La Nouvelle Revue Française/Année 1910, No 12

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La Nouvelle Revue Française
La Nouvelle Revue FrançaiseAnnée 1910, No 12 (p. 1-146).

Année 1910

N° 12.


1er JANVIER

LA NOUVELLE

Revue Française

MICHEL ARNAULD : Du Vers Français.

Francis Jammes : La Vie.

Charles-Louis Philippe : Charles Blanchard.

Jacques Copeau: Le Cahier noir.

EDOUARD DUCOTÉ: Une belle Vue. (suite.)

TEXTES.

Journal sans date par André Gide.

NOTES par MICHEL ARNAULD, JACQUES COPEAU, HENRI FRANCK, HENRI GHÉON, PIERRE DE LANUX, JACQUES RIVIERE, JEAN SCHLUMBERGER :

Les Papiers d’Ibsen. — Deux Drames, par Emile Verhaeren. — Le Solitaire de la Lune, par François de Curel. — Tj r agi -Comédie d’amour, par George Meredith. — Les Amours et Nouveaux Eschanges de Pierres "Précieuses, par Remy Belleau, et Les plus belles pages de ’Uristan l’ H ermite. — La mère de Nietzsche. — Au loin, peut-être, par François Porche. — L’homme en proie aux enfants, par A. Thierry. L’Art et le Geste, par Jean d’Udine.

— Quelques panneaux décoratifs de Maurice Denis. — Les Aqua- relles d’Italie de Pierre Laprade. — Tfardanus à la Schola Cantorum. — Concert Claude Debussy. — Revues.

78, RUE D’ASSAS, 78

PARIS

Dépositaire général: E. DRUET, 108, Faubourg Saint Honoré. LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE.

��Comité de direction :

Jacques COPEAU, André RUYTERS, Jean SCHLUMBERGER.

��Adresser correspondance et manuscrits au siège de la

Revue

78, RUE DASSAS, 78

Pour les réassortiments et demandes de dépôt s'adresser chez E. DRUET, 108, rue du Faubourg Saint- Honoré.

��Abonnement d'un an : France 10 frs., Etranger 12 frs. Abonnement de luxe sur papier japon 20 francs.

�� � Charles-Louis PHILIPPE vient de mourir. Cette accablante nou- velle nous parvient au moment où nous mettons sous presse.

La Nouvelle Revue Française, dans son prochain numéro, rendra hommage à l'écrivain disparu.

Charles-Louis PHILIPPE, dont La Nouvelle Revue Française de- vait donner le prochain roman, nous avait apporté, peu de temps avant sa mort, Charles Blanchard, sa dernière œuvre, que nous pu- blions aujourd'hui.

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��DU VERS FRANÇAIS

��Des esprits épais peuvent seuls s'étonner, quand un peu de passion anime un débat sur l'art litté- raire. 11 ne me paraît nullement ridicule, mais réconfortant au contraire, que trois lignes touchant le vers français m'aient valu deux longues et vives répliques. 1 Ces lignes pourtant continueraient de me sembler fort innocentes, si elles ne prêtaient à méprise par l'oubli d'un mot important qu'ici je tiens à rétablir, entre crochets, en citant tout d'abord le texte incriminé. — Parlant de certaines pièces de Goethe, écrites en vers inégaux non rimes :

" Ce sont là, — disais-je, — des vers libres, dont nous ne possédons point l'exact équivalent. Le vers français [traditionnel] étant déterminé par la rime, les césures et le nombre des syllabes, le moindre écart implique une révolution^ quun système bien arrêté pourra seul préserver du caprice absolu. Au contraire, la métrique allemande est fondée avant tout sur l'accent ; le vers libre l'assouplit donc sans

1 V. dans la Phalange du 20 septembre, p. 423 : le Mois du Poète, par Oméga ; et dans la Nouvelle Revue Française du 1" novembre, la lettre de Henri Ghéon.

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la briser, et son emploi permet sans reniement le retour vers des formes moins hardies ".

La phrase ici soulignée n'énonce pas un juge- ment dogmatique ; c'est en historien qu'il faut l'entendre. Mon opinion sur la technique du vers français n'eût été guère à sa place dans cette étude sur un poète allemand. Une seule affirmation m'in- téressait, que je maintiens : Les " vers libres " de Goethe ne sont pas l'équivalent de ce qu'on nomme " vers libres " en français ; car ils soutien- nent un tout autre rapport avec la tradition de leur pays, — c'est-à-dire, non pas seulement ni surtout avec les doctrines des métriciens, mais avec les habitudes des lecteurs et la pratique raisonnée des poètes.

L'histoire du vers allemand n'est pas si simple, et je ne la possède pas si bien, qu'il m'appartienne d'en tracer même une insuffisante ébauche. Du moins est-il hors de doute que ce vers, dès l'ori- gine, fut un vers accentué ; que l'accent germani- que, sans être toujours aussi dur, aussi affreusement marqué que l'imagine Ghéon, est un accent fixe, et purement tonique, donc point du tout comparable à cet accent français, à demi musical, qui se modifie et se déplace, — c'est Ghéon qui nous le rappelle — " suivant la situation des syllabes dans la phrase, et suivant le mouvement de la phrase dans le discours " ; que pour cette raison même, le vers syllabique employé par les maîtres-chanteurs

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des XV e et XVI e siècles imposait une scansion fausse, une déclamation contraire à l'usage, et par suite fut abandonné depuis l'époque de la guerre de Trente Ans. Dès lors les traits qui distinguent en allemand les " vers libres " : — absence de la rime (toujours accessoire), variation du nombre des syllabes, et parfois, d'un vers à l'autre, dépla- cement des accents forts, passages des iambes aux trochées — n'empêchent point que chacun des vers, pris à part, ne puisse être transporté dans une suite de vers réguliers. Le retour vers des formes moins hardies reste donc toujours, pour Gœthe ou pour Heine, aussi naturel qu'a pu l'être, pour La Fontaine, après les vers inégaux de ses Fables, le retour aux alexandrins de ses Epîtres.

Revenons en France, pour n'en plus sortir. En passant sur la Cantilhne de Sainte Eu/a/ie, romane et presque latine, on avouera que les plus anciens vers français, celui de la Chanson de Roland comme celui du Roman d'Alexandre, ne se définis- sent pas autrement que par l'assonance finale, le nombre des syllabes, la place de la césure. La Pléiade, renonçant vite à ses essais de métri- que ancienne, a déterminé pour l'âge classique cet alexandrin que le Romantisme devait assouplir et renouveler. L'essentiel à mes yeux n'est pas que des métriciens scolaires aient prétendu fixer à tout jamais les règles des vers français. Ce qui m'im- porte, c'est que, des siècles durant, nos poètes —

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et quels poètes ! — ont pleinement accepté ces règles, n'ont cherché nul autre critère pour savoir ce qu'ils devaient se permettre ou s'interdire, pour distinguer un vers juste d'un vers faux. S'agit-il, pour nous, modernes, de distinguer dans leurs œuvres un bon vers d'un vers mauvais ?.. alors le point de vue change ; nous sommes conduits à porter notre attention sur autre chose, sur des accents délicats, sur des inflexions rythmiques dont ces poètes n'ont pas tenté l'étude, et qu'ils ont pourtant maniés avec la sûreté d'un art incons- cient. Or, — j'en conviens sans nul souci d'ortho- doxie, — dès qu'on eut découvert ces puissances secrètes longtemps enchaînées par l'alexandrin, on dut rêver de les affranchir, de leur laisser déployer leurs vertus dans des combinaisons nouvelles, et d'en varier les effets, sans contrainte préconçue, au gré de l'émotion lyrique. L'entreprise était légitime. Tout de même, elle rompt avec le passé; elle est bien une révolution. A l'occasion, des alexandrins s'insèrent parmi les vers libres ; mais bon nombre de vers libres détoneraient, même parmi les vers très inégaux des Fables. Aujour- d'hui passer, ou revenir, d'un mode d'expression à l'autre, c'est pour le poète un changement complet de tendance, une véritable conversion.

Admettons que les règles d'autrefois fussent trop étroites, sinon toutes factices ; il reste vrai pourtant que leur brusque abandon ne pouvait manquer

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d'entraîner d'abord quelque insécurité et quelque désarroi. Plus sont délicats les accents rythmiques de notre langage français, plus il est difficile de fonder sur eux seuls la mesure et l'équilibre du vers... Ici seulement je commence à défendre une opinion personnelle ; et devant elle aussitôt mes contradicteurs se divisent, ou plutôt il apparaît bien que j'avais un contradicteur, et non pas deux : "Le moindre écart, — ai-je osé dire — implique une révolution, qu'un système bien arrêté pourra seul préserver du caprice absolu. " — " Ce dernier membre de phrase — objecte Oméga dans la Phalange^ — est absolument incompréhensible. Où il y a système^ surtout bien arrêté, il n'y a non seule- ment plus caprice mais il n'y a plus liberté, liberté de cette norme intérieure qui doit se substituer en tout artiste (elle, la véritable règle et aussi forte que l'autre) à l'extériorité d'une norme fausse- ment traditionnelle ". — Henri Ghéon, de son côté, ne devine pas à quel point, parlant de système arrêté \ c'est à lui-même que je pensais ; mais, selon mon attente, il s'écrie : " Le vers libre, mal nommé, n'aspire pas à la fantaisie, ni même, Oméga ! à la liberté ! mais bien à la néces- sité, universelle loi esthétique ". Il maintient que le vers français, s'il est, d'abord, un vers accentué, est, en outre, un vers numérique ; que le vers libre aura ses règles organiques, lui aussi ; et que déjà nous possédons le système souhaité : " C'est

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la strophe analytique ". — Je n'en demandais pas tant !

Nulle technique, fût-elle consacrée par le temps, ne doit passer pour intangible, puisque son rôle n'est pas de dominer, mais de servir. Pourtant, chaque fois que l'esprit rejette un instrument imparfait, il faut qu'à moins de renoncer à son travail il forge sans retard un instrument nouveau, d'une structure conforme à ses propres lois. Toute révolution, en art, consiste moins dans l'abandon d'une technique ancienne, que dans l'invention d'une technique mieux adaptée (ou même de plusieurs techniques, mais qui ne se confondent point.) J'entends bien qu'on nous rassure en affir- mant l'existence d'une norme intérieure. L'expres- sion est excellente, si elle revient à proclamer les droits premiers de l'intuition : l'instinct doit en effet précéder les formules ; les formules pour être fécondes, doivent retourner à l'instinct. Mais si la norme intérieure prétend rester informulable, elle n'est qu'un autre nom du caprice ; un refus de distinguer les seuls moyens efficaces de ceux qui ne le sont pas ; un moyen fâcheusement com- mode, pour un producteur qui se croit infaillible, de mettre au compte du public la responsabilité de ses échecs. Vraiment on oublie trop que devant tout poème nous sommes au moins à deux de jeu: le poète, et puis un lecteur. L'inspiration d'une âme élue demeure un secret ineffable ; mais quand

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deux âmes vibrent ensemble, la réflexion peut découvrir les conditions de leur accord ; et cet accord fait-il défaut, on peut bien parler encore de poésie peut-être, non plus d'art. Quelques partisans du vers libre ignorent délibérément que le seul mot de vers (versus) implique un certain retour régulier. Chaque vers soulève une attente, que les vers suivants doivent contenter. Cette attente, que le vers classique résout par une répétition monotone, le vers libre a maintes façons de la satisfaire, et plus de façons de la décevoir. Décep- tion intolérable, sauf les cas où, renforçant l'ex- pression aux dépens de la symétrie, elle devient elle-même un procédé de l'art. Peut-être existe-t-il autant de " normes " que de poètes différents ; mais toutes n'ont pas même droit à l'approbation, au succès, si toutes n'assurent point notre constant plaisir. Entre nos poètes, ceux-là seulement sont qualifiés pour dire comment les vers libres doivent être écrits^ qui ne laissent point le lecteur douter comment ces mêmes vers doivent être lus. '

1 Je songe surtout ici au traitement des syllabes muettes. La valeur réelle de ces syllabes est attestée, nous dit Ghéon, par les expériences de l'abbé Rousselot. Mais comme elle est méconnue dans le langage vulgaire, j'y vois une conquête de la culture, une ressource de l'art, que le soin des artistes peut seul préserver.

Dix pages avant l'article d'Oméga, dans la Phalange, un bon poème de Paul Castiaux, cité par M. Jean Royère, nous présente les mots suivants :

Fluide et douce caresse de cendre bleue. Cette suite de sons mélodieux est-elle un vers ? Assurément. Ou

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Ne croyez point que par là je veuille con- damner tous les autres ; il en est parmi eux que j'aime autant que personne peut les aimer. C'est qu'un poème ne cesse pas d'émouvoir, sitôt qu'il cesse d'être un chant. Tantôt un heureux choix d'images et de mots occupe les intervalles de la musique ; tantôt le rythme des idées et des sentiments nous entraîne, sans être soutenu par un rythme sonore. Seulement, de telles beautés apai- sent imparfaitement notre soif de lyrisme ; elles laissent après elles un vague regret. Rarement un regret m'inquiète, quand j'ai lu des vers de Vielé- Griffin ; les indécisions du langage s'effacent pour moi sous le charme de ces rythmes spontanés, qui s'ajustent si bien aux mouvements des choses, comme aux mouvements du cœur. Nulle part on ne verra mieux ce que produit l'instinct, affranchi des

plutôt — voilà ce qui m'inquiète ! — elle donne plusieurs vers, à mon choix, selon la façon de la déclamer. Dois-je prononcer les finales des deux mots douce et caresse ? en élider une seule? ou bien toutes les deux ? Si je les ai supprimées d'abord, c'est que je rame- nais à mon insu le régulier décasyllabe du Roland ou de Marot. Si je me décide à les maintenir, c'est qu'un vers de douze syllabes s'accorde mieux avec des alexandrins réguliers, qui précèdent ou suivent d'assez près. Mieux vaudrait que la coutume, sinon la règle, du vers libre, m'imposât d'avance un parti. Dans la même pièce, cette ligne de prose :

Le spleen inexorable de leur nudité,

de quelques exemples qu'elle s'autorise, ne saurait passer pour un vers, à moins qu'une déclamation artificielle ne la mue en un fort médiocre alexandrin. Voilà bien de ces licences, de ces fausses hardiesses, dont justement le vers libre devrait nous débarrasser

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formules. Il arrive pourtant que cet instinct som- meille, et je ne saurais passer, même à Griffin, son insouciance à supprimer certaines syllabes muettes. L'inspiration de Van Lerberghe, dans sa grâce souple et fraîche, a moins de richesse et d'ampleur ; mais elle est servie à merveille par une technique réfléchie qui jamais ne heurte et jamais ne déçoit. Les vers de la Chanson d'Eve sont les seuls, avec quelques vers libérés de Henri de Régnier, qui se relient aux rythmes tradition- nels sans aucunement s'y asservir. Forme de tran- sition, si l'on veut, mais qui, plus répandue, eût pu suffire aux besoins de toute une génération. Ghéon demande impérieusement une transforma- tion plus radicale; mais l'arbitraire lui fait horreur. Autant il répudie de gênes inutiles, autant il assume de justes contraintes ; la longueur des unités rythmiques, l'allitération, l'assonance, il ne livre rien au hasard ; il a donc le droit d'attendre que ses vers soient " non seulement sentis, mais approu- vés ". J'approuverais donc la Strophe Analytique, si je savais moins tout ce qu'elle exige d'âpre et d'obstiné labeur. Il est dangereux qu'une forme d'art demeure constamment facile ; encore faut- il qu'elle puisse le devenir, et que le souffle ingénu d'un Lamartine ne s'y épuise point en savants efforts.

Peut-être à présent va-t-on me reprocher, plutôt qu'un excès de dogmatisme, une hésitation trop

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timide. Oui, j'hésite entre le vers libre et le vers classique ; j'hésite, opposant une défiance égale à ces deux conseillers suspects : le sens propreet le sens commun, et ne pouvant les départager par le suffrage d'une élite qui semble hésiter comme moi. Si forte que soit la beauté des Stances de Moréas, le renouveau du classicisme n'a rien qui nous doive éblouir; depuis que l'Ecole de Toulouse fête la mort du Symbolisme, plus d'une source, à peine ouverte, s'est tarie ; et la fallacieuse devise :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques

couvre très mal un retour vers des thèmes surannés. Les vers libres, au contraire, qui nous sourient de toute leur jeunesse, sont franchement tournés vers l'avenir. Combien je leur ferais volon- tiers confiance, s'ils s'imposaient au souvenir par une allure mieux assurée ! Mais la plupart d'entre eux pour moi ne vivent qu'à la façon des ombres incertaines, puisqu'ils retombent en néant dès que le livre est refermé. Je souffre de ne pas les retenir par cœur, presque à mon insu, malgré moi, comme j'ai retenu tant d'autres vers qu'on ne m'avait pas appris à l'école. En automne, par les sentiers de la forêt, des poèmes entiers me suivent — de Hugo, de Baudelaire, de Verlaine et de Verhaeren ; me plaît-il d'évoquer un poème en vers libres, choisi parmi mes préférés, je n'en saisis que des lambeaux

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épars. Peut-être cette infirmité m'est-elle particu- lière ; peut-être aussi, grâce à l'accoutumance, la mémoire de nos fils gardera-t-elle ce que la nôtre laisse échapper ?... C'est ce qu'il faut vous souhaiter, ô poètes du Vers Libre ; car vainement seriez- vous en amour avec toutes les Muses, y compris Terpsichore, si vous n'obteniez l'appui de leur mère Mnémosyne.

Michel Arnauld.

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��LA VIE

��La vie est comme une petite maison bâtie sur le bord a" un sentier , 6 ma Bernadette ! une maison toute simple aux gros murs honnêtes dans le jardin de laquelle on cueille du chasselas et des noisettes. tPuis Pon s'en va.

��Vois la petite maison avec son perron.

Elle est là comme nous sommes là, et la saison avance à grands pas.

Qu est-ce qui demeure de tout cela quand a sonné la dernière heure, celle oit comme un filet d'eau une ombre à genoux pleure ? Dieu.

�� � LA VIE 44 *

2/ reste Dieu, c'est à dire la maison d'où jamais nous ne sortirons, la maison oh Fange en prière sur le perron ferme les yeux.

Mais apprends bien, 6 Bernadette ! pendant que tu es dans la vie,

comment elle est cette vie : sache-la comme une leçon qu'on a suivie du bout du doigt et qui t'aura ravie jusqu'à la fin.

Et quand ton Jr ont si doux et bosselé se relèvera du grand livre où tu auras épelé le pain qui naît du blé et le vin du raisin,

tu comprendras combien la petite maison est chère,

la maison sur le sentier dans laquelle il n'y a rien d'extraordinaire,

mais où vivent quatre cœurs, ton père, ta mère, ta grand' mère et toi.

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Et voici que le ciel doré comme le miel après notre réveil s'élève sur le toit.

��Francis Jammes.

��Octobre 1909.

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��CHARLES BLANCHARD

��On ne peut même pas dire que la maison de Charles Blanchard était la dernière maison de la ville. Elle occupait une place à part. Les autres maisons semblaient entretenir entre elles des rela- tions d'amitié ; elles étaient l'une auprès de l'autre ; comme elles se ressemblaient, elles s'étaient assem- blées et donnaient lieu de croire qu'elles étaient en famille. Elles regardaient les maisons d'en face qui s'étaient rangées de l'autre côté de la rue, comme lorsqu'on se fait vis-à-vis dans une partie de plaisir. Il fallait bien qu'il y eût une première, il fallait bien qu'il y eût une dernière. La dernière comme la première faisait partie du groupe et recevait à la façon des autres maisons cette joie que les petites villes sont venues chercher dans les campagnes.

La maison de Charles Blanchard ne s'était pas mêlée à celles-là. A droite, en montant, dans une petite rue, tout-à-fait à l'écart, on la voyait ; elle était coiffée d'un toit de chaume très bas, elle faisait penser à une vieille femme qui se serait assise à une certaine distance de la route et qui,

�� � 444 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sur ses yeux, eût rabattu son capuchon parce qu'elle ne s'intéressait plus à ce qui pouvait passer.

A force de baisser la tête, elle avait fléchi l'épaule ; ses murs penchaient, elle était difforme, elle était un peu cassée.

Les maisons nous ressemblent. On eût cru qu'une grande douleur qu'elle avait conçue parce qu'elle était ainsi faite, l'avait portée à s'éloigner des hommes et à rechercher un coin où rien ne pût l'arracher à son destin.

Lorsqu'on ouvrait la porte et qu'on entrait dans l'unique chambre, on apercevait d'abord tout ce qu'elle ne contenait pas. 11 n'y avait pas là cette paix qui fait qu'après le travail, on rentre chez soi, l'on s'assied et l'on sent qu'on est éloigné des soucis. Il n'y avait pas là ces souvenirs de victoire que sont les meubles, que sont les objets usuels rangés en bon ordre, près desquels on se repose avec orgueil en pensant : J'ai eu bien du mal, mais tout ce qui m'entoure, je l'ai conquis. Il n'y avait pas là cette lumière qui semble vous appartenir, qui est celle de votre maison et ne ressemble pas à la lumière des maisons voisines. Elle éclaire, elle embrasse les choses à la façon dont votre âme les éclaire, les embrasse, les comprend. On pensait bien vite : Voici une maison que je ne pourrais pas habiter !

Quatre murs surveillaient la chambre, pleins de pierres rugueuses, sans rien qui en adoucît la

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dureté, dans un vis-à-vis terrible, dans une sévérité implacable, quatre murs entre lesquels le sol noir était nu. L'ombre qu'ils versaient, troublée par le jour verdâtre d'une fenêtre basse, s'était retirée dans les coins en attendant son heure. Quand le soir ici viendra, l'on sera bien seul, dans un monde bien dur.

Ces compagnons de notre vie que sont les meu- bles : une horloge, une armoire, un buffet, l'un après l'autre avaient fui, et s'il restait encore une table, trois chaises, le lit et la huche, ils ne vous consolaient guère, car ils vous rappelaient sans cesse qu'il ne restait plus qu'eux. Une des chaises même commençait à partir. Elle s'était effondrée, on en avait rassemblé les barreaux pour qu'elle pût encore faire figure, mais les pieds et le dossier penchaient et montraient bien qu'il ne fal- lait pas compter sur leur appui.

Telle était la maison de Charles Blanchard. Ce fut ici, à l'âge de sept ans, alors qu'il semble que dans l'âme d'un enfant cent âmes d'enfants s'agi- tent et veulent s'échapper, ce fut ici que Charles Blanchard vint prendre sa place. Certes, il avait envie d'aller ailleurs. Plus d'une chose en ce monde l'appelait avec une grande insistance. Quand Galand le maréchal, en compagnie de son ouvrier, battait le fer rouge, une pluie d'étincelles jaillissait et rayonnait, si belle qu'on se réjouissait d'avoir vécu assez longtemps pour pouvoir la contempler. Le

2

�� � 446 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

kiosque chinois du jardin de Monsieur Tardy était coiffé d'un toit à six angles, à chacun desquels était suspendue une clochette, et quand le vent soufflait, six clochettes tintaient. Le soleil, l'azur du ciel, les arbres, les prairies, les oiseaux, les chiens, les chats, les chevaux, toutes les choses, toutes les bêtes sur la Terre existaient avec une joie, avec une force qu'il admirait dans son cœur. Il fût parti comme partent les enfants : leurs yeux brillent, il semble que leurs yeux les précèdent sur la route.

Charles Blanchard se levait chaque jour un peu avant sept heures du matin. Sa mère l'éveillait :

— Lève-toi bien vite, mon petit garçon. Il faut que je parte faire mes ménages.

Il ne la faisait pas attendre. Quand elle avait fait le lit, elle partait. Elle n'oubliait jamais de dire :

— Assis-toi sur ta chaise, reste là tranquille- ment. Tu te reposeras jusqu'à ce que je revienne.

Quand elle avait dit cela, elle avait encore un peu peur, et elle développait ses pensées dans une sorte de petit discours :

— Surtout, ne va pas dans la rue, mon Charles. Tu courrais, tu attraperais chaud. Rappelle-toi tou- jours ce que je t'ai dit de ton pauvre père. Il était allé dans la campagne et il est rentré tout en sueur. Quand il a voulu se reposer, il a pris froid et il est mort d'une fluxion de poitrine en six jours.

De sept heures à neuf heures, il ne semblait

�� � CHARLES BLANCHARD 447

pas à l'enfant qu'il fût seul, parce que les paroles de sa mère vivaient dans sa tête et entraînaient ses idées dans leur mouvement. Il les suivait et ne s'ennuyait pas. Il s'asseyait ; un peu plus tard elles retombaient un peu, mais il les ramassait, il les gardait, il les appuyait sur son cœur, elles lui faisaient du bien. Il les comprenait. Il pensait :

— Il ne faut pas que je sorte parce que j'attra- perais une fluxion de poitrine et je mourrais en six jours.

A neuf heures, la mère, ayant fini son premier ménage, revenait à la maison pour y manger son morceau de pain. Elle le mangeait très vite, puis elle partait pour aller faire le ménage de Monsieur Lhotte, le greffier de la justice de paix. Elle avait tout juste le temps de dire :

— As-tu été bien sage, mon petit ? Mange ton morceau de pain doucement, ça t'occupera.

Il mangeait son morceau de pain doucement. Il pensait en mangeant chacune de ses bouchées pour les faire durer plus longtemps. Sa mère était partie pour aller chez le greffier. Il savait que ce sont les chats qu'on appelle des greffiers. Il croyait que sa mère était allée faire le ménage d'un gros chat.

Cela durait bien jusqu'à neuf heures et demie ; parfois, dans ses bons jours, il en avait pour un peu plus longtemps, mais à dix heures au plus tard tout était usé de ce que sa mère lui avait laissé le matin. Il avait sur toutes choses des conceptions

�� � 448 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

singulières. Il savait qu'il existait au monde une femme qui l'aimait, il croyait qu'il en existait d'autres, que d'autres mères allaient ouvrir la porte et lui dire : Mon petit garçon, je viens te tenir compagnie. — Il les attendait avec patience et puisqu'il était tout seul, il en profitait pour se préparer à les recevoir.

A dix heures cinq, elles n'étaient pas là, à dix heures dix, il était surpris, à dix heures et quart, la vie n'était sans doute pas faite comme il l'avait cru. Il ne s'en étonnait pas, car il était tout petit. Il se tenait sur sa chaise et, non sans curio- sité, regardait comment la vie pouvait bien être faite.

