La Nouvelle Emma/38

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 226-247).
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CHAPITRE XXXVIII.

C’est tout ce qu’Emma put apprendre de Frank et d’Henriette, lorsqu’elle eut recouvré l’usage de ses sens. N’ayant pas une minute à perdre, Frank Churchill partit, Emma envoya chez madame Goddard, pour lui donner des nouvelles d’Henriette, et chez M. Knightley, pour lui faire savoir qu’il existait une bande de Bohémiens dans le pays. Avant son départ, Frank fut remercié de la manière la plus affectueuse par Emma et sa petite amie. Henriette reposait, et Emma repassait en son esprit les circonstances d’une aventure qui devait même, aux gens les plus froids et les plus sensés, paraître tout à fait extraordinaire. Mais à elle dont l’imagination ardente devançait souvent le jugement, elle trouva que non-seulement ces circonstances devaient être approfondies, mais même commentées. Un beau jeune homme, rencontrant à point nommé une charmante demoiselle, au moment où elle avait besoin de secours, cela tenait du prodige. Mais, sans s’arrêter à l’idée qui lui vint que cette rencontre pouvait bien ne pas avoir été tout à fait fortuite des deux côtés, elle s’attacha à en prévoir les suites. Probablement le jeune homme avait résolu de briser tout à fait ses chaînes ; il pouvait en reprendre d’autres : Henriette commençait à se détacher tout de bon de son penchant pour M. Elton. Il était donc plausible de supposer qu’ils pouvaient mutuellement se convenir, et avec d’autant plus de raison, que tandis qu’elle était évanouie, Frank raconta à Emma, avec chaleur et intérêt, la pénible situation dans laquelle il avait trouvé Henriette, dont il vantait la douceur et la beauté. Il s’était emporté, en parlant de la conduite de mademoiselle Bickerton, avec une violence peu commune. Henriette, de son côté, après le départ du beau jeune homme, s’était exprimée de la manière la plus touchante sur la grande obligation qu’elle lui avait, sur sa bonté, son affabilité, etc. Emma réfléchissant sur tout cela, crut ne s’être pas trompée. Mais devenue plus sage par l’expérience, elle résolut de laisser aller les choses sans s’en mêler en aucune façon. Ce petit plan, purement idéal, arrangé, elle songea à cacher à son père l’accident arrivé à mademoiselle Smith, et l’arrivée d’une troupe de Bohémiens dans le voisinage. Mais elle trouva que la chose était absolument impossible. En moins d’une demi-heure tout Highbury sut l’aventure d’Henriette. Elle fit le sujet de la conversation des enfans et des vieilles femmes, et des domestiques, personnages très-curieux de pareilles nouvelles. On ne s’occupa plus du bal, mais bien des Bohémiens. Le pauvre M. Woodhouse tremblait, comme elle l’avait prévu, et ne fut satisfait que lorsqu’elle lui eut promis que dans ses promenades, elle ne dépasserait pas le verger. Il reçut quelques consolations par l’empressement que mirent les voisins à envoyer savoir de ses nouvelles (marque d’attention qui, dans tous les temps, le flattait beaucoup) de celles d’Emma et d’Henriette. Il répondit qu’ils étaient tous assez bien, quoique sa fille fût en parfaite santé, et que mademoiselle Smith fût très-bien remise. Emma ne voulut pas se mêler de répondre ; elle le laissa dire. Pour la fille d’un pareil homme, sa santé était trop bonne ; il était obligé d’inventer des maladies pour elle. Les Bohémiens n’attendirent pas que la justice se mît à leurs trousses ; ils décampèrent bien vite. Les demoiselles d’Hyghbury purent de nouveau se promener sans crainte ; et l’aventure d’Henriette fut oubliée par tout le monde, excepté par Emma et par ses neveux, qui ne cessaient de se la faire raconter de nouveau par Henriette elle-même.

Peu de jours après cette aventure, Henriette vint trouver Emma, avec un petit paquet à la main, et commença, quoiqu’en hésitant, à parler ainsi :

« Mademoiselle Woodhouse, si vous avez le temps de m’entendre, j’aurais une espèce de confession à vous faire, et alors tout sera fini. »

Emma fut très-surprise, mais la pria de parler. Il y avait dans le ton et l’air d’Henriette tant de sérieux, qu’Emma s’attendait à apprendre des choses extraordinaires.

