La Nouvelle Emma/26

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 1-19).
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CHAPITRE XXVI.

Henriette, qui avait envie de tout, changeait d’avis à chaque parole qu’on lui disait, et perdait beaucoup de temps à conclure le moindre marché. Tandis qu’elle était occupée à faire déployer des pièces de mousselines, et à se décider sur le prix et la qualité, Emma fut s’asseoir sur la porte pour passer le temps.

Dans une place aussi peu commerçante, on ne pouvait pas espérer beaucoup de distractions amusantes. Voir passer rapidement M. Perry, M. Cox entrer au bureau de la poste aux lettres ; les chevaux de carrosse de M. Cole revenant de la promenade ; un messager égaré, ou une mule rétive étaient les objets les plus curieux qu’on pût espérer voir ; et lorsqu’elle n’aperçut que la charrette du boucher, une vieille femme revenant du marché, avec un panier bien rempli, deux chiens se battant pour un os, une bande de petits polissons assemblés pour lorgner du pain d’épice chez un boulanger, elle ne crut pas avoir raison de se plaindre ; c’était un assez grand amusement que de rester sur la porte. Un esprit enjoué et content peut se passer de spectacles, et ne voit rien qui ne lui plaise.

Elle jeta les yeux sur le chemin de Randalls. La scène s’agrandit ; deux personnes parurent : madame Weston et son beau-fils ; ils entraient dans Highbury, et se proposaient, sans doute, d’aller à Hartfield. Ils étaient arrêtés devant la maison de madame Bates, qui était un peu plus près de Randalls que de Ford ; ils allaient frapper, lorsqu’ils aperçurent Emma. Ils traversèrent la route sur-le-champ et vinrent la joindre. La partie de la veille avait été si agréable, que ce souvenir augmentait le plaisir de cette rencontre. Madame Weston lui dit qu’ils allaient chez les Bates pour entendre le nouvel instrument.

« Car mon compagnon m’assure, dit-elle, que je promis hier au soir à mademoiselle Bates d’aller très-positivement la voir aujourd’hui. Je ne m’en souvenais pas du tout. Du moins je ne savais pas d’avoir fixé le jour ; mais comme il assure que je l’ai fait, j’y ais à présent. »

« Et tandis que madame Weston fera sa visite, voulez-vous bien me permettre, dit Frank Churchill à Emma, d’avoir l’honneur de vous accompagner et de l’attendre à Hartfield, si vous y allez. »

Madame Weston parut mécontente.

« J’ai cru que votre intention était de venir avec moi. Cela leur ferait un très-grand plaisir. »

« Moi ! je vous serais à charge. Mais peut-être que je le suis également ici ; car il me paraît que mademoiselle Woodhouse n’a pas besoin de moi. Ma tante me renvoie toujours lorsqu’elle fait des emplettes. Elle dit que je l’ennuie à la mort, et il semble que mademoiselle Woodhouse est prête à me faire le même compliment. Que dois-je faire ? »

« Je ne suis pas ici pour mon propre compte, dit Emma, j’attends mon amie. Elle aura bientôt fini, et nous nous en retournerons. Mais vous, monsieur, vous devriez aller avec madame Weston entendre l’instrument. »

« Bien, si tel est votre avis. Mais, dit-il en souriant, si le colonel Campbell avait employé un ami peu soigneux, et que l’instrument ne fût pas bon, que dirai-je ? Je ne puis être d’aucun secours à madame Weston. Elle s’en tirera parfaitement toute seule. Une vérité, quoique désagréable, sera adoucie en sortant de sa bouche. Mais moi, je suis l’homme du monde le plus maladroit à dire poliment une chose que je ne crois pas vraie. »

« Je ne crois rien de tout cela, répliqua Emma ; je suis persuadée, au contraire, que quand l’occasion s’en présente, vous êtes aussi peu sincère que vos voisins. Mais il n’y a pas de raison de supposer l’instrument médiocre, si j’ai bien entendu l’opinion de mademoiselle Fairfax. »