Comment la vie était-elle faite ? Il ne perdait pas un coup d'œil. Il regardait dans les quatre coins, mais ils étaient trop sombres pour qu'il la pût découvrir si elle avait été là. Il levait la tête ensuite pour bien voir les solives du plafond, mais elles étaient trop basses et devaient empêcher qu'elle pût tenir dans la chambre. Il regardait le sol à ses pieds ; il le grattait un peu du bout de son sabot pour voir si elle n'allait pas apparaître. Il savait bien qu'elle n'était pas dehors, là où son père avait pris une maladie dont il avait oublié le nom et dont il ne se rappelait pas très bien si elle se tenait dans la poitrine ou dans l'estomac. La vie n'était nulle part, elle n'était pas arrivée sans doute. Il l'attendait, il restait sur sa chaise, il ne faisait pas un geste car

�� � CHARLES BLANCHARD 449

il eût pu lui faire peur, il ouvrait bien les yeux pour qu'elle ne vînt pas sans qu'il la vît, il rassem- blait tous ses membres pour être prêt à l'accom- pagner quand elle viendrait. Chaque jour elle se faisait longtemps attendre, elle se faisait attendre jusqu'à midi. Comment était-elle faite ? Dès qu'elle frôlait la porte il se levait de sa chaise, il accourait pour être tout de suite auprès d'elle. Sa mère entrait. Il comprenait alors que la vie était faite comme sa mère.

En arrivant elle disait :

— Mon petit, il va falloir manger. Il lui obéissait, se mettant à table.

Manger n'était pas pour eux une de ces opéra- tions compliquées qui prennent certaines personnes pendant une heure et demie. Leur repas se com- posait d'un morceau de pain et d'un morceau de fromage. Il offrait pourtant certaines difficultés. Chaque jour la mère disait à l'enfant :

— Allons, essaye de manger du fromage. Ça ne te fera pas de mal : moi j'en mange bien !

Jamais il ne put arriver à manger du fromage. Parfois il faisait acte de bonne volonté : il en coupait un morceau. Mais dès qu'il l'avait dans la bouche, un sentiment d'horreur le prenait tout entier, il avait peur. Il fermait les yeux pour ne rien voir, puis soudain, alors qu'il en était encore temps, il crachait sa bouchée de fromage. Il crachait encore à plusieurs reprises tout ce qu'il pouvait

�� � 45° LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

amasser de salive pour bien laver d'un infâme contact sa langue et son palais. Sa mère n'avait plus qu'à se résigner et dire :

— C'est un grand malheur, mon petit, de ne pas aimer le fromage.

On ne peut pas absolument dire qu'il mangeait son pain sec. Il avait réalisé une sorte d'invention. Il mettait à part de sa tranche de pain un tout petit morceau. Il se disait: Voilà, ce sera ma pitance, ce sera ce que je mangerai avec mon pain. Il donnait à pleines dents dans la tranche et prenait de sa pitance une miette qu'il ajoutait à sa bouchée de pain. Tantôt il s'imaginait que c'était du sau- cisson, tantôt une moitié de poire, tantôt de la confiture. Certains jours même il se disait :

— Aujourd'hui c'est du beurre. Il est bien frais. Charles Blanchard éprouvait toujours un grand

soulagement quand il avait terminé son repas. Il disait :

— Ça y est, maman, je n'ai plus faim.

Il ne savait pas très bien ce qui ensuite allait se passer. Il se levait, pour être prêt à partir. Il comprenait maintenant pourquoi personne n'était venu le matin : on avait attendu qu'il eût mangé, alors il restait debout. Sa mère finissait par lui en faire la remarque :

— Tu ne t'asseois donc pas, mon Charles. Tu restes là tout campé.

Il pouvait bien s'asseoir, en effet. Pendant long-

�� � CHARLES BLANCHARD 45 I

temps il se consolait à la pensée qu'il ne s'asseyait que pour un instant.

Charles Blanchard s'habitua de bonne heure à l'idée que chaque jour, lorsqu'une heure sonne, toutes les femmes de France ont le devoir de raccommoder leur jupe.

11 arrive parfois que c'est à la place du genou ; d'autres fois à la place de la hanche, ou bien dans le bas : dans le bas par devant, dans le bas par derrière ou dans le bas sur les côtés. Mais il arrive toujours qu'au dernier moment elles disent :

— Enfin j'y laisse. Je ne sais pas pourquoi j'essaye. Il vaut mieux y renoncer.

Elles ont du reste des ennuis avec la couleur de la laine.

Il était pourtant une fois arrivé à la mère de Charles Blanchard, chez Rondreux, l'épicier, de découvrir une pelote qui avait bien fait son affaire : c'était une pelote qui était restée en montre au soleil pendant tout un été.

Charles Blanchard finit par savoir que les petits enfants devraient bien passer tout de suite après la jupe de leur mère et qu'ils auraient besoin comme elle qu'on les suivît, qu'on les vît de près, qu'on les réparât un peu, parce que quelque chose n'est plus à sa place dans leur tête. Pour lui, il attendait jusqu'au bout que l'heure de la jupe fût passée, mais il disait alors :

— Maman, je m'ennuie.

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Sa mère était une bonne mère. Elle lui donnait des conseils :

— 11 ne faut pas t'ennuyer, mon petit. Vois donc, reste sur ta chaise, regarde-moi, ça te distraira.

Il faisait tout son possible pour ne pas s'en- nuyer. Il la regardait. Elle s'appelait Solange, Solange Blanchard. Lorsqu'elle en avait fini avec sa jupe, elle n'en avait pas fini avec toutes ses occupations.

Elle regardait autour d'elle tout d'abord pour voir ce qu'elle avait à faire. Elle regardait partout de crainte d'oublier quelque chose. Elle regardait tout droit en commençant. Elle voyait le mur d'en face. Charles Blanchard ne savait pas bien ce que c'est que lire : il avait une fois vu des gens qui lisaient une affiche posée à côté de la porte de la mairie : ils s'étaient campés, ils avaient regardé le mur pen- dant longtemps ; il croyait que sa mère aussi lisait une affiche qu'il ne voyait pas, mais qui était posée sur le mur de sa maison. Elle regardait ensuite dans les coins et c'était sans doute pour en savoir davantage. Elle ne s'en tenait pas là, car le plafond eût alors échappé à son attention. Quand elle l'avait regardé pendant un moment, il semblait que le plafond s'abaissât un peu, se mît à sa portée pour se mieux faire connaître. Après cela elle n'ignorait plus qu'une chose et elle passait en son étude. Il lui fallait apprendre ce

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que vous apprend le sol d'une maison lorsque vous l'avez longtemps gratté du coin de votre sabot.

Il arrivait un moment où Solange Blanchard avait terminé cette première partie de sa besogne. Tout d'abord elle restait absolument immobile. Il y a lieu de croire qu'elle ne voulait pas se hâter et qu'avant d'en tirer parti elle rassemblait, elle groupait les observations qu'elle avait faites. Son visage exprimait le calme, la réflexion, la sagesse ; chacune de ses lignes était bien à sa place ; ses yeux ne brillaient pas comme les yeux des enfants enthousiastes, mais une flamme mesurée témoignait du bon ordre qui régnait dans son esprit. Lorsque plus tard, l'homme étudie la vie des siens et y cherche les traits essentiels, lorsque plus tard Charles Blanchard se rappelait sa mère, et voulait se la représenter, il choisissait l'expres- sion de visage qu'elle avait en ces moments-là. Il semblait alors qu'elle portât toute son âme, on la voyait.

C'est à coup sûr, qu'elle agissait ensuite. Elle aboutissait à tel résultat parce que c'était à tel résultat qu'il fallait aboutir. Elle faisait telle chose parce que c'était telle chose qu'il fallait faire, et celui qui eût été à ses côtés l'eût regardée avec une grande attention pour qu'elle lui enseignât une vérité qu'il n'avait sans doute pas approfondie comme elle.

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Ses yeux s'agrandissaient tout d'abord, elle possédait ce qu'elle avait cherché, ses yeux en étaient baignés, son regard même était pris, et sur sa prunelle on ne sait quoi s'était posé, qui sem- blait avoir un certain poids. Cela grossissait, puis à un moment donné, aucun effort n'eût pu le retenir, cela se détachait. On apercevait alors sur la joue de Solange une larme lourde, ronde, qui roulait et venait s'aplatir sur l'étoffe de sa robe. Elle était la première, mais les autres venaient après elle. Il fallait bientôt renoncer à les voir une à une. La pauvre femme rappelait ces orateurs qui sont pleins de leur sujet, et comme ils parlent, elle pleurait d'abondance.

Charles Blanchard pleurait d'abord parce qu'il voyait pleurer sa mère. Sa première larme aussi était lourde, était ronde, sa première larme était suivie de toutes les autres, il n'avait pas de ride qui pût leur imposer une direction, elles coulaient un peu au hasard, mais pour celles qui se diri- gaient vers le coin de ses lèvres, il ne trichait pas avec elles, il les recevait dans sa bouche et usait de toute sa conscience pour bien apprécier le goût. Il ne se mettait pas en retard, il ne sortait pas son mouchoir pour les essuyer, celles qui voulaient aller dans son cou allaient dans son cou ; elles allaient plus loin encore, jusque sur sa petite poitrine d'enfant maigre. Il en tombait sur son tablier, il en tombait sur son pantalon.

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Il eût été bien malheureux si elles lui avaient manqué. Il craignait de n'en pas avoir assez. Il regardait sa mère une fois de plus pour l'imiter encore mieux. Il eût été triste si elle se fût arrêtée, car il avait encore la force de pleurer.

Charles Blanchard mangeait à sept heures, chaque jour, une assiette de soupe à l'oignon. Il était au lit, occupant la place du fond, dès sept heures et quart et s'endormait bien vite, étant très fatigué.

Lorsqu'il eut huit ans, il lui arriva plusieurs fois de sortir de la maison. Ceci se passait d'or- dinaire vers deux heures de l'après-midi, c'est-à- dire au moment où, en compagnie de sa mère, il allait se mettre à pleurer. Solange avait déjà même commencé les travaux préparatoires qui con- sistaient à regarder autour d'elle et à penser à ce qu'elle avait vu. Elle se levait soudain, elle donnait un coup brusque, il semblait qu'elle se détachât violemment de sa chaise, et qu'à la suite d'une dispute elle se décidât à quitter ce qui l'entourait. Elle disait alors :

— Mon petit, il faut venir.

Il se levait, il ne savait pas encore où il en était, qu'il se trouvait déjà dehors. Solange prenait à peine le temps de fermer sa porte à double tour. Elle partait et gagnait la route qui mène en pleine campagne.

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La première impression que, sur cette route, éprouvait Charles Blanchard était celle d'un monde auquel il n'était pas habitué. L'espace était si grand, le ciel était si haut, la lumière était si pure qu'il ne pouvait croire que pareille chose existât. Il était intimidé, il n'eût pas osé s'avancer au- devant de ce qu'il voyait. 11 attendait que sa mère l'invitât à la suivre.

Les arbres étaient verts, la terre était blanche, des oiseaux se posaient parmi les feuilles, et comme ils chantaient, il ne doutait pas qu'ils ne fussent ceux qu'on appelle des rossignols. Que n'eût-il pas souhaité ! Il eût voulu être le rossignol. Mais l'Univers entier était trop beau pour qu'on pût l'accepter du premier coup. Il ne le connais- sait pas assez ; le monde pouvait se moquer des hommes, Charles Blanchard se méfiait de lui, et craignait qu'il ne cachât quelque piège.

Il ne tardait pas à s'apercevoir qu'il avait raison de penser ainsi. Les quatre pas à peine faits, qui le menaient sur la grand' route, il fallait se mettre à marcher. Sa mère portait un panier à son bras gauche, il prenait la droite. Elle se tenait un peu courbée lorsqu'elle montait les côtes, il comprenait qu'il faut se tenir un peu courbé lorsqu'on monte une côte. C'étaient des routes sans fin, après les montées il y avait les descentes, dans la nature seules les routes comptaient. Sa mère baissait la tête, ils étaient deux à baisser la tête. Au bout

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de peu de temps ils étaient deux à savoir que ce qui est de chaque côté de la route n'était pas fait pour eux. Ils ne regardaient rien de peur de perdre leur temps à voir des choses inutiles. L'enfant ne savait pas où mènent les chemins ; il avait vu combien l'espace est grand, les chemins sont destinés à le parcourir ; à chaque pas il croyait qu'il allait falloir marcher toujours. Il ne pouvait s'empêcher de s'en plaindre. Parfois il disait :

— Maman, je suis las.

Un soleil d'été, celui qui éclaire les beaux jours et qui fait qu'à leur heure dernière les hommes mêmes qui, par delà la mort, croient trouver le Ciel ne quittent la Terre qu'en pleurant, un beau soleil embrassait la campagne entière et l'aimait comme un père aime le meilleur de ses enfants. De belles vapeurs d'une couleur bleue montaient vers lui, la campagne semblait lui répondre avec un doux sentiment, l'enfant du soleil le payait de retour. Charles Blanchard de tout cela ne connais- sait qu'une chose. Il disait : — Maman, j'ai chaud.

A force d'avoir chaud, à force d'être las et d'avoir quitté la grand' route pour ces chemins de campagne où les rochers, les pierres, la terre creusée par les larges roues des voitures à bœufs sont des ennemis personnels pour qui les fréquente, ils apercevaient enfin quelque ferme dont la cour était immense et à l'entrée de laquelle veillaient deux chiens jaloux qui n'attendaient pas qu'ils

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fussent entrés pour leur déclarer la guerre. Il y en avait un pour la mère et un pour l'enfant. Les chiens semblaient bien plutôt les pousser que les suivre. Ils leur obéissaient, ils parcouraient toute l'étendue de la cour, on les menait au maître qui, sur le seuil de la maison, clignait des yeux pour les mieux voir et qui, quand ils arrivaient à sa hauteur s'en allait, de crainte peut-être d'avoir à leur pardonner l'audace qu'ils avaient montrée en entrant chez lui.

C'est devant les femmes que s'expliquait Solan- ge. Elle était coiffée d'une capeline, elle la rabattait sur son visage en montant les marches qui menaient à la cuisine, puis, comme elle entrait, elle penchait la tête à droite et se mettait à pleurer. Elle ne pouvait rien dire. Les femmes n'étaient pas méchantes. Elles ne lui adressaient aucun reproche. Elles s'emparaient de son panier, pas- saient dans la pièce à côté, les laissaient seuls un moment, puis rapportaient le panier en disant :

— Est-ce que ça ne sera pas trop lourd pour vous, ma Solange ?

Ils revenaient pendant le reste de l'après-midi en portant leur panier. Il était quatre heures : le monde et la vie étaient ce qu'ils avaient été tout le jour, la marche était ce mouvement attentif qui vous prend tout entier, tout petit, sur des routes sans borne, la Nature était cette grande étendue dans laquelle on marche en portant un panier. Ils

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finissaient par lui céder, ils éprouvaient une sorte de découragement devant la distance qui les sé- parait de leur maison, et coûte que coûte, la mère, le panier, l'enfant, sur le bord d'un fossé.... mais ils osaient à peine se reposer parce qu'ils n'étaient pas chez eux. On ne sait pas ce qu'ils craignaient. Ils se tenaient très droits pour que le maître de la campagne n'eût dans leur tenue rien à reprendre. Au bout d'un moment, Solange prenait un peu d'assurance et donnait un coup d'œil alentour pour voir s'il ne venait personne, puis, à la hâte, à la dérobée, ayant peur d'être aperçue, elle regar- dait ce que contenait son panier. Il contenait du pain, un fromage, des poires.

Ils partaient tout aussitôt, on eût dit qu'ils fuyaient.

En dépensant un grand courage, ils finissaient par arriver chez eux. Par bonheur, la maison n'avait pas changé pendant leur absence. Ils en- traient comme on entre, ils s'asseyaient, leur chaise était leur amie, ils se reposaient. Solange sortait la première de l'engourdissement dans lequel ils étaient plongés. Elle se levait, elle se rappelait soudain que sur la table elle avait posé un panier, elle se rappelait soudain que pendant l'après-midi du jour qui s'était écoulé, elle avait fait un étrange voyage ; elle se levait pour en trouver le triste sou- venir. Tout était là, ce n'était pas un rêve. Elle posait sur la table le fromage et les poires, elle s'emparait

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du pain. Il était sept heures, l'heure à laquelle ils mangeaient d'habitude. Elle ne pouvait se décider à poser le pain simplement, parmi les poires, auprès du fromage. Elle allait à la fenêtre, elle le regardait, elle l'approchait de ses yeux, elle le tâtait, elle le touchait successivement avec chacun des cinq doigts de sa main droite, puis elle le sentait. Elle en sentait la mie, elle en sentait la croûte, elle revenait sur sa première impression pour le sentir encore ; quand elle l'avait bien senti, elle réfléchissait pendant un temps pour être bien sûre qu'elle ne s'était pas trompée.

Elle disait ensuite :

— C'est du bon pain, mais je n'ai pas le cœur à en manger.

L'enfant se fût peut-être laissé aller à la joie, à cause des poires, mais il n'osait pas avoir d'autres sentiments que ceux que lui montrait sa mère. Certes il mangeait puisqu'il avait faim, mais il avait un peu honte d'avoir faim, il s'essayait à ne pas faire de bruit en avalant les bouchées que, timidement, il portait à sa bouche. Quand il avait fini son premier morceau de pain, pour tout au monde il n'en eût pas accepté un second. Il lui venait sur la vie des idées extraordinaires, peut- être venaient-elles de ce qu'il avait marché tout le jour et de ce qu'il avait vu plus de choses qu'un enfant n'en doit voir. Lui qui ne parlait jamais, il semblait que le délire allait le prendre, il parlait :

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— Est-ce que ça s'appelle chercher son pain, ce que nous avons fait aujourd'hui, maman ?

On ne savait pas où il avait pu prendre ces mots. Elle lui répondait en le mettant au lit. Il était bien heureux de s'endormir, il lui semblait qu'il avait quelque chose à oublier.

Telle était la vie qui, tout autour de Charles Blanchard, régnait dans le monde quand il avait sept ans, quand il avait huit ans et quand il eut neuf ans. Peut-être, contre elle, y a-t-il beaucoup à dire, mais pendant bien des jours l'enfant n'ouvrit pas la bouche. Si elle était ainsi faite, c'est parce qu'elle en avait le droit. Il la recevait avec soumis- sion, il s'asseyait parce qu'il ne fallait pas être absent lors de sa venue. Il ne faisait pas un seul geste ensuite, car elle ne le lui avait pas commandé ; il ne faisait pas un pas, de crainte que dans sa pensée elle n'eût décidé qu'il devait rester assis.

Il la recevait. Sans cesse se détachaient d'elle ces minutes qui tombent avec un bruit léger, qui lentement vous recouvrent la tête, les épaules, les membres et qui, quand le soir vient, vous font sentir que vous portez un fardeau.

De huit à neuf ans, il fit plusieurs voyages dans la campagne, et qui furent semblables à son premier voyage. Il n'en était pas au point où l'on s'aperçoit que les autres ne sont pas nous-mêmes et que leur vie n'est pas pareille à la nôtre ; c'est bien plus

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tard qu'il atteignit l'âge de raison, qu'il put établir des comparaisons, connaître la place qu'il occupait en ce monde et se dire en voyant certaines per- sonnes : "Je fais des choses qu'elles ne font pas, j'accomplis des fonctions qui leur sont étrangères, j'appartiens à une classe qui n'est pas la leur. " A huit ans il ne faisait même pas la différence entre ceux qui donnent du pain et ceux qui en reçoivent, il jugeait de l'activité humaine par ses seules actions et croyait que tous les hommes, comme sa mère et lui, parcouraient les routes, la tête basse, avec cette fatigue, pour aller chercher dans certains entrepôts du pain, du fromage et des poires.

Il croyait encore et surtout que les pères sont morts, que les mères chaque matin font des ména- ges, que les enfants les attendent et que l'après- midi et le soir s'écoulent dans des maisons sombres où le temps vous surveille et ne s'en va qu'à l'heure où vous vous mettez au lit. Sa vie était la vie, il s'ennuyait parce que l'on doit s'ennuyer ; lorsqu'il mangeait du pain sec, c'est parce que la Terre ne produisait que du pain sec. Il n'imaginait pas qu'il existât d'autres choses qui pussent être mangées, et à moins d'habiter la Lune où, à portée de la main, l'on a le bleu du ciel et les nuages qui le couvrent et où il y a peut-être des poires tous les jours dans chaque maison, Charles Blanchard estimait que son sort était le commun sort et qu'il ne pouvait pas désirer davantage.

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Chaque seconde en tombant l'enfonçait plus avant dans ces sentiments, il semblait que chaque heure donnât la consigne à l'heure qui la suivait et que les jours poursuivissent un but qui était de l'étouffer sous cette vase que chacun d'eux déposait sur sa tête avant de se retirer. Il en vint même de plus chargés, de plus épais que ceux qu'il avait reçus à l'âge de sept ans, il en vint qui, par leur poids, le courbaient comme un vieillard et le pous- saient à croire qu'il ne pourrait pas les porter longtemps.

Il vint des jours d'hiver. Lorsque Charles Blanchard avait sept ans, il ne lui semblait pas qu'il eût traversé un seul hiver, à la fin de chaque année il n'avait remarqué qu'une chose : c'est qu'une année bien longue venait de s'en aller.

A l'âge de neuf ans, peut-être était-il las d'avoir porté tant de jours, il lui sembla que son fardeau s'accrût et que sur ses épaules se posait encore une chose qui s'appelle l'hiver.

L'hiver était tout d'abord et premièrement une saison pendant laquelle il fait froid. L'hiver était si froid qu'il était nécessaire que l'on allumât du feu. Solange Blanchard attendait jusqu'au dernier moment, elle résistait pendant une semaine, pendant un jour encore, elle ne voulait pas croire à la mauvaise saison, elle disait :

— Nous ne sommes qu'au commencement de

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Novembre, il n'est pas possible que la bonne saison soit finie.

Un matin arrivait enfin où, après un quart d'heure d'attente, il fallait qu'elle en convînt : le beau temps ne revenait pas ! Elle assemblait dans la cheminée deux ou trois petits morceaux de bois, il fallait encore qu'elle fît la dépense d'une allu- mette.

En partant, elle disposait auprès de la cheminée une provision de bois pour l'enfant. Elle disait :

— N'en fais pas mauvais usage. Si tu as froid, au lieu de mettre un morceau, approche-toi plus près du feu.

Elle n'était pas une mère imprudente lorsqu'elle disait ces mots. Il n'y avait pas à craindre en effet que l'enfant tombât dans le feu, d'abord parce qu'il était très calme et mesurait ses mouvements, et puis s'il était tombé dans le feu, ce n'est pas le feu qui eût détruit Charles Blanchard, mais Charles Blanchard qui eût détruit le feu.

Il cassait chaque morceau de bois en deux pour en avoir deux fois davantage. C'étaient des petits morceaux de bois sec, des petits morceaux de fagot, ils brûlaient bien vite. Il se mettait en plein dans la cheminée, un pied de chaque côté du feu et n'avait pas besoin pour cela, du reste, de beaucoup écarter les jambes, il se penchait un peu, il mettait sa tête juste au-dessus de la flamme, et quoi qu'il ne fût pas très grand, jamais elle n'arriva à l'at-

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teindre. Les premiers temps, quand le bois brûlait bien, quand par exemple il y en avait trois mor- ceaux, il faisait si bon qu'il en avait mal à la tête. Mais bientôt l'hiver devint si froid, qu'il n'eut plus jamais la migraine et il eût fallu même qu'il fût petit comme une braise et accroupi au milieu des flammes pour en pouvoir sentir la chaleur.

Charles Blanchard eut beaucoup d'occupations pendant l'hiver. Toute sa matinée était prise. Son dos l'occupait, ses hanches l'occupaient, ses mains l'occupaient, et quant à ses pieds, il avait une fois entendu sa mère dire : Je ne sens plus mes pieds ; il n'arrivait pas à réunir les termes exacts dont elle s'était servie mais il reconstituait la même pensée en ces termes :

— J'ai perdu mes pieds.

Toute la matinée il s'efforçait de rechercher ce qu'il avait perdu. Quand il retrouvait ses pieds, il lui manquait quelque chose dans les épaules, un peu plus tard il en était à ses mains, puis il éprou- vait au bout du nez la ridicule sensation d'un grand vide. Jamais il n'arrivait à se rassembler tout entier. Il imaginait des poses singulières : en demi-cercle, avec le feu au milieu, mais il n'abou- tissait à aucun résultat décisif, car si sa poitrine était présentée à la chaleur, au froid son dos était offert. D'autres fois il s'accroupissait, il se faisait aussi petit qu'on peut l'être : la tête entre les

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jambes, les genoux aux oreilles, les mains aux pieds, mais il se fatiguait bien vite, et puis il n'était pas alors le personnage qu'il eût fallu qu'il fût. Il eût fallu qu'il fût Charles Blanchard debout, la tête haute, les membres libres, le cœur battant, Charles Blanchard tout droit et vivant à son aise.

Ce fut pendant les après-midi qu'il apprit des choses plus graves encore. En arrivant, Solange disait :

— Comment faut-il que je fasse ? Voilà que nous allons brûler du bois jusqu'à sept ou huit heures. Chez le percepteur j'ai quatre francs, chez Monsieur Lhotte j'en ai six. Dix francs par mois, ça nous fait six sous par jour, mon petit, et j'ai trente francs de loyer, autant dire que chaque matin quand je me lève j'ai déjà dépensé deux sous. Je t'assure qu'avec les quatre sous qui nous restent nous ne pouvons pas aller bien loin. Aussi, fais ton possible pour ne pas avoir froid, tu vois comme il faut que je calcule quand je mets au feu un mor- ceau de bois.

Pendant longtemps, Charles Blanchard fit tout son possible pour ne pas avoir froid. Pendant longtemps il se réchauffa, comme on dit, à la chaleur de ses pensées. Il n'avait aucune notion de la longueur de l'hiver, aussi chaque soir en se mettant au lit, orientait-il ses pensées dans le meilleur sens pour qu'elles lui fissent plaisir à leur aise. Il se

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mettait à croire que le lendemain, à son réveil, la bonne saison serait venue pendant qu'il dormait. Il disait :

— Il fera chaud demain, n'est-ce pas, maman !

Il ne fit jamais chaud le lendemain. Il y eut des jours de neige qui n'étaient pas les plus durs, même avec leur humidité, car il y eut des jours de gel où le froid sous la porte entrait comme un torrent et eût emporté une chaleur bien plus forte que celle du foyer de Solange Blanchard. L'hiver balayait tout sur son passage, et ramassant les sentiments dont chacun s'efforçait d'entourer son cœur, l'hiver les enlevait comme un duvet et vous laissait une âme toute nue sur laquelle il régnait avec rage. Une seule chose existait : elle s'appelait la souffrance. Il était indiscutable qu'elle fût là, l'enfant grelottait, et dans la position qu'il avait adoptée, à cheval sur le feu, comme disait sa mère, il la sentait passer en lui comme un courant d'eau froide et glacer cette confiance que jusqu'ici il avait mise à vivre.

Il ne sut pas combien de temps dura l'hiver. L'hiver était une saison de laquelle on n'arrivait pas à sortir. Chaque jour, vers quatre heures de l'après-midi, une ombre puissante, par la fenêtre entrait dans la chambre, et lentement, sûre de la victoire, avec une force, avec un poids, s'avançait vers la femme et l'enfant et leur imposait sa présence.

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Il ne manquait plus qu'elle ! Ils ne savaient pas si elle était noire ou si elle était jaune.

Us la fixaient, ils la tâtaient ; ils faisaient avec leurs bras le geste de la repousser, elle était épaisse et résistante.