« Il est de mon devoir, continua-t-elle, ainsi que de ma volonté de n’avoir aucune espèce de réserve avec vous. Comme j’ai le bonheur d’être tout à fait changée à certains égards, il est juste que vous ayez la satisfaction de le savoir. Je ne dirai que ce que je dois absolument dire ; je suis fâchée de m’être laissée subjuguer comme je l’ai été ; je suis persuadée que vous me comprenez. »

« Oui, dit Emma, certainement. »

« Comment ai-je pu m’imaginer si long-temps, s’écria Henriette, que… J’étais folle ! maintenant je ne vois rien du tout d’extraordinaire en lui. Je ne crains nullement de le rencontrer à présent, excepté cependant que je préférerais ne jamais le voir ; je ferais même un long détour pour l’éviter. Mais je n’envie pas du tout le sort de sa femme, je n’ai plus pour elle l’admiration que j’avais : elle peut être charmante, belle, si l’on veut ; mais je crois qu’elle a un mauvais caractère. Je n’oublierai jamais ses regards le soir du bal. Malgré cela, mademoiselle Woodhouse, je vous assure que je ne lui souhaite pas de mal. Non, quelque soit leur bonheur, je n’en serai pas jalouse, et pour vous convaincre que je vous ai dit la vérité, je vais détruire des choses dont j’aurais dû me défaire plus tôt, et que je ne devais pas me permettre de garder, j’en suis convaincue (rougissant), enfin tout va être détruit, j’ai voulu le faire en votre présence, afin de vous donner une preuve notoire que je suis devenue une créature raisonnable. Ne devinez-vous pas ce que ce paquet renferme ? »

« Pas le moins du monde. Vous a-t-il fait quelques cadeaux ? »

« Non. Ce ne sont pas des présens, mais je gardais ceci comme des reliques. »

Elle tenait le paquet à la main : on lisait sur l’enveloppe : Trésor très-précieux ! Sa curiosité fut portée à son comble. Henriette ouvrit le paquet, Emma était impatiente. Enfin elle vit une petite boite enveloppée de plusieurs feuilles de papier de soie. Henriette l’ouvrit ; elle était garnie tout autour de coton très-fin ; mais il n’y avait dedans qu’un petit morceau de taffetas d’Angleterre.

« Maintenant, dit Henriette, vou devez vous ressouvenir. »

« En vérité ! je ne me souviens de rien. »

« Mon Dieu ! Je n’aurais jamais cru que vous eussiez pu oublier ce qui s’est passé dans ce même salon-ci au sujet d’un morceau de taffetas d’Angleterre, une des dernières fois que nous nous y sommes vues. C’était quelques jours avant mon mal de gorge ; peu avant l’arrivée de M. et madame Knightley. Je crois que c’est le soir même. Vous ne vous souvenez pas qu’il se coupa le doigt avec votre canif, et que vous lui recommandâtes de mettre dessus un morceau de taffetas d’Angleterre ? Vous n’en aviez pas sur vous, et vous saviez que j’en avais ; vous me dites de lui en donner, alors je lui en coupai un petit morceau ; mais comme il était beaucoup trop grand, il le diminua de la moitié, et garda quelque temps la partie qu’il me rendit, la tournant entre ses doigts. Et moi, poussée par la folie qui me dominait, je mis ce morceau de taffetas de côté, comme ne devant jamais servir, mais de temps en temps je le regardais avec un extrême plaisir. »

« Ma très-chère Henriette ! s’écria Emma, en se cachant la figure avec la main, que je suis honteuse de ma conduite ! je me souviens parfaitement de tout cela. Combien j’étais coupable, j’en avais sur moi en quantité, c’était un de mes tours d’étourdie. Je suis condamnée à en rougir le reste de mes jours. Eh bien ! (se rasseyant) qu’y a-t-il de plus ? »

« En aviez-vous réellement sur vous ? Je ne m’en serais jamais doutée, vous dites si naturellement que vous n’en aviez point. »

« Ainsi, vous avez gardé ce morceau de taffetas pour l’amour de lui, dit Emma en se remettant de la honte et des sensations qu’elle avait éprouvées, partagée entre l’étonnement et le plaisir que cette naïveté lui causait. Elle se disait à elle-même. « Dieu me bénisse ! Aurais-je jamais pensé à mettre un morceau de taffetas que Frank Churchill aurait roulé entre ses doigts ! Je n’ai jamais été si malade que cela. »

« Voici, reprit Hnriette regardant la boîte, voici quelque chose qui a plus de valeur, je veux dire, qui en avait plus alors, parce qu’elle lui avait véritablement appartenu, au lieu que le taffetas n’avait jamais été à lui. »

Emma était très-curieuse de voir la plus précieuse pièce du trésor, c’était un morceau de crayon rompu.

