldave — il ne restera pas même de traces. »


Un des écrivains les plus distingués de la Moldavie, M. Negruzzi, a aussi cherché un sujet de poème dans cette invasion magyare de 1486, qui se termina par la glorieuse journée de Romano. Il a célébré dans Movila un autre Roumain, qui a dû la faveur d’Etienne à une intrépidité exceptionnelle. A peine Etienne avait-il écrasé l’armée ottomane à la bataille de la Vallée-Blanche qu’il fut obligé de se tourner contre le général magyar Kraïot, qu’il atteignit dans la plaine de Romano (6 mars IZ186). Les premiers feux du précoce printemps de la Roumanie resplendissaient sur la brillante armée moldave. Le vornik (maire et préfet) Boldur était à la tête de l’infanterie, le paharnik (échanson) Costa commandait la cavalerie; les troupes étaient animées d’une belliqueuse ardeur. Les trabanti (hallebardiers), aux longs cheveux tressés et pendant jusqu’aux reins, brandissaient leurs armes; les séiméni (archers), vêtus d’une courte jaquette, agitaient leur longue massue. Le soleil faisait étinceler les arquebuses des armasi (fusiliers), les casques ailés des pantziri (gendarmes), et les cottes de mailles dont étaient couverts, ainsi que leurs chevaux, les redoutables lefedgi (dragons). La multitude des mosneni (propriétaires non nobles) s’avançait sous les ordres des boyards revêtus d’habits brodés d’or, de dolmans aux riches fourrures, et dont le large cimeterre sortait du fourreau en velours rouge. Etienne était à cheval au milieu des pages et des aprodi (hérauts) à qui était confié le drapeau qui porte le « signe formidable, » la tête du taureau des Karpathes, l’antique Urus adoré par les Daces.


« Le vieil étendard de la Moldavie flotte devant lui. — A ses côtés se dresse le vétéran de toute l’armée, — le hetman Arbure, qui en main porte cette terrible masse — qu’il lançait jadis comme un enfant une balle, — et qu’aujourd’hui le bras le plus robuste pourrait à peine remuer; — d’autre arme, il n’en a point, il n’en a pas voulu, — car il aime à écraser son ennemi d’un seul coup. »

Lorsque les deux chefs ont harangué leurs troupes, le boutchoum (trompe en bois de cerisier) donne aux Roumains le signal de l’attaque. La mêlée est affreuse. Kraïot cherche Etienne, tandis que le prince moldave est avide du sang de Kraïot. « De son bras intrépide, Etienne se fait jour à travers les ennemis, — et de leur sang versé la terre rougit autour de lui. — D’une balle atteint, son cheval — écume, chancelle, tombe, pousse un dernier hennissement et meurt. — Etienne est tombé avec lui. — « Mes pages, s’écrie-t-il, ne vous rendez pas, serrez-vous autour de moi. » — Kraïot, qui a vu sa chute, crie de son côté : « Compagnons, victoire! — L’ennemi est tombé, il est mort; — mettez la main dessus, jetez-le aux corbeaux, qu’ils trouvent aussi — à se réjouir quand nous assouvissons notre vengeance! »


À ce cri : « Enfans, ne vous rendez pas! » Purice, un des aprodi d’Etienne, met pied à terre, relève le domnu et lui présente son cheval; mais ce cheval étant très grand et Etienne très petit, Purice se met à genoux : a Seigneur (domnule), dit-il, permets-moi de te servir de taupinière, » et, plaçant le pied d’Etienne sur son épaule, il l’aide à monter en selle. « Taupinière! répond Etienne avec la gaieté latine; tu seras movila (colline) !» Après la bataille, le prince, rentré à Suciava, sa capitale, fit venir Aprod Purice. « Purice, lui dit-il, tu m’as servi de taupinière, tu porteras désormais le nom de Movila; tu m’as prêté ton cheval, je te donne cinq terres; tu m’as apporté la tête de Kraïot, je te fais grand armas (maître d’armes, chef de l’artillerie et des fusiliers), et je t’accorde la main de la fille du brave pàradab (maire) de Romano que les Magyars nous ont tué. » Cent ans plus tard, un descendant de Purice, Jérémie Movila Ier (1595-1600), montait sur le trône d’Etienne le Grand.

Après la mort du vainqueur de Romano, les Moldaves, environ- nés d’ennemis, furent forcés d’accepter sous Bogdan V (1504-1517) la suzeraineté des Turcs. Bogdan se montre dans les ballades aussi résolu que son père; pourtant dans le chant populaire qui porte son nom il est éclipsé par le glorieux prince Etienne, le héros invincible, assis sur un trône doré au milieu d’une vaste salle pleine de boyards, de guerriers, hetmans et vestiars, « aussi riches qu’ils étaient braves.» L’humiliation que le successeur du héros fut obligé de subir est symbolisée par son alliance avec « la fille du riche Litéan, qui a abjuré sa religion. » Le « renégat, ravi au fond de l’âme, » caressant « sa vieille moustache avec satisfaction, » n’est-il pas le type de ces chrétiens apostats qui virent avec joie les soldats de l’invincible Etienne subir la suzeraineté des padishahs?

Cependant la période de vassalité, trop décriée, eut ses héros et ses martyrs. Dans la ballade intitulée Codréan, la poésie populaire nous montre en traits saisissans l’impression que faisait sur le peuple la suzeraineté des Turcs dès l’origine même de cette suzeraineté. Quatre-vingt-dix ans après l’avènement du grand Etienne (1546), Élie II (Hiech-Voda) montait sur le trône des domni de la Moldavie, et déjà les inconvéniens de la vassalité ne pouvaient être dissimulés. Sans doute les traités conclus avec les padishahs avaient en principe sauvegardé tous les droits essentiels des Roumains. Mircéa 1er, qui signa le premier traité avec les Ottomans, n’était pas homme à faire des concessions excessives. Etienne mourant reconnut lui-même la nécessité pour les Moldaves d’un arrangement pareil à celui que les Valaques avaient accepté. Les Roumains conservaient leurs droits civils et religieux : ils élisaient leurs princes, ils pouvaient même interdire l’exercice du mahométisme sur leur territoire; mais l’histoire des protectorats est toujours et partout la même. Si le protégé est fort, il se fatigue d’être vassal; s’il est faible, il finit par se transformer en sujet plus ou moins docile. Assurément jamais le croissant, qui a si tristement brillé sur les murs d’Athènes, de Belgrade et de Moscou, n’a eu la gloire de remplacer la croix, signe auguste de la liberté du monde, sur les tours de Bucharest et de Iassy. Toutefois nos suzerains s’habituèrent à s’immiscer dans nos affaires à mesure que l’esprit militaire s’affaiblissait parmi les « fils du Capitole. »