Et au moment où ils la craignaient le plus, il semblait qu'elle ne connût pas d'arrêt dans sa marche, qu'elle franchît les portes de leurs sens et qu'elle entrât en eux pour leur faire connaître cette odeur de terre humide, cette odeur de cimetière que portent avec elles les nuits d'hiver. Elle était trop puissante pour que jamais le jour pût la vaincre. Il semblait qu'une nouvelle saison com- mençât, plus terrible que l'hiver encore. Une chose existait, auprès de laquelle le froid ne comp- tait guère. L'enfant ne pensait pas à s'approcher de ce feu qui, dans les ténèbres, perçait un pauvre trou de la largeur d'une braise, il pensait à garder contre l'ombre qu'il sentait l'envahir un petit coeur de neuf ans qui s'éteignait dans sa poitrine.

Une nouvelle saison commençait, qu'on eût pu appeler la saison de la fin de la vie. Que les heures étaient lentes, que les heures étaient longues, que les heures étaient grosses I Et puis, parfois, il semblait à l'enfant qu'il fût bien las. Il en avait tant vu passer ! Il avait vu passer la file des heures des matins, il avait vu passer les heures de l'après-midi qui vont une à une et qui vous donnent la sensation ridicule que

�� � CHARLES BLANCHARD 469

l'on doit bâiller, que l'on doit ouvrir la bouche, la gorge et la poitrine pour qu'elles puissent entrer et faire leur route à travers votre corps. Les heures de la nuit étaient si nombreuses qu'on ne les affrontait pas, il n'y avait qu'une conduite à tenir envers elles : se coucher, dormir, leur laisser le temps, la vie et l'espace. Depuis combien de temps cela durait-il ? Si Charles Blanchard avait su comp- ter, il eût estimé que cela durait depuis cent ans. Il eût manqué de force déjà pour continuer à vivre comme il avait vécu. Mais devant les heures nouvelles, il n'avait plus qu'à se laisser faire. Il lui semblait, au milieu d'un bâillement, qu'il ne pour- rait jamais ouvrir la bouche assez grande pour qu'elles pussent entrer. La vieillesse produisait ses premiers effets : les muscles de ses mâchoires n'étaient plus assez souples, le mouvement de son sang plus assez rapide, un grand froid qu'il res- sentait n'était pas le froid de l'hiver, l'ombre qui l'entourait n'était pas celle de la nuit. Oui, c'était bien cela : il était très vieux, le temps était venu où il devait s'abandonner à la mort.

Charles-Louis Philippe.

�� � 47Q

��LE CAHIER NOIR

(hélène)

��Ce matin est entré dans la maison le petit berceau d'osier où sera couché notre enfant. J'ai regardé cette corbeille encore vide...

Hélène se sent déjà mère. Mais moi ! Moi, qui croyais encore jouer avec le destin, voici que je l'ai provoqué. Oh, la vie s'est emparée de nous. Rien ne se pourra plus différer...

Hélène, de son lit, lève vers moi le regard blanc des malades. Je lui dis : " Guéris-toi, guéris- toi... hâte-toi ! " J'erre sans elle... Un telaquiesce- ment à la douleur !

J'étais assis près d'elle. Je respirais, rafraîchi par la course matinale, devant elle étendue. Je goûtais ma saveur intérieure. Je ne me sentais pas capable d'être bon...

Sous mon regard tenace, Hélène ne pouvait

�� � LE CAHIER NOIR 47 1

plus déjà contenir son mystère. Elle se mit à pleurer doucement : " Je ne me sens pas assez heureuse," dit-elle. Et moi : "Tu n'es déjà plus si loin de moi que je croyais. " Elle reprit : " Mais nous ne sommes plus seuls"... "Je ferai comme les autres " murmurai-je en m'éloignant pour lui dérober mon visage.

��*

��Je sens bien que son instinct l'entraîne, que son amour n'est plus pareil au mien. Est-ce déjà son agonie, et vais-je y assister toute ma vie ?... Hélène, Hélène, je t'appelle !

Face à face, distraits, vaincus, implorant que l'heure passe sur notre silence, sans ajouter une parole à la vie, déjà bien assez lourde. O pauvres sourires ! Abandon...

��* *

��Il y avait du soleil. Je me suis assis à ses pieds. Son visage pâle et rose incline de mon côté la claire couronne de ses cheveux. Nous nous récon- cilions... Elle a des accents nouveaux. Elle prend confiance. Elle s'élance, me serre dans ses bras, riant et disant : Je suis forte !

��*

��Deux jours de soleil ont gonflé ma chair. J'étais

�� � 47 2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fatigué, fatigué comme si je n'allais plus pouvoir vivre après tout ce que j'ai vécu, déjà. Trop de joie du printemps, trop de désir d'être gai, un amour renouvelé pour ma femme, un amour nouveau pour mon enfant, trop d'espoir, une attente trop forte...

Vie ! Vie ! me voici, homme enivré d'être homme : fais de moi tout ce que je puis être ; emporte-moi comme si je n'étais attaché à rien !

��* *

��A genoux devant elle, elle attire ma tête sur sa poitrine, l'y tient pressée, et je l'entends qui murmure : Resteras-tu longtemps encore à cette place ?. . .

��#

��Hélène s'arrête parfois, découragée, au milieu de ses travaux. Hier je l'ai trouvée étendue sur le plancher. Elle abritait ses yeux, comme si du soleil les eût aveuglés : " Jadis, m'a-t-elle dit, je restais ainsi couchée pendant des heures, au fond d'une barque, sur la mer. "

Ce qui me reste d'amour, je le concentre sur mon enfant, qui sera jeune.

Et si la mort me déchargeait de ceux que j'aime, ah....

��*

  • *

�� � LE CAHIER NOIR 473

Des brumes, ce matin, flottent sous les ombrages, La lumière m'invite et j'erre, toute une heure, par les chemins glaiseux, sur le plateau. Je digère la fraîcheur, j'aspire... je joue avec moi-même. Et je voudrais sentir mieux, connaître ma sensation, rendre une note juste...

Hélène est demeurée. Au retour, je lui parle du ciel, des nuages bas sur la colline. Et, tout à coup : " Ne raconte pas ! dit-elle ; je n'y puis plus aller ! '

Pourquoi l'avoir prise, avoir sevré de sa jeunesse, à cause de mon amour, celle qui porte désormais, à mes côtés, la plus lourde charge de la vie ?

Jadis, marchant sur la plage, elle ne pensait qu'à moi...

��*

  • *

��Je la connais si bien qu'en entrant ce matin dans la chambre j'ai lu sur son visage endormi qu'elle souffrait.

Pour la première fois depuis sa délivrance, elle a eu peur de la vie, ce matin. Elle s'est levée, elle a marché dans la maison. La vie est là, qu'elle avait laissée, qui la reprend. L'appréhension de tout ce qui doit être fait. Le sentiment des devoirs nou- veaux, plus nombreux et plus difficiles. La charge de la vie aggravée, — la tristesse maternelle... Hélène ! que puis-je pour toi ?... Je la fatigue de questions...

��*

  • *

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Ce soir, dans la pénombre, sa tête sur mon épaule... Je regarde, à travers la vitre, un ciel gris, des cheminées. J'écoute sa respiration et le petit bruit qu'elle fait en avalant sa salive. Elle pleure. Je sens ses larmes sur ma joue.

Elle n'a eu que ces quelques semaines où nous nous sentions jeunes et commençâmes à nous aimer. Elle n'a eu que " son amour ' : dont elle parle, et qui est une chose du passé. Elle songe toujours au passé.

Ce soir elle est assise auprès de moi. Elle caresse mon visage. Nous sommes ensemble. Et je sens bien qu'elle n'est pas heureuse. Je lui demande doucement : " Est-ce que tu ne m'aimes plus ?" Bientôt elle se lève, sans avoir parlé. Je l'embrasse et lui dis : " J'ai si grande pitié de toi !" — " Il ne faut pas, " répond-elle.

Jacques Copeau.

1902-1905.

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��UNE BELLE VUE.

(Suite)

XIII

Notre villégiature n'avait pas été précisément reposante. On ne trouve la paix que loin des hommes. Lorsque nous fûmes rentrés à Charlemont, chacun fît : " Ouf! " Nous reprenions notre existence retirée, régulière, sans immix- tion perpétuelle d'intrus. Et mon père retrouva toutes ses habitudes, y compris celle de la maladie.

Chose singulière, une marotte chassant l'autre, il s'était, ces derniers mois, peu préoccupé de sa santé. Il semblait que le tonifiât l'air chargé d'électricité qu'il respirait. Mais ses nerfs seuls étaient de la partie. Ils se débandèrent soudain, et, retombé tout à plat, il paya chèrement sa surexcitation. Une crise de sciatique, entre autres maux, le tint au lit pendant quinze jours. Elle était la conséquence de son entêtement puéril à ne plus se promener ailleurs que sous les arbres, le haut de Longval rendu, disait-il, tout à fait intenable par suite de l'hostilité des Davèzieux. Or, quoi que prétendît maman, Longval ne laissait pas d'être humide à l'arrière-saison. Mais il appartenait à cette espèce d'hommes qui ne craignent point de souffrir pour prouver la justesse de ce qu'ils ont avancé.

Moi, cependant, sorti des lieux auxquels s'associaient de fâcheuses préoccupations, je laissais l'insouciance de mon

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âge reprendre le dessus. J'avais devant moi toute une année scolaire ; le terme m'en paraissait lointain comme le bout du monde, car les yeux de l'enfant ne savent pas porter dans l'avenir.

En décembre, mon père alla passer une matinée à Longval. Il s'y rendait de temps à autre pour donner des instructions à ses gens. Comme il s'était fort attardé, nous l'attendions dans la salle à manger avec cette inquiétude que motive tout retard d'une personne dont l'exactitude est une des vertus. Il arriva enfin, et sans la moindre préparation jeta d'emblée en se mettant à table :

— Cette fois, ça y est !

Puis, d'une main qui dansait, il s'occupa de la cuisine médicinale, cachets à délayer, drogues à verser au compte- goutte, qui précédait tous ses repas. Il était blafard. Pour quelqu'un qui venait d'agir dans la plénitude de son droit, il avait plutôt l'air d'avoir commis quelque méfait.

Nous autres, Marguerite elle-même, nous baissions le nez sur nos assiettes. Nous n'avions pas eu besoin d'éclaircissement pour savoir ce dont il retournait. On n'entendit guère pendant le repas que des bruits de vais- selle. Les morceaux me restaient en travers du gosier.

Donc les arbres étaient plantés ! A partir d'aujourd'hui Prosper ne pouvait plus être mon ami. S'il pensait encore à moi avec sympathie dans le lycée où il se trouvait claustré, ce n'était que par ignorance. La nouvelle de l'événement ne tarderait pas à lui parvenir. On m'eût annoncé sa mort je n'eusse pas souffert davantage. Il m'eût été peut-être moins dur de le savoir mort pour tous que pour moi seul.

Tragédies qui se jouent silencieusement au fond des

�� � UNE BELLE VUE 477

jeunes cœurs, nul ne les soupçonne, ni leur cruauté ! Et c'était la main de mon père, lequel m'adorait et qu'il m'était impossible de moins aimer, qui me frappait !

A Charlemont, l'organisation de la vie ne me permet- tait pas de suivre d'aussi près qu'à Longval les péripéties quotidiennes. Je n'étais pas toujours là lorsqu'on apportait le courrier ou que venaient des visiteurs, et surtout main- tenant, car depuis la rentrée je suivais les cours d'un externat voisin. Il s'écoula une longue période de laquelle je ne sus pas grand'chose, sinon qu'elle fut extrêmement dra- matique. Il régnait dans la maison une atmosphère sinistre. Une sorte de terreur planait. Mon père passait de l'agita- tion la plus fiévreuse au plus morne accablement ; un rien l'exaspérait. Et cette fois maman était atteinte ; elle ne dissimulait pas sa tristesse.

Le peu que j'appris, je le tins de Marguerite, laquelle, quittant rarement notre mère, se trouvait à même d'être mieux informée que moi. Elle me dit un jour, et comme un reproche :

— Tu sais, ils ont écrit... Et des choses !... Ils sont joliment méchants, les parents de ton Prosper !

Et deux ou trois autres fois, elle me lança :

— Ils ont encore écrit...

Elle faisait l'entendue, et celle qui possédait de grands secrets fort au-dessus de mon âge, mais je suis convaincu qu'elle n'en savait pas beaucoup plus long que moi.

Pourquoi les Davèzieux écrivaient-ils, et si souvent ? Et qu'écrivaient-ils qui pût avoir pareille gravité ? Toutes les conjectures défiaient mon imagination. Quoi qu'il en fût, nous étions incontestablement brouillés à mort avec eux.

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Ces lettres, — il y en avait cinq ou six, — je les ai retrouvées bien des années plus tard, parmi les papiers de famille. Mon père, qui gardait jusqu'au moindre billet de faire-part et rangeait ses paperasses avec un soin tatillon, les avait classées en y joignant le duplicata de ses réponses. Le dossier portait, de son écriture saccadée : AFFAIRE DAVÈZIEUX. L'intérêt de cette vieille histoire s'était alors tout à fait refroidi pour moi ; j'étais édifié sur la valeur des personnages en jeu et sur les agissements humains. Je ne fus pas moins confondu, lorsque je mis le nez dans cette correspondance. Reproches acerbes, sommations arrogantes, menaces, injures, quel crescendo ! Et la colère ayant fait choir les masques, quelles vilaines figures apparaissaient ! Le beau Tonio, ce rentier suffisant, et sa prétentieuse épouse dénonçaient leur bassesse d'âme avec un cynisme involontaire. En guise d'arguments, ils jetaient à la face de mes parents tous les racontars plus ou moins fondés qui, depuis un demi-siècle, avaient couru sur tel ou tel de nos proches. Dans quelle famille, voire la plus honorable, n'y a-t-il pas de brebis galeuses, d'histoires d'argent, de péchés d'amour? Nous étions donc déshonorés parce qu'un Tuffier avait jadis fait faillite, qu'une dame Aubineau avait tourné mal, que sais-je encore ? L'affaire Tourneur, véritable obsession, revenait tout naturellement sur l'eau. M. Davèzieux, devenu soudain fort coulant, reprochait à mon père "sa conduite infâme " vis-à-vis d'un ami d'enfance que tout le monde eût absous si lui ne l'avait condamné. Il écrivait : " Tourneur a épousé sa maîtresse. Et puis après ? Vous oubliez que votre grand oncle Landry a vécu avec sa cuisinière avant d'en faire votre grand'

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tante ". Madame Davèzieux, qui n'avait pas craint de prendre elle aussi la plume, s'y était pareillement sali les doigts : elle donnait la mesure de la malice féminine dans une lettre écrite à maman. Elle allait jusqu'à traiter celle-ci de " bonne " à cause de sa manie des nettoyages. Mon père, lui, avait été admirable. Alors qu'une légitime indignation le possédait, que sa bonté et son honnêteté foncières se révoltaient contre des procédés ignominieux et méchants, qu'il souffrait plus que nul autre avec sa sensibilité d'une délicatesse maladive, il ne s'était pas oublié un seul instant. Ses réponses étaient d'une dignité, d'une mesure, dont on n'aurait su trouver de plus parfaits exemples. Mais une telle attitude, en lui conférant dès lors et incontestablement le beau rôle, avait dû éveiller dans la conscience de ses adversaires le senti- ment de leur vilenie et les avait déchaînés plus que tout le reste.

XIV

Puis, le long flot montant de l'existence quotidienne passa et submergea les traces de ces pénibles incidents. Le calme revint peu à peu. La question semblait vidée. M. de Chaberton, qui aurait pu apporter à la maison un ferment d'effervescence, disparut complètement de notre horizon. Lors de sa dernière visite à Longval il avait tellement agacé mon père que celui-ci, tout en s' étonnant un peu de sa disparition, ne parut pas la regretter. Il n'avait d'ailleurs jamais fait partie de nos relations urbaines. Nous le vîmes toutefois pour un quart d'heure à l'époque du jour de l'an. Contrairement à l'attente générale, il ne

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souffla mot ni de la plantation, ni des Davézieux. Il ne cessa de vanter au superlatif la noblesse, la fortune, la distinction, les chevaux, le luxe domestique de certain baron de Choulans dont il venait de s'enticher. On sen- tait que les affaires de petites gens comme nous ne l'intéressaient aucunement et qu'il ne se souvenait pas de s'y être intéressé jamais. Incapable de placer son enthousiasme sur plusieurs têtes à la fois, il ne ressemblait plus du tout à l'homme que nous avions précédemment connu. C'était une métamorphose à se demander si l'on avait rêvé. Comme il se montrait cependant le plus naturel du monde, sans froideur ni gêne aucunes, il n'avait apparemment pas conscience de son changement. Mme de Chaberton, elle, restait immuable; ainsi que l'at- testaient son port de tête et sa broche, elle était comtesse et rien autre, une fois pour toutes.

Mon père, dans le caractère duquel n'entraient ni complication ni incohérence, éprouva surtout de la stupeur à constater que la grande amitié de M. de Chaberton, à laquelle il s'était laissé prendre, n'avait été, comme il l'avait d'abord qualifiée lui-même, qu'une lubie. Maman, ne s'étant fait aucune illusion, se contenta de sourire, plutôt amusée. Mais Marguerite fut mordue par la jalousie : Yvonne et Gilberte lui avaient louange avec trop de chaleur Marguerite de Choulans, leur nouvelle compagne au Sacré-Cœur. Ces demoiselles avaient de qui tenir ; les titres de noblesse agissaient sur leurs inclinations.

Et l'année scolaire, de laquelle je n'appelais point

le terme avec la hâte de mes condisciples, s'acheva. Le soir même des Prix, nous nous transportâmes à Longval. J'eusse préféré une retenue de vacances.

�� � UNE BELLE VUE 48 I

Le lendemain, j'errais, déjà désœuvré, autour de la maison. Une voix retentissante et joviale m'interpella :

— Honneur ! monsieur Marcel ! Eh bien ! et ces chères études ? Inutile de vous demander si votre front s'est orné de nombreuses couronnes. Et vos excellents parents ? Et notre jeune demoiselle ? Leur santé se maintient toujours ? Allons ! tant mieux ! tant mieux !

Et monsieur le curé de St-Clair, qui, bréviaire sous le bras, canne ferrée à la main, accourait sans perdre un instant " rendre ses devoirs à ses nouveaux paroissiens, me tapota le crâne en ajoutant :

— J'imagine que nous attendons le douze avec impa- tience. Un beau jour pour la jeunesse ! Gaudeamus ! Gaudeamus !

Paroles mystérieuses qui me laissèrent bouche bée, mais dont je ne devais pas tarder à recevoir l'explication.

Sur sa demande, je conduisis M. le Curé auprès de mon père. Celui-ci, qui lisait son journal au billard, se dérida à la vue du visiteur. L'excellent ecclésiastique dégageait en effet de tout son être un je ne sais quoi qui portait à la gaîté. Sa corpulence courtaude, sa face ronde et plissée, bleuie par le rasoir, dans laquelle yeux, nez, bouche étaient d'un poupard, rappelaient le physique de ces acteurs de qui la seule apparition suffit à mettre en joie le public. Ses manières, son langage, formaient le mélange le plus drôle de rusticité, de solennité et d'onction. On le respectait, car ce simple d'esprit était un saint, mais il amusait les moins moqueurs.

M. le curé avait deux grandes passions: ses pauvres et son église. Pour secourir les uns, embellir l'autre, il se fût mis sur la paille. Et, comme sa paroisse anticléricale ne

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l'aidait guère, il exploitait de son mieux sa clientèle de citadins en villégiature. Il venait donc, dès notre arrivée, solliciter une offrande contributive à l'acquisition d'un chemin de croix en simili-marbre. Son rêve, en partie déjà réalisé aux dépens du bon goût, était de meubler sa noire et branlante église romane de tous les spécimens d'art religieux dont les maisons du quartier Saint-Sulpice lui adressaient maints catalogues.

Sa requête formulée, il parla de choses et d'autres et crut devoir faire une nouvelle allusion à mon impatience de ce beau jour que serait le douze d'Août. Mais mon père, ne devinant pas mieux que moi, lui demanda de s'expliquer.

— Eh comment ? Monsieur Landry ! Oubliez-vous la "matinée" de votre bon voisin, monsieur de Chaberton ? Toute notre aimable jeunesse n'y mêlera-t-elle point ses ris et ses jeux ?

— Pardonnez-moi, monsieur le curé, mais je n'y suis pas du tout.

— Ah bah ! Monsieur Davèzieux que j'avais l'avantage de saluer avant-hier a bien voulu me faire part des projets mondains de monsieur de Chaberton... Il venait, si je ne m'abuse, de recevoir une invitation...

— Je ne me soucie point des faits et gestes de Monsieur Davèzieux, interrompit mon père, lequel avait en une seconde passé de l'extrême surprise au plus vif mécon- tentement.

— Oui, je sais, hélas ! Je sais..., fit M. le Curé, qui pour exprimer la désolation fermait ses petits yeux, abais- sait les coins de sa bouche et des deux mains se compri- mait l'estomac. Combien je déplore, ajouta-t-il, ces

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funestes dissensions entre familles chrétiennes ! Que ne puis-je, ministre de paix, offrir ma médiation...

— N'en parlons plus, une fois pour toutes, Monsieur le curé... Vous n'allez pas encore vous mêler de cette affaire- là !... Je vous l'ai dit, jadis, en d'autres circonstances: voa intentions sont louables, mais vous n'entendez rien aux choses de ce monde.

La moutarde lui montait au nez. L'autre repartit avec un honnête sourire :

— Confiteor... Je ne suis, monsieur Landry, qu'un homme de bonne volonté.

Oui, de bonne volonté, mais en même temps de peu d'esprit ; comme tous les gaffeurs, non seulement il ne sentait pas ses gaffes, mais les aggravait par son insistance. Il voulut revenir à ses moutons, c'est-à-dire à la " matinée " dont il nous avait apporté la première nouvelle. Et mon père, exaspéré, l'invita tout net à changer de sujet.

Le bonhomme, un peu penaud, fut tiré d'embarras par l'arrivée de M. Servonnet. Celui-ci, sémillant et toujours aussi vert, n'attendait point qu'on le visitât d'abord, au bénéfice de l'âge, car, ainsi qu'il le déclara, partout où il y avait une dame c'était à lui célibataire de faire le premier pas. Maman, qui survenait au même instant, fut prise entre le double assaut de ses galanteries surannées et des pompeuses formules de M. le curé. Puis ce dernier, sur un retentissant: "A l'avantage ! messieurs et dames ! ", se retira à reculons en saluant de la tête et du chapeau.

— Eh bien ! Monsieur Servonnet, demanda aussitôt mon père avec une aigreur emphatique, vous êtes, je sup- pose, de la matinée Chaberton ?

— J'aurai en effet le plaisir de vous y retrouver.

�� � 484 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— C'est ce qui vous trompe, monsieur Servonnet. Monsieur de Chaberton ne m'a pas fait l'honneur de

��m'inviter.

��— Vous ? Allons donc ! Permettez moi de n'en rien croire !

— Mais mon ami, objecta maman, lorqu'elle eut reçu des explications, les Chaberton, sachant que nous arrivions à Longval, auront trouvé préférable de nous inviter de vive voix. A moins que leur lettre ne se soit perdue....

— Madame Landry, vous êtes la pénétration même, dit M. Servonnet. Il n'y avait que deux hypothèses et vous les avez formulées.

— Nous verrons bien, grogna mon père. En attendant, je trouve singulier que, connaissant les torts de Davè- zieux à mon égard, Chaberton me mette dans le cas de me rencontrer avec lui. Entre nous deux il devait choisir. Et je ne pense pas que la chose lui fût difficile. Davèzieux et lui ne sont pas précisément des amis.

— Sans doute... sans doute... mais les exigences du monde...

— C'est bien parce qu'il repose sur la fausseté que le monde m'a toujours fait horreur.

Réflexion sur le rôle du mensonge dans les rapports sociaux qui corroborait maintes observations à moi per- sonnelles. Mais M. Servonnet, indifférent à cette philoso- phie cruelle, pensa donner du piquant à la conversation.

— Le bruit court, dit-il, que le ménage Guillaume Tourneur aurait été prié...

Frappé par la stupeur inouïe que la nouvelle détermi- nait sur le visage de son hôte, il demeura complètement interloqué. Il lui arrivait parfois, comme en ce moment, de

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découvrir que ses ragots avaient plus d'importance qu'il ne leur en accordait.

— Oh ! je ne sais rien de positif, corrigea-t-il, afin de ne pas se compromettre... Et je comprendrais votre sur- prise...

— Ma surprise ? ricana mon père. Non, monsieur Servonnet, rien ne me surprend. Je veux m'attendre à tout. Mais, par exemple, il est comique, extrêmement comique, avouez-le, que la matinée Chaberton soit le rendez-vous de toutes les personnes avec lesquelles j'ai rompu pour une raison ou pour une autre. Ce qui d'ailleurs n'est point à dire que je mette Tourneur et Davèzieux dans le même panier.

Il eut un rire sinistre, auquel fit écho le petit rire complaisant de l'ancien magistrat, puis il reprit :

— Ah ! monsieur de Champdieu a rendu un fier service à ses voisins, le dimanche qu'il a manqué de les culbuter. Cet accident leur a conféré des titres de noblesse aux yeux de certains aristocrates de fraîche date que nous connaissons... Reste à savoir ce qu'en penseront " les petites gens ".

— Les choses finissent toujours par s'arranger ; je m'en rapporte à ma vieille expérience. Il suffirait aujourd'hui que cet ours de Tourneur y mit un peu du sien. Tenez, ceci va vous dérider : vous savez si Davèzieux voulait en- tendre parler de Tourneur ! Eh bien ! je me suis laissé dire qu'au nouvel an il avait posé des cartes au Colombier.

Un ressort d'acier eût en se déclenchant projeté mon père hors de sa chaise que celui-ci n'eût point fait d'autre saut. Il se trouva subitement debout, et, empoignant à deux mains son crâne dénudé, s'écria :

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— Ma parole ! c'est à croire que je deviens fou ! Davèzieux, des cartes ! Au Colombier ! Ha ! ha ! ha !

Il avait effectivement un peu l'air de perdre la raison, et faisait peur. Maman et M. Servonnet le supplièrent de se calmer. Mais cette fois la coupe était trop pleine : il fallait qu'elle débordât copieusement.

— Ainsi donc, s'écria-t-il, voilà un tas de farceurs qui connaissent à peine Tourneur ou n'ont jamais pu le sentir, qui l'ont calomnié, traîné dans la boue, et ils se mêlent de lui faire des avances ! D'où vient, s'il vous plaît, ce beau zèle inattendu, sinon que certains veulent se servir de Tourneur pour me faire pièce ! Vous verrez que moi, son seul ami, moi qui, dans l'obligation doulou- reuse de me séparer de lui, ne lui ai du moins pas jeté la pierre, vous verrez qu'en fin de compte j'aurai l'air de jouer à son égard le rôle le plus odieux !... Quoi ? Qu'y a-t-il ?

Ces interrogations brutales s'adressaient à Octavie qui venait d'entrer. Elle apportait une lettre.