« Ceci était bien à lui, dit Henriette, ne vous souvenez-vous pas qu’un matin ? Oh ! non. J’ai oublié moi-même le jour. C’était je crois le mardi ou le mercredi avant l’histoire du taffetas, il voulait marquer quelque chose dans son porte-feuille sur la bierre de Spruce. M. Knightley lui avait parlé de cette bierre ; il voulait l’écrire ; mais lorsqu’il prit son crayon, il s’y trouva si peu de plomb qu’il le coupa et le jeta sur la table comme ne valant plus rien. Je le guettais, et lorsque je vis ma belle, je le pris. Je l’ai gardé avec soin jusqu’à présent. »

« Je m’en souviens parfaitement, s’écria Emma, oui, on parlait de bierre de Spruce. M. Knightley et moi nous disions que nous aimions beaucoup cette bierre ; M. Elton voulait en essayer. Attendez. M. Knightley était ici debout, n’est-ce pas ? Du moins, je le crois. »

« Je n’en sais rien, mais je me ressouviens bien que M. Elton était à peu près à la place que j’occupe à présent. »

« Continuez. »

« Oh ! voilà tout, je n’ai plus rien à montrer ni à dire, excepté que je vais tout jeter au feu, et que je désire le faire en votre présence. »

« Ma chère pauvre petite Henriette ! avez-vous véritablement eu du plaisir à garder ces objets ? »

« Oui, folle que j’étais, j’en suis honteuse aujourd’hui. Je voudrais bien qu’il me fût aussi aisé d’oublier, que de les brûler. C’était mal fait à moi de garder des souvenirs de lui après son mariage ; je le savais bien, mais je n’avais pas le courage de m’en séparer. »

« Mais, Henriette ! est-il absolument nécessaire de brûler le taffetas ? Il pourrait être utile. Quant au morceau de crayon, je n’ai rien à dire. »

« J’aime mieux tout brûler ; la vue seule de ce taffetas me fait mal, je veux me défaire de tout, les voilà au feu, et je remercie le Ciel de m’avoir débarrassée de M. Elton. »

« Et quand, pensa Emma, commencerez-vous avec M. Frank Churchill ? » Elle eut peu après sujet de croire que l’affaire était déjà entamée, elle espéra que, quoique les Bohémiennes n’eussent pas dit la bonne aventure à Henriette, elles avaient néanmoins fait sa fortune. »

Environ quinze jours après l’aventure des Bohémiens, elles en vinrent à une explication et d’une manière inattendue. Emma pensait à toute autre chose, ce qui ajouta du prix à la découverte qu’elle fit. Elle dit en plaisantant et sans intention. « Ma chère Henriette, lorsque vous vous marierez, je vous conseillerai de vous conduire ainsi. » Elle n’y songea plus, jusqu’à ce que quelques minutes après, elle entendit Henriette dire : « Je ne me marierai jamais. »

Emma la regarda, vit de suite ce qu’il en était ; elle réfléchit un moment si elle répondrait ou non.

« Vous ne vous marierez jamais ! Voilà une nouvelle résolution. »

« Je vous assure que je n’en changerai pas. » Après un moment d’hésitation, Emma dit :

« Je me flatte qu’elle ne vous est pas dictée par… J’espère que vous ne ferez pas ce compliment à M. Elton ? »

« À M. Elton ! oh ! non, en vérité, répliqua Henriette d’un air de mépris. Et Emma entendit à peine ces mots : « Si supérieur à M. Elton. »

Elle prit du temps pour considérer. Devait-elle s’en tenir à ces mots ? Devait-elle n’y faire aucune attention et paraître ne rien soupçonner ? Henriette croirait peut-être qu’elle était refroidie à son égard ou fâchée contre elle, si elle gardait le silence. Il pourrait encore arriver qu’Henriette lui demandât d’en entendre plus qu’elle n’en voulait savoir. Elle se résolut donc à répondre suivant son ancien usage, avec franchise et confiance.

Il lui parut sage d’apprendre tout d’un coup ce qu’elle avait envie de dire à ce sujet. La droiture en tout est la meilleure politique. Elle arrêta d’abord en elle-même jusqu’où elle irait ; s’étant préparée, elle lui parla ainsi :

« Henriette, je ne vous cacherai pas que je vous ai comprise. Votre résolution, ou plutôt l’attente de ne jamais vous marier, viennent de l’idée que vous avez que la personne que vous préférez est, par sa situation, trop au-dessus de vous, pour songer à vous épouser. N’ai-je pas bien deviné ? »

« Oh ! mademoiselle Woodhouse, croyez-moi, je n’ai pas la présomption de supposer. En vérité, je ne suis pas si folle ! mais c’est un grand plaisir pour moi de l’admirer de loin et en silence ; de penser qu’il est le premier des hommes ; de lui vouer une éternelle reconnaissance, et d’avoir pour lui la vénération que je lui dois. »

Je ne suis pas du tout surprise de vos sentimens, Henriette. Le service qu’il vous a rendu suffisait pour vous toucher le cœur. »