Codréan nous fait assister au début de ces envahissemens. Le Turc ne parle pas encore en maître : il nomme le domnu mon prince, mon seigneur, il se jette à ses genoux pour obtenir la grâce qu’il sollicite; mais déjà Codréan «le brave brigand, » Codréan «l’homme intelligent et expérimenté, » peut s’exprimer ainsi : «O mon prince, n’ajoute pas foi aux paroles perfides des étrangers! » Le poète, organe des sympathies et des rancunes populaires, préfère évidemment les brigands aux envoyés de Stamboul et même aux princes, quand ils leur obéissent servilement. Le brigand, qui fait ici son apparition pour la première fois dans les ballades roumaines, ne saurait être confondu avec les malfaiteurs de l’Italie ou de l’Espagne. Il est évidemment le frère du klephte hellénique et du haïdouk des Serbes et des Bulgares. Assurément il ne professe pas un grand respect pour la loi, parce que rien ne lui paraît légitime quand une volonté étrangère peut influer plus ou moins puissamment, comme cela arrivait en Roumanie, sur les décisions des chefs de l’état, ou quand la loi n’est plus que l’expression des caprices des pachas, comme cela avait lieu en Grèce ou en Servie. Aussi, loin de rougir de la lutte qu’il soutient contre le pouvoir, le brigand, qui se donne à lui-même le nom de brave, et à qui le prince lui-même ne refuse pas ce titre, Codréan, saisi par la potira et mené à Iassy, «où règne Iliech-Voda, » Codréan n’éprouve-t-il aucun embarras à répondre au domnu :


«Altesse princière (domnule, maria ta), je jure, par le nom de la sainte Vierge, que je n’ai pas tué de chrétiens depuis que je parcours le pays en brave. Quand je faisais rencontre d’un chrétien, je partageais avec lui en frère : s’il possédait deux chevaux, j’en prenais un pour moi et lui laissais l’autre; s’il possédait dix piastres, j’en prenais cinq et lui en laissais cinq. Quand je rencontrais un pauvre, je cachais maladie et remplissais ma main d’or pour le donner au malheureux; — mais lorsque j’apercevais un Turc, oh ! alors, je ne pouvais résister au désir de lui trancher la tête et de la jeter en proie aux corbeaux ! »


Boujor, autre type de brigand moldave, n’est pas traité par la poésie populaire avec moins de bienveillance que Codréan. L’auteur de la remarquable ballade qui porte son nom le met aux prises, non pas précisément avec les Turcs, mais avec les instrumens trop dociles de la puissance suzeraine, avec ces ciocoï (pieds-plats) qui ont servi et trahi tour à tour tous les adversaires de la nationalité roumaine, et qui se sont consolés de la haine et du mépris qu’ils inspiraient aux âmes honnêtes avec l’argent et les décorations de l’étranger. On comprend sans peine que le peuple ne les plaignait guère, lorsque quelque brave, tel que Boujor aux cheveux roux, mettait la main sur un argent aussi mal acquis. Aussi tous font-ils à Boujor l’accueil le plus cordial. Les jeunes filles lui donnent des baisers qui «leur font perdre la raison. » Les juges du divan l’ayant interrogé, il montre la même assurance que Codréan.


«Stefanitza, brigand fameux, as-tu fait mourir beaucoup de chrétiens?

« — Je n’ai jamais commis de meurtre, mais j’ai rossé bien des ciocoï !

« — Boujor, brigand fameux, avoue franchement où tu as caché tes richesses, si tu veux sauver tes jours.

« — Je les ai enfouies au pied des arbres pour que les pauvres puissent les découvrir et s’acheter des vaches et des bœufs de labour. »


Cette sollicitude de Boujor pour la misère de la multitude lui assure toutes les sympathies de la foule. Lorsqu’il est envoyé à la potence et qu’il monte l’échelle, «noir sentier des morts,» tous «les pauvres se désolent et pleurent amèrement, » comme s’ils avaient perdu un protecteur.

Mihou est peint avec la même complaisance, évidemment à cause de la bravoure qu’il montre contre les Magyars. Les poètes populaires sont indulgens pour ceux qui conservent, même dans une vie désordonnée, l’amour de la patrie et la haine du joug étranger.


« Sur le mont Barbât, — par un chemin creux, — chemine en chantant — le jeune Mihou, — beau, fier comme un paon, — vrai paon des forêts, — vrai chef de brigands. — Il s’en va chantant, — jouant du kobouz[19], — d’un kobouz en os, — au chant mélodieux. »


Tout en parcourant les bois sur son mourgonchor[20], Mihou tombe sur une bande de brigands, a tous Hongrois de cœur, » com- mandés par Ianock, le vieux Magyar à la barbe hérissée et au cœur d’acier. Sans s’effrayer de leur nombre, Mihou le Moldave les charme d’abord par « un chant fier et beau, un vrai chant de brave.» Il provoque ensuite Ianock à la lutte, le soulève, le jette à terre et lui tranche la tête; puis, se tournant vers les «autres Hongrois» frappés d’épouvante : « Vous, les valeureux, dit-il, — vous, les Haramins ! — celui de vous qui — pourra soulever — ma lourde massue, — lourde comme elle est, — et ma carabine, — lourde comme elle est, — et toutes mes armes, — lourdes comme elles sont, — que celui-là vienne — pour fraterniser, — et faire avec moi — le métier de brave — dans les bois profonds! » — Tous les Hongrois ayant échoué, « Mihou le vainqueur, — de son petit doigt — soulève les armes — et reprend sa route. »

Les Roumains de la Transylvanie étaient restés libres jusqu’au Xe siècle. Vaincus par les fils d’Attila à Gyula, ils furent soumis au servage par les Magyars et par les Szeklers[21]. Ces deux peuples belliqueux s’habituèrent à traiter les descendans des colonies romaines comme une race inférieure. Lors même qu’ils eurent paru abdiquer leur nationalité en se donnant à l’Autriche, ils continuèrent d’exciter le ressentiment des Roumains par leur intolérable orgueil. A la fin du XVIIIe siècle, à l’époque où la France allait être régénérée par sa mémorable révolution, en 1784, un paysan nommé Horâ osa méditer la délivrance de sa race. Ce pâtre illettré voulait réunir en un seul corps les membres déchirés de la vieille Roumanie. Après avoir satisfait aux colères séculaires de ses compatriotes par de terribles exécutions, il prit le titre significatif d’empereur de la Dacie. Le « césar de Vienne » vit d’abord avec une joie secrète l’humiliation des fiers Magyars; mais, lorsque Horâ ne craignit pas d’avouer l’étendue de ses projets, Autrichiens et Magyars se réunirent contre les paysans roumains, et le 28 février 1785 Horâ et Clasca, son lieutenant, expiraient sur la roue. On voit encore dans quelques chaumières transylvaines le portrait de «l’empereur de la Dacie » avec cette mélancolique inscription : Hora be ai hodineste, — t’era plange si plateste[22].