— C'est de la part de monsieur Chaberton.

— L'invitation, je savais bien, dit maman, de qui le visage se rassérénait.

D'une main fébrile, mon père arracha de son enveloppe un large bristol. Il parcourut des yeux l'imprimé et

��s'écria

��— Non ! c'est bouffon ! Ecoutez-moi ça : " Monsieur et Madame de Chaberton de Serigny ont l'honneur... " Trop d'honneur, en vérité ! Un peu plus d'empressement et de tact feraient cent fois mieux l'affaire... Vous permettez, monsieur Servonnet ?

Il s'assit, nous tournant le dos, devant un petit secrétaire.

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On entendit la plume écorcher le papier. M. Servonnet regardait maman et hochait la tête avec une mine d'enterrement. Elle, était consternée. Puis, mon père se levant :

— Tu feras porter la réponse.

Cette réponse, qu'il avait griffonnée sur une carte de visite, il tint à nous la lire :

— " Monsieur et Madame Pierre Landry remercient monsieur et madame de Chaberton de Serigny de leur aimable invitation. Ils regrettent vivement de ne pouvoir se rendre à la matinée du douze, ayant d'autres engage- ments ce jour-là.

Il y avait quelque chose de puéril dans le plaisir rageur qu'il manifestait d'avoir refusé l'invitation, et dans ces termes cérémonieux.

��XV

��Etait-ce d'un mauvais fils ? Je n'eusse vu aucun incon- vénient à rester, contre vents et marées, dans les anciens termes avec Prosper. Je me disais que ce dernier ne m'avait peut-être menacé, l'autre année, que par jeu. Après tout, pourquoi se solidariserait-il avec les siens, lui de qui père et mère étaient loin de le combler de douceurs, alors que moi, autrement favorisé, je me montrais si peu jaloux de mon point d'honneur familial ? Ne pouvions-nous pas, nous autres, demeurer étrangers à la querelle ? Que nous importait cette histoire de plantation et ce qui s'en était suivi ? Quelle folie de nous sacrifier mutuellement à pareille misère ! Il me semblait que notre affection eût au contraire dû se retremper dans ces épreuves. Je me berçais

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parfois du rêve romanesque d'une amitié qui eût déjoué les embûches, vaincu les obstacles, inventé des cryptogra- phies et des signaux mystérieux. En attendant, je n'osais pas m'aventurer dans le verger. Mais il fallut bien m'y résoudre, ayant été un beau matin chargé par mon père de porter un ordre au maître-valet.

J'avais rempli la moitié de ma mission sans avoir décou- vert âme qui vive sur la terrasse des Davèzieux, et je sortais du chalet d'opéra-comique où feu bon-papa avait prétendu associer le riche à l'utile, lorsqu'au-dessus de ma tête le " cri de guerre " éclata sur le mode le plus aigu. Et ce n'était pas un cri de guerre pour rire, comme jadis ! Au risque de se rompre le cou en tombant dans la route, Prosper, debout sur le plateau du mur, courait, gesticulait, m'invectivait. Et, comble d'horreur ! un caillou siffla près de mon oreille ; un autre alla s'enfouir dans l'herbe à quel- ques pas de moi, puis un autre... Mais je fus héroïque : sans me hâter ni me garer, je poursuivis mon chemin sous la grêle des projectiles. Calme où l'indifférence à la douleur physique avait autant de part que la dignité volon- taire. Un pierre m'eût-elle touché, je n'eusse pas senti la blessure, tellement je souffrais par ailleurs.

Il eût été maintenant facile à Marguerite de me montrer combien j'avais mal placé ma prédilection. Son triomphe me fut épargné. Elle aussi portait sa croix, laquelle était, si possible, plus lourde que la mienne. Le cœur en effet ne se trouvait pas seul atteint chez elle. L'abandon de ses amies Gilberte et Yvonne la blessait cruellement dans son orgueil. Non seulement ces demoiselles avaient depuis quelques mois abrégé et de plus en plus espacé leurs lettres, mais, sorties du Sacré-Coeur, elles ne mettaient

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nul empressement à se montrer à Longval. Sans doute elles étaient tout aux préparatifs de la fameuse fête à laquelle nous ne voulions pas assister. Marguerite était ulcérée, et par la pensée que ses parents n'avaient pas été en l'occurrence traités comme ils auraient dû l'être, et par l'idée qu'elle ne figurerait pas dans la réception au rang privilégié dont elle s'était cru digne.

Rien ne rapproche autant que la communauté des peines. Marguerite s'avoua mon égale, quand le " beau jour " du douze fut arrivé.

La matinée avait été couverte. Mon père, consultant le baromètre avant de sortir, avait, paraît-il, déclaré :

— Nous aurons de la pluie cet après-midi.

Et Marguerite, témoin de ce propos, tenu probable- ment avec une arrière-pensée, s'était empressée de me le rapporter. Cette fois son rapportage ne tendait plus à m'ennuyer, mais à me faire partager l'aise dont elle se sentait remplie. Elle me confessa qu'elle avait beaucoup prié à l'intention d'obtenir le mauvais temps.

Eussé-je été vindicatif, l'idée ne me serait, je crois, jamais venue de demander au Ciel d'asseoir mon bonheur sur le malheur d'autrui. Mais, en matière de dévotion, j'avais beaucoup à apprendre de ma sœur, laquelle, prélu- dant aux pieux exercices du couvent, où elle se proposait d'entrer un jour, avait installé à Longval dans une chambre vacante une chapelle pour son usage particulier.

La Providence, à quoi je n'avais pas songé, témoigna toutefois d'une indifférence complète aux sollicitations de la future religieuse. A midi, les nuées se fendirent et se replièrent sur l'horizon ; la journée allait être idéale pour une réception à la campagne. C'est là qu'une créature de

�� � 49° LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

foi débile eût pu sentir les atteintes du doute. Le véritable croyant ne s'embarrasse de rien. Marguerite ne songea même pas à s'étonner de l'insuccès de ses prières. Et, sans rancune, elle entreprit de ranger et d'orner son oratoire en vue du quinze Août, fête à la fois de la Vierge et de maman.

Chose qui lui arrivait rarement et qui me surprit fort, elle daigna recourir à mes bons offices. Je l'aidai à couper des fleurs, puis à les disposer dans les vases de faïence dorée. Et ces amusements de demoiselles, que j'eusse profondément méprisés du temps où je servais à Prosper d'ordonnance ou de corps d'armée, avaient aujourd'hui pour moi une singulière douceur.

Dans ses occupations de sacristine et de fleuriste, Marguerite apportait un entrain fiévreux, tout à fait anormal de la part de cette petite personne ordinairement si posée. Elle tenait sans doute à me montrer, voire à se prouver à elle-même, que si d'autres se divertissaient, elle n'était pas en peine de distractions, et que si l'on se passait d'elle, elle savait parfaitement se passer d'autrui. Mais lorsque nous eûmes fini d'épousseter l'autel de bois peint et les statuettes de plâtre, de changer les cierges, et d'aligner les prie-Dieu, son visage se rembrunit. Elle m'ordonna brusquement et d'une voix sèche de la suivre. Nous sortîmes. Je soupçonnai bientôt où elle me condui- sait, remontant d'un pas décidé le raidillon limitrophe du parc des Chaberton.

Un fossé assez profond, bordé d'une haie vive, et qui sert à l'écoulement des eaux, sépare les deux propriétés. Ce fut dans ce fossé, feutré de détritus humides, que, parvenue à la hauteur du château voisin, Marguerite,

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oubliant toute dignité, se laissa choir ; j'imitai son exemple. Par les interstices de la clôture, nous pouvions, sans risque d'être vus, participer de tous nos yeux aux réjouissances prochaines. Mais quelle singulière idée que celle de ma sœur ! Voilà bien la curiosité féminine ! Pour mon compte je me serais volontiers abstenu de cet espionnage et refusé ce cruel plaisir des pauvres qui consiste à respirer le fumet du festin d'autrui. Au pis aller, j'aimais autant être ici que de l'autre côté de la barrière. Prosper, qui passait justement là-bas, m'y eût fait, je le crains, d'impitoyables avanies.

Il y avait déjà grand monde, répandu soit sous les ombrages qui encadraient le petit castel genre Louis XIII aux toitures d'ardoises, soit devant la façade le long de la pelouse et de la pièce d'eau. Et des voitures de maître, des fiacres, déposaient sans cesse au pied du perron de nouveaux arrivants. M. et madame de Chaberton avaient convoqué le ban et l'arrière-ban de leurs relations. Tout Saint-Clair était là, depuis les de Champdieu, invités de marque auprès desquels s'empressaient spécialement les maîtres de la maison, jusqu'au colonel Fumade qui, solitaire, allait et venait comme un fauve en cage. Mais les habitants de la colline étaient noyés dans une foule de gens de Charlemont dont les visages m'étaient inconnus pour la plupart. Les enfants, petits et grands, à qui la réception s'adressait principalement, circulaient par bandes, pour l'instant assez mornes, aux alentours d'une vaste tente que le château me cachait en partie.

En vue de quelles réjouissances avait-on édifié cette maison de toile, le logis n'étant point susceptible d'abriter commodément pareille afHuence ? Cela ne laissait point de

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m'intriguer, mais le spectacle de la pantalonnade humaine requérait bien davantage mes réflexions. Une fois de plus, je m'étonnais de voir se coudoyer et se sourire nos amis et nos ennemis, et tous ceux que notre différend avec les Davèzieux avait, l'autre été, déchaîné en paroles les uns contre les autres. Mais mon père, aussi candide que moi, ne s'en étonnait-il pas, lui, à son âge, et avec indignation ?

Il était stupéfiant, par exemple, d'apercevoir notre parente, la jolie madame Tuffier-Maze, faisant des grâces à la maîtresse de céans, en compagnie de Madame Davèzieux, parée à peu près comme pour un bal. Jalousie et potins avaient si longtemps mis les deux invitées à couteau tiré contre leur hôtesse, que leur réunion à toutes trois semblait un renversement des lois naturelles. Et quoi de plus paradoxal et de plus démoralisant que la présence de M. Davèzieux chez un homme contre lequel il n'avait jamais eu assez de brocards et qui, de son côté, l'avait bafoué, Dieu sait comment ! L'attitude de M. Davèzieux me paraissait d'ailleurs significative. Plastronnant dans son gilet de piqué, la face épanouie entre les favoris, il piaffait, pérorait, s'esclaffait, très entouré, avec des airs vainqueurs. Ne triomphait-il pas en effet ? Il savait bien qu'il ne pouvait y avoir place dans cette assemblée pour lui et pour nous. Et nous n'étions pas là !

Alors je perçus nettement que " la matinée " marquait l'ère de la réconciliation universelle, réconciliation qui s'opérait sur le dos des absents. L'affaire Landry-Davèzieux avait fait son temps. On ne demandait qu'à l'oublier et à se divertir en pleine liberté d'esprit. Dans ces dispositions qui répandaient la gaîté sur tous les visages, on irait

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jusqu'à effacer le souvenir d'une " affaire " plus grave encore. La famille Tourneur, conviée à la fête, rentrerait avec honneur dans le giron de la société. Je guettais anxieusement, et d'ailleurs vainement, l'arrivée du breack. Et je n'osais pas me réjouir pour ma petite amie inconnue, en songeant que l'on n'ouvrait les bras aux réprouvés de la veille, qu'afîn de nous accabler davantage.

Soudain Marguerite me poussa le coude et je revins de très loin. Elle murmura, enrouée :

— Les vois-tu ? Elles sont avec Marguerite de Choulans, leur grande amie du Sacré-Cœur... Je suis sûre que c'est elle... Est-elle assez laide ?

Là-bas, sous les arbres, Yvonne et Gilberte, semblables dans leurs robes de mousseline rose à deux poupées toutes neuves, allaient, tenant chacune par la main une grande fille dégingandée et rieuse, et qui n'était pas si laide, à mon humble avis, que ma sœur voulait bien le dire.

Mais quoi ! était-il possible ? Marguerite pleurait. Pâle, crispée et se mordant les lèvres, elle ne laissait échapper ni un soupir, ni un hoquet, mais de grosses larmes lui tombaient des cils, une à une, continûment. Quelle faiblesse de sa part, et devant moi surtout ! Avec son amour-propre elle était si peu prodigue de larmes qu'à peine connaissais-je la couleur des siennes. Comme il fallait donc qu'elle souffrît à la vue de la rivale qui l'avait supplantée auprès de ses inconstantes amies ! Et il y avait aussi l'humiliation !

Pauvre Marguerite ! Elle ne se doutait pas du bien qu'elle faisait à son petit garçon de frère en se révélant toute pareille à lui. C'en était fini pour moi de l'ac- cuser de sécheresse et de croire à sa supériorité. Je

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n'avais jamais senti d'aussi près son cœur. Maintenant que de semblables trahisons nous avaient porté les mêmes blessures, nous pourrions nous comprendre mieux. Mais, la plaignant profondément, je me tins toutefois à quatre pour ne pas lui sauter au cou, afin de la consoler un peu. Est-ce qu'on sait jamais avec les femmes ?

Cependant, les invités, obéissant à quelque mot d'ordre, se portaient en masse vers la tente et s'y engouffraient. M. de Chaberton affolé, et qui voulait être partout à la fois, courait de droite à gauche, en chien de berger, et pressait les retardataires. Il ne resta bientôt dans le parc que quelques personnes âgées qui craignaient sans doute de s'enfermer, vu la chaleur. M. Servonnet, lui, avait suivi la jeunesse de son petit pas alerte.

Rien ne paraissait devoir nous retenir à notre poste d'observation et cependant nous demeurions terrés dans notre trou, maintenus par un inexplicable attrait. Qu'at- tendions-nous, sinon un surcroît de chagrin ! Un long temps s'écoula. Par moments des rumeurs nous parvenaient, bruits de rires, d'applaudissements, échos des plaisirs cachés, puis succédaient de poignants silences.

Enfin, nombre de personnes reparurent. Les sons d'un piano annoncèrent le commencement d'une " sauterie ". Mais si la danse retenait les jeunes filles, elle ne faisait point le compte de certains garçons, lesquels, s'étant gavés au buffet, en sortaient la bouche encore pleine. Prosper, que j'avais tout à l'heure aperçu, empoté et morose, dépouilla la retenue dont il était excédé. Il organisa, avec une demi-douzaine de gaillards de sa trempe, une sorte de chasse au brigand. Le brigand, c'était lui, comme de juste. Il s'élança à travers la pelouse, poursuivi par une meute

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hurlante. Et voici qu'à vingt pas de nous, sur le point d'être capturé, il recourut à une vieille ruse et subitement s'effondra. Les autres, embrassant le vide et butant dans ses jambes, roulèrent les uns par dessus les autres. Quelle mêlée ! Quand Prosper se releva, son pantalon blanc avait pris la couleur de l'herbe et son chapeau de paille n'était plus qu'une galette informe. Il se moquait un peu de ces détails ! Et la poursuite de se recommencer ! Ah ! les bienheureux !

Or, nous étions, Marguerite et moi, si absorbés, que nous ne nous aperçûmes point que quelqu'un s'ap- prochait derrière nous. Nous tressaillîmes, épouvantés, en nous entendant tout à coup interpeller.

— Marguerite !... Marcel !... Eh bien !... Qu'est-ce que vous faites là ?.. .

C'était notre père. En prenant contre toutes ses habi- tudes le sentier frontière, il ne s'attendait nullement, je crois, à nous surprendre. Il semblait encore plus attrapé que nous.

XVI

Si j'avais été mon maître, je n'eusse jamais remis les pieds dans le verger, à portée des injures et du tir de mon ex-ami. Mais mon père, grand partisan de l'exercice au sortir de table, m'invitait souvent à l'accompagner dans ses promenades. Il en profitait pour me chapitrer ou me donner quelques leçons de choses.

Depuis que les arbres étaient plantés, il avait repris son ancien itinéraire. Je ne pense pas qu'il s'imaginât protégé par le dérisoire alignement de manches à balais qui espa-

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çaient moins haut que le mur quelques poignées de feuil- lage. Mais il avait affirmé son droit, satisfait à un principe ; il se considérait comme abrité moralement, en attendant mieux. Ensuite, il tenait à montrer aux Davèzieux qu'ils ne lui faisaient pas peur. Et, sous les regards qui nous visaient, sous la menace de la longue-vue braquée sur nous comme une pièce d'artillerie, il montait par les lacets, d'un pas égal, jusqu'à la porte de sortie. Il redressait son dos voûté, fixait les yeux droit devant lui, appuyait sur ses paroles. Fermeté un peu bien factice. Sa voix chavirait parfois, quoiqu'il en eût. Ou bien il perdait le fil de son discours et ne parvenait plus à le rattraper.

C'est en de semblables conjonctures que se manifestent les caractères. Ainsi, lorsque maman et Marguerite se joignaient à nous, cette dernière, un rire au coin de la bouche, affectait de regarder là-haut avec impertinence. Maman se comportait tout comme si nous eussions été seuls sous le ciel et que rien ne se fût jamais passé. Elle était brave, sans nerfs, et se possédait étonnamment. Moi, tête basse, ne voyant que mes souliers, le sang aux joues, les jambes me rentrant dans le corps, parcouru de frissons > j'allais comme dans un cauchemar. Les notes discordantes que Prosper tirait d'un vieux cor de chasse mettaient le soir dans l'air un tragique accent de bataille.

Soit pour nous narguer, soit pour prendre une indi- gestion de cette vue que l'on prétendait leur ravir, les Davèzieux ne démarraient plus de leur terrasse. Mais le désagrément de les y apercevoir sans cesse n'était rien en comparaison du supplice dominical, quand, soit à l'aller, soit au retour de la messe, on cheminait à proximité les uns des autres. Encore, lorsqu'ils nous

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précédaient, nous en étions quittes pour ralentir le pas ; mais ce n'était pas drôle de les sentir dans notre dos, riant trop fort ou chuchotant. Et, à la sortie de l'église, quelle stratégie pour les éviter, eux n'y mettant aucunement du leur et semblant au contraire occuper à eux seuls toute la place du village ! Tandis qu'ils se prodiguaient de groupe en groupe, nous brusquions les politesses avec les personnes de notre connaissance et nous filions piteuse- ment, comme des gens pénétrés de leurs torts, laissant nos ennemis maîtres du pavé, où ils semaient des médisances tout à leur aise.

Il avait d'ailleurs été sensible dès le premier dimanche des vacances, que les Davèzieux avaient au cours des derniers mois travaillé l'opinion pour la retourner contre nous. Ils avaient la langue bien pendue et cette autorité sur le monde que donnent la méchanceté et l'aplomb. Une vague réprobation nous entourait, réprobation qui s'accentua à la suite de la matinée Chaberton.

M. de Chaberton avait été, paraît-il, outré du refus de mes parents. Non seulement il ne donna plus signe de vie, mais il s'étudia à nous esquiver. Madame de Chaberton ayant changé comme par un fait exprès son " jour ", et pris le nôtre, nous n'eûmes même pas à débattre l'opportunité de lui rendre visite. Les relations, déjà suspendues sans raison avouée, semblaient définitive- ment abandonnées.

Tout cela eût été fort étrange, s'il se fût agi d'un autre homme que M. de Chaberton. Mais ce dernier était plus fécond en surprises que doué vraiment de malice. Avec pareille girouette, on pouvait s'attendre à toutes les variations. Complètement détaché de mon père depuis

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qu'il avait trouvé en la personne du baron de Choulans un nouvel et plus digne objet d'enthousiasme, il s'était cavalièrement comporté avec lui, mais sans y mettre aucune mauvaise intention. En l'invitant bon dernier, il le traitait en voisin de peu de conséquence avec lequel on ne se gêne pas. Quant à la question Davèzieux et à la question Tourneur, il ne s'y était pas arrêté une minute. Sa haine contre les Davèzieux était tombée en même temps que sa passion pour les habitants de Longval. Et du moment qu'il jugeait M. et Madame Tourneur susceptibles d'être admis chez lui, il estimait que leur présence ne devait incommoder personne. Le marquis de Champdieu en continuant à les voir depuis le fameux accident ne les lui imposait-il pas en quelque sorte ? Où irait-on enfin si l'on devait entrer dans les considérations de Pierre et de Paul ? Il n'y aurait plus de réceptions possibles.

M. Tourneur avait du reste, à sa grande surprise, décliné son invitation, de même qu'il déclinait toutes les avances qui lui étaient depuis quelque temps prodiguées avec un empressement un peu louche. Etait-ce de sa part sauvagerie, fierté, rancune ? Ou bien savait-il à quoi s'en tenir ? Quoi qu'il en soit, le visage de mon père s'illumina, quand celui-ci eut appris de M. Servonnet que la famille Tourneur n'avait pas paru à la fête.

— Cela m'eût étonné, dit-il énigmatiquement, que Tourneur consentît à passer par cette porte-là.

M. Servonnet, toujours fidèle à Longval, où par ailleurs les visiteurs se faisaient de plus en plus rares, y tenait l'office de gazetier. Autrefois, mon père l'écoutait avec impa- tience ou inattention ; maintenant, devenu curieux de ce

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qui se passait et se disait dans l'entourage, il allait jusqu'à le questionner.

On connut donc par M. Servonnet la manière de voir de M. de Chaberton, mais l'aimable vieillard n'était pas de ceux qui jettent l'huile sur le feu, du moins volontaire- ment :

— Vous auriez bien tort d'en vouloir à ce pauvre Chaberton, disait-il... Il n'est pas méchant pour un sou, mais. . .

Et, tout en mâchant de la bouillie à coups de ganache, ce qui était sa façon de rire, il se touchait le front de l'index.

Evidemment, c'était là jusqu'à un certain point l'excuse de M. de Chaberton. Je me rappelais que mon père avait jadis dit de lui qu'il le croyait un peu braque. Mais mon père ne s'était pas en vain laissé prendre à ses chaleu- reuses démonstrations ; froissé par son lâchage et par ses procédés, il ne les pardonnait sous aucun prétexte. Il déclara amèrement que l'amitié n'est qu'un mot. Et comme M. Servonnet, l'ami de tout le monde, réclamait contre cette proposition, il consentit à rectifier :

— J'ai eu en effet un ami... un vrai... un seul... Et il tomba en mélancolie.

Ces accès de mélancolie, une irritabilité croissante, une aigreur perpétuelle témoignaient combien il était profon- dément affecté. Cela pouvait paraître étrange de la part d'un pessimiste comme lui, qui aurait dû, comme il le répétait sans cesse, compter toujours sur le pire. Il avouait par là que son pessimisme, tout de surface, n'avait jamais été que le fait de la maladie et de l'instinct, non de l'expérience. Il était trop bon, trop juste, trop naïf, pour

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croire bien sincèrement au mal avant d'en avoir griève- ment pâti. Aujourd'hui, par contre, il était prêt à voir des montagnes d'abomination dans les accidents les plus banaux de l'existence. Les volte-face, les inconséquences, les perfidies, les trahisons qui l'indignaient et le blessaient, ne méritaient pas tant d'honneur. Et ce n'était pas seule- ment l'avis de M. Servonnet qui se moquait de tout par sécheresse de cœur, mais aussi celui de maman de qui la pratique sagesse donnait toujours la note juste.

Au vrai, le cas de mon père était simple, et rien n'arrivait que de fatal. Les circonstances, les individus eussent-ils été différents, il n'en eût pas moins été voué à la défaite. Il n'était pas armé pour la vie sociale et le sentait si bien qu'il s'était toujours tenu à l'écart. L'héri- tage, qui, en le plaçant en évidence, l'avait mis en contact forcé avec le monde, ne pouvait lui occasionner que des déboires. Son premier geste de propriétaire avait été une maladresse. On ne va pas sortir ses droits à moins de posséder bec et ongles pour imposer le respect. Quand on veut se mêler d'avoir raison, il ne faut pas se montrer regardant sur le choix des moyens. Sa modestie, sa rectitude, son manque de souplesse, sa franchise, tout le desservait. Grognon et triste, il inspirait peu de sympa- thie. On n'aime guère, en outre, les gens qui dans une belle situation y semblent, comme lui, dépaysés. Enfin l'amitié de M. de Chaberton lui avait beaucoup nui. M. de Chaberton avait une telle façon de prôner les personnes dont il s'engouait qu'il les faisait immanqua- blement prendre en grippe ; il maniait comme personne le pavé de l'ours.

Pris entre un méchant comme M. Davèzieux et un

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toqué comme M. de Chaberton, mon pauvre père, sans défense, se trouvait décidément bien mal en point devant l'opinion.

XVII

Trois semaines environ s'étaient écoulées depuis la visite de M. le curé. Mon père, tout à ses ennuis, avait totalement oublié de contribuer, comme il l'avait promis, à l'acquisition du chemin de croix. Maman lui ayant rafraîchi la mémoire, il se reprocha sa négligence et voulut la réparer sans retard. Sur la fin d'une belle journée, nous montâmes, lui et moi, au village.

La cure de Saint Clair se trouvait, à deux minutes de l'église, au fond d'un cul-de-sac champêtre. On n'avait qu'à pousser une porte à claire-voie, laquelle en s'ouvrant secouait la sonnette, et l'on pénétrait dans un jardinet tout en longueur, mi-fleurs, mi-légumes, quasi sauvage, resserré entre deux murs croulants. Une avenue de tournesols et de roses trémières, tout juste large comme un homme, conduisait à la maison. Cette bicoque, revêtue d'espaliers, coiffée de chaume, semblait faite à la mesure d'un prêtre de campagne et tout particulièrement à celle du paysan mal dégrossi qui l'occupait.

A peine avions-nous, au tintement de la sonnette, franchi le seuil, qu'un bruit de chaises remuées, de portes battantes, de pas précipités, se fît entendre, et M. le curé s'élança à notre rencontre, sans rabat ni ceinture, portant sur son visage ainsi que dans sa mise les apparences du plus grand désordre. Rouge comme un piment, la sueur au front, essoufflé, il nous accueillit par une avalanche de phrases décousues :

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— Honneur ! monsieur Landry... Quel heureux vent vous amène ?. .. Soyez le bienvenu !... Et voici mon petit ami Marcel !... Et madame Landry se porte toujours comme elle veut ?. . . Certes non, vous ne me dérangez pas, bien au contraire ! Mes paroissiens sont toujours chez eux sous mon humble toit. . . Quel bel été ! un peu chaud tout de même...

Et, au milieu de tout cela, il lançait de gros rires qui sonnaient mal. Cette gaieté factice ne réussissait même point à rendre à sa physionomie son habituelle expression de jovialité. Comme il ne comprenait pas, dans son trouble, pourquoi mon père s'excusait de l'avoir si longtemps fait attendre, ce dernier, assez déconcerté, dut mettre les points sur les i. Sur quoi M. le curé se confondit en remercie- ments, mais qui lui sortaient machinalement des lèvres. Il avait la tête ailleurs, et se désintéressait de son église ; ce n'était pas peu dire !