« Le service ! oh ! je lui ai une obligation inexprimable. Le souvenir que j’en conserve ne finira qu’avec ma vie, ainsi que de tout ce que j’ai souffert. Lorsque je le vis venir, ses nobles regards me rassurèrent ; enfin, en un moment, de l’état le plus misérable, je devins la plus heureuse personne du monde. »

« C’est très-naturel et très-honorable ; vous avez parfaitement choisi. Mais je ne vous promets pas que vous réussissiez ; je ne vous conseille pas de vous y attendre, Henriette. Je ne vous réponds pas que vous soyez payée de retour. Soyez bien sur vos gardes. Vous feriez peut-être bien, quand il en est encore temps, de réprimer ce penchant, crainte qu’il ne vous entraîne, à moins que vous ne soyez sûre qu’il réponde aux sentimens qu’il vous a inspirés. Observez-le bien ; que sa conduite vous serve de guide. Je vous donne cet avis à présent, parce que je ne vous en parlerai plus ; je ne veux en aucune manière me mêler de cette affaire. Qu’aucun nom ne nous échappe. Nous nous sommes trompées d’une étrange façon par le passé. Nous devons maintenant être plus sages. Il est votre supérieur, sans doute, et il paraît qu’entre vous et lui, il y a des obstacles difficiles à vaincre ; mais cependant, Henriette, l’on a vu de plus grands miracles arriver : on a eu maintes fois occasion de voir des mariages beaucoup plus disproportionnés. Mais soyez sur vos gardes ; soyez toujours sur vos gardes, de quelque manière que la chose se termine ; soyez certaine que je vous saurai toujours bon gré d’avoir porté vos vues jusqu’à lui, et je regarderai cette ambition comme une preuve non équivoque de votre bon goût. »

Henriette lui baisa la main en silence pour preuve de sa reconnaissance. Emma était très-éloignée de regarder cet attachement comme malheureux pour son amie ; du moins il la sauvait du danger qu’elle avait couru de se dégrader.

Le mois de juin arriva au milieu de ces plans et de ces espérances. Il n’amena rien de nouveau à Highbury.

Les Elton parlaient toujours de l’arrivée de M. Suckling dans son landau, et de l’usage qu’on en ferait ; Jeanne Fairfax était toujours chez sa grand’mère ; et comme le retour des Campbell était différé jusqu’au mois d’août, elle devait rester encore deux grands mois à Highbury, pourvu toutefois qu’elle pût faire avorter les projets qu’avait madame Elton de lui procurer, malgré ses désirs bien prononcés, une agréable situation. M. Knightley qui, par des raisons à lui connues, n’avait pas trouvé Frank Churchill à son gré, en pensait encore plus mal qu’auparavant. Il crut s’apercevoir qu’il cherchait à tromper Emma par de fausses apparences. Il était certain qu’il faisait la cour à Emma. Les attentions qu’il avait pour elle, les signes expressifs de son père, le silence de madame Weston, tout l’annonçait. Mais tandis qu’on le lui donnait, et qu’elle en faisait cadeau à Henriette, M. Knightley croyait qu’il avait des vues sur mademoiselle Jeanne Fairfax, non pas sérieuses, mais pour s’amuser. Il ne pouvait trop comprendre comment il paraissait exister entre eux des signes d’une intelligence mutuelle ; du moins il en était persuadé. Il avait observé du côté de Frank des preuves certaines des égards qu’il avait pour Jeanne. Quoi qu’il en fût, il voulait éviter à Emma le désagrément d’être trompée. Elle n’était pas présente lorsque ces soupçons se présentèrent à son esprit. Il dînait chez les Elton avec Jeanne et la famille de Randalls. Il surprit un coup d’œil jeté par Frank à mademoiselle Fairfax, qui ne convenait pas du tout à un homme qui faisait la cour à Emma. Chaque fois qu’il se trouva en compagnie avec eux, il n’oublia pas les observations qu’il avait faites, qui, à moins de ressembler à Cowper, et à son feu du crépuscule,

Moi-même, j’ai créé tout ce que j’avais vu.

lui donna de plus forts soupçons encore qu’il existait une intelligence mutuelle entre Frank Churchill et Jeanne Fairfax.

Il vint un jour se promener à Hartfield, comme il faisait souvent après dîner. Emma et Henriette allaient se promener ; il les joignit. Ils rencontrèrent une autre compagnie qui, comme eux, voyant que le temps menaçait de se brouiller, avait jugé à propos de se promener de bonne heure. Elle était composée de M. et madame Weston et des demoiselles Bates et Fairfax. Ils se joignirent, et, en arrivant aux portes d’Hartfield, Emma sachant que cette société plaisait à son père, les invita d’entrer et de prendre le thé. La famille de Randalls accepta l’invitation sur-le-champ ; et mademoiselle Bates, après un assez long discours, auquel personne ne fit attention, finit par accepter aussi l’obligeante invitation de mademoiselle Woodhouse.