Notre siècle réservait un vengeur aux insurgés de 1784. Abraham Ianko, le « roi des montagnes, » fils d’un riche paysan, avait d’abord été destiné à l’église. Reçu avocat, il se retira parmi les montagnards, afin de réveiller parmi eux le sentiment national. M. Papiu Harianu, l’historien des Roumains de la Haute-Dacie, a raconté comment il profita des événemens de 1848 pour lever contre les Magyars l’étendard tricolore. Soixante mille Roumains, armés de haches et de faux, se rassemblèrent à Blajium, au « champ de la liberté. » Après cette réunion solennelle, Ianko, persuadé que la lutte était imminente, se retrancha dans ses montagnes natales, près d’Abrud-Banya. Bientôt le « pays des mines » devint le centre d’une insurrection nationale. En vain le célèbre Bem, après avoir repoussé les Autrichiens et les Russes, après avoir soumis aux Magyars la Transylvanie entière, essaya-t-il de forcer Ianko dans la retraite ou il bravait l’ennemi, partout triomphant. Le major Hatvany, envoyé contre lui avec trois mille hommes, fut complètement battu. Dans une seconde affaire, deux mille de ces cavaliers dont les Magyars sont avec raison si fiers restèrent, sauf quatre-vingts, sur le champ de bataille. Kemeny Forkos ne fut pas plus heureux que Hatvany. Ianko harcelait ses troupes, et ne lui laissait pas une heure de repos. Lorsque les Roumains, pareils à l’avalanche, descendirent de leurs montagnes, l’air menaçant et la pique en avant, on eût cru voir les légionnaires de Rome se précipitant sur les farouches soldats d’Attila. On sait par quelles fautes les Magyars succombèrent. Lorsque l’intervention russe, conséquence naturelle de ces fautes et d’une haine insensée contre les Roumains et les Slaves du sud, eut amené leur défaite, Ianko, qui croyait à la reconnaissance des empereurs apostoliques, réclama en vain ces institutions nationales pour lesquelles il avait combattu. L’Autriche lui offrit ironiquement des décorations et des récompenses. Le « roi des montagnes, » indigné d’une pareille déloyauté, se retira dans les solitudes, théâtre de ses triomphes, en protestant contre l’astucieuse politique dont il ne s’était point assez défié.

J’ai cru devoir insister sur ces faits pour démontrer que nos poètes populaires n’ont pas tort d’attribuer à la nation roumaine, considérée dans son ensemble, un esprit militaire qui n’attend que des circonstances favorables pour se réveiller dans les parties de la Roumanie où il semble le plus endormi. S’il a fallu quatre siècles aux Hellènes pour se préparer aux immortels combats de 1821, faut-il s’étonner des hésitations et des fautes d’un peuple qui renaît à peine à la vie politique?


II.

Les chants populaires de la Roumanie ne contiennent pas seulement une curieuse appréciation de l’histoire des populations roumaines : on y trouve encore une peinture très exacte du caractère et des tendances des Latins du Danube. Dans les piesmas de la Servie, l’amitié paraît plus forte que l’amour même. Ce trait révèle un peuple très susceptible de sacrifier toutes ses divisions et toutes ses convoitises aux nécessités d’une lutte contre l’ennemi commun. Les ballades roumaines prouvent que les habitudes latines l’emporteront toujours dans les principautés unies sur les traditions des autres races. Cependant on retrouve en Roumanie, comme chez les Hellènes et chez les Slaves du sud, les frères d’adoption, les ἀδελφοποιοί (adelphopoioi) des Grecs. Les contes et les ballades font souvent mention des « frères en croix » ou « frères de la croix, » qui contractaient par une cérémonie mystérieuse l’obligation de se sacrifier les uns pour les autres. L’essentiel de cette cérémonie était le mélange du sang, qui s’opérait à l’aide d’incisions en forme de croix pratiquées sur le bras droit. La ballade intitulée Balaurul (le serpent) fait allusion à cet usage. Deux Roumains deviennent frères en croix après la mort d’un monstre, « grand serpent aux écailles vertes, » qui essayait de dévorer un «jeune brave.» L’apparition du dragon, ce symbole par excellence du mal et du péché, et sa défaite après un périlleux combat, n’indiquent-elles pas que les frères en croix se proposaient un but plus élevé que la défense des intérêts individuels ? Pourtant rien n’atteste que chez les Roumains l’esprit d’association ait joué le rôle considérable que lui ont toujours assigné les Grecs. Ceux-ci ont admirablement compris que leur résurrection nationale devait être préparée par une vaste organisation, devenue célèbre sous le nom d’Hétérie Ἑταιρία. Tout porte à croire que, si l’intrépide Ianko avait eu la prévoyance de Rhigas le Libérateur, l’Autriche eût été forcée, après la défaite des Magyars, de faire au « roi des montagnes » et à ses soldats des concessions considérables. Les défenseurs de la Roumanie, toujours pris au dépourvu, ont nécessairement succombé dans l’isolement, et, ne trouvant pas dans les montagnards des Karpathes ces klephtes indomptés spontanément organisés par un énergique esprit d’association, ce pays n’a jamais eu au moment des invasions le noyau d’une armée disposée à braver tous les dangers. Codréan et Boujor étaient des exceptions, et n’avaient pas même, à ce qu’il semble, pris les armes pour échapper à l’oppression, tandis que les klephtes helléniques formaient, comme les haïdouks chez les Serbes, des bataillons indociles si l’on veut, mais d’une intrépidité exceptionnelle, et animés d’une haine héréditaire contre la domination étrangère.

