La Nouvelle chronique de Sherlock Holmes/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Labat.
Librairie des Champs-Élysées (p. 114-154).


LES PLANS DU « BRUCE-PARTINGTON »


Durant la troisième semaine de novembre 1895, un épais brouillard s’appesantit sur Londres ; de nos fenêtres de Baker Street nous distinguions à peine les maisons d’en face. Cela dura quatre jours. Holmes avait passé le premier à marquer des croix sur un grand carnet de notes ; le second et le troisième, il s’était patiemment occupé d’un sujet qui depuis peu lui tenait au cœur, la musique du moyen âge. Mais quand, le quatrième, nous vîmes, en nous levant de table, les mêmes nuées fuligineuses rouler au dehors leurs compactes et grasses volutes, et la buée condensée sur nos carreaux s’y résoudre en larges gouttes huileuses, mon ami n’y tint plus. Son tempérament inquiet, son besoin d’activité le travaillaient malgré lui. Il se mit à faire les cent pas dans le salon, nerveux, fébrile, rongeant ses ongles, cognant les meubles, pestant contre son oisiveté forcée.

— Rien d’intéressant dans les journaux ? me demanda-t-il tout d’un coup.

Je savais qu’Holmes entendait par là quelque chose d’intéressant en matière criminelle. Les journaux parlaient bien d’une révolution survenue quelque part, d’une guerre possible, d’une prochaine crise ministérielle ; en fait de crimes, je ne voyais rien que de médiocre ou de banal. Holmes reprit en grommelant ses allées et venues.

— Quelle mazette que le criminel de Londres ! fit-il du ton lamentable d’un chasseur en peine de gibier. Regardez par cette fenêtre, Watson : les passants ont l’air de spectres ; sitôt émergés de la brume, ils y replongent. Par un jour pareil, le voleur ou l’assassin battrait le pavé de Londres comme le tigre bat la jungle, visible seulement quand il bondit, et pour sa seule victime.

— Il y eut, dis-je, quantité de petits vols.

Holmes ricana de mépris.

— Un grand et sombre théâtre comme celui-ci mérite d’autres drames. La société peut se féliciter que je ne sois pas un criminel.

— Certes ! acquiesçai-je de tout mon cœur.

— Imaginez que je sois Brooks ou Woodhouse, ou l’un quelconque des cinquante individus qui ont de bonnes raisons d’en vouloir à ma vie : combien de temps survivrais-je à ma propre poursuite ? Un prétendu appel à mes services, un rendez-vous en nom supposé, il n’en faudrait pas davantage. C’est vraiment une veine qu’il n’y ait pas de brouillards dans les pays latins, qui sont par excellence les pays du meurtre. Mais, by Jove ! voici peut-être quelque chose qui vient rompre le mortel ennui de ces journées.

La femme de chambre entrait, apportant un télégramme. Holmes, ayant fait sauter l’enveloppe, le lut et se mit à rire.

— Hé, hé ! qu’est-ce qui se passe ? Nous allons avoir la visite de mon frère Mycroft !

— Pourquoi pas ? demandai-je.

— Mais parce qu’il ne serait pas plus extraordinaire de voir un tram s’engager dans un petit chemin de campagne. Mon frère Mycroft a sa voie tracée, d’où il ne sort jamais : Pall Mall où il habite, le Diogenes Club et Whitehall, ce sont les trois stations entre lesquelles il se meut. Je ne l’ai vu ici qu’une fois. Quelle secousse sismique a pu le faire sortir de ses rails ?

— Il ne vous donne pas d’explication ?

Holmes me tendit le télégramme de son frère.

Besoin vous voir au sujet Cadogan West. J’arrive.

Mycroft.

— Cadogan West ? Je connais ce nom.

— Il ne me rappelle rien. Mais ce Mycroft tomber ainsi chez moi ! Une planète n’est pas plus fidèle à son orbite. À propos, vous savez ce qu’est Mycroft ?

Je me souvenais plus ou moins vaguement qu’Holmes m’avait parlé de son frère lors de l’aventure de l’interprète grec.

— Vous m’avez dit qu’il avait un petit emploi du gouvernement ?