« Allons, venez avec moi, dit madame Weston, si la chose ne vous est pas très-désagréable. Nous n’y resterons pas long-temps. En sortant de là, nous irons à Hartfield. Je désire beaucoup que vous veniez avec moi. On regardera cette démarche comme une marque d’attention ! J’ai toujours cru que telle était votre intention. »

Il n’avait rien à dire, et dans l’espérance de trouver sa récompense à Hartfield, il retourna avec madame Weston, chez madame Bates. Emma les suivit des yeux, jusqu’à ce qu’ils fussent entrés, et fut rejoindre Henriette au comptoir. Elle essaya de tout son pouvoir de lui persuader que si elle voulait prendre une mousseline unie, il était inutile d’en regarder une rayée ; et qu’un ruban bleu, quelque beau qu’il fût, ne pourrait pas aller avec une robe jaune. À la fin ses emplettes furent faites ; il ne s’agissait plus que de savoir où on les enverrait.

« Les enverrai-je chez madame Goddard, mademoiselle, dit madame Ford ? Oui, non, oui, chez madame Goddard. Mais cependant ma robe jaune est À Hartfield. Non, vous aurez la bonté de faire porter le tout à Hartfield, s’il vous plaît. Peut-être que madame Goddard aurait envie de voir tout cela, et je pourrais emporter ma robe jaune quand je voudrais. Mais j’aurai besoin du ruban sur-le-champ ; ainsi il vaudra mieux envoyer le tout à Hartfield, du moins le ruban. Vous pourriez en faire deux paquets, madame Ford, n’est-ce pas ? »

« Il est inutile, Henriette, de donner à madame Ford la peine de faire deux paquets. »

« Non, c’est inutile. »

« Ce n’est pas une peine, Mademoiselle, dit l’obligeante madame Ford. »

« Oh ! mais j’aime mieux qu’on ne fasse qu’un paquet. Ainsi vous aurez la bonté d’envoyer le tout chez madame Goddard. Je ne sais pas… Non, je pense, mademoiselle Woodhouse, qu’il serait mieux de faire porter le tout à Hartfield ; je l’emporterai avec moi ce soir. Que me conseillez-vous ? »

« Que vous ne vous donniez pas le moindre embarras à ce sujet. À Hartfield, s’il vous plaît, madame Ford. »

« Certainement c’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit Henriette, très-satisfaite ; je n’aurais pas voulu qu’on le portât chez madame Goddard. »

On entendit des voix près de la boutique. Madame Weston et mademoiselle Bates les rencontrèrent à la porte du magasin.

« Ma chère demoiselle Woodhouse, dit la dernière, j’ai traversé la route exprès pour vous prier de nous faire la faveur de venir vous reposer un instant chez nous, avec mademoiselle Smith, pour entendre le nouvel instrument. Comment vous portez-vous, mademoiselle Smith ? — Fort bien, je vous remercie. — Et j’ai prié madame Weston de m’accompagner pour être sûre de réussir. »

« Madame Bates et mademoiselle Fairfax se portent bien ? »