Si la poésie populaire des Roumains est inférieure aux piesmas quand il s’agit de peindre l’amitié, elle leur est fort supérieure toutes les fois qu’il est question de décrire les enivremens de l’amour. Dignes fils de l’ardente Italie, qui a consacré à décrire cette passion la plus grande partie de ses chefs-d’œuvre poétiques, les Roumains parlent avec un enthousiasme souvent dithyrambique de la beauté des « femmes latines à la taille svelte. » La poésie populaire, vive et sincère expression du sentiment national, nous entretient sans cesse des Roumaines, pareilles « à la fleur du muguet, » pour qui l’on épuise toutes les formules que peut suggérer l’admiration. Ces « tourterelles chéries, » ces vierges « aux cheveux dorés, » ces « fées enchanteresses, » aussi « belles que des impératrices, blanches et ravissantes comme des lis d’argent, » dont les lèvres paraissent « semblables à une fleur rose, » sont les femmes les plus respectées de l’Europe orientale. On a déjà ici même remarqué avec raison que la condition des Roumaines est très supérieure à celle que les mœurs ont faite aux femmes en Servie, en Bulgarie, dans la Tsernagora, etc. « La femme, dit M. H. Desprez, au lieu d’être esclave ou séquestrée, règne au foyer roumain; elle en fait librement les honneurs. Le mari ne songe nullement à la cacher aux regards curieux et charmés du visiteur inconnu, et comme elle sait la puissance pénétrante des femmes de sa race, elle manque rarement de paraître pour recueillir d’humbles hommages[23]. »

Cette puissance pénétrante explique l’amour que la Roumaine inspire, et dont les ballades nous donnent une juste idée. Cet amour n’est point calme comme parmi les Germains; c’est une passion hardie et obstinée. Dans les. ballades intitulées Bogdan et la Fille du Kadi, non-seulement l’amour est assez fort pour triompher de tous les obstacles, mais il ne se préoccupe pas même de la différence des religions, qui élevait autrefois entre les diverses fractions du genre humain des barrières complètement infranchissables. Bogdan, « jeune prince à la taille fine et élancée, » avoue à son père, à l’impitoyable adversaire de l’islam, que « la fiancée de son âme » est fille d’un renégat. Mais qu’importe? « elle a ravi ses yeux, elle est vive comme un oiseau et douce comme une fleur. » Ces motifs paraissent si forts au terrible « Stéfan-Voïvoda, » qu’il accorde avec son consentement de riches présens de noce. Le renégat, moins tolérant que le domnu de Moldavie, ordonne de fermer les portes de son manoir dès qu’il aperçoit Bogdan et son cortège; mais l’impétueux jeune homme « fait prendre un élan superbe » à son coursier et franchit les murailles du château. Après être sorti avec le même bonheur de plusieurs autres épreuves, il s’empare de sa fiancée, « couvre ses beaux yeux de baisers ardens, » et, la déposant sur « les coussins d’un riche radvan » (ancienne voiture), il part avec elle, accompagné « d’une foule d’autres voitures chargées de belles dames, de vrais jardins remplis de fleurs. »

Jovitza, ayant vu la fille du kadi, la nièce du sultan, et en étant devenu amoureux, prend a un poulain, un jeune zméou, » et se met en route pour la rejoindre. Arrivé à la porte d’un « jardin plein de fleurs qui souriaient aux cadines (dames turques) et de cadines qui souriaient aux fleurs, » Jovitza demande une fleur « afin de soulager son âme. » La fille du kadi, « rougissant à sa voix, » lui en fait porter trois par une de ses compagnes, « une jeune adolescente aux tresses blondes ; » mais Jovitza, tout en serrant sur son cœur ces gages d’amour, n’est pas complètement satisfait. « Toi, la fille du kadi, la nièce du sultan, dit-il, viens m’apporter une fleur, viens me la donner de ta propre main, afin de soulager mon âme. » La belle Turque, ne pouvant résister à cette prière, choisit un œillet, et tandis qu’elle le présente à Jovitza, celui-ci se penche sur sa selle, enlève la jeune fille « comme une plume légère, » la place devant lui sur son cheval, et s’élance fièrement avec sa précieuse conquête.

Cette impétuosité dans la passion éclate avec beaucoup plus d’ardeur dans la ballade Soarele si Luna (le soleil et la lune). L’amour inspire à Bogdan et à Jovitza une assez grande indifférence en matière de religion ; dans Soarele, cette indifférence se transforme en révolte, révolte d’autant plus caractéristique qu’elle a pour théâtre le ciel lui-même, le séjour de la paix éternelle. Le Soleil, personnifié comme au temps du paganisme, le Φοῖβος Ἀπόλλων (Phoibos Apollôn) du divin Homère, n’ayant trouvé aucune femme digne de lui, aucune qui égalât en beauté sa sœur Hélène, « la belle Hélène aux longs cheveux dorés, » lui déclare qu’il est décidé à l’épouser. Hélène lui ayant répondu que « c’est péché, énorme péché, » le Soleil monte vers le trône de « l’empereur qui n’a pas d’égal, » pour lui faire part de sa résolution. Le « seigneur Dieu, » l’ayant écouté en silence, le mène dans l’enfer et dans le paradis; puis il lui dit avec sévérité :


« — Soleil, Soleil radieux, — toi qui es pur de tout péché, — tu as visité le paradis, — tu as parcouru Teufer ; — choisis toi-même entre les deux!

«Mais le Soleil répondit gaiement : — Je choisis l’enfer de mon vivant, — pourvu que je ne sois plus seul, — mais que je vive avec ma sœur Hélène, — Hélène aux longs cheveux dorés. »


Malgré les prodiges que l’Éternel opère pour empêcher cette union coupable, le Soleil s’obstine dans sa révolte. Dieu alors change Hélène en Lune, et les condamne l’un et l’autre « à se suivre des yeux dans l’espace sans pouvoir jamais se rencontrer. » Ne dirait-on pas que le chantre des Métamorphoses, relégué au milieu des Gètes, leur a enseigné par quel moyen la Divinité punit les passions criminelles, et que le souvenir de ses discours s’est conservé dans la contrée où il a vécu exilé? Cette conjecture n’est pas aussi invraisemblable qu’elle le paraît au premier coup d’œil, car la mémoire d’Ovide était restée vivante dans l’imagination du peuple roumain. Lui-même ne nous raconte-t-il point qu’il avait appris à parler comme les Gètes et les Sarmates? Les Roumains de la Bessarabie nomment encore le lac de Cetatea-Alba (ou d’Ackermann) le lac d’Ovide (lacul Ovidului). Une ancienne tradition rapporte qu’il est venu des bords du Tibre un homme extraordinaire, qui avait la douceur d’un enfant et la bonté d’un père, que cet homme soupirait sans cesse et parlait quelquefois seul; mais quand il adressait la parole à quelqu’un, le miel semblait couler de ses lèvres.