Holmes se mit à rire.

— Je vous connaissais moins bien qu’aujourd’hui à cette époque, et l’on est tenu à la discrétion quand il s’agit d’affaires d’État. Mon frère est, en effet, employé du gouvernement. À certains égards, vous seriez fondé à dire qu’il est parfois le gouvernement lui-même.

— Fichtre, mon cher Holmes !

— Cela vous étonne ? Je m’y attendais. Mycroft gagne tout juste quatre cent cinquante livres par an ; il n’est qu’un sous-ordre ; il n’a d’ambition d’aucune espèce ; il ne reçoit ni honneurs ni grades ; et néanmoins, il demeure l’homme le plus indispensable de ce pays.

— Comment cela ?

— Sa situation est unique. Il se l’est faite lui-même. La pareille n’existait pas avant lui et n’existera pas après lui. Il a le cerveau le plus ordonné, le mieux rangé qui soit au monde ; il possède comme personne la capacité d’emmagasiner les faits. Il applique dans son cas particulier les mêmes puissantes facultés que je fais servir à l’information criminelle. Il n’y a pas un département ministériel dont toutes les conclusions ne passent par lui. Il est l’office central, le bureau vérificateur qui, en toute affaire, établit la balance. Les autres hommes sont des spécialistes ; sa spécialité, à lui, c’est l’omniscience. Supposez qu’un ministre ait besoin de renseignements dans une question qui intéresse à la fois la marine, l’Inde, le Canada et le bimétallisme : il pourrait, sur chacun de ces points, consulter le bureau compétent ; Mycroft, à lui seul, présentera la question sous tous ses aspects et montrera, d’abondance, comment chacun des facteurs réagira sur les autres. On a commencé par ne voir en lui qu’un moyen rapide, un système commode pour résoudre les difficultés ; et il a fini par se rendre, ainsi que je vous le disais tantôt, indispensable. Dans son cerveau, toute chose a sa case, d’où il peut l’extraire sur-le-champ. Un mot de lui a maintes fois décidé de la politique nationale. Il ne vit que pour sa fonction, ne pense qu’à elle, sauf les jours où je vais le surprendre et le prier de bien vouloir, en manière de passe-temps intellectuel, se pencher sur quelqu’un de mes petits problèmes. Qu’aujourd’hui ce Jupiter descende en personne chez moi, je me demande ce que cela signifie. Qui est Cadogan West et qu’est-il pour mon frère ?

— J’y suis ! m’écriai-je.

Et fourrageant au milieu des journaux qui jonchaient le divan :

— Oui, c’est bien cela, j’en étais sûr. Cadogan West est le jeune homme dont on a trouvé le cadavre ce matin sur la voie du chemin de fer souterrain.

Holmes s’était arrêté devant moi, l’air attentif, la pipe à mi-chemin des lèvres.

— Il faut que l’événement soit sérieux, Watson, et que cette mort ait de l’importance ; sans cela, mon frère ne se fût pas laissé déranger dans ses habitudes. Qu’y a-t-il là-dedans qui l’intéresse ? Je n’y avais vu qu’un accident banal. Le jeune homme semblait s’être tué en tombant du train. On n’avait pas essayé de le voler, n’est-ce pas ? Et il ne portait aucune trace de violence ?

— L’enquête, dis-je, a mis en lumière des faits nouveaux ; et je crois qu’à y regarder de près l’affaire est curieuse.

— Elle doit l’être au suprême degré si j’en juge par l’effet produit sur mon frère. Voulez-vous que nous l’examinions, Watson ?

Holmes, tout en parlant, s’était assis dans le coin de sa bergère.

— La victime, dis-je, est un nommé Arthur Cadogan West, âgé de 27 ans, célibataire, employé à l’arsenal de Woolwich.

— Emploi du gouvernement. Premier rapport avec mon frère Mycroft.