Six chaises de paille fatiguées, un guéridon, un crucifix pendu au mur blanchi, une machine à coudre sous sa housse, une cheminée prussienne, composaient l'ameuble- ment du parloir où " nous prîmes la peine de nous remet- tre ". Un tel nuage de fumée emplissait la pièce que mon père, pris à la gorge par cette odeur de pipe qu'il craignait particulièrement, eut une violente quinte de toux. M. le curé faisait vraiment beaucoup de fumée pour un homme seul. Il ouvrit la croisée, tout en maudissant son " péché mignon ", et reconnut que rien de pareil ne se fût produit si la porte de la salle à manger eût été tenue close. Expli- cation qui semblait d'autant plus sangrenue que la porte, dont un rideau de cretonne masquait le vitrage, était bel et bien fermée.

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Cette porte, évidemment, jouait un rôle capital dans les préoccupations de M. le curé, et aussi la cheminée prussienne. Ses yeux allaient sans cesse de l'une à l'autre, tandis que se traînait un languissant dialogue sur la pluie et le beau temps. Que se passait-il donc dans la salle à manger ? En tout cas, pour une canette de bière et deux verres que j'avais de prime abord aperçus dans le foyer, c'était bien du souci !

Il faut croire toutefois que la chose en valait la peine, car mon père, à la longue intrigué par le manège de son interlocuteur, resta court au milieu d'une phrase, lorsque son regard fut tombé sur le rafraîchissement. Il comprit si visiblement ce dont il retournait que M. le curé n'essaya point de mentir. Il rejeta de ses épaules le fardeau de dissimulation qui lui pesait, et se lança tête baissée dans la franchise.

— Autant tout vous dire, Monsieur Landry, bredouilla- t-il à mi-voix. Monsieur Tourneur, comme vous devez le savoir, a la bonté de venir de temps en temps faire à la cure sa partie de dominos... Il est là... dans la salle à manger... Si je m'étais douté qu'aujourd'hui... Mais cela ne tire pas à conséquence...

Et, voyant que mon père, le visage retourné, se levait :

— Etes-vous donc si pressé, monsieur Landry... Re- mettez-vous, je vous en conjure !.. Ici vous êtes tout à fait chez vous... Nous allons pouvoir causer maintenant.

Il n'insista pas davantage et demeura bouche bée à considérer son paroissien avec un ahurissement mêlé de quelque inquiétude. Il se demandait, et moi de même, ce que cachaient le silence et l'extraordinaire bouleversement de mon père. Il devait se livrer, dans l'esprit de ce

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dernier, un combat d'une extrême violence. Tous ses traits s'étaient contractés, ses rides creusées. Les doigts crispés au dossier d'une chaise, il considérait le plancher en se mordant la moustache. Quelques secondes angois- santes s'écoulèrent. On n'entendait que le bourdonne- ment continu des guêpes qui dansaient dans l'encadrement feuillu de la fenêtre.

Enfin mon père dit brusquement :

— Je désirerais parler à Tourneur... Pensez-vous qu'il y consentirait ?

— Vous... Si je...

Et déjà M. le curé, ayant pivoté comme un toton, ouvrait la porte vitrée et s'écriait, tout haletant du coup de poing qu'il venait de recevoir dans l'estomac :

— Monsieur Tourneur, il y a là monsieur Landry qui voudrait vous toucher deux mots... Venez donc, monsieur Landry... passez donc le premier...

Debout derrière la table ronde, jonchée de dominos, sur laquelle ses mains posaient, M. Tourneur, la face en feu, les pommettes violacées de couperose, les yeux mi-clos sous le lorgnon, la mâchoire tombante, m'offrit le specta- cle d'un homme complètement hébété. Mais le large dos de M. le curé me boucha aussitôt la vue.

J'entendis, comme dans un rêve, mon père prononcer des paroles étranges.

— J'ai eu de graves torts envers toi, Guillaume... Je viens t'en demander pardon... Veux-tu me serrer la main?

Ne rêvais-je point en vérité ? Ou bien le monde n'était-il pas soudain renversé ? Quoi ! mon père s'accusait de torts envers son ancien ami ! Il lui demandait pardon ! Que s'était-il donc passé pour que l'innocent devînt ainsi

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le coupable r Et pourquoi le prétendu coupable était-il si tardivement innocenté ?

M. Tourneur remit un peu les choses au point.

— Je n'ai rien à te pardonner, murmura-t-il, d'une voix douce et sourde... Tu ne pouvais pas agir autrement... Tu n'étais pas libre... Je ne t'en ai jamais voulu.

Et M. le curé, tout à fait d'aplomb, claironna triom- phalement, les bras au ciel :

— Loué soit le Seigneur qui a désigné ma maison pour abriter la réconciliation de deux bons chrétiens ! Je ne m'attendais guère, il y a un moment, à voir ces messieurs dans les bras l'un de l'autre ! Voilà un des plus beaux jours de ma vie ! Mais ce n'est pas faute de l'avoir appelé dans mes prières...

Il riait de bon coeur, cette fois, mais soudain il s'atten- drit, et déployant son mouchoir jaune large comme un drapeau, il se moucha longuement à grand bruit. Dans le mouvement qu'il fît, il démasqua la salle à manger. Mon père et M. Tourneur, face à face, pleuraient.

Ils pleuraient et il semblait qu'ils n'eussent pas autre chose à faire. Au bout de leur longue séparation, les paroles essentielles, une fois prononcées, ils ne trouvaient plus rien à se dire. Sans doute, ils en auraient eu trop long à dire et ne savaient par où commencer.

Comme pareille situation ne pouvait s'éterniser, ils se demandèrent enfin de leurs nouvelles. Ils n'étaient con- tents de leur santé ni l'un ni l'autre. De la part de mon père, cela n'avait rien que de normal. M. Tourneur se plaignit d'un vague malaise ; il ne se sentait pas dans son assiette depuis quelques jours. A ces confidences banales ils n'avaient décidément quoi que ce fût à ajouter.

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Sur un dernier silence, mon père tira sa montre et l'heure lui fournit un prétexte pour se retirer. Les deux amis se serrèrent mollement la main. Ils semblaient embarrassés l'un comme l'autre et ne parlèrent point de se revoir. Il y avait heureusement là une tierce personne, dont la grosse gaîté réchauffait un peu l'atmosphère.

M. le curé, toujours jubilant, nous reconduisit.

Dans le jardin mon père lui demanda :

— N'êtes- vous point frappé de la figure de Tourneur ? Je ne l'ai jamais vu congestionné comme cela... Il m'a effrayé...

— Mais non... mais non... La joie... l'émotion... Et, tandis que nous allions à la file indienne entre les

grands tournesols aux têtes lourdes, il célébrait les voies de la Providence et l'heureux événement où il avait eu part.

— Ah ! j'en étais sûr et certain, monsieur Landry !... Cela ne pouvait pas finir autrement... N'empêche que vous m'avez rembarré de la belle façon, il y a quatre ou cinq ans, lorsque j'ai voulu me mêler de ce qui ne me regardait pas.

Mon père, qui marchait devant, goûta peu ce rappel du passé sur le mode plaisant. Il grommela, sans se retourner :

— Il suffit, monsieur le curé.

La porte atteinte, il brusqua les compliments et planta là le verbeux ecclésiastique, lequel, s'étant rabattu sur moi, se référait à l'adage grammatical : " Talis pater, qualis jî/ius" et me donnait ma part de louanges, appuyée de tapes sur la joue.

Mon père ne desserra pas les dents jusqu'à Longval. Il

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ne semblait point que la belle action dont il venait de rece- voir tant d'applaudissements eût rendu à son âme paix et sa- tisfaction. A voir son abattement, on eût même pu supposer qu'il la regrettait.

J'appelais de tous mes vœux la chance d'assister à son prochain entretien avec maman à laquelle il ne pouvait se dispenser de conter tout chaud l'aventure la plus extraordinaire du monde. Je palpitais de curiosité. Le mystère qui m'avait tant intrigué, et sur lequel je possédais des notions de plus en plus contradictoires, allait-il enfin s'éclaircir ? Je pris mes dispositions en conséquence. Mais on m'éloigna sous un motif quelconque. Marri de la déconvenue, je me mis en quête de Marguerite afin de lui confier la grande nouvelle. Je trouvai ma sœur en prières dans son oratoire, et alors, pris d'une explicable pudeur, je retins ma langue.

La conversation de mes parents eut un résultat mani- feste. Tous deux se montrèrent à l'heure du dîner avec un visage particulièrement serein. Mon père ne se res- semblait plus. Du fond du cœur, je remerciai maman, l'artisan non douteux de cette métamorphose, et je com- mençai de me réjouir de tout ce qui était arrivé.

XVIII

Le surlendemain, à mon réveil, mille choses à quoi je n'avais pas encore songé se mirent à me trotter par la cervelle. A la vue de mes vêtements du dimanche, pré- parés sur une chaise, je me rappelai tout soudain que mon père et M. Tourneur s'étaient réconciliés. Les deux amis allaient se retrouver en présence, accompagnés chacun

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cette fois de leur famille. Que se passerait-il ? Maman et madame Tourneur feraient-elles enfin connaissance ? Aurais-je le plaisir, assez redoutable cependant pour ma timidité, d'approcher la fillette qui possédait depuis long- temps mes sympathies cachées ? Et quelle stupeur dans Landerneau lorsqu'on nous verrait parler à ces gens qu'auparavant nous voulions ignorer, et qui, beaucoup par notre faute, paraît-il, vivaient en marge de la société de Saint Clair ! En se montrant en compagnie de M. Tour- neur, mon père ne confesserait-il point, et publiquement cette fois, ses torts passés? Ne choisissait-il pas un mauvais moment pour un aveu de ce genre ? L'opinion ne lui était déjà que trop peu favorable. Si ses ennemis se trouvaient disposés à réhabiliter M. Tourneur, afin de lui faire pièce, ils saisiraient l'occasion qu'il leur offrait lui-même de le réhabiliter à ses dépens.

De réflexions en réflexions, j'arrivai à l'église, étreint par une véritable angoisse. Mais, dans la basse nef, à ma gauche, les chaises de la famille Tourneur restèrent obsti- nément vacantes. Lorsque, la messe aux trois quarts dite, il fut bien acquis qu'elles ne seraient pas occupées, je respirai. J'étais néanmoins un peu déçu. Et puis que signifiait cette absence ? Elle était, à mon souvenir, sans précédent. Je m'imaginai que les circonstances n'y étaient pas étrangères. Pour tout simplifier M. et M me Tourneur se dérobaient. Mais que ne va-t-on point supposer, quand on se met martel en tête ? Ne me semblait-il pas aussi que M- le curé constatait d'un air navré l'abstention de ses paroissiens, chaque fois qu'il se retournait pour un " Dominas vobiscum " ?

Or, pendant le dernier évangile, la loueuse de chaises

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s'approcha à pas feutrés de mon père et lui souffla quelques mots à l'oreille, d'une des voix spéciales qui sont à peine d'un ton au-dessus du silence. Lui se pencha ensuite vers maman et murmura :

— M. le curé me demande de passer à la sacristie...

Il nous laissa donc, et, tandis que l'église se vidait, nous restâmes assis à l'attendre. Cela valait certes mieux que de stationner sur la place, exposés à la nargue des Davè- zieux, aux froides politesses des uns ou aux airs distraits des autres. Dans ce dernier genre, les de Chaberton excellaient. En six semaines, on ne les avait pour ainsi dire aperçus que de profil.

Mon père ne tarda pas à revenir. Il avait le visage décomposé et les yeux pleins de larmes.

— C'est épouvantable, dit-il, tout enroué. Tourneur a été frappé l'autre soir d'une congestion cérébrale... On l'a ramassé sur la route... On le croit perdu... Il faut absolument que j'aille au Colombier prendre des nou- velles...

Quelques groupes stationnaient encore sur le terre- plein. Tandis qu'à longues enjambées, mon père s'éloi- gnait de son côté, M. Servonnet aborda maman:

— Eh bien ! chère madame Landry, avez-vous appris l'événement du jour ? Ce pauvre Tourneur...

— Oui, je sais, mon mari va justement là-bas.

— Pas possible !

En fait de nouvelles, M. Servonnet en apprenait là une fameuse, et qui l'abasourdissait, lui si peu sujet à s'étonner. Il demanda, toujours galant :

— Puisque vous rentrez seule à Longval, me permet- tez-vous, charmante dame, de vous servir de cavalier ?

6

�� � 5IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et, tout en s'acheminant, chapeau bas, avec nous, il reprit :

— Je me doutais bien que votre excellent mari avait gardé un faible pour Tourneur.... Après tout, si ce dernier a fait une sottise, il l'a expiée plus chèrement que de raison. Il paraît que sa femme le rendait horriblement malheureux. On racontait à la minute qu'il avait eu son attaque à la suite d'une scène de ménage...

— En êtes-vous si sûr que cela, monsieur Servonnet ? demanda maman avec vivacité. Je croyais que monsieur Tourneur avait été frappé loin de chez lui, au sortir de la cure.

— C'est bien possible, dit le vieux cancanier, à qui toutes histoires étaient bonnes, et qui ne tenait à aucune version en particulier. Je ne suis que l'écho de la rumeur publique...

— Qui ne brillait, selon son ordinaire, ni par la bien- veillance ni par l'exactitude. Rien que par cet exemple on peut juger de la valeur de ses renseignements.

— Eh ! eh ! il y a là beaucoup de vrai, madame Landry... Mais pour en revenir à Tourneur, ne craignez- vous point que votre mari ne se compromette en renouant avec lui ?

— On ne se compromet pas, j'imagine, au chevet d'un malade.

— Je vous l'accorde ! La situation est tout de même assez délicate, ne serait-ce qu'à cause de vous. . .

— A cause de moi ? Si vous saviez, monsieur Servonnet, combien peu cette situation me gêne !

— Ce n'est pas moi qui vous blâmerai de votre largeur d'esprit. . .

�� � UNE BELLE VUE 5 1 I

— Est-ce donc avoir l'esprit large que de voir les choses comme elles sont ?

Et M. Servonnet d'approuver toujours. Il n'avait pas d'opinions. Maman par contre affirmait les siennes d'un ton qui sous l'apparence du badinage ne manquait pas de fermeté.

Deux heures après notre retour à la maison, mon père revint de son expédition, très las et très ému. M. Tour- neur, nous apprit-il, demeurait en suspens entre la vie et la mort, mais on n'avait pas perdu tout espoir. Il était par contre à peu près certain que s'il réchappait, il resterait paralysé, privé de l'usage de la parole, sinon de la raison.

— J'avais bien remarqué que son visage n'était pas naturel, ajouta mon père... Il avait eu déjà, à ce qu'il paraît, deux ou trois petites attaques... C'est un de ses fermiers qui l'a ramassé à la nuit. Détail affreux: l'homme était un peu gris et a manqué de lui passer sur le corps avec sa carriole. . . La douleur de sa pauvre femme fait peine à voir... Quelle terrible catastrophe pour elle, abso- lument seule, sans famille, sans relations !

Et, comme maman le regardait avec une interrogation dans les yeux :

— Elle est tout à fait bien, dit-il. C'est une femme de tête, et, je crois, d'un grand cœur...

Et dire qu'à cause de cette femme-là, il avait renié son ami ! Hélas ! il s'y prenait trop tard pour leur rendre justice à l'un comme à l'autre. Mort ou vif son ami n'en valait guère mieux. Quels devaient être ses remords !

Mais si c'est ainsi que se comportent les meilleurs des hommes, de quoi les autres ne sont-ils pas capables ?

(à suivre). Edouard Ducote.

�� � 5 I2

��TEXTES

��Quiconque ose, sans être agité par ce délire qui vient des Muses, approcher du sanctuaire de la poésie, qui- conque se persuade que Part suffira pour le rendre poète, restera toujours bien loin de la perfection; et toujours la poésie des sages sera éclipsée par les chants qui respirent une divine folie.

Platon.

��V habitude de i ordre dans les idées est pour toi la seule route au bonheur; et pour y arriver, l'ordre dans tout le reste, même dans les choses les plus indifférentes, est nécessaire.

Delacroix.

�� � 5^3

��JOURNAL SANS DATES

��J'admire cette constante présence de l'esprit charmant de Stendhal. Oui : présence d'esprit ; qui donc osa le premier cet heureux mariage de mots ? On voudrait l'inventer pour Stendhal. Il n'est jamais à court de lui-même et ne se fait jamais défaut. Je sais bien que, par contre, cette égalité de l'esprit lui refuse les sublimes sursauts du lyrisme ; mais mon esprit ne me suggère cela que pour excuse de n'être pas plus égal.

Nul désir d'arriver à la fin de ce livre. (Le Journal). Je n'aime pas rester longtemps avec Beyle ; mais je n'aime pas rester longtemps sans lui. Comme il m'eût irrité par- lant beaux-arts ! comme il m'eût irrité parlant femmes ! et parlant de lui-même, encore plus !... A dire vrai je suis heureux de ne le pouvoir plus connaître que par ses livres ; mais combien ja me plais à le connaître ainsi !.

Encore quelque trente ans de recul, il rentrera dans le XVIII e siècle, comme on voit, en voyage, une montagne isolée rentrer, à mesure qu'on s'en éloigne, dans la chaîne qui l'adosse, et s'y confondre. Il est de même formation géologique ; mais tout différemment accidenté ; et de végétation italienne.... Un mauvais écrivain traînerait plus loin cette image. Faire sentir immanquablement qu'on pourrait en dire davantage ; la plus belle part de l'art d'écrire est là.

�� � Déposition des experts au procès de Mme Steinheil. Le soir, ma cuisinière me demande si l’on a beaucoup déposé contre elle. Une déposition non tendancieuse cesse d’avoir un sens pour le public. De même au théâtre et dans le roman : le sens du drame c’est sa direction. Etre impartial c’est " ne pas savoir ce que l’on veut dire "; le public ne remarquant point ou n’admettant point de départ entre vouloir dire et vouloir prouver.

Remarquable article de Maurras sur le protestantisme (Action Française du 4 novembre). Inutile de le reproduire ici ; on l’a cité partout.

Précisément je venais d’achever la lecture de la Catherine de Médias de Balzac, dont cet article découle aussitôt. Je sais le plus grand gré à Louis Rouart de m’avoir engagé à lire ce livre, mais... l’a-t-il lu ? A l’air un peu farouche et confus qu’il prenait à me le conseiller, à l’assombrissement de son regard et de sa voix, j’y pressentais une apologie de la raison d’état, de l’arbitraire ; en l’espèce : une apologie de la Saint-Barthélémy — bref mon arrêt de mort. J’ai presque été déçu.

J’ai relevé tout au long du volume les passages où il est fait allusion à cette opération politique. Je vais les citer tous. Je copierai également d’autres passages de ce livre trop peu connu ; livre inégal, mais plus que souvent admirable, un des plus intelligents que Balzac ait écrits :

Pour eux, sujet et libre sont en politique deux termes qui. se contredisaient, de même que des citoyens tous égaux constitue un non-sens que la nature dément à toute heure. JOURNAL SANS DATES 5 I 5

Reconnaître la nécessite d'une religion, la nécessité du pouvoir, et laisser aux sujets le droit de nier la religion, d'en attaquer le culte, de s* opposer à l'exercice du pouvoir par l'expression publique, commerciale et communiquée de la pensée, est une impossibilité que ne voulaient point les catholiques du seizième siècle. (p. 10.)

Voici la thèse bien posée ; à rapprocher d'un passage de la fin du volume :

Quelque jour des écrivains à paradoxes se demanderont si les peuples n'ont pas quelquefois prodigué le nom de bourreaux à des victimes. Ce ne sera pas une fois seulement que l'huma- nité préférera d'immoler un dieu plutôt que de s'accuser elle- même. Vous êtes tous portés a verser sur deux cents manants sacrifiés h propos les larmes que vous refusez aux malheurs d'une génération, d'un siècle ou d'un monde. Enfin vous oubliez, que la liberté politique, la tranquillité d'une nation, la science même, sont des présents pour lesquels le destin prélève des impôts de sang ! (p. 336.)

Nous lisons ici l'apologie de Catherine de Médicis.

Mais c'est tout de même ainsi que raisonneront les pseudo-disciples de Bakounine ou de Ferrer.

Apologie de Catherine de Médicis ? Copions : La reine-mère, en voyant son ouvrage, devait avoir des remords, si toutefois la politique ne les étouffe pas chez les gens assis sous la pourpre. Si Catherine avait su l'effet de ses intrigues sur son fils, peut-être aurait-elle reculé. Quel affreux spectacle ! Ce roi, né si vigoureux, était devenu débile ; cet esprit, si fortement trempé, se trouvait plein de doute ; cet homme, en qui résidait l' autorité, se sentait sans appui ;

�� � 5 1 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ce caractère ferme avait peu de confiance en lui-même. La valeur guerrière s'était changée par degrés en férocité, la dis- crétion en dissimulation ; V amour fin et délicat des Valois se changeait en une inextinguible rage de plaisir. Ce grand homme méconnu, perverti, usé sur les mille faces de sa belle âme, roi sans pouvoir, ayant un noble cœur et n'ayant pas un ami, tiraillé par mille desseins contraires, offrait la triste image d'un homme de vingt-quatre ans désabusé de tout, se défiant de tout, décidé à tout jouer, même sa vie. Depuis peu de temps il avait compris sa mission, son pouvoir, ses ressources, et les obstacles que sa mère apportait à la pacification du royaume; mais cette lumière brillait dans une lanterne brisée.

(A 263)

Et ailleurs ce portrait de Charles IX :

...la lèvre supérieure était mince, ironique, et V inférieure assez forte pour faire supposer les plus belles qualités du cœur. Les rides imprimées sur ce front dont la jeunesse avait été détruite par d' effroyables soucis, inspiraient un violent intérêt ; les remords causés par l'inutilité de la Saint-Barthèlemy, mesure qui lui fut astucieusement arrachée, en avaient causé plus d'une... ( x )

[p. 262)

Il est évident que dans l'esprit de Balzac, malgré toute son admiration pour Catherine de Médicis — s'oppose l'apolitique et noble caractère d'Ambroise Paré, auquel il fait dire:

— Moi, que je laisse périr un homme quand je puis le sauver ! Non ! non, dussê-je être pendu comme fauteur de Calvin. ..

('). ...cette nuit de massacres fut malheureusement plus favorable que fatale au calvinisme, (p. 55)

�� � JOURNAL SANS DATES 5I7

— Ne vas-tu pas te mêler de chercher comment Dieu compte ordonner l'avenir ? s'écrie Paré ailleurs, — les hon- nêtes gens n'ont qu'une devise : Fais ce que dois, advienne que pourra.

(A 182;

Il parle de de Thou comme d'un magistrat dont la gloire est un peu ternie par le rôle qu'il jouait alors...

... il sut que Monsieur de Thou avait accepté, ce qui fait une tache à sa vie, d'être un des juges du Prince de Condè, dit-il ailleurs. (p. 173).

Etre catholique, c'était être guisard.

Dès son entrée en charge, l'Hospital prit des mesures contre l'inquisition, que le cardinal de Lorraine voulait im- porter en France, et contrecarra si bien toutes les mesures antigallicanes et politiques des Guise, il se montra si bon Français, que, pour le réduire, il fut, trois mois après sa nomination, exilé à sa terre du Vignay, près d'Etampes.

(p. 166).

Enfin voici Calvin :

Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d'un tonnelier de Noyon. en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu'à un certain point /' entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle. Il n'y a rien de moins connu que cet homme...

...Malgré le bonnet de velours noir qui couvrait cette énorme tête carrée, on pouvait admirer un front vaste et de la plus belle forme, sous lequel brillaient deux yeux bruns, qui dans tes accès de colère devaient lancer des Hammes.

�� � 51 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

...Entre ses moustaches et sa barbe, on voyait, comme une rose, sa jolie bouche éloquente, petite et fraîche, dessinée avec une admirable perfection. Ce visage était partagé par un nez carré, remarquable par une flexuositè qui régnait dans toute la longueur, et qui produisait sur le bout des méplats significatifs, en harmonie avec la force prodigieuse exprimée par cette tête impériale...

...Quoique charmante, la bouche avait une expression de cruauté. La chasteté commandée par de vastes desseins, exigée par tant de maladives dispositions, était écrite sur ce visage. Il y avait des regrets dans la sérénité de ce front puissant, et de la douleur dans le regard de ses yeux dont le calme effrayait.

(p. 208).

Je ne puis copier en entier ce portrait remarquable, que des considérations physiologiques, comme il advient souvent avec Balzac, alourdissent un peu. Il est fâcheux que les seules paroles qu'il prête au coléreux réformateur soient à la fois excessives et très peu révélatrices. Balzac redevient excellent lorsqu'il parle des " momiers " :

Avoir des mœurs, selon les momiers, cest renoncer aux arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe, et amasser silencieusement de V argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée. Calvin donne à tous les citoyens la même livrée sombre qu'il étendit sur sa vie. (p. 205.)

Le portrait des momiers, dans la Catherine de Balzac, est à Calvin ce que le portrait des jésuites dans les Provinciales est à Loyola. Ici et là il n'y a plus que la mécanisation sans l'esprit moteur. Tout ce que Balzac dit du caractère de Calvin, il eût pu le dire du caractère de Saint Paul. Il oppose à Pitt, Luther, Calvin, Robes-

�� � JOURNAL SANS DATES 5 I 9

pierre, tous ces Harpagons de domination qui meurent sans un sou, 1 Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d'action, et félicite ces derniers d'avoir fait ou préparé des empires, et laissé chacun trois cents millions. Ceux-là avaient un cœur, ajoute-t-il : ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient. . .

Plus d'un catholique sincère (je veux dire non tant politicien que chrétien) n'admettra pas qu'opposer ceux-ci à ceux-là, ce soit opposer le catholicisme au protestantisme, mais bien une famille de caractères à une autre famille de caractères ; ni que le Christ eût reconnu pour siens ces derniers.

A vrai dire, la question religieuse importe peu à Balzac, ne l'a jamais préoccupé. Il est remarquable que dans aucune scène de la Comédie Humaine elle n'ait jamais été vraiment posée. Le christianisme, pour lui, se réduit au catholicisme, où il ne sait voir qu'un moyen de former des âmes, puis de les dominer. C'est à se demander s'il a jamais lu l'Evangile.

Remarquable peinture du soulèvement calviniste :

A ces différents partis se joignirent des aventuriers, des seigneurs ruinés, des cadets a qui tous les troubles allaient

également bien Les peuples pauvres adhéraient aussitôt à

une religion qui rendait à l* Etat les biens ecclésiastiques, qui supprimait les couvents, qui privait les dignitaires de F Eglise de leurs immenses revenus. Le commerce entier supputa les

1 Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Spinosa, de Loyola, de Kanl, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures f dira-t-il ailleurs, (p. 203.)

�� � $10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bénéfices de cette opération religieuse, et s y dévoua corps, âme et bourse ; mais chez les jeunes gens de la bourgeoisie française, le Prêche rencontra cette disposition noble vers les sacrifices en tout genre, qui anime la jeunesse, à laquelle Végoîsme est incon- nu. Des hommes êminents, des esprit pénétrants, comme il s 1 en rencontre toujours au sein des masses, devinaient la République aans la Réformation....