Le Coucou et la Tourterelle (Cucul si Turturira) paraît aussi une idée empruntée aux Métamorphoses ; mais ici la transformation est volontaire, comme lorsque Jupiter se change en taureau et en cygne pour séduire Europe et Léda. Cette transformation ne fait-elle pas comprendre mieux que tous les discours la puissance d’un amour sans frein, qui ne redoute aucun abaissement pour triompher d’un cœur insensible? Sans s’insurger, ainsi que le Soleil, contre les lois de Dieu, le coucou termine son discours à sa « tourterelle chérie » par un trait qui n’indique pas une bien grande orthodoxie, et qui prouve assez qu’à ses yeux l’amour terrestre est bien supérieur à l’amour divin. Quelle différence entre cette ballade et la piesma qui nous montre le tsar Lazare abandonnant le trône, la vie et sa chère Militza pour obéir à la voix du ciel !

Cette différence entre le génie mystique des Slaves du sud et l’esprit des Latins du Danube, dignes héritiers de cette Rome qui subordonna constamment la religion à la politique, n’est sans doute pas nettement exposée dans la poésie populaire des Roumains. Cependant l’auteur d’une ballade intitulée le Pauvre Serbe (Serb sarac) a entrevu la profonde diversité qui existe entre les deux races, du moins dans l’expression de certaines passions. Le Serbe dont ce chant gracieux nous raconte l’aventure est en effet beaucoup moins dominé par les mouvemens impétueux de la sensibilité que Bogdan, Jovitza et le Soleil. Le Pauvre Serbe a été évidemment composé à une époque où les fils des vaincus de Kossovo avaient courbé la tête sous le joug ottoman, joug très lourd pour eux, car ils n’avaient pas, comme les Roumains, accepté une suzeraineté qui laissait la nationalité intacte; ils avaient subi tous les inconvéniens de la conquête musulmane. Malgré ce triste état de choses, le jeune Serbe, « pauvre. Dieu sait comme ! » conserve le goût des vêtemens splendides qui caractérise sa race. « Ses chausses sont de drap écarlate à cinq ducats l’aune; sa chemise est de soie; ses pieds sont chaussés de sandales festonnées dont chaque feston vaut un ducat, chaque bande une piastre et chaque courroie un para. » Le cheval qu’il monte est « magnifique. » C’est un cheval du Boudjiak (Bessarabie), et quand ce « brave rejeton des zméi hennit, la ville des sultans en retentit tout entière. » La nièce du padishah, « fille du khan des Tatares, » entend derrière une fenêtre grillée du séraï la voix du Serbe, et elle lui dit :


« Enfant de Serbe pauvre, tu es beau et tu me plais. Approche de la fenêtre ; je veux te donner de ma main autant d’uzluks[24] qu’il t’en faudra pour soigner comme il faut ton cheval et le ferrer avec des fers en argent, propices pour la course, car sais-tu? frère, chez nous c’est aujourd’hui mercredi et demain jeudi. Demain les Osmanlis doivent se rendre à la plaine de Haïdar-Pacha pour lutter ensemble à la bague, et le khan mon père a résolu d’accorder ma main au vainqueur. »


Le jeudi, les Ottomans arrivent deux à deux à l’endroit désigné pour la lutte. Le sultan à cheval y préside à l’abri d’une tente verte et en caressant sa barbe noire. Les coursiers s’agitent comme les « ailes d’un faucon royal, d Bientôt deux cavaliers devancent tous leurs rivaux. Le premier est un « nègre aux lèvres épaisses et à la tête couverte d’écaillés de poisson; » le second est le pauvre Serbe sur son cheval bai du Boudjiak. En vain le nègre a-t-il recours à la ruse pour conserver son avantage : le Serbe, indigné de sa fourberie, l’assomme de « sa main puissante,» enlève la bague et la porte au sultan.

Pour résumer tout ce que j’ai dit de l’influence exercée par l’amour sur les populations roumaines, je ne saurais mieux faire que de citer l’énergique conclusion du Voile et l’Anneau. Un fils de roi avait pris pour compagne une « gentille Roumaine, » une simple paysanne. Le roi, indigné de cette mésalliance, fit noyer la jeune fille dans un étang. Lorsque le prince, « beau comme le sapin des forêts au sommet des montagnes, » apprit cette funeste nouvelle, il envoya son cheval à son père et se précipita dans l’étang, « où l’on trouva les deux enfans couchés sur le sable» et les bras entrelacés. Le roi leur ayant fait faire de magnifiques funérailles, du tombeau du prince sortit un sapin et du tombeau de l’épouse surgit un cep de vigne, dont les rameaux flexibles grimpèrent le long des murs de l’église pour aller, le même jour, entourer les branches du sapin. « Dieu! seigneur Dieu! ajoute le poète, frappe de ta foudre vengeresse quiconque brise les liens qui unissent ensemble deux jeunes cœurs.»

L’amour maternel et l’amour filial sont exprimés d’une manière moins pathétique dans les chants des Roumains que dans ceux de la Grèce moderne. Cependant on trouve dans Miorita, un des chefs-d’œuvre de la poésie roumaine, un bel exemple de la tendresse d’un fils pour sa mère et un tableau frappant des angoisses maternelles : — Une petite brebis de Birsa[25] avertit un berger des plaines de la Moldava que ses deux compagnons, un Hongrois et un Vrantchien, ont formé le projet de le tuer. Le berger donne ses instructions à « la gentille brebis : »


« Si tu apercevais jamais, si tu rencontrais une pauvre vieille mère à la ceinture de laine, versant des larmes et courant à travers champs, et demandant et disant à tous :

« Qui de vous a connu, qui a vu un jeune et beau berger, dont la taille svelte passerait par une bague? Il a le visage blanc comme l’écume du lait; sa moustache est pareille à l’épi des blés ; ses cheveux sont comme la plume du corbeau, et ses yeux comme la mûre des champs;

« Alors, ma petite brebis, prends pitié de sa douleur et dis-lui simplement que j’ai épousé la fille d’un roi (la mort) dans une contrée belle comme l’entrée du paradis. »


Cette charmante ballade révèle chez le peuple roumain une sensibilité profonde qui ne s’épuise pas dans les manifestations impétueuses des passions ou dans les affections de famille. Pour les Latins du Danube, l’hospitalité s’exerce aussi bien envers les animaux qu’envers les hommes. La cigogne qui s’est perchée sur le toit du paysan, l’hirondelle qui a construit son nid à l’abri de sa fenêtre, le serpent qui vient se réchauffer à son foyer (serpe di casa), deviennent des êtres sacrés. Accessibles comme tous les Latins aux émotions qui agissent sur leur sensibilité, les Roumains ne seraient pas de véritables fils de l’Italie, s’ils ne se rendaient point compte du pouvoir de la musique. Il est impossible d’en exprimer la puissance avec plus d’enthousiasme que leurs poètes populaires. Dans Miorita, le berger recommande à la petite brebis de placer au chevet de sa tombe « une petite flûte de hêtre aux accens d’amour, une petite flûte de sureau aux notes passionnées, et quand le vent souillera à travers les tuyaux, il en tirera des sons plaintifs, et soudain mes brebis se rassembleront autour de ma tombe et pleureront avec des larmes de sang. » Le chantre de Mihou s’exprime avec plus d’énergie encore, puisque les astres eux-mêmes subissent l’influence de l’harmonie :


« Et voilà, voilà — que Mihou soudain — commence en ce lieu — à dire avec feu, — commence doucement — à dire avec âme — un chant émouvant, — de telle beauté, — que les monts en résonnent, — les aigles accourent, — les pins se balancent, — les feuilles murmurent, — les étoiles brillent — et arrêtent leur course.»