— Il avait quitté Woolwich brusquement dans la soirée de lundi. La dernière personne qui l’ait vu est sa fiancée, miss Westbury, qu’il abandonna tout d’un coup au milieu du brouillard vers sept heures trente. Il ne s’était pas querellé avec elle, de sorte qu’elle ne s’explique pas un semblable procédé. Tout ce qu’on sait de lui après cela, c’est qu’un poseur de la voie nommé Mason l’a trouvé mort juste au sortir de la station d’Aldgate, sur la ligne du chemin de fer souterrain de Londres.

— Quel jour et à quelle heure ?

— Mardi, à six heures du matin. Le corps gisait assez loin des rails, sur la gauche, où la ligne débouche à l’air libre. Le crâne était fracassé, ce qui pourrait n’être que la conséquence d’une chute. Au reste, le corps a dû, de toute façon, tomber ou être précipité sur la voie ; car pour le transporter d’une rue voisine il eût fallu passer par la petite porte où se tient toujours un contrôleur. Ce point-là ne fait aucun doute.

— Très bien. Voilà le cas suffisamment défini : l’homme, mort ou vivant, est tombé du train ou en a été précipité. Rien que de très clair jusqu’à présent. Continuez.

— Les trains qui suivent la voie près de laquelle on a trouvé le corps sont ceux qui vont de l’ouest à l’est, les uns purement métropolitains, les autres venant de Willesden et de la grande ceinture. On peut donc tenir pour certain que le jeune homme, au moment où il trouva la mort, voyageait dans cette direction, à une heure tardive. Quant à savoir où il avait pris le train, c’est, pour l’instant, impossible.

— Cependant, on devrait le voir sur son billet.

— Il n’avait pas de billet dans ses poches.

— Pas de billet dans ses poches ! Ah ! parbleu, Watson, la chose est singulière. Je ne crois pas qu’on puisse passer sans billet sur un quai du Métro. Le jeune homme avait, sûrement pris le sien. Le lui aura-t-on enlevé pour laisser ignorer la station d’où il venait ? Peut-être. Ou l’aura-t-il laissé tomber dans la voiture ? Peut-être encore. C’est un point qu’il conviendrait d’éclaircir. Aucune apparence de vol, m’avez-vous dit ?

— Aucune. On a trouvé sur lui sa bourse, contenant deux livres cinquante ; un carnet de chèques de la Capital and Counties Bank, agence de Woolwich, ce qui a permis d’établir son identité ; deux billets de première galerie du Théâtre de Woolwich, portant la date du soir même ; enfin, une petite liasse de papiers offrant le caractère de documents techniques.

Holmes poussa un cri de joie.

— Nous y voilà, Watson. Le gouvernement anglais… l’arsenal de Woolwich… des papiers offrant le caractère de documents techniques… mon frère Mycroft… la chaîne est complète. Mais je me trompe bien, ou j’entends la voix de mon frère. Nous allons tout savoir de lui.

L’instant d’après, la femme de chambre introduisait Mycroft Holmes. Il était de belle taille et de haute mine, corpulent, massif, et dégageait, à première vue, une bizarre impression de mollesse physique. Mais sa lourde charpente se couronnait d’une tête si impérieuse, les yeux, d’un gris d’acier, profondément enfoncés sous le front, étaient si éveillés, si remuants, il avait tant de fermeté dans le dessin des lèvres, tant de subtilité dans les jeux de la physionomie, qu’à peine l’avait-on regardé, on oubliait la lenteur corporelle et on subissait l’ascendant moral.

Il amenait avec lui son vieil ami Lestrade, de Scotland Yard. Le maigre inspecteur, au visage généralement austère, avait, cette fois, une gravité qui, s’ajoutant à celle de son compagnon, nous présageait une enquête laborieuse. Mycroft Holmes, s’étant dépouillé de son pardessus, s’affaissa plutôt qu’il ne s’assit dans un fauteuil.

— Très fâcheuse affaire, Sherlock, dit-il. Je déteste de rien changer à mes habitudes, sauf nécessité absolue ; et, dans l’état où se trouve actuellement le Siam, je devrais être à mon poste. Mais nous traversons un moment critique, je n’ai jamais vu le premier ministre si bouleversé. Quant à l’amirauté, elle est en rumeur comme une colonie d’abeilles dont on a retourné la ruche. Vous avez lu les journaux ?