(P- 58-)

" Nous n'excusons plus la séparation d'avec Rome, dit M. Maurras, ni ces longues rébellions dont le trait com- mun a été de produire, dès le XVI e siècle, toutes les idées qui ébranlèrent notre unité : libéralisme, parlementarisme, République, démocratie, romantisme, on peut même dire hervéisme et dreyfusisme... "

Certes il y aurait quelque injustice à faire la Réforme responsable des excès de la Révolution, des erreurs de la République, des égarements de l'antipatriotisme, etc.. Mais il est pourtant bien difficile de départir entièrement sa res- ponsabilité.

En appelant V attention de tous les bourgeois sur les abus de T Eglise romaine (dit Catherine de Médicis apparu en songe à Robespierre), Luther et Calvin faisaient naître en Europe un esprit d 'investigation qui devait amener les peuples à vou- loir tout examiner. U examen conduit au doute. Au lieu d'une foi nécessaire aux sociétés, ils traînaient après eux et dans le lointain une philosophie curieuse, armée de marteaux, avide de ruines. La science s élançait brillante de ses fausses clartés du sein de ? hérésie. Il s'agissait bien moins d'une réforme dans V Eglise que de la liberté indéfinie de F homme qui est la mort de tout pouvoir. (P*335)*

�� � JOURNAL SANS DATES 52 1

Ce livre aurait pu s'achever sur les deux récits histori- ques (dont le premier seul est très bon) qui tiennent à peu près tout le volume. Mais sans doute apparut-il à Balzac qu'il n'avait pas épuisé son sujet et que Catherine elle- même, dans l'histoire, n'avait pas exténué l'idée qu'elle apportait en elle. " Mais moi j'ai échoué ", lui fera-t-il dire. Que voulait-elle donc réussir ? Il feint que sa grande âme impatiente le vienne raconter à Robespierre. Peu s'en faut que ce ne soit à Marat (" Souvenez-vous que pour épargner quelques gouttes de sang dans un moment opportun, on en laisse verser plus tard par torrents, " dira-t-elle).

Après avoir montré combien peu de raison religieuse entrait dans la lutte contre les protestants, ' Balzac put être tenté de présenter une Catherine de Médicis pleine- ment consciente, non seulement de son rôle historique, mais de la théorie même de ce rôle ; et, sans rien préciser imprudemment, d'incliner l'esprit du lecteur, de l'amener

J'étais calme et froide connue la raison même, fait-il dire à Cathe- rine de Médicis. J'ai condamne les Huguenots sans pitié, mais sans emportement; ils étaient l'orange pourrie de ma corbeille. Reine d'An- gleterre, j'eusse jugé de même les catholiques s'ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie a cette époque, il fallait dans l'Etat un seul Dieu, une seule Foi, un seul Maître. Heureusement pour moi, j'ai gravé ma justification dans un mot. Quand Birague m' annonça faussement la perte de la bataille de Dreux : " Eh bien, nous irons au prêche " m'écriai-je. De la haine contre ceux de la Religion ? Je les estimais beaucoup et je ne les connaissais point. Si je me suis senti de l'aversion envers quelques hommes politiques, ce fut pour le lâche cardinal de Lorraine, pour son frère, soldat fin et brutal, qui tous deux me faisaient espionner. Voilà quels étaient les ennemis de mes enfants ; ils voulaient leur arracher la couronne, je les voyais tout le jour, ils m'excédaient. Si nous n'avions pas fait la Saint-Barthélémy, les Guise l'eussent accomplie à l'aide de Rome et de ses moines. (p. 332).

�� � 522 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

à penser que certaines théories de l'autorité, qu'elles soient réduites au service du parti royaliste ou du parti jacobin, découlent d'une même utopie : l'unification par la force. Ou même plus simplement : l'unification.

Or voici ce que Balzac imagine : En 1786, M. de Calonne, Beaumarchais, et quelques autres convives sont réunis à la table de M. Bodard de Saint- James, trésorier de la marine. La présence de deux inconnus d'assez vilain aspect les étonne. On apprend à la fin du récit que l'un d'eux se nomme Marat ; l'autre est M. de Robespierre. Ce dernier, vers la fin du dîner, raconte un rêve qu'il a fait. Marat sitôt après raconte également un rêve ; et ces deux rêves se complètent ; le second n'est que la suite, la conséquence du premier ; il représente sa mise en œuvre.

Catherine de Médicis est apparue à Robespierre, et le rêve de celui-ci n'est à proprement dire que le discours qu'elle lui tient. L'on sent, en lisant cette hardie profession de foi politique dont elle instruit Robespierre, que Balzac tout à la fois l'admire, et qu'il en pressent le danger. Il se défend de la donner pour sienne, et la pré- sente artificieusement. C'est-à-dire qu'il la donnerait pour sienne si jamais elle pouvait réusir. Mais aussi bien sait-il qu'elle ne peut jamais réussir...

Que Balzac ait voulu écrire là son Dialogue de Sylla et d'Eucrate, je le crois volontiers. Je citerai quelques pas- sages de cet admirable discours où, par places, il atteint à une insolite beauté.

— Ah ! Madame, commence Robespierre, vous avez commis un bien grand crime. — Lequel ? demanda-t-elle d'une voix grave. — Celui dont le signal fut donné par la cloche du

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palais, le 24 août. Elle sourit dédaigneusement, et quelques rides profondes se dessinèrent sur ses joues blafardes. — Vous nommez cela un crime ? répondit-elle ; ce ne fut qu'un malheur. V entreprise, mal conduite, ayant échoué, il n'en est pas résulté pour la France, pour V Europe, pour F Eglise catholique, le bien que nous en attendions. Que voulez-vous ? Les ordres ont été mal exécutés. Nous n'avons pas rencontré autant de Montlucs 1 qu'il en fallait. La postérité ne nous tiendra pas compte du défaut de communications qui nous empêcha d' imprimer à notre œuvre cette unité de mouvement nécessaire aux grands coups d? Etat : voilà le malheur ! Si le 25 août il n était pas resté V ombre, d'un huguenot en France, je serais demeurée jusque dans la postérité la plus reculée comme une belle image de la Providence. Combien de fois les âmes clairvoyantes de Sixte-Quint, de Richelieu, de Bossuet, ne m'ont-elles pas secrètement accusée d'avoir échoué dans mon entreprise, après avoir osé la concevoir.

Je comprends que cette idée éblouissante puisse séduire certains esprits, très prompts à s'échauffer lorsqu'il s'agit du sang des autres ; mais hélas, je comprends surtout ce qu'elle peut présenter d'exaltant, cette idée, à certains autres esprits, prêts à jouer leur vie sur une conviction, je veux dire incapables de préférer la vie s'ils ne la doivent qu'à un reniement de ce qu'ils considèrent comme leur raison même de vivre, et convaincus que la moindre goutte de leur sang vaudra plus que tous les raisonnements du monde pour triompher de ce qui, partant, devient l'erreur.

Il y a toutefois ceci de très grave, c'est que le catholi-

1 On a découvert depuis peu de quelles félonies le fidèle Montluc était capable.

�� � 524 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cisme a pour raison d'être et pour but la norme et l'uni- fication ; le protestantisme, au contraire, l'individualisation et, partant, la diversité.

Le catholicisme est donc dans son rôle en devenant oppresseur : et c'est ce qu'admirent en lui certains esprits politiques et non religieux ; et c'est pour avoir compris que l'esprit comprimé gagne en force expansive, que ceux-ci en viendront à dire: non pas opprimer, supprimer. C'est où commence l'utopie ; utopie aussi dangereuse en son genre que celles mêmes de Rousseau. Ils souhaiteront que l'hérésie n'ait qu'une seule tête, comme Caligula souhaitait pouvoir décapiter d'un coup le peuple romain. " Utinam populus unam cervicem haberet. . . '

Je songe au drame que deviendrait Polyeucte interprété par M. Maurras. Je rêve un Félix nourri de Joseph de Maistre.

Pauline : Au nom de V Empereur dont vous tenez la place... Félix : J'ai son pouvoir en main ; mais s'il me l'a commis,

C'est pour le déployer contre ses ennemis. Pauline : Polyeucte F est-il ? Félix : Tous chrétiens sont rebelles.

��Quand le crime d'Etat se mêle au sacrilège Le sang ni l'amitié n'ont plus de privilège. et je songe à Julien l'Apostat.

Ou pas une étale, ou pas un prêche ! Laisser dans un gouvernement deux principes ennemis sans que rien les balance, voilà un crime de roi, il sème ainsi des révolutions. A Dieu seul il appartient de mettre dans son œuvre le bien et le mal sans cesse en présence

�� � JOURNAL SANS DATES 525

Après tout, y eusse été calviniste de bon cœur, ajouta-t-elle en laissant échapper un geste ((insouciance. Les hommes supé- rieurs de votre siècle penseraient-ils encore que la religion était pour quelque chose dans ce procès, le plus immense de ceux que F Europe ait jugés, vaste révolution retardée par de petites causes qui ne l'empêcheront pas de rouler sur le monde puisque je ne l'ai pas étouffée. Révolution, dit-elle, (à Robespierre) en me jetant un regard profond, qui marche toujours et que tu pourras achever. Oui, toi, qui m écoutes... (p. 334.)

— " Selon vous, dit enfin Robespierre, le protestantisme aurait donc eu le droit de raisonner comme vous ? '

Mais Catherine ne répond pas.

" Je me réveillai en sueur, pleurant, et au moment où ma raison victorieuse me disait, d'une voix douce, qu'il n'appar- tenait ni à un roi, ni même à une nation d' appliquer ces principes dignes d'un peuple d'athées. "

J'admire ce raisonnement chez M. Maurras, précisé- ment parce qu'il n'est pas catholique, et que, s'il pénètre admirablement la raison d'être politique de l'organisation et de la hiérarchie catholiques, la raison sentimentale et l'essence même de la dévotion chrétienne lui échappent à peu près complètement. J'aime moins que certains de ces politiciens se réclament du Christ. Il y a là un pénible malentendu.

Rien, mieux que ce beau livre, n'éclaire donc combien est dangereux tout esprit qui s'assure qu'il y a une solution à trouver dès ce monde ; qui s'assure que c'est la sienne, et tâche à l'imposer.

L'humanité n'est pas simple ; il faut en prendre son parti; et toute tentative de simplification, d'unification, de

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�� � 526 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

réduction par le dehors sera toujours odieuse, ruineuse et sinistrement bouffonne. Car, l'embêtant pour Athalie, c'est que c'est toujours Eliacin, l'embêtant pour Hérode, c'est que c'est toujours la Sainte Famille qui échappe.

��*

  • *

��Dialogue des amateurs^ dans le Mercure du 1 5 novem- bre, — où M. de Gourmont revient à un de ses trois thèmes favoris : alcoolisme, démoralisation, dépopulation. Il convainc de sottise (il y tâche du moins) quiconque se met en garde et s'effraie, quiconque ne raisonne pas comme suit : La preuve que la France est encore trop peuplée c'est qu'on y rencontre des ouvriers sans travail. Mais : " L'invasion ne ferait peut-être pas tant de mal que cela à la France. Ce n'est qu'un moment à passer ", dit-il plus loin.

" Il faut que les grands mots soient tous salis " dit-il dans le numéro suivant. Et s'il ne salissait que cela !...

Oh ! parbleu je comprends ce que M. de Gourmont veut dire, et conviens qu'il soit bon de dénoncer certaines idolâtries. Mais ces grands mots me semblent souvent aujourd'hui déjà suffisamment couverts par la crasse, et souvent aussi je cherche le " grand mot " ; je ne vois plus qu'un M. de Gourmont qui salit.

Quand je cesserai de m'indigner, j'aurai commencé ma vieillesse.

  • *

�� �

Voici les deux premiers Nos d'une très petite revue très rouge, qui s'intitule “ Sincérité ”. M. Nazzi tout seul l'alimente. Qui est M. Louis Nazzi ? A me le faire bien connaître, ces 60 pages ne suffisent pas encore. Elles me renseignent sur ses opinions plutôt que sur ses goûts, c'est à dire que sur lui-même. Je ne puis pas m'intéresser d'abord aux opinions ; mais bien d'abord à la personne.

Le mot sincérité est un de ceux qu'il me devient le plus malaisé de comprendre. J'ai connu tant de jeunes gens qui se targuaient de sincérité !... Certains étaient prétentieux et insupportables ; d'autres, brutaux ; le son même de leur voix sonnait faux... En général se croit sincère tout jeune homme à convictions et incapable de critique.

Baudelaire, Verlaine, les plus sincères de nos poètes passèrent aux yeux de leurs contemporains pour de fieffés poseurs.

Et quelle confusion entre sincérité et “ sans-gêne ” ! La sincérité ne me chaut, en art, que lorsqu'elle est difficilement consentie. Seules les âmes très banales atteignent aisément à l'expression sincère de leur personnalité. Car une personnalité neuve ne s'exprime sincèrement que dans une forme neuve. La phrase qui nous est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse.

Je n'écris pas ceci contre la revue de M. Nazzi, mais à côté.

Il y a de tout, dans cette revue : Aphorismes, contes, vers, critique, etc... du bon, du mauvais et du pire ; l'ensemble est assez savoureux. Les vers m'ont paru légèrement au dessous du médiocre ; mais deux récits : Tortillard, et Gègêne et Nini sont bien près d'être excellents.

André Gide.

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��NOTES

��LES PAPIERS D'IBSEN.

Par les soins de MM. Halvdan Kobt et Julius Elias, les Œuvres Posthumes de Henrik Ibsen viennent de paraître simultanément en norvégien et en allemand. Publication d'autant plus précieuse qu'Ibsen fut toujours, même pour ses proches, le plus mystérieux des poètes, et que sa correspon- dance ne renferme aucun éclaircissement sur ses travaux, si ce n'est lorsqu'il s'enquiert de documents historiques pour Empereur et Galilèen.

En attendant une traduction complète des Œuvres Posthumes, M. le Comte Prozor en a extrait divers fragments pour la Grande Revue (10 octobre). Ce sont, outre une curieuse scène inédite de Hedda Gabier, des " notes " rapides et provisoires, concernant les divers sujets élaborés par Ibsen. Voici l'une d'elles pour La Dame de la Mer :

...La vie coule en apparence claire, légère et vive dans ces parages du Nord, à l'ombre des montagnes, dans Visolement, dans le calme constant et uniforme. Emettre alors l'idée que cette vie est une fantasmagorie. Pas de force d'action, pas de lutte pour l'émancipation. Rien que de la nostalgie et des désirs. C'est ainsi que se passe là-bas la courte et claire saison d'été. Et puis les ténèbres. Ainsi s'éveille la nostalgie vers la grande vie de dehors. Mais qu'y a-i-on gagné f Avec des conditions nouvelles, avec le développement intellectuel grandissent les revendications, les nostalgies, les désirs. Celui ou celle qui a atteint les hauteurs, réclame les secrets de l'avenir, et une part dans la vie de l'avenir, et des relations avec des sphères lointaines. Partout des bornes. De là une mélancolie qui s'étend comme un chant

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plaintif et voilé sur toute l'existence humaine et sur toute l'activité humaine. Un jour clair d'été avec la grande ombre noire der- rière, — c'est tout...

...Puissance attractive de la mer. Nostalgie de la mer. Ces hommes apparentés à la mer. Captifs de la mer. Dépendants de la mer. Il faut qu'ils y retournent...

Images de la vie capricieuse de la mer et de " ce qui est à jamais perdu "...

Le grand mystère, c'est la dépendance de la volonté humaine de " ce qui est sans volonté."

Il est intéressant, sans doute, de voir ici un sujet s'offrir au dramaturge sous la double forme d'une image et d'une idée, toutes deux vastes et vagues. Mais nous nous demandons aussi- tôt de quelle manière, au sein d'une atmosphère poétique et philosophique, des êtres vont se former ; à la suite de quelles opérations la vie apparaîtra dans le champ encore inhabité du rêve ; comment le drame naîtra... Le vrai génie d'Ibsen n'est pas dans les idées, qu'on nommerait mieux: visions on pressen- timents. Celles-ci ne prennent de valeur originale que par leur dramatisation. Elles ont besoin de la voix et de la forme humaines pour trouver leur accent et leur signification essen- tiels. Plus elles vivent, plus elles s'enrichissent. Le passage de l'abstrait au concret, cette information d'une matière diffuse en des caractères individuels et irréductibles, cet investissement tragique des idées, — voilà la faculté maîtresse de l'artiste. C'est de quoi surtout nous sommes curieux. En bornant sa publication à des " notes " où n'apparaît que la première phase, la moins palpitante, de l'invention ibsénienne, M. Prozor risquait de nous laisser méconnaître l'importance des Œuvres Posthumes.

Mais voici, sur le même sujet, dans la Fortnightly Review du I er Décembre, une excellente étude. ' L'auteur, M. William Archer, qui connaît Ibsen et le comprend, accompagne ses citations et ses analyses d'un pénétrant commentaire. Ayant

1 Front Ibsen' s workshop : The Genesis ofhis Dr amas by William Archer.

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soigneusement dépouillé les trois gros volumes de MM. Kobt et Elias, il déclare que nulle part ailleurs on ne saurait " obser- ver aussi nettement dans ses méthodes l'esprit d'un grand dramaturge ", et qu'il y a là un intérêt analogue à celui de comparer les premiers " quartos " de Roméo et Juliette et de Hamlet avec leurs versions définitives...

" Grâce aux manuscrits d'Ibsen nous pouvons véritablement suivre la croissance d'une idée dans son esprit ; distinguer ce qui est primitif et fondamental dans sa conception de ce qu'il y ajoute progressivement et par reflexion; nous pouvons le voir s'égarer en des chemins obscurs et revenir en arrière ; nous pouvons apprécier la sûreté impeccable du goût qui l'in- duit à consolider les points faibles de son édifice, comme à rejeter toute banalité en faveur de ce qui est rare et demeure inoubliable. Pas une fois, je pense, il ne lui arrive de supprimer une scène ou un trait qu'il aurait dû conserver, de modifier une expression si ce n'est pour l'améliorer. "

Voilà qui s'accorde mal avec la légende, trop accréditée chez nous, du métier barbare mis par Ibsen au service d'une pensée bégayante et obscure. Aussi bien, l'obscurité même répandue sur certaines situations et certains sentiments est-elle un effet de son art, le résultat d'une volonté et non l'indice d'une impuissance. Nous n'en pouvons plus douter depuis que M. Prozor a publié telle scène inédite de Hedda Gabier où paraissent, sur les mobiles de l'action, des éclaircissements et des explications que l'auteur crut devoir sacrifier à la vérité, à l'émotion dramatiques. C'est, sans doute, ce qu'on fera difficile- ment comprendre à des Français entêtés d'une conception quasi-didactique du théâtre.

Sur les productions de la première période, sur Les Re- venants et sur Solness le Constructeur peu de renseignements nous sont parvenus. Mais de plusieurs drames les papiers posthumes renferment des versions complètes et cohérentes qui souffriraient presque d'être représentées. Elles sont, nous dit M. Archer " comme les pièces achevées d'un dramaturge inférieur." Renseignement inestimable. Il nous invite à nous rappeler, pour l'appliquer à l'oeuvre d'Ibsen, ce qu'on disait

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ici récemment sur l'œuvre d'Ingres : "elle ne s'affirme enfin personnelle que s'il y porte sa magistrale dernière main". l

Et quelles sont les méthodes auxquelles il soumet son ouvrage encore fruste pour en obtenir l'épreuve définitive ? L'étude comparative à laquelle M. Archer s'est livré lui permet de les établir au nombre de trois : simplification du mécanisme, élimination des figures accessoires, perfectionnement des carac- tères. (Par ce terme général de " perfectionnement ", il faut entendre, je pense, enrichissement et individualisation).

Cet art méticuleux ne comporte cependant aucune virtuosité gratuite : " bien qu'il polisse souvent ses phrases, il ne travaille jamais son dialogue, si je puis dire, pour lui-même. Ce qu'il y ajoute révèle presque toujours quelque nouvelle facette de caractère, quelque complexité supplémentaire des motifs."

On a dit souvent en quelle intimité vivait Ibsen avec ses personnages et que, pour les connaître mieux, pour éprouver toutes les réactions de leurs caractères, il se plaisait à les faire agir en des conflits indépendants du drame où il devait les engager définitivement. Nous ignorions, et M. Archer nous l'apprend, que certains personnages, nés dans l'atmos- phère de tel drame, ont été par la suite transportés dans tel autre. C'est ainsi que, primitivement, Rosmer avait deux filles qui, retranchées de Rosmersholm, devinrent, dans La Dame de la Mer, Boletta et Hilda Wangel... Parfois, un ou plusieurs traits tombent d'un caractère pour se reporter sur un autre. Ou bien, d'une conception unique deux individus distincts, mais proches parents, jaillissent. Hjalmar Ekdal du Canard Sau- vage se dédouble en Eylert Loevborg de Hedda Gabier. Enfin, soumise à la méditation du poète, exigée par l'atmosphère du

' A propos du Canard Sauvage, M. Archer écrit: " La conception générale de la pièce ne paraît pas avoir été grandement modifiée ; but it was enormously enrichcd in détail in the final révision." Et, à propos du Petit Eyolf: " En fait, presque tout ce qui donne à la pièce sa profondeur, son horreur et son élévation fut l'œuvre de la dernière pensée." Et, à propos de Maison de Poupée : " La marche du drame est, en somme, la même dans les deux versions mais tout, dans la dernière, paraît mieux aiguise .

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drame, une figure grandit, s'accuse, se transforme : dans le premier projet du Petit Eyolf paraît certaine M Uc Varg, tante de Rita Allmers. Elle va devenir la Femme-aux-Rats.

Il n'est pas indifférent de savoir quel soin, quelles hésita- tions mettait Ibsen à choisir les noms de ses personnages. l Rosmer s'appelle d'abord Boldt Rômer, puis Rosenhielm. Le premier nom de Rebecca est M lle Badeck ou Radeck. Le D r Hank devient Rank. John-Gabriel Borkman n'était à l'origine que Jens Borkman.

M. William Archer observe qu'Ibsen ne fut pas de ces ouvriers de théâtre dont les pièces sont nettement et définiti- vement dessinées avant qu'ils ne se mettent à les écrire. " Même dans la seconde version de son premier acte (Les Soutiens de la Société) il hésite encore sur ses caractères et sur leurs relations..." Je le vois s'avancer, comme à la découverte, dans un pays inconnu. Sa propre création, à chaque étape, lui ménage des surprises. Je songe à Nietzsche, écrivant à Peter Gast : " A mon horizon s'élèvent des pensées, quelles pensées ! Je ne soupçonnais rien de tel..."

Sur le travail de Maison de Poupée les documents abondent. Nous nous bornerons à signaler les plus typiques. Dans la première version de la pièce le D r Rank ne joue d'autre rôle que celui d'un simple confident ou raisonneur. Il est neutre. Peu à peu nous le voyons se rapprocher du drame, prendre un contact de plus en plus étroit avec les autres personnages, surtout avec Nora. Les confidences de Rank à Nora sur sa maladie, son amour pour elle, l'aveu qu'il lui en fait au moment où elle va lui demander son aide, le mystérieux dialogue vers la fin du dernier acte (" Dormez bien, docteur Rank... "), de tout cela il n'est pas question tout d'abord. Ni de la légère ébriété de Helmer, au début du troisième acte; ni de cette excitation sensuelle " qui donne au désespoir de Nora un suprême accent tragique "... Dans la première version, lorsque

1 " Il les changeait constamment au cours de la composition — les essayant, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'il en eût trouvé un qui convînt parfaitement."

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Helmer au dernier acte a lu la lettre de Krogstad, il s'écrie : " Tu es sauvée, Nora, tu es sauvée ! " Dans le texte définitif Ibsen lui fait dire : " Je suis sauvé, Nora, je suis sauvé !"...

On trouvera, dans l'étude de M, William Archer, maint autre détail d'une égale importance. Elle est à lire tout entière. Ce qui fait pour nous l'intérêt presque pathétique de ces révéla- tions, c'est qu'en nous permettant de suivre pas à pas les hésita- tions, du génie, elles laissent moins désespéré nos propres efforts. Nul plus grand exemple ne les avait encouragés depuis

la Correspondance de Flaubert.

j. C.

a

s

DEUX DRAMES par Emile Verhaeren (Mercure).

Si ce n'est pas dans le Cloître et dans Philippe II que Ver- haeren se montre le plus " pur " poëte, on peut dire que c'est là qu'il apparaît le plus " grand. " Par le choix des mobiles tragiques, ces drames se rattachent à la sévère lignée corné- lienne. La sentimentalité n'y a point de part et si l'amour vient affoler l'orgueil malade d'un don Carlos, c'est presque par surcroît ; cet élément moins robuste alourdit la pièce plus qu'il ne l'étaie. Seul l'orgueil affrontant l'orgueil noue et dénoue la péripétie, qu'il soit de race, de droit divin ou égoïste, qu'il vise à la tyrannie de soi ou des autres ; orgueil toutefois qui n'est pas de parade, qui n'a pas pour principal objectif la gloire et l'opinion des hommes, mais qui ramassé sur lui-même, n'écoute que sa propre voix, non pas l'orgueil historique du XVII e siècle, mais un orgueil tout passionnel.

Ces drames recueillent tout ce qui était de bon aloi dans le théâtre de Hugo et dans les poèmes médiévaux de Leconte de Lisle : l'éclat d'une langue tumultueuse mais épurée de vains ornements et d'inutile couleur locale, un lyrisme sans panache et, pourquoi ne pas le dire ? un espagnolisme tel qu'il a pu s'assagir dans les Flandres. Il semble difficile que ceux qui se voilent la face devant Ruy Blas se sentent conti- nûment à l'aise devant Philippe II, et que ceux qui bâillent à Hiéronymus goûtent sincèrement la sombre tension du Cloître.

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Les drames de Verhaeren ont ce singulier mérite et qu'il faut bien se résoudre à louer aujourd'hui, celui d'oser encore, malgré leur mépris des ressources techniques de la scène, se poser " face au public ". Il semble que sans lui tourner le dos, nulle œuvre ne sache plus à présent prétendre à la beauté. Ce sont des drames à pleine voix, non chuchotes, des drames à psychologie colorée plutôt que profonde et qui provoquent en nous une exaltation intelligente plus qu'ils ne nous boulever- sent. En un mot ce sont des travaux éloquents et l'éloquence a de tout temps été le trait distinctif de notre art dramatique. Il ne semble pas qu'il s'en puisse passer longtemps. C'est sa pente naturelle et comme c'est en conséquence par là qu'il se gâte, l'éloquence a souvent contre elle les délicats. Mais qu'une juste haine de la faconde méridionale ne nous empêche pas de goûter cette éloquence du nord, austère et drue !

Toujours le vers de Verhaeren a son sens par lui-même ; quelque débridé qu'en soit le lyrisme, il ne fait pas des embardées hors du dialogue, tandis que le propre de la rhéto- rique théâtrale est de fuser, à la fois écervelée et roublarde, de décrire dans les airs de fantaisistes trajectoires pour éclater avec fracas en touchant terre. Pas un couplet de Verhaeren qui soit ainsi desorbité vers sa péroraison et qui au lieu de s'avancer d'un ferme pas, ait l'air de sauter à l'aide de tremplins.