Comme toutes les nations néo-latines, sans avoir des instincts religieux bien décidés, la nation roumaine tient pourtant en général à ses traditions plus ou moins mythologiques. La majorité du peuple, qui est restée aussi illettrée que dans les autres pays latins, conserve précieusement la foi aux vieilles légendes transmises par les ancêtres. La plupart de ces légendes sont essentiellement roumaines; d’autres, comme la croyance aux vampires, viennent des nations voisines. La peste, « vieille édentée, bête venimeuse, » est, cela se comprend, plus détestée par le paysan roumain que les plus méchantes fées. Personnifiée dans les chants grecs, elle a sa place dans le panthéon hindou à côté des autres créations du génie chimérique de l’Inde. Divinisé aux bords du Gange comme une puissance malfaisante, le choléra est dans les légendes roumaines une femme âgée et hideuse, « ayant la peau collée sur les os, et portant des serpens entrelacés dans ses cheveux en désordre. » L’horrible apparition marche avec la rapidité de la foudre, l’herbe se flétrit sous ses pas, les hommes tombent morts à sa vue, et les plantes épineuses poussent sur ses traces. Elle possède « les armes de l’enfer, » trois faux invisibles qui fauchent les hommes «par centaines et milliers. » Elle a pour cheval le coursier de Satan, qui ne s’arrête jamais dans son vol et qui jamais ne se fatigue. Lorsqu’elle entoure de ses bras décharnés le corps d’un mortel, lorsqu’elle colle ses lèvres livides sur ses lèvres, elle aspire ses jours dans un baiser et disparaît en ricanant. On reconnaît dans cette image l’idée favorite des Roumains, qui considèrent la mort comme « la fiancée du monde. » Les expressions métaphoriques sont dans le génie des Latins orientaux, qui disent d’un homme qui s’irrite : « Il devient Danube, » et d’une belle personne, qu’elle est « un fragment du soleil. »

Les loups-garous, effroi des paysans français, ne sont pas moins, redoutés en Roumanie. Il y a d’autres esprits malfaisans, les stafii, qui s’établissent dans les ruines. On est obligé d’aller les servir dans leur retraite avec une ponctualité fort gênante. Malheur à celui qui néglige ces dangereux voisins et qui oublie de leur porter le samedi soir l’eau nécessaire à leurs ablutions! Les strigoï (vampires), dont il est question dans la ballade de Kira, sont encore plus à craindre. Le bénédictin dom Calmet a montré, dans un curieux ouvrage[26] où la science s’allie à la crédulité, que cette superstition est répandue dans toute l’Europe orientale, aussi bien chez les Serbes catholiques et chez les Magyars que parmi les Hellènes et parmi les Roumains. Il est vraisemblable qu’elle se rattache aux religions que le christianisme a remplacées à l’est de notre continent, et qu’on a encore si peu étudiées. En effet, si nous avons des détails de toute espèce sur le polythéisme gréco-romain, il n’en est pas de même du culte des anciens Slaves. La religion des Daces est encore moins connue. Une croyance analogue au druidisme, apportée sur les rives du Danube par les colonies celtiques, s’était mêlée à l’ancien fétichisme[27] et à des traditions pélasgiques et persanes[28]. L’imagination populaire a conservé de vagues souvenirs de ces époques lointaines. Une foule de légendes sont répandues parmi les paysans sur Baba Dokia, qui paraît avoir été le génie protecteur de la Dacie. Il est impossible qu’il ne se soit pas conservé, soit dans les contes, soit dans les ballades, beaucoup de débris de ces dogmes antiques, dont une étude plus approfondie des légendes roumaines finira sans aucun doute par constater la véritable origine.

Quelle idée peut-on se faire en définitive de la nationalité roumaine d’après les chants populaires? Le peuple apparaît au premier coup d’œil comme partagé en deux fractions par la configuration même du pays, les montagnards et les gens de la plaine. Qui ne sait la différence tranchée qui a existé longtemps en Écosse entre les lowlands (basses terres) et les highlands (hautes terres)? En Suisse, cette différence est aussi marquée qu’au moyen âge. Dans les gorges alpestres des cantons catholiques vivent de rudes pasteurs qui ne ressemblent ni par la religion, ni par les idées, ni par les goûts, aux citadins de Berne, de Zurich, de Bâle ou de Lausanne. Partout la montagne est essentiellement stationnaire et conservatrice. Les highlanders se sont battus sous les drapeaux des Stuarts, les petits cantons de la Suisse sous les étendards du Souderbund; les Tyroliens sont en Autriche le plus ferme appui de l’ultramontanisme et de la monarchie absolue. La Roumanie ne présente pas heureusement cette scission profonde dans l’âme de la patrie. Entre le montagnard et l’homme de la plaine, il y a unité de croyances religieuses et politiques. Seulement la diversité des usages est fort grande. L’habitant des Karpathes n’a point encore subi l’influence des mœurs françaises, et tous les touristes qui croient s’être fait une juste idée de la physionomie de la nation en parcourant les rues de Giurgevo, de Galati ou de Iassy<ref> Ces trois villes rappellent trois grands peuples. Giurgevo doit son nom moderne à un fort bâti par les Italiens de Gènes, Galati est la ville des Galates ou Gaulois, Iassy garde son nom latin (lassiorum municipium). <//ref>, ressemblent assez à ces voyageurs qui s’imaginent que les Bretons, les huttiers vendéens[29] et les Basques ressemblent aux Parisiens.