« Très-bien, je vous remercie. Ma mère se porte le mieux du monde, et Jeanne ne s’est pas enrhumée hier au soir. Comment se porte M. Woodhouse ? Je suis charmée d’apprendre qu’il est en bonne santé. Madame Weston m’a dit que vous étiez ici. Oh ! bien, dis-je, je vais traverser la route, mademoiselle Woodhouse me permettra d’aller la prier d’entrer chez nous, ma mère est si heureuse de la voir ; et comme nous avons une partie si agréable, elle ne me refusera pas. Oui, je vous en prie, s’est écrié M. Frank Churchill, nous avons besoin de connaître son opinion sur le piano-forté. Mais, répartis-je, je pense que je serai bien plus sûre de réussir si l’un de vous vient avec moi. Oh ! dit-il, attendez-moi une minute, jusqu’à ce que j’aie achevé mon ouvrage. Car le croiriez-vous, mademoiselle Woodhouse, il est occupé maintenant, de la manière la plus obligeante, à remettre le rivet des lunettes de ma mère. Le rivet était tombé ce matin. C’est bien obligeant de sa part, car ma mère ne pouvait se servir de ses lunettes, n’étant pas capable de se les mettre sur le nez. Et à propos de lunettes, tous ceux qui s’en servent devraient en avoir deux paires. Jeanne l’a dit. J’avais intention de les porter chez Saunders, la première fois que je sortirais ; mais j’ai eu des affaires toute la matinée, d’abord une chose, ensuite une autre : l’on ne peut pas dire quoi. Une fois Marthe est venue m’annoncer que la cheminée avait besoin d’être nettoyée. Oh ! Marthe, dis-je, ne venez pas m’annoncer de mauvaises nouvelles. Ne voilà-t-il pas que le rivet des lunettes de votre maîtresse est tombé. Ensuite les pommes cuites ont été apportées à la maison. Madame Wallis nous les a envoyées par son petit garçon. Les Wallis sont très-polis et très-obligeans à notre égard. J’ai ouï dire que madame Wallis était impolie quelquefois, qu’elle faisait aux gens des réponses grossières ; mais nous n’avons jamais reçu d’elle que des politesses. Et ce n’est pas pour notre pratique, car nous prenons chez eux si peu de pain. Nous ne sommes que trois, et Jeanne qui ne mange absolument rien. Son déjeûner vous ferait frémir. Je n’ose dire à ma mère combien peu elle mange ; je lui dis tantôt une chose, tantôt une autre, et cela passe. Mais vers midi elle a un peu d’appétit, et rien ne lui plaît tant que les pommes cuites : elles sont très saines. J’ai saisi l’occasion de demander à M. Perry, l’autre jour, ce qu’il en pensait, lorsque je le rencontrai dans la rue. Ce n’est pas que j’en doutasse auparavant. J’ai si souvent entendu recommander les pommes cuites par M. Woodhouse. Je crois que c’est la seule manière qui paraisse saine à M. Woodhouse. Nous avons souvent des tourtes de pommes ; Marthe les fait à merveille. Enfin, madame Weston, je me flatte que vous avez réussi, et que ces demoiselles nous feront l’honneur de venir un moment. »

Emma dit qu’elle se ferait un vrai plaisir d’aller saluer madame Bates. Enfin elles quittèrent le magasin, sans être plus long-temps arrêtées par mademoiselle Bates, excepté un… « Comment vous portez-vous, madame Ford ? Je ne vous avais pas aperçue, je vous demande pardon. J’ai appris que vous aviez reçu de Londres un bel assortiment de rubans. Jeanne en a été enchantée. Je vous remercie ; les gants vont très-bien ; un peu trop larges aux poignets ; mais Jeanne les rétrécit. Qu’est-ce que je disais ? » Elle recommençait à parler et les autres dames étaient dans la rue.

Emma ne savait trop ce qu’on pouvait retenir de ce galimatias.