— À l’instant. Qu’est-ce que ces documents techniques dont ils parlent ?

— Ah ! voilà. C’est ce qu’on ne sait pas dans le public. La presse fulminerait si l’on venait à l’apprendre. Les documents que ce jeune malfaiteur avait dans la poche sont tout simplement les plans du Bruce-Partington.

Mycroft Holmes s’exprimait avec une solennité qui en disait long sur le sérieux de l’affaire. Son frère et moi l’écoutions en silence.

— Vous savez ce qu’est le Bruce-Partington ? Personne ne l’ignore, il me semble.

— J’ai compris qu’il existait un sous-marin de ce nom.

— Jugez de son importance, vous ne l’exagérerez pas, si je vous dis que, de tous les secrets d’État, c’est le mieux gardé. Aussi loin que s’étend son rayon d’action, le Bruce-Partington interdit désormais la guerre navale. En s’arrangeant pour prélever sur les crédits du budget une somme considérable, on s’est assuré, il y a deux ans, le monopole de l’invention. Les plans, extrêmement compliqués, font l’objet de trente brevets distincts, dont chacun correspond à un détail nécessaire pour la reconstitution de l’ensemble. On les garde à l’arsenal, dans un coffre secret, lui-même enfermé dans une pièce secrète dont les fenêtres et les portes sont à l’épreuve du cambriolage. Ils ne doivent sortir de là sous aucun prétexte. Si l’ingénieur en chef des constructions navales désire les consulter, il doit se rendre personnellement à Woolwich, dans le bureau où est le coffre. N’empêche qu’on vient de les retrouver sur le cadavre d’un jeune employé, au cœur de Londres. Considérée du point de vue officiel, la chose est simplement effroyable.

— Mais vous avez repris possession des plans ?

— Non, Sherlock, non. Et c’est là où le bât nous blesse. Les papiers enlevés à Woolwich sont au nombre de dix : il n’y en avait que sept dans les poches de Cadogan West ; trois des plus essentiels ont disparu, ils courent encore. Vous allez me lâcher incontinent toutes vos occupations, Sherlock. Adieu vos petites affaires de police, il s’agit de bien autre chose. Vous avez un problème international, un problème vital à résoudre. Pourquoi Cadogan West a-t-il pris ces papiers ? Qu’a-t-il fait de ceux qui manquent ? Comment est-il mort ? Comment expliquer la présence de son cadavre à l’endroit où on l’a trouvé ? Comment réparer le mal s’il est réparable ? Autant de questions qui veulent une réponse. Répondez-y, et votre pays vous devra une fameuse chandelle.

— Pourquoi ne pas vous y essayer vous-même, Mycroft ? Vous voyez aussi loin que moi.

— Possible, Sherlock. C’est une question de renseignements. Procurez-moi les renseignements, et du fond de mon fauteuil je vous fournirai un excellent avis motivé. Mais courir d’un côté à l’autre, interroger les gens du chemin de fer, me coucher à plat ventre pour examiner le sol avec une loupe, ce n’est pas mon métier. Vous seul, Sherlock, êtes capable d’élucider l’affaire. Si, la prochaine fois qu’il sera accordé des distinctions honorifiques, il vous était agréable de voir votre nom sur la liste…

Mon ami sourit en hochant la tête.

— C’est pour le plaisir que je travaille, dit-il. Le problème a des côtés intéressants, je ne demande pas mieux que de l’étudier. Pourriez-vous me fournir encore quelques détails ?

— J’ai noté les plus importants sur ce bout de papier ; j’y ai joint quelques adresses qui pourraient vous être utiles. Le gardien officiel des documents est le fameux commissaire du gouvernement sir James Walter, dont les décorations et les titres tiennent deux pages d’un annuaire. C’est un gentleman vieilli dans le service, un personnage que se disputent les invitations des plus grandes maisons, et par-dessus tout, un homme dont le patriotisme est au-dessus de tout soupçon. Il n’y a que lui et une autre personne qui aient une clef du coffre. J’ajoute que les papiers étaient indubitablement au bureau lundi pendant les heures de travail. Quand, vers trois heures de l’après-midi, sir James repartit pour Londres