Le pays présente des contrastes non moins dignes d’intérêt. La plaine du sud est une contrée qui n’a de remarquable que ses « fleurs nouvellement écloses» et sa prodigieuse fertilité; la montagne, « belle comme l’entrée du paradis, » offre à l’observateur une multitude de sites admirables qui rivalisent avec les paysages les plus renommés du Tyrol, de la Suisse et de l’Ecosse. Le versant méridional des Karpathes unit les magnifiques richesses de la nature alpestre aux produits du midi. Là vivent au milieu de scènes sublimes les descendans de ces Roumains qui ont restauré à Campu-Lungu leur nationalité un moment étouffée par les invasions des Barbares, couverts du large kojok, coiffés de la couchma en peau d’agneau. Dans ces belles vallées s’est conservé pur le type de la race roumaine : les longs cheveux, « pareils à la plume du corbeau, » la « fine moustache, » les « yeux doux comme le fruit de la mûre, » le regard assuré, les épais sourcils, la barbe noire et les allures robustes. Le costume de ces dignes fils de la Roumanie est celui des prisonniers daces représentés sur la colonne trajane. Les ustensiles dont ils se servent, leurs armes, leurs instrumens de musique, ont le même caractère primitif. Ils portent dans une ploska, gourde en bois enrichie de sculptures peintes de diverses couleurs, les vins généreux de Kotnar, de Cruce, de Dragachani, de Soccola ou d’Odobesti. Les soldats du « roi des montagnes » Ianko avaient remplacé par la pique et par la faux le yatagan, « la massue grossière, hérissée de gros clous pointus, » et le patoche (épée à deux tranchans). Le hboutchoum, qui donnait autrefois le signal du combat, est encore l’instrument favori des pasteurs des Alpes bastarniques, et la puissance des sons qu’ils en tirent est si grande que lorsque le chef des bergers de Chalga, prisonnier du capitan Caracatouche et de ses haidouks', tira de son sein un boutchoum doré et se mit à en jouer, « les vallées en retentirent, les feuilles en frissonnèrent, les flots du Danube en bouillonnèrent, et les poissons parurent à la surface. »

Ces chants populaires, qui contiennent tant de renseignemens précieux sur les Roumains des anciens temps, renferment aussi plus d’une indication relative à la femme. L’humble paysanne et l’épouse du domnu, la vierge et la mère y paraissent tour à tour avec leur véritable physionomie. Ganta, « la jolie cabaretière, » Canta, « qui a de grands yeux provocans, » est sans doute un type vulgaire, mais que le poète décrit avec une réserve pleine de goût. Anitza, qui exerce la même profession à Focsani, a sur la frontière, » et qui est moins idéalisée, est probablement plus conforme à la réalité. Sans doute les poètes roumains, aussi portés à l’ironie que les maîtres de la « gaie science, » les troubadours de la France méridionale, n’épargnent point aux vierges du Danube et des Karpathes le reproche d’inconstance. Le Paunasul codrilor (paon des forêts) nous parle d’une « jeune fille blonde aux cheveux dorés, » qui, aimée d’un « brave à la figure jeune et fière, » l’abandonne à la suite d’une lutte avec « le paon des forêts, le brave des braves, » et s’éloigne avec le vainqueur dans la solitude des bois. Mais les femmes seules se laissent-elles éblouir par le succès? Les hommes ne sont-ils pas aussi disposés qu’elles à trouver légitime tout ce qui réussit, et à prodiguer les noms les plus beaux aux triomphes de la ruse et de la violence? Il est certaines circonstances d’ailleurs où les femmes roumaines ont lutté de courage avec les soldats d’Etienne et de Michel. Dans Chalga, la vieille grand’mère a été avertie par les sons du bouchoum du danger que courent les troupeaux de la famille, enlevés par les haïdouks :


« Holà, les enfans ! holà, les serviteurs ! Alerte ! cria-t-elle, arrachez-vous aux douceurs du sommeil, et préparez vite un cheval; mettez-lui une selle d’homme, car je veux le monter en brave.

« Elle dit, sauta à cheval, et se dirigea rapidement vers le Danube, sa bouche jetait de longs cris de guerre, et sa main brandissait un boutdougan[30] formidable.

« Les haïdouks l’entendirent venir de loin, et prirent soudain la fuite; il leur semblait n’avoir pas assez d’espace devant eux... »


Une autre ballade, Soarele si Luna, peint avec exactitude la splendeur qui environnait les femmes roumaines dans les hautes conditions sociales. Lorsque le Soleil ordonne les apprêts de la noce, il orne le front d’Hélène « avec les fils d’or des fiancées; » il place sur sa tête « une couronne royale; » il la revêt d’une « robe diaphane brodée de perles fines. » L’auteur de Serb Sarac ne craint pas d’affirmer que les noces des hauts seigneurs et des braves guerriers doivent durer un mois. La ballade de Bogdan nous parle de beaux présens de noce et de fêtes splendides célébrées à l’occasion de son mariage. Sans être aussi magnifiques, les noces de notre temps ont conservé, même parmi les paysans, un caractère vraiment poétique, et il n’est pas difficile d’y retrouver plus d’un usage de la ville éternelle.

Les chants populaires qu’on vient d’analyser constatent donc avec une pleine évidence la glorieuse origine des Roumains. Il devient d’autant plus important de les étudier que l’ère des ballades naïves, des créations spontanées de la muse populaire, semble close en Roumanie. Aux rustiques rapsodes ont succédé les poètes lettrés. A Bucharest, à Iassy, à Galati, à Giurgevo, à Braïla, une nouvelle génération, plus curieuse de la correction littéraire que de la verve primitive du moyen âge, répète les vers des Héliade, des Alexandri, des Bolliac, des Assaki, des Bolintineano, des Alexandresco, des Rosetti, des Cretziano, des Donici, des Negruzzi, etc.; c’est à peine si les kolinde (espèce de noëls) appellent un moment l’attention de ces grandes cités sur les bardes des vieux temps.