« Je ne sais en vérité plus ce dont je parlais. — Oh ! c’était des lunettes de ma mère. Il est si obligeant, ce M. Frank Churchill ! Oh ! dit-il, je crois que je suis en état de fixer ce rivet ; j’aime beaucoup un ouvrage de cette espèce. Ce qui, comme vous savez bien, montre qu’il est très… En vérité je dois dire que tout ce que j’ai entendu de lui, tout ce que j’en attendais, tout ce que j’en ai vu est bien inférieur à ce qu’il est. Je vous félicite, madame Weston, de tout mon cœur. Il est tout ce que les parens les plus tendres peuvent… Oh ! dit-il, je puis arrêter ce rivet. J’aime ces sortes d’ouvrages. Je n’oublierai jamais ses manières. Et lorsque j’apportai les pommes cuites, et que je priai nos amis de vouloir bien nous faire le plaisir d’en manger. Oh ! dit-il sur-le-champ, il n’y a pas de fruit que j’aime autant que les pommes cuites ; et je n’en ai jamais vu de si belles, cuites, à la maison. Cela, vous savez, était tellement… Et je suis certaine, d’après sa manière, que ce n’était pas un compliment. En vérité, ces pommes sont délicieuses, et madame Wallis leur rend bien justice. Mais nous ne les faisons cuire que deux fois, et M. Woodhouse nous avait fait promettre de les faire cuire trois fois ; mais mademoiselle Woodhouse aura la bonté de ne lui en pas parler. Les pommes elles-mêmes sont de la meilleure espèce pour être mises au four. Toutes de Donwell, secours généreux de M. Knightley. Tous les ans il nous en envoie un sac. Il n’y a pas d’arbres comme les siens pour conserver les pommes. Je crois qu’il en a deux. Ma mère dit que son verger était fameux dans sa jeunesse. Mais l’autre jour je fus véritablement choquée quand M. Knightley vint nous voir le matin, et Jeanne était à manger des pommes, et dit combien elle les aimait. Il demanda si notre provision n’était pas finie : elle doit l’être certainement, et je vous en enverrai d’autres, car j’en ai plus qu’il ne m’en faut. Larkins m’en a fait garder une plus grande quantité que de coutume. Je vous en enverrai avant qu’elles ne se gâtent. Je le priai de n’en rien faire ; car, réellement, quoique les nôtres fussent presque toutes parties, je ne pouvais pas le lui dire : nous n’en avions plus qu’une douzaine, que nous réservions pour Jeanne ; et je ne pouvais pas souffrir qu’il en envoyât davantage, ayant déjà été si généreux : Jeanne pensait comme moi ; et lorsqu’il fut parti, elle me querella à cause de cela. Quand je dis querella, j’ai tort, car nous n’avons jamais eu de dispute en notre vie ; mais elle était fâchée que j’aie avoué que notre provision fût presque à la fin ; elle souhaitait que je lui eusse dit que nous en avions encore une grande quantité. Oh ! ma chère, lui dis-je, j’ai dit tout ce que j’ai pu. Cependant, le soir même, Larkins vint avec un grand panier de pommes, de l’espèce des autres, au moins un boisseau. Je descendis et parlai à Larkins, comme vous le supposez bien. Larkins est une ancienne connaissance, et je suis toujours bien aise de le voir. Mais j’ai su depuis qu’il m’avait apporté tout ce qu’il restait de ces pommes ; et qu’à présent son maître n’en avait pas une pour bouillir ou cuire au four. Larkins ne paraissait pas s’en soucier ; il était très-content que son maître en eût tant vendu, car vous savez qu’il préfère l’intérêt de son maître à tout ; mais il m’a dit que madame Hodges n’avait pas trouvé bon qu’il se défit de toutes ses pommes. Elle ne pouvait pas souffrir que son maître n’eût pas, au printemps, une seule tarte de pommes. Il dit cela à Marthe, mais lui défendit d’en parler, car madame Hodges se mettait quelquefois de mauvaise humeur : et puisqu’on en avait vendu tant de sacs, ajouta-t-il, peu importait qui mangeât le reste. Et lorsque Marthe m’eut dit cela, j’en fus très-fâchée. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, que M. Knightley le sût. Il serait si… Je souhaitais aussi que Jeanne n’en fût pas instruite ; mais malheureusement, je lui en avais parlé sans m’en apercevoir. Mademoiselle Bates avait à peine fini, que Marthe ouvrit la porte ; et ces dames montèrent sans être forcées d’entendre autre chose que des sons inarticulés, ou des souhaits pour leur sûreté.

« Je vous prie, madame Weston, de faire attention qu’il y a une marche au premier détour. Prenez garde, mademoiselle Woodhouse, notre escalier est un peu obscur, un peu plus étroit et plus obscur que nous ne désirerions. Mademoiselle Smith, prenez garde. Mademoiselle Woodhouse, je crains que vous ne vous soyez fait mal au pied. Mademoiselle Smith, il y a une marche au détour. »