D'ailleurs, de ces deux drames, l'un l'emporte de beaucoup par la sobriété, la cohérence de l'action et par la belle coulée du style. Des événements historiques trop importants, un décor trop spécial, des personnages qui tous, à satiété, ont été sollicités, rançonnés, fatigués par la littérature, toute la donnée de Philippe II était trop encombrante, trop voyante, et entravait le strict développement d'un drame psychologique. Aussi, mal- gré la beauté de l'acte où le roi, sans un débat, immole son fils à l'Inquisition, le Cloître offre à l'admiration un aliment autre- ment neuf et substantiel.

J. S.

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LE SOLITAIRE DE LA LUNE par François de Curel. (Bibliophiles fantaisistes.)

Les Bibliophiles fantaisistes consacrent, cette fois, leurs soins d'éditeurs à un ancien conte de François de Curel, antérieur, je crois, à tous ses drames, et qui nous reporte aux premiers temps du Symbolisme. Comment Dieu choisit une " séduisante occasion d'expérimenter si un être supérieur, soustrait à l'influence de ses pareils, ne pouvant plus ni les aimer ni les tuer, donnerait enfin le spectacle unique d'une personne raisonnable fidèle à sa mission " ; comment Clotar, soustrait au changement, inaccessible à l'ennui comme au plaisir, et confit en béatitude inerte, n'élève pas une pensée vers le ciel ; comment, devenu sur terre un dieu des hommes, il s'élève par l'amour et par le doute à la conscience du Mal universel, et s'en affranchit enfin, non par l'adoration, mais par le suicide ; — c'est une histoire qui, pour nous captiver, exigerait à la fois plus de magnificence verbale, et des rapports plus visibles avec nos propres destinées. On peut voir ici tout ensemble quelles furent dès le début, chez M. de Curel, l'amour de l'abstraction, l'hypertrophie de l'idée, — et com- bien la forme du drame convenait mieux que celle du récit pour ramener ce métaphysicien vers la vie.

M. A.

  • *

TRAGI-COMÉDIE D'AMOUR par George M eredith, traduc- tion de M. M. Claude et Joël Ritt. (Juven).

De l'œuvre de George Meredith, André Ruyters a parlé ici même, en familier et des grands auteurs anglais et de leur langue, comme il fallait. C'est un ignorant qui prend la parole aujourd'hui, qui ne connaît de Meredith que le peu qu'on a bien voulu en traduire. — L'Essai sur la Comédie l'a déçu, en dépit d'une version excellente, dit-on. Aux poèmes, traduits par André Fontainas aussi bien que l'on peut traduire des poèmes, il a su se plaire autant qu'on peut se plaire à des poèmes tra- duits. Enfin il s'est jeté sur le mot à mot monstrueux que l'on

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a publié voici quelques années de l'Egoïste : oui, il eut le courage d'avaler jusqu'au bout cette indigeste nourriture. La bonne traduction qu'on lui offre aujourd'hui des Comédiens tragiques, sous le titre de Tragi-comédie d'amour, précise enfin cette révélation qu'il pressentait dans l'Egoïste. Quel art hostile et admirablement supérieur !

C'est une histoire prodigieuse que celle de Ferdinand Las- salle, l'illustre agitateur socialiste, et de M lle von Dônniges. Ils s'aiment ; pour le suivre elle quitte ses parents. Mais lui, la rend à sa famille; car son orgueil plus fort que son amour exige qu'on lui donne celle qu'il aime. On sait la fin: comment libre de proclamer son choix, la jeune fille refuse sa main à Lassalle ; comment celui-ci indigné, insulte le père; comment un jeune Roumain, ami d'Hélène, relève le défi et tue Lassalle en duel ; comment M Ue von Dônniges épouse Racovitza, le meurtrier... Faits précis, indiscutables, faits d'histoire. " Tous les détails du drame, correspondance, télégrammes, démarches, jour par jour et heure par heure, ont été publiés. (Bernard Becker : Enthiillungen iiber dastragische Lebensende Ferdinand Lassalle s). Le rôle de la comtesse de Hatzfeld, une vieille amie de Las- salle, de même a été éclairci. Enfin l'héroïne en personne, devenue M œe de Racovitza, a publié en 1879 l'histoire de ses relations avec Lassalle. Et l'on peut supposer que tous ces éléments, George Meredith les avait à sa disposition et qu'il n'a pas manqué de s'en servir. N'affirme-t-il pas dans sa préface " qu'il n'y a rien ajouté ?... " Mais alors ?...

Alors — autant du moins qu'on peut juger un grand écrivain sur un seul de ses livres, Meredith nous apparaît d'après les Comédiens tragiques, comme précisément le contraire d'un créateur. Il dédaigne l'invention. Des faits établis lui suffisent. Il ne s'avise même pas de rétablir tels faits probables qui lui sont inconnus. Les faits et les personnages sont là et son intel- ligence s'en empare. Ils sont un alimenta sa faim intellectuelle, un prétexte à mettre en mouvement l'appareil délicat, com- plexe et, il faut le dire, parfait de ses facultés déductives. Sous les gestes, sous les paroles il construit à ses personnages un admirable mécanisme. Cela seul l'intéresse, le mécanisme

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intérieur. A-t-on vu quelque part pareille maîtrise de l'intelli- gence, pareille prise de possession du réel ?

Héros orgueilleux et passionnés, à quelle distance sous lui il vous tient abaissés, le poète ! Et vous êtes pourtant de hautes exceptions ! Imagine- t-on maintenant l'humiliation qu'il fera subir à de piètres hommes, le romancier de Clotilde et d'Alvan, le jour où il s'amusera à scruter la médiocrité de leur âme et de leur pensée, le jour où il écrira l'Egoïste par exemple !... Mais cet Egoïste quand le lirons-nous ?

Il est difficile d'aimer un esprit si peu spontané, si maître de tout et de soi. Il est permis de préférer la " nature " si intellec- tuelle pourtant, d'un Dostoïewsky ou d'un Hardy même... Mais il est impossible de ne pas admirer comme la perfection suprême d'un art d'objectivité littéraire, cette Tragi-comédie d'Amour où le sang vermeil de la vie coule, notons-le bien, et chauffe et bat, — et n'a été, miracle singulier, ni tari, ni desséché par l'analyse. C'est là le trait par lequel il convient de clore cet aperçu rapide : oui, le froid Meredith semble pourtant laisser vivre, ses personnages : sa main, qui tient les fils, les mène de si haut. H. G.

��LES AMOURS ET NOUVEAUX ESCHANGES DE PIERRES PRÉCIEUSES par Rémy Belleau (Sansot) et LES PLUS BELLES PAGES DE TRISTAN l'HERMITE (Mercure).

Avec le soin typographique dont il a déjà donné bien des preuves, M. van Bever réédite les Amours et Nouveaux Eschan- ges de Rémy Belleau en même temps que les " plus belles pages" de Tristan l'Hermite. Un hasard de librairie rapproche ainsi deux poètes qui passèrent, à quatre-vingts ans d'inter- valle, pour avoir cultivé avec le plus d'éclat les Muses Boca- gères.

La chance a favorisé Rémy Belleau. Le seul fait d'apparte- nir à la Pléiade lu* vaut une sorte de gloire. Nul lycéen qui ne soit censé connaître son nom, nulle anthologie qui ne contienne son Avril. Avec Rémy Belleau, dit Brunetière, l'on dirait assez

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bien que d'une œuvre d'art la poésie se transforme en un " des- sus de porte" ou en un objet de vitrine. Quelques poèmes effectivement ont la fraîcheur d'un trumeau peint par Boucher et la sensualité d'une statuette en pâte tendre — intérêt de bibelot qui ne devait guère émouvoir le directeur de la Revue des Deux-Mondes. Des strophes entières des Bergeries sont plai- santes, bien que d'un charme un peu sec, et quelques vers décèlent de la noblesse. Mais si parfois tel passage séduit plus subtilement et semble atteindre au lyrisme, il est à craindre que ce ne soit trop souvent grâce au hasard de quelques jolis archaïsmes. Ainsi cette invocation à Y Heure :

Dieu te gard, gente Déesse Au pied lentement glissant ; O qu'heureuse est ta paresse Qui ne va point finissant. O que ta course est fuitive Que le Temps n'atirappc pas, Mais à l'homme trop hâtive Pour lui donner le trépas.

Il faut bien reconnaître que ces Amours, le seul recueil de Rémy Belleau que M. Van Bever reproduise en entier, déga- gent un implacable ennui. Que nous importent ces allégories glacées, ces interminables Amours d' Hyacinthe et de Chrysolithe, d'Iris et d'Opalle ? Si ni le Coral ni la Gagate n'ont su nous émouvoir, la Pierre d'Aymant, plus riche de signification, y parviendra-t-elle ? Hélas !

Chef d' œuvre de Nature et plus audacieux Que d'avoir ébranlé par les cercles des deux De gros Ballons ardans, et dans les eaux salées Fait faire le plongeon aux troupes écaillées.

Non, pas des "dessus de porte", mais de ces prétentieuses fresques mythologiques dont les pires élèves de Jules Romain barbouillaient vers la même époque les murs des palais italiens.

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De la science, du travail, de l'art même, mais d'inspiration point.

Tout autre est l'œuvre de Tristan l'Hermite, inégale, mais d'une ingéniosité naïve, souvent charmante, qui brusquement semble dater d'hier et pour un peu nous ferait penser à telle strophe de la Chanson des rues et des bois. On ne saurait dire que le lyrisme y soit plus puissant que chez Rémy Belleau : il jaillit d'une autre source ; il ne vise point au délire pindarique, mais à des transports tout intimes, à une exaltation moins intellectuelle que tendre et déjà presque passionnée.

Auprès de cette grotte sombre Où l'on respire un air si doux, L'onde lutte avec les cailloux, Et la lumière avecque l'ombre.

Ces flots lassés de l'exercice Qu'ils ont fait dessus ce gravier, Se reposent dans ce vivier Où mourut autrefois Narcisse.

L'ombre de cette fleur vermeille Et celle de ces joncs flottants Paraissent être là dedans Les songes de l'eau qui sommeille...

Il faudrait citer tout entier cet exquis Promenoir de deux Amants, chef-d'œuvre de ce délicat lyrisme personnel qui un instant s'épanouit au milieu du XVII» siècle, pour disparaître presque aussitôt et ne renaître que cent-vingt-cinq ans plus

tard.

j. S.

LA MÈRE DE NIETZSCHE.

Sous ce titre, signalant dans le Gaulois (Supplément litté- raire du 4 décembre 1909) l'apparition en Allemagne d'un

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gros livre de M. S. A. Bernouilli : Franz Overbeck et Frédéric Nietzsche, Histoire d'une Amitié, M. T. de Wyzewa publie quelques extraits d'une correspondance entre Overbeck et Mme Nietzsche. Les lettres de celles-ci sont trop émouvantes pour que nous n'ayons souhaité en reproduire ici certains passages.

Nietzsche, fou, est pensionnaire d'une maison de santé à Iéna. Sa mère est venue s'installer auprès de lui, dans une chambre meublée. Le 22 mars 1890, elle écrit :

" Je ne puis assez remercier le bon Dieu pour la pensée qu'il m'a suggérée de venir ici. Mon cher Fritz en est profondé- ment heureux, et ne cesse point d'en exprimer sa joie. Et j'ai l'impression, aussi, que son esprit devient plus clair de semaine en semaine. L'autre jour, il m'avait joué quelque chose qui m'avait tant plu ; et comme, vers le soir, je lui demandais ce que c'avait été, il m'a répondu : " Opus 31 de Louis van Beethoven, trois morceaux I "... Son jeu, aussi, a quelque chose de si réfléchi, que l'on s'aperçoit qu'il pense à ce qu'il joue ; et je vous dirai encore que, le plus souvent, il joue très doucement, parce que je l'en ai prié. Il est arrivé aussi, un jour, qu'il n'a plus voulu se laisser conduire par moi, dans nos promenades : sur quoi je l'ai menacé de m'en aller, et le voilà qui redevient tout sage, et m'embrasse aussitôt, dans la rue ! Sa gesticulation, aussi, se fait plus rare... Le tout est de s'accoutumer à vivre avec le cher enfant ; et c'est ce qu'un étranger ne peut pas faire."

De Naumbourg, le 28 mai :

" Ma lecture fait toujours son bonheur, bien que je ne crois pas qu'il comprenne ce que je lui dis..."

Le 5 octobre :

" Je dois vous dire encore que, tous les jours, je soumets le cher enfant à une sorte de petit exercice de mémoire. Par exemple, je lui nomme des auteurs comme Epicure, Aristote, etc., et je lui demande: " Raconte-moi donc un peu qui c'était ! " Et alors il me raconte pendant une heure de temps, et m'explique en quoi ces hommes se sont distingués et passe ensuite à d'autres personnages fameux : si bien que je suis

8

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toujours désolée de penser qu'il n'ait point, pour l'entendre, quelqu'un de plus intelligent qui puisse lui répondre convena- blement, tandis que moi, je ne puis que continuer à lui demander des explications. "

En octobre 1893 :

" Depuis quelques semaines, nous avons été forcés de renoncer à nos charmantes promenades; parce que, tout juste quand nous rencontrions quelqu'un, sur les chemins écartés où nous marchions, le pauvre Fritz se mettait à devenir bruyant... "

Le 29 décembre, même année, Mme Nietzsche se réjouit d'avoir fait pour son enfant un arbre de Noël :

" Nous l'avons installé tout près de l'arbre, et si vous aviez vu comme son visage rayonnait ! Si vous l'aviez entendu s'écrier, sans ombre d'agitation maladive : Que c'est beau ! Et nous aussi, cela va sans dire, nous étions rayonnantes de cet effet imprévu sur notre " cœur d'ange ", comme nous l'appelons ; et c'est du plus profond de nos cœurs que nous avons fêté et remercié le bon Dieu, ce soir-là. "

L'année suivante (29 mars 1894) l'état du malade ne laisse pas d'espoir. Mme Nietzsche en fait à son correspondant cette affreuse peinture :

'• Combien il est heureux que nous ayons une maison à nous ! car personne ne voudrait nous garder comme loca- taires ! Non pas que les choses aient empiré depuis Noël : mais il y a toujours ces hurlements, et avec quelle voix ! Et plus je tâche à le raisonner, plus il le fait : de telle sorte que le mieux est encore que je reste toute seule avec lui, dans sa chambre, et que, sans arrêt, durant des heures, je lui chante quelque chose, malgré mon peu d'entrain pour chanter dans ces conditions. Ce chant monotone paraît avoir sur lui une action calmante... " J- G.

c

AU LOIN, PEUT-ÊTRE. Poèmes par François Porche (Mercure).

La lenteur des poëmes de M. Porche n'est pas sans charme.

�� � NOTES 543

Mais elle n'a pas de majesté. Et c'est vrai que parfois sa pensée un peu terne atteint à la simplicité ; mais cette simplicité, à son tour, jamais n'atteint à la grandeur. On pourrait dire que quelques-uns des vers de ce livre ne sont pas bons, s'ils étaient accolés à d'autres vers excellents. Mais c'est un livre tout uni. Cette unité est assez grise. Et d'ailleurs c'est justement cette tenue égale, cette trop sourde et constante tristesse, c'est ce sérieux sans éclat qui font le plus sûr mérite du livre de M. Porche.

Livre dépourvu d'emphase, que le lyrisme ne visite pas assez souvent, qu'embarrasse je ne sais quelle gaucherie, mais que presque jamais la vulgarité ne gâte. Pas d'apprêt, mais aussi, peu d'art. Un ton souvent abstrait. Ce n'est pas que la poésie la plus belle ne soit parfois la plus abstraite. Mais l'abstraction chez M. Porche manque de chaleur, comme sa couleur manque de vie.

Seulement sa sensibilité est d'une parfaite justesse. Sa tristesse est moins étroite que celle de Charles Guérin ; elle est aussi moins puissante. Mais elle n'est pas plus banale. De sorte qu'on en vient à se demander si la force de M. Porche est involon- tairement timide, ou bien volontairement voilée.

Ce poëte très sensible, mais très susceptible, espère toujours qu'il trouvera le bonheur " au loin, peut-être". Il a d'abord vingt ans, puis trente. Et à trente ans, il est un peu découragé.

Quel feu de la Saint Jean qu'un cœur de tout jeune homme!

Mais

Dix ans ont mis un voile au regard ingénu Qu'adolescent, provincial, nouveau venu Je jetais sur la ville en tous sens parcourue.

Souffrir, c'est lentement perdre les yeux du corps C'est bientôt ne plus voir les choses du dehors Et le ciel qu'à travers un déluge de cendre.

�� � Cette cendre est semée sur tous les poèmes de M. Porche. On peut regretter qu’elle ne soit pas toujours brûlante. D’ailleurs lui-même voudrait bien échapper à cette tristesse un peu ennuyeuse. Il cherche au loin la solitude. Il va en Russie, et y fait ses meilleurs vers :

O cosaques, comment avec un pareil nom
Avez-vous cet aspect jeune et si peu farouche

��Le chant que vous chantez arrondit votre bouche.
Et toutes les fureurs de meurtre et de débauche
Ont quelque chose en vous d’innocent et de pur.

��Je ne sais pas distinguer si ce que j’aime est ce qu’on va lire ou bien la voix des enfants du pays de Moussorgsky ;

De quel timbre léger, fin, comme ciselé
A vibré cette voix d’enfant dans l’air gelé f
Le silence en paraît plus grave : la Nature
Ecoute longuement une chanson si pure.

Oh ! dites, si durant tant de jours, sur l’isba
Et le palais doré tant de neige tomba,
C’était pour étouffer, pour contraindre à se taire
Tous les démons, tous les vilains bruits de la terre,
C’était pour effacer les empreintes de pas
Que laissent tous les pieds des méchants ici bas...
Et pour que rien enfin ne subsistât, rien d’autre
Rien du monde ancien, rien des hommes d’hier
Que cette voix d’enfant dans la paix de l'hiver ?

En somme rien de décidément fort, ni de décidément neuf. Dans les vers même que j’ai cités, il y a souvent des défaillances. Mais des parties estimables, beaucoup de bonne volonté, une réelle noblesse d’intention, parfois un peu de vraie tendresse.

On a lu ici la Tombée du jour dans une capitale. notes 545

Il faut que M. Porche continue à chercher avec la même sérieuse application. Plus loin, peut-être

Henri Franck.

�� ��L'HOMME EN PROIE AUX ENFANTS, par A. Thierry (Cahiers de la Quinzaine).

Ce livre est plein de sensibilité, de tendresse et de pitié. La pitié se fait rare de nos jours : la science la justifie mal, la religion l'exaltait, on la renie donc, ainsi qu'un sentiment un peu honteux. Plus de pitié, clame-t-on volontiers : de la justice. Comme bien d'autres, Albert Thierry s'est efforcé péniblement vers la justice. Il a atteint une iniquité plus grande encore, mais la pitié qui est en lui déborde et rompt ses digues. C'est presque jusqu'au bout le livre d'un poète fourvoyé, d'un instituteur faible et sans clairvoyance, hésitant et douloureux, inquiétant à force d'incompréhension et d'in- capacité.

Jeune, il ne se souvient plus de son adolescence. Les livres ont substitué leur médiocre système pédagogique et social à son souvenir qui, exact et vivace, eût suffi à le conduire dans sa tâche. La mémoire des années d'enfance peut-elle si vite dis- paraître ?

Victime d'une préparation hâtivement, nerveusement accu- mulée, de dogmes qu'il croit impératifs, voire d'aphorismes qu'il traîne avec lui sans plus de foi en leur vertu, il se sent inférieur aux enfants qu'il enseigne, impuissant à les connaître, inapte à les conduire.

Son humilité est étrangement profonde. Elle seule étonne déjà et suffirait à distinguer cet homme de ses pairs et de son temps. Il y a du pénitent chez lui. Le spectacle est pénible de sa libre-pensée subie de force, et contre quoi il fut sans défense ; victime d'une génération de libéraux qui poussèrent au-delà de l'utopie les conséquences de leurs conquêtes, il souffre d'un défaut d'autorité humaine ou divine, comme en

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d'autres siècles, des esprits différents étouffèrent du manque de liberté.

La plus précieuse constatation que nous vaut son livre, c'est à la mentalité des enfants de ce temps qu'elle se rapporte, et sur la résignation sociale de cette génération qui monte, il y aurait trop à dire. Mais d'autres traits requièrent notre attention : car chaque page de ce livre retient, émeut comme une plainte.

A chaque instant l'écrivain se désole ou s'indigne des mots qu'emploient les enfants, de la forme maladroite que prend leur incertaine, timide, flottante pensée, — et qui veut pourtant se dire, le veut avec quelle force, puisqu'ils bravent même la punition infligée à qui interroge le maître sans permis- sion... Ils s'intéressent, voudraient énoncer leurs idées rudi- mentaires et inachevées ; mais ils ne peuvent parler qu'avec ces bribes littéraires qui les encombrent. Hors leur argot d'écoliers, ils ne connaissent pas d'autre langage.

La pensée apparaît longtemps avant la faculté de l'exprimer. Mais il existe des expressions toutes faites de pensées sembla- bles, et là est le danger : on les croit identiques. On les emploie, espérant traduire un sentiment propre, les nuances qu'on y met restent imperceptibles pour autrui, on est ramené par les mots à une forme générale, collective désormais de sentiment ou de pensée, alors qu'on avait peut-être une façon unique, mais intraduisible, d'éprouver. Les mots ont fait le mal. Et la conviction maintenant remonte du mot qui reste fixe à la pensée qui se ploie, se déforme, se modèle à lui. Si les hommes se ressemblent si désespérément, c'est qu'ils s'em- pruntent les uns aux autres les formules qui doivent exprimer leurs différences...

" Voici soixante enfants, dont il n'est pas deux qui aient même visage, ni deux, dès qu'ils pensent, la même pensée. Cependant, pour communiquer avec moi et les uns avec les autres, ils ne possèdent que les mêmes paroles. Je conclus que leurs paroles mentiront à leur visage et à leur pensée. " Si ce malentendu était dissipé, on serait étonné de s'apercevoir que les enfants ont une âme. Or l'auteur, (page 169), en doute encore.

Avec cette '" petite culture " dont l'auteur prend son parti

�� � — existe-t-il, peut-il exister une petite culture ? — avec cette demi-éducation des esprits, le mal est profond : tel l’électeur illettré, fier de son bulletin de vote qui fait de lui l’égal du plus noble esprit (il se contente si aisément de cette égalité), l’écolier se croit l’égal de ceux dont les phrases dansent, dans sa caboche, billes dans un sac... On se prend à songer à des responsabilités…

L’usage que le maître fait des punitions est parfois tristement absurde. Il ne s’est jamais demandé ce qui se passait dans la conscience d’un enfant châtié. Il ne sait pas que le mioche a une conscience, d’ailleurs : celui-ci ne la lui a jamais fait voir...

" Les Républicains n’ont été purs que sous l’Empire : ainsi jamais je ne professai selon mon cœur qu’au temps où j’étais élève." (p. 149). Cela est d’excellente observation. Le plus difficile était de s’en rendre compte : maintenant, qu’attend le magister pour oublier qu’il est magister, et redevenir un homme de trente ans, parlant à des hommes de treize ans ? Mais il n’a vu que la figure " sociale ", si j’ose dire, de chacun de ses élèves. Il ne sait pas isoler un être, le débarrasser de ce qui n’est point lui seul, et l’étudier ainsi. N’y a-t-il donc rien hors le jeu et la classe, la classe et le jeu ? Et vraiment n’ a-t-il su recueillir d’eux que ce qu’ils en livrent, soumis à ces lourdes contraintes : celle du maître, et celle des camarades ? Il réprime la vie individuelle, et s’étonne de ne pas la rencontrer. Son attitude en présence du "mystère", la réponse lamentable qu’il fait à un enfant curieux (p. 128) : inconscient respect de traditions jamais examinées... Un chef, un conducteur d’âmes ? Il prend ses enfants pour des hommes pareils à lui, et s’étonne naïvement à chaque différence. Qu’est-ce qu’on leur apprend donc à l’Ecole Normale ?

On ne peut citer en entier ce chapitre XXIV, intitulé Silence, où la vérité semble aux yeux du maître d’école brusquement se dévoiler. Il est très beau. Il rend inutile presque tout ce que j’ai dit déjà, et qui s’adresse au Thierry d’avant ce chapitre ; mais c’est l’avant-dernier du livre. On comprend d’ailleurs 548 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que l'homme importait moins ici que le maître formé par l'esprit et les programmes actuels. Si j'étais sûr qu'il n'y eût qu'un Thierry — ou que chacun sût conclure ainsi que lui : "Pardonnez-moi... Allez: vous êtes libres... soyez ingrats pour mieux ni aimer. Oubliez-moi"... On songe à l'admirable parole : " C'est quand vous m'aurez tous renié que je serai véritable- ment parmi vous. "

Mais cette curiosité émue qu'il témoigne nous rassure du moins pour lui-même. Ce qu'il n'a su faire encore, peu à peu il l'obtiendra, à force de patience inquiète, à force d'amour. La dernière page de son livre nous le fait pressentir. Ces enfants, il les interroge trop passionnément pour qu'ils ne lui répondent pas un jour. Il traverse un purgatoire désolant qui le conduira, on veut croire, à de radieuses surprises lorsqu' en- fin il apprendra à découvrir ces âmes restées pour lui jusqu'ici hermétiques. Et quel beau livre ne nous donnera-t-il pas alors, aussi illuminé de joie — joie du devoir accompli, plutôt encore joie de l'énigme déchiffrée — aussi clair que celui-ci était, par les pleurs, obscurci et troublé.

Pierre de Lanux.

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  1. #

��L'ART ET LE GESTE, par Jean d'Udine (Alcan).

Dans cette grave bibliothèque de philosophie contemporaine, voici le livre d'un enfant terrible. Jean d'Udine fut musicien, dessinateur, critique ; il vient de s'écrier : Et moi aussi je suis philosophe ! et il écrit l'Art et le Geste ; est-ce un livre ? ou plutôt une longue conférence, une conversation qui frôle cent sujets, et en traite quelques-uns de façon magistrale. La verve de l'auteur lui assure d'emblée une sympathie qui se confirme après la critique la plus attentive. Parfois, dans sa hâte juvénile de conclure, il abuse de cette éloquence pour franchir cavalièrement certains obstacles. Il n'a jamais regardé en arrière : ce qui lui importe, c'est l'opposition pour la briser, le problème pour le résoudre, ou du moins en tirer pour sa cause

�� � notes 549

une solution suffisante ; quant aux autres, le talent de l'écrivain — j'allais dire de l'orateur — ne laisse pas le loisir d'y songer.

Après avoir passé en revue les phénomènes connus de la synesthésie, l'auteur observe que le geste — le geste librement accompli, débarrassé des contraintes de l'usage — est l'expres- sion la plus littérale, la traduction juxtalinéaire en quelque sorte de toute émotion. C'est donc par l'intermédiaire des rythmes corporels que l'œuvre d'art se transmet et se reçoit... " Nous avons un corps, dit Jean d'Udine, et nous avons honte de lui laisser prononcer une belle phrase." C'est la réhabilitation d'un art disparu, et qui fut parmi les plus nobles.

Cette nature généreuse devait s'insurger contre les divisions arbitraires établies entre nos facultés, entre nos sens. " La vie ne tolère pas les catégories, " dit-il. Comme il a sans cesse présente cette émotion sincère, inconditionnée, qui le retient de s'égarer en discussions infécondes sur des sujets inanimés, il ne peut souffrir — et ne le cache pas — ceux qui perdant de vue l'art ou la vie, s'attardent en commentaires et en contro- verses sur une qualité, artificiellement isolée. Il se défie des "sciences d'art," selon lui quasiment dangereuses pour l'artiste, et avec quelque injustice fait à la science des critiques que seuls ont méritées de médiocres savants. Si, portant de grossiers procédés d'investigation dans le domaine de l'art, d'aucuns se réclamèrent de la science, il n'en faut point con- clure à la faillite de ses méthodes. Il ne serait pas moins oiseux d'opposer encore la Science et l'Art, qu'une faculté humaine à une autre, et dans tous les cas, il n'est de connaissance dan- gereuse que la connaissance incomplète.

Ce livre fera certainement grand bruit, surtout parmi les musiciens à qui il s'adresse particulièrement, et ces théoriciens de l'art que l'auteur regarde peut-être trop volontiers en parasites. Cette présentation sommaire ne peut qu'effleurer l'ouvrage, dont chaque page, chaque argument contient matière à développement ou à réfutation, et dont la valeur ne se mesure pas seulement à l'importance des conclusions, mais au charme continu d'une parole vibrante et convaincue.

P. de L.

��#

  • #

�� � 550 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

QUELQUES PANNEAUX DÉCORATIFS de Maurice Denis.

L'autre mois, on put entrevoir à la Galerie Druet quelques

panneaux décoratifs de M. Maurice Denis, destinés à aller

compléter en Russie le très important ensemble de la Légende

de Psyché qui fut exposé en 1908 au salon d'Automne. Les

deux plus grands, l'un un peu trop académique, l'autre admira-

rablement conçu, rythmé et éclairé, sans rhétorique à la

Raphaël, sans aigreur de teintes, ne nous révélaient pourtant

rien que nous ne sachions du prodigieux talent décoratif de

M. Maurice Denis. Mais où son art s'affirmait d'une façon

inattendue, c'était en quelques hauts panneaux de grisaille

figurant dans leurs niches de gracieuses statues, et percés vers

le haut, comme de baies fictives, de trouées lumineuses et

polychromes par lesquelles tout le jour du dehors semblait

entrer. Un vif azur, un nuage d'argent, de blanches colombes

posées, un vase de fleurs retombantes, de ce simple accord de

couleurs soutenu par une basse grise, quelle sonorité rare et

pleine à la fois sut tirer l'artiste. Et peut-on oublier cette

statue de l'Amour dont l'arc dressé semblait menacer de sa

flèche des colombes vivantes. L'ingéniosité de l'invention est

égale ici à la maîtrise des couleurs et des formes. Cet artiste

exquis et complexe, si raffiné daus la moindre de ses études,

moins à l'aise dans ses tableaux de chevalet qui ne sont le

plus souvent que des panneaux décoratifs en réduction, est

tout à fait, est amplement lui-même quand il s'attaque à de

grands murs. Souhaitons que nos compatriotes, comme les

Russes, ne tardent pas à l'employer.

H. G.

LES AQUARELLES D'ITALIE de Pierre Laprade.

Ceux qui ont découvert, inventé, soutenu le peintre Pierre Laprade doivent se réjouir: l'événement leur donne raison. Notons bien qu'il n'avait échappé à personne et dès l'abord, ce don de charme et de mélancolie légère, don poétique au

�� � NOTES 551

premier chef, que révélait tel mouvement de lignes, tel grou- pement de forme, telle harmonie de gris subtils, telle délica- tesse imprévue entre deux rapports — mais que démentait trop souvent, à chaque tableau dois-je dire, la lourdeur d'un métier à l'huile, gauche et malpropre, trop riche en empâte- ments inutiles et laborieux. Jamais peut-être antagonisme plus complet ne s'est montré chez un artiste, entre l'intention et l'exécution, entre l'œil et la main. Le miracle c'est que parfois, en dépit de cette inadaptation choquante le peintre indiscipliné trouvait la réussite au bout de sa tentative hasardeuse, et atteignait à la fraîcheur la plus légère, nous renonçons à expli- quer comment. Je dis parfois, car sur un paradoxe, quelle certitude d'art peut s'établir ? Du moins, ce paradoxe aura permis au peintre de prendre conscience de ses qualités essentielles qui sont la spontanéité, la promptitude. Et quand, abandonnant un moment le métier à l'huile qui permettait trop de travail après coup, trop de reprises, M. Laprade s'avisa, pour noter ses impressions de voyage, d'employer les couleurs à l'eau, il dut éprouver ce soulagement que devant ses nouvelles œuvres nous éprouvons nous-mêmes. Il parlait enfin sa vraie langue. L'obstacle venait de la matière, simplement. Le pro- cédé instantané de l'aquarelle, qui demande non plus une application dans le temps, mais une concentration sur place convenait mieux qu'aucun à fixer au passage des émotions si délicates. Je veux bien que M. Laprade use plutôt de la gouache et que là ses habitudes d'empâtement se retrouvent, mais même la gouache nécessite légèreté, propreté et décision. En s'en servant, soudain, l'artiste perd tous ses défauts. Et c'est un enchantement presque sans mélange que cette expo- sition de la Galerie Druet ; comme il paraît plus précieux, ramassé dans de petits cadres, ce talent souvent trop au large, trop tenté de se disperser dans les grands ! Pour réussir une œuvre d'art parfaite il ne lui faut pas plus que ceci : la valeur d'un marbre sculpté et celle d'un ciel blanc unies par une sombre masse de feuillage. On ne trouverait pas plus de finesse dans Jongkind, ni dans Corot — et c'est une grâce nouvelle. Mais que sur une feuille étroite, M. Laprade, évoquant le

�� � 5$2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Forum, atteigne à une grandeur véritable, voilà de quoi nous rassurer tout à fait sur son avenir. De cette grâce aujourd'hui sans souillure, il n'est pas impossible qu'il évolue doucement vers la force. En tout cas il tient son métier, et sa sensibilité reste sauve. L'art n'exige rien de plus.

H. G.

��e

��DARDANUS de Rameau, à la Schola Cantorum.

Rameau est la récompense de notre fatigue et l'un de nos plus chers étonnements. Cette recherche fiévreuse de l'expres- sion dramatique que nous avons entreprise avec Wagner, nous pensions qu'elle exigeait d'abord l'abandon de tous les moules musicaux, de toutes les formes prescrites ; elle nous semblait impossible sans ce sacrifice préalable. En fait, notre effort a sans cesse tendu vers la plus grande liberté, et par exemple l'œuvre de Debussy a été surtout de réagir contre ce qu'il y avait encore de trop rituel dans l'invention dont Wagner était devenu le prisonnier, savoir la construction thématique. — Cependant Rameau nous est rendu ; et voici que nous consta- tons avec émerveillement qu'il a su tout exprimer en se ser- vant des formes mêmes dont le rejet nous était apparu comme notre premier devoir.

Sa spontanéité est si merveilleuse qu'elle n'éprouve aucune gêne à se voir enchaînée. Elle se lève, danse, se passionne et pleure dans le palais qu'elle s'est choisi, et dans ses jeux enfer- més elle s'emploie tout entière, si bien qu'elle n'a pas l'idée d'échapper à une contrainte dont elle ne saurait s'apercevoir. La beauté de cette musique commence si tôt qu'on la ressent avant qu'il lui faille par quelque geste d'affranchissement s'affirmer ; et le sourire de la captive qui danse est d'abord trop pur pour qu'on le puisse espérer plus aimable, une fois les liens tombés. — Même il semble que Rameau ait besoin de ces formes où il s'adapte et que dans l'exactitude aisée avec aquelle il vient les combler il y ait quelque reconnaissance. Je ne pense pas qu'elles lui soient nécessaires pour se soutenir ;

�� � notes 553

mais son émotion est si intime, si uniquement musicale qu'elle ne saurait comment composer d'elle-même son maintien ex- térieur et qu'elle accepte avec joie un visage tout fait, ainsi que les acteurs des tragédies grecques, n'accordant d'impor- tance qu'à la substance même de leurs paroles, pour les pro- noncer sur la scène prenaient des masques.

Un air ou un chœur de Dardanus, encadré par ses ritour- nelles ou engagé entre deux récits de forme à peu près fixe, est aussi expressif que les plus libres mélodies dramatiques d'aujourd'hui. Seulement au lieu de s'appliquer à traduire le poème mot à mot et à se modeler sur lui, au lieu de le saisir corps à corps et de décrire son sens avec une minutie presque syllabique, Rameau ne prend les paroles que comme un texte à développer musicalement, comme une épigraphe qu'il faut justifier ; il les énonce, puis les commente en les enveloppant d'un réseau merveilleux dont les fils entrecroisés de mille façons laissent flotter le sens prisonnier parmi la transparence de leurs mailles. C'est ainsi que reprenant plusieurs fois la même phrase, il exprime tous les aspects de l'émotion musicale qu'elle lui suggère, jusqu'à ne pouvoir plus que la reproduire en finissant dans la simplicité primitive de son apparition. — Avec une âme différente et tout ce que peut ajouter de richesse l'in- quiétude de la foi, Bach écrit dans le même style ses cantates. — D'ailleurs Rameau n'ignore pas la traduction textuelle, et quand il y recourt, il sait noter les plus flexibles accents, les plus sensibles désinences. La mélodie du grand air d'Iphise est comme le battement virginal du cœur, comme la passagère lueur des yeux, fine, inquiète et mouvante, aussi attentive aux ondulations des phrases que la déclamation de Debussy.

Mais le véritable prodige c'est l'orchestre, qui, ne procédant que par rigaudons, menuets et chaconnes, tient l'auditeur dans un trouble perpétuel d'attente et de délice. Partout traînent les désirs, coulent les plaintes, glissent au long du cœur les plus voluptueux désespoirs. Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas seulement des " tendres amours " et des " doux soupirs " dont le texte est prodigue ; nous ne respirons pas là simple- ment la fadeur galante du XVIIP siècle. Mais les tristesses, les

�� � 554 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

palpitations, les espoirs de ces harmonies s'appuient sur la nudité de l'âme comme sur la chair un baiser. Je vois la Muse debout, et d'une main elle contient son grand cœur anxieux qui bouge sous sa robe ; son attitude est pleine de décence ; mais je n'en sais pas moins qu'elle souffre des mêmes amours que moi. Si vous en doutez, il ne faut qu'écouter l'admirable chaconne finale et surtout l'ascension sombre, haletante, épui- sée, bien que toujours passionnément réservée qui remplit le prélude du III me Acte et que le programme a pu, sans trop d'arbitraire, rapprocher de la " Solitude " de Tristan.

Jacques Rivière.

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  1. #

��CONCERT CLAUDE DEBUSSY (Société des Dillettantes, salle Mors.)

On ne saurait chanter, je pense, la Grotte de Tristan l' H er- mite, Colloque Sentimental de Verlaine, et les Chansons de Bilitis avec une originalité plus sûre, un plus sobre pathétique, que ne l'a fait, l'autre soir, Mme Raymonde Delaunois ; M. Ennemond Trillat de son côté, dans son interprétation de Childrens Corner et de Cloches à travers les feuilles, montra des dons musicaux qui ne sont point d'un pur virtuose. Enfin, l'art de Debussy ne pouvait être présenté aux auditeurs par un conférencier plus zélé ni plus compétent que Louis Laloy. C'est pourtant à lui que je veux chercher une petite querelle : Il nous a fort bien dit comment toutes les grandes œuvres musicales ont scandalisé la critique et le public avant de passer en modèles : il a prévu le temps où la production même de Debussy fournirait aux théoriciens le canon d'une nouvelle orthodoxie ; il nous a sagement engagés à goûter une telle beauté dans sa fleur, et tandis qu'elle est encore moins com- prise que sentie. Mais parmi les caractères qui rattachent cette musique à l'esprit de notre temps, pourquoi vanter uniquement et surtout le " panthéisme " et " la confiance dans la nature " ? Même en admettant que ces traits marquent bien l'essentiel de la sensibilité contemporaine, expliquent-ils assez la prédi-

�� � lection que tant d’esprits, nullement " panthéistes" et "naturistes", vouent à l’auteur de Pelléas? N’importait-il pas davantage de louer en Debussy l’absence de pédantisme et de vulgarité, le choix exquis des moyens, et cette volonté réfléchie à défaut de quoi l’émotion ne se mue pas, tout entière et sans déchets, et art. Oui sans doute, toute œuvre riche et forte deviendra classique, en un certain sens, comme le sont devenues celles de Wagner ou de Hugo. Pourtant Hugo n’était pas classique dès l’origine, et ne le restera point au même sens que Racine ou La Fontaine. Wagner ne fut jamais, ni ne deviendra classique, à la façon de Debussy... Voilà ce qu’en une prochaine occasion Louis Laloy devrait dire, pour l’éducation du public. M. A.

REVUES.

On apprend avec une certaine stupeur amusée, dans les Guêpes que nous sommes heureux de voir se réveiller de leur courte léthargie — que la Nouvelle Revue Française a pris pour but de " sauver le meilleur du symbolisme. " Un de nos collaborateurs a-t-il un jour écrit cela ?...

Il est vraiment plaisant que lorsqu’un de ces jeunes gens écrit " nous " il faille entendre " je " ainsi que nous en avertissent simultanément MM. Bernard et Clouard ; et qu’ils prétendent faire endosser cette opinion personnelle (si jamais aucuns des nôtres l’a eue) à la Nouvelle Revue Française tout qui n’a jamais eu souci que d’une sorte de groupement : entière celui d’après la qualité des intelligences et non point d’après la couleur des pensées.

Saluons l’apparition d’une jeune Revue : l’Ile sonnante, qui nous donnera j’espère l’occasion de parler d’elle.

Elle est de très agréable présentation ; nous y retrouvons avec plaisir les noms de Francis Carco, Louis Mandin, Roger Frêne, Michel Puy, et de quelques autres jeunes gens qui n’en

�� � 556 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sont plus à donner de simples " espérances, " mais déjà forcent notre attention.

  1. #

Dans le Mercure de France du i r Décembre, M. Marc Logé nous présente Lafcadio Hearn dans une étude aisée, aimable et qu'on ne lira pas sans intérêt. Sans doute eut-on souhaité une louange un peu moins égale et un peu plus qualifiée. N'importe ! Hearn est encore si peu connu en France que l'important était d'abord de le louer.

• #

Dans la Phalange du 20 Novembre, lisons La plainte des Collines, important poëme de M. Robert de Souza, un des plus significatifs qu'il ait écrits.

inquiétude qui dans le cœur se dresse,

lorsque, notre enfance à la main,

l'amour cherche et ne retrouve plus

vers de beaux champs de fleurs, les vieux petits chemins.

Citons toute la fin du poëme :

" Passant, arrête !

ici fut tuée,

martyre de tes aïeux aussi barbares que toi, une vierge qui n'était qu'un sourire.

La disposition typographique, que nous respectons, est, peut-être, assez agréable à l'œil ; mais comment à la lecture, la rendre sensible à l'oreille ?

Je goûte moins la strophe suivante :

Les grands monts augustes assemblés, la robe violette et le front blanc, protégeaient ma vie de beauté de leurs vieux ans

et je me gêne aux deux derniers vers ; mais les deux strophes finales sont d'une noblesse et d'une grâce exquises :

�� � NOTES $57

" J'étais si tendre,

si pure, si douce,

que la plus brûlante lumière

était comme une caresse sur la mousse dans les ombres de ma chair.

De quel Dieu fus-je la victime ? toi-même ne le sais pas encore. Nike, triste victoire de ton crime ! Un sourire est de moins sur la terre. Passant, arrête! comprends...

pleure ma mort! „

A. G.

��ACCUSES DE RECEPTION.

Georges spetz : Thèodolinde Waldner de Freundstein, légende alsacienne. Gravures de M. Achener (Lahure). — Emile Verhaeren : Deux Drames (Mercure). — F. de Curel : Le Solitaire de la Lime (Les bibliophiles fantaisistes). — Marius- Ary Leblond : En France (Fasquelle). — Paul Fort : Mort- cerf (Vers et Prose). — Dominique Parodi : Le Problème Moral et la Pensée contemporaine (Alcan). — Valentine de Saint-Point : Une femme et le désir (Messein). — Georges Duhamel: L'homme en tête (Vers et Prose). — Claude Lorrey : Deux poèmes. — François Mauriac: Les mains jointes (Falque). — Guy de la Batut : Au seuil de l'idéal (Dufour, Péronne). — A. van bever : Les Amours et nouveaux eschanges de Pierres précieuses de Remy Belleau (Sansot). Les plus belles pages de Tristan V H ermite (Mercure). — Tristan Bernard : Le Roman d'un mois d'été (Ollendorf). — François Porche : Au loin, peut-être... (Mercure). — J.-C. Holl: Après V Impressionnisme (Librairie du XX e siècle). — Victor Hallut: Les Maîtres Classiques du i8 m * siècle (éd. du Thyrse). — Henri Martineau : Pierre Fons (éd. du Divan). — Jean Dmochowski : Rythmes. — Léon Soulié; L'Anse d'argent (Patau, Carcassonne). — C- Francis Caillard: Les Sagesses

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�� � $$% LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

(Falque). — Pierre Duchesne-fournet: L'Afrique Occiden- tale française. — Herbert Eulenburg; Du darfst ehebrechen (Erich Reiss). — Franz Blei & Max Brod : Jules Laforgue, Pierrot, der Spassvogel (Axel Junker). — Max Brod: Ein Tschechisches Dienstmddchen (id.). — Friedrich Treksa : Ninon de l'Enclos (Georg Miïller). — Heinrich Ilgenstein : Preussenspiegel (Erich Reiss). — Georges Turpin : Parcelles de cœur et feuilles mortes (L'édition). — Henri Alorge : L'essor éternel (Pion). — Louis Lormel : Tableaux d'âme (Sansot). — Emmanuel Chabrier : Lettres à Nanine (Grande Revue). — Marguerite Berthet : La poésie féminine française à l'étranger (Gastein-Serge). — Henri Marx: Les heures ferventes (id.). — Florian Parmentier : L'éternité dans l'homme. Déserteurs, (id.). — Roger Dévigne : Les bâtisseurs de Villes (id.). — Charles de Saint-Cyr : De Homais-Trouillard à Monthaussiel (Lib. Universelle). — Nicolas Beauduin : Les Triomphes (Rubriques Nouvelles). — Charles MouliÉ : Les Mignardises (éd. du Nain Rouge). — Louis Thomas : Les douze livres pour Lily (les bibliophiles fantaisistes). — Henri de Régnier : La Flambée (Mercure). — G. Duhamel et Ch. Vildrac : Notes sur la technique poétique. — M. H. Sorys : Le livre d'Heures (Nilsson). — F. HÉrold : Les sept contre Thèbes (Mercure).

��La Nouvelle Revue Française publiera en 1910 le nouveau drame d'Emile Verhaeren, Hélène de Sparte, ainsi que des romans de Francis Jammes, d'André Gide, de Charles- Louis Philippe, d'Edmond Jaloux, d'André Ruyters, de Valéry Larbaud.

�� � TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS

LE TOME II (Août 1909 — Janvier 19 10).

FRANÇOIS-PAUL ALIBERT A André Chénier 112 (VIII)

MICHEL ARNAULD

Taine et Renan, romanciers 65 (VII)

Promenades littéraires (3 e série) par Remy

de Gourmont 70 (VII)

Une leçon de vie, par Laurent Evrard . . 85 (VII)

Le lyrisme de Goethe 89 (VIII)

Thomas Carlyle, Nouveaux Essais choisis de biographie et de morale, trad. Barthé- lémy 224 (IX)

Au Théâtre, Réflexions critiques (2 e série),

par Léon Blum 229 (IX)

Les Jugements de Champfleury. . . . 236 (IX)

Les " Cahiers " de Charles Péguy 258 (X)

Du Vers français 429 (XII)

Le Solitaire de la Lune, par François de

Curel 536 (XII)

ANDRÉ BAINE Poèmes 245 (X)

FRANCIS CARCO Poèmes - 362 (XI)

PAUL CLAUDEL Trois Hymnes 341 (XI)

HENRI CLOUARD

Lettre à M. Henri Ghéon 83 (VII)

Lettre à M. André Gide 426 (XI)

�� � JACQUES COPEAU

Une question de M. Barrés 62 (VII)

Les affirmations de M. Mauclair ... 75 (VII)

"Poesia" et le Futurisme 82 (VII)

Hans von Marées 326 (X)

Un roman de M. Pierre Lasserre . . . 330 (X)

M. Faguet et la Jeune Littérature . . . 334 (X)

Le Cahier Noir 470 (XII)

Les Papiers d'Ibsen 529 (XII)

La mère de Nietzsche 540 (XII)

EDOUARD DUCOTÉ

Une belle vue 284 (X)

id. (suite) 370 (XI)

id. (suite) 475 (XII)

��HENRI FRANCK

� � �Au loin peut-être, par François Porche

�• 542

�(XII)

�GASTON FURST

� � �Poèmes

�186

�(IX)

� �VICTOR GASTILLEUR

� � �Sur le tombeau de Charles Bordes . .

�. 416

�(XI)

��HENRI GHEON

Les derniers " exercices " de M. Anatole

France 68 (VII)

A propos de la Flûte enchantée .... 78 (VII)

Conclusions 85 (VII)

Ecce Homo ou le " Cas Nietzsche " 161 (IX)

A travers le Salon d'Automne .... 322 (X)

La Poésie et M. Brieux 334 (X)

Lettre à Michel Arnauld à propos du

vers français 338 (X)

Tragi-Comédie d 'amour par George Me-

redith 536 (XII)

Expositions Denis et Laprade .... 550 (XII)

ANDRÉ GIDE

Le prix national de littérature .... 79 (VII)

Les Revues 80 (VII)

�� � Nationalisme et Littérature (2* article) . . . . igo (IX)

Nationalisme et Littérature (3* article) .... 237 (X)

Journal sans dates 407 (XI)

Les Revues 424 (XI)

Journal sans dates 513 (XII)

Les Revues 555 (XII)

JULES IEHL

Cauët 40 (VII)

id. (suite) 137 (VIII)

id. (fin) 205 (IX)

EDMOND JALOUX

Le Bar de la Fourche, par Gilbert de

Voisins 160 (VIII)

Charles Guérin . 418 (XI)

FRANCIS JAMMES

La Vie 440 (XII)

LOUIS LALOY

Chansons des Royaumes (préface et traduction) 5 (VII)

Le Quintette de Florent Schmitt ... 78 (VII)

Chansons des Royaumes (suite) 130 (VIII)

id. (fin) 195 (IX)

PIERRE DE LANUX

L'homme en proie aux enfants, par Albert

Thierry 545 (XII)

L'Art et le Geste, par Jean d'Udine . . . 548 (XII)

VALÉRY LARBAUD

Dolly 177 (IX)

GUY LAVAUD

Marthe, le paysage 174 (IX)

CHARLES-LOUIS PHILIPPE

Charles Blanchard 443 (XII)

�� � FRANÇOIS PORCHE Tombée du jour dans une capitale 117 (VIII)

HENRI DE RÉGNIER La Rupture 352 (XI)

JACQUES RIVIÈRE

Introduction à une Métaphysique du Rêve . . 250 (X)

Dardanus de Rameau, à la Schola Can-

torum 552 (XII)

JULES ROMAINS La génération nouvelle et son unité 30 (VII)

ANDRÉ RUYTERS

La Chanson de Naples, par Eugène Mont- fort 72 (VII)

Le Roman de Six Petites Filles, par M m *

Lucie Delarue-Mardrus 159 (VIII)

Les Marginalia de Stendhal 332 (X)

" Les Villes à Pignons " d'Emile Verhaeren . . 365 (XI)

SAINTLÉGER LÉGER Images à Crusoé 22 (VII)

JEAN SCHLUMBERGER

Exposition Forain, Gozé, Chariot ... 61 (VII)

Jouets de Paris, par Paul Leclerc . . . 157 (VIII) La Jeune Fille bien élevée, par René Boy-

lesve 227 (IX)

Discours sur les Préjugés ennemis de l'His- toire de France, par Fagus 232 (IX)

Trois Années, par Francis Eon .... 233 (IX)

Décors et Chants, par M Ue Eisa Kœberlé . 234 (IX)

Poètes musiciens 235 (IX)

La Vie de Frédéric Nietzsche, par Daniel

Halevy 420 (XI)

Auteurs, Acteurs, Spectateurs, par Tristan

Bernard 423 (XI)

La Bigote, par Jules Renard 423 (XI)

�� � Deux Drames, par Emile Verhaeren . . 534 (XII) Les Amours et Nouveaux Eschanges de Pierres Précieuses par Remy Belleau et les plus belles pages de Tristan V H ermite. 538 (XII)

JEAN TALVA La Culture du Souvenir 121 (VIII)

PAUL VALÉRY Études 354 (XI)

EMILE VERHAEREN Michel Ange 15 (VII)

X. Y. Z.

Une saison Shakespeare 87 (VII)

A la mémoire d'Emmanuel Delbousquet . 156 (VIII)

, Encore le Futurisme 335 (X)

Les Bibliophiles fantaisistes 336 (X)

Les Revues 337 (X)

��Le Gérant : André Ruyters.

��The St. Catherine Press Ltd. (Ed. Verbeke & Co.), Bruges, Belgique.

��

SOMMAIRE du No 10.

André Gide : Nationalisme et Littérature (3 me article)

André Baine  : Poèmes.

Jacques Rivière : Introduction à une Métaphysique du Rêve.

Michel Arnauld : Les " Cahiers " de Charles Péguy.

Edouard Ducoté : Une Belle Vue.

TEXTES

NOTES par JACQUES COPEAU, HENRI GHÉON ANDRÉ RUYTERS :

À travers le Salon d’Automne. — Hans von Marées. — Un Roman de M. Pierre Lasserre. — Les Marginalia de Stendhal. — La Poésie et M. Brieux. — M. Faguet et la Jeune Littérature. — Encore le Futurisme. — Les Bibliophiles Fantaisistes. — Revues. — À propos du Vers Français.


SOMMAIRE du No 11.

Paul Claudel : Trois Hymnes.

Henri de Régnier : La Rupture.

Paul Valéry : Études.

Francis Carco : Poèmes.

André Ruyters : "Les Villes à Pignons. "

Edouard Ducoté : Une belle vue. (suite)

TEXTES.

Journal sans dates par André Gide.

NOTES par VICTOR GASTILLEUR, ANDRÉ GIDE, EDMOND JALOUX, JEAN SCHLUMBERGER :

Sur le tombeau de Charles Bordes. — Charles Guérin. — La vie de Frédéric Nietzsche par Daniel Halévy. — Auteurs, Acteurs, Spectateurs par Tristan Bernard. — La Bigote par Jules Renard. — Revues.

Une lettre de M. Henri Clouard.