La poésie des lettrés ne se contenta pas de supplanter dans beaucoup d’endroits la poésie populaire, elle en attaqua les idées fondamentales. De même que Cervantes avait opposé aux romans chevaleresques, qui perpétuaient les idées du moyen âge, un admirable roman satirique, un prêtre transylvain, Cichendela, s’est servi de la poésie pour discréditer les légendes. Strigoï (vampires), zméi (dragons), vêrcolaci (serpens qui dévorent la lune en temps d’éclipse), ont trouvé en lui un adversaire armé de ce bon sens railleur qui désespérait l’excellent don Quichotte. Vaincue dans les villes, la poésie populaire se maintient encore parmi les montagnards des Karpathes. Là, j’ai retrouvé les antiques croyances et les mœurs originales du passé. J’ai conservé un vif souvenir d’une excursion aux sources de la Jalomitza, qui naît dans les Karpathes de Valachie, se dirige vers le sud, et, après avoir reçu le Telagen et la Prahova, va se jeter dans le Danube, vis-à-vis d’Hirsowa. Comme la grand’mère dont parle la ballade de Chalga, je montais « en brave» le cheval d’un dorobantz (gendarme). L’imagination toute remplie des récits de nos bardes, je songeais à l’existence aventureuse des Boujor, des Tunsul et des Groza. Les jeunes Roumaines que je rencontrais renouvelaient par leurs chants tous ces souvenirs d’une époque déjà bien éloignée. En les écoutant, je croyais entendre Anitza qui versait du vin à Roujor dans une vedritza (mesure d’environ vingt litres), ou la belle «blonde aux cheveux dorés» qui suivait sur la montagne a le paon des forêts, brave, à la figure jeune et fière, » ou encore Ganta, « la jolie Ganta, » dont Codréan louait « les grands yeux provocans. » Une fois que nous eûmes dépassé Ploïesti, caché dans ses jardins et dans ses massifs d’arbres fruitiers, il me semblait que je rencontrais toutes les héroïnes de nos ballades. A Telega, combien j’aimais à voir les jeunes filles revenir le soir à la fontaine pour y remplir leur donitza (vase en bois) en répétant quelque refrain national ! C’était la Roumanie primitive, la Roumanie des héros et des poètes, qui ressuscitait devant moi. Je me rappelais en même temps ces autres élus de la poésie populaire, ces vaillans outlaws, tels que les Boujor, les Basile, qui ont trouvé encore des émules même dans ces derniers temps. Le Scaunu hot’ Hor (chaire des voleurs), qui fut si souvent le théâtre de leurs conciliabules, est une clairière qui s’étend à l’angle d’une montagne entre Telega et Slani. De la terrasse, ainsi formée par la nature, Boujor et ses héritiers pouvaient surveiller tous les mouvemens de la potira (maréchaussée), et pour les y atteindre, il fallait user de quelque moyen merveilleux, comme ces balles d’argent que l’arnaute Léonti mit dans son tromblon pour tirer sur Codréan, invulnérable aux projectiles ordinaires.

Cependant les mœurs sauvages dont on retrouve encore les traces dans les chants populaires et dans la mémoire des montagnards ne seront bientôt plus qu’un souvenir. La civilisation occidentale rayonne des rives du Danube jusqu’aux plus lointaines vallées des Karpathes; mais cette civilisation n’a-t-elle pas elle-même ses périls, qu’un esprit vraiment prévoyant ne saurait envisager sans quelque souci? Il s’en faut qu’en Occident triomphent partout la justice, la liberté, la tolérance, une religion éclairée et ce progrès véritable, enfant légitime du travail, de la science, des habitudes réglées, du développement des facultés les plus élevées de l’âme. Les Roumains peuvent déjà constater parmi les Occidentaux bien des faits qu’il est impossible de mettre d’accord, bien des tendances dénuées de la plus vulgaire logique, bien des idées qui se contredisent d’une manière déplorable. Ne leur importe-t-il pas souverainement d’étudier avec une attention persévérante, avec une vigilance défiante les croyances et les institutions qu’on leur propose si souvent comme une règle infaillible? De vastes états, qui paient ordinairement au prix des plus grands sacrifices l’influence qu’ils exercent dans le monde, ne sont pas assurément destinés à servir de modèles à un pays dont l’avenir est nécessairement modeste, et dont les prétentions sont limitées par sa situation et par ses ressources. Quels que soient donc les exemples que la Roumanie veuille choisir en Occident, elle n’oubliera jamais que tout développement durable doit se rattacher au glorieux passé de la patrie, que les improvisations politiques sont condamnées d’avance à une précoce décadence, et que les petits peuples environnés de puissans voisins ne doivent confier leurs destinées qu’à des hommes dont les lumières, l’indépendance et le patriotisme ne sauraient être un moment contestés.


DORA D’ISTRIA.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1858.
  2. M. Cogalnicoeno, Histoire de la Dacie, a mis hors de doute l’origine roumaine de ce héros.
  3. Nolumus magyarisari, disaient les Roumains de Transylvanie dans leur dernière lutte.
  4. La Transylvanie.
  5. La tour de Sévérin n’a point été bâtie par Trajan, comme le croit le poète d’après Procope, mais par Sévérinus, gouverneur de la Mésie sous l’empereur Philippe.
  6. Il établit à la place des Daces « des troupes infinies d’hommes ; » infinitas copias hominum (Eutrope, Adrien). Il s’agit donc non de quelques colons, mais d’un peuple entier.
  7. Cette qualification est bien plus nationale que le mot hospodar, qui est la traduction slave.
  8. Ballades et Chants populaires, traduction française (Paris 1855), XIII, le Monastère d’Argis.
  9. Les doïnas (doïne) sont de petites pièces de vers qui se chantent sur un ton lent et plaintif.
  10. Ces derniers vers sont d’un poète contemporain, M. C. Bolliac.
  11. Rivière de la Bessarabie.
  12. Femelles des zméi, dragons, monstres fantastiques. Les zméi ont donné leur nom à la grande ville roumaine de Zmeil.
  13. Monstres femelles analogues aux zméines.
  14. Allusion à un préjugé populaire des Roumains. Tout cheval, pour devenir bon, doit être élevé trois ans dans les ténèbres.
  15. Partie basse de la Bessarabie.
  16. Cette expression mythologique est destinée à peindre la chevelure crépue, souvent enduite de graisse et luisante, des nègres.
  17. Fondateur de la principauté à la fin du XIIIe siècle, 1292.
  18. C’est le cri que les paysans roumains adressent aux bœufs et aux chevaux pour les exciter au travail.
  19. Flûte.
  20. Diminutif de mourgo, cheval bai.
  21. Autre peuplade touranienne qui a précédé les Magyars en Transylvanie.
  22. « Horâ boit et se repose (maintenant). — La patrie gémit et paie. »
  23. Revue des Deux Mondes du 1er juin 1848.
  24. Monnaie turque.
  25.  ; Village de Transylvanie. On nomme « brebis de Birsa » celle qui marche en tête du troupeau. Voilà pourquoi elle joue dans la ballade le premier rôle.
  26. Traité de l’apparition des esprits, vampires, etc.
  27. Caractérisé par le culte du bœuf Urus, dont l’image se trouve sur le revers de plusieurs médailles daces.
  28. M. César Bolliac a découvert en 1846 un bas-relief représentant un sacrifice à Mithra, le médiateur du culte des mages. Les personnages portent le costume des Daces de la colonne trajane. D’après M. Cogalniceano, Histoire de la Dacie, Zamolxis, le législateur pythagoricien des Daces, aurait été aussi divinisé avec le temps.
  29. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1850, les Huttiers et les Cabaniers du marais, par M. Emile Souvestre.
  30. Massue en fer ou masse d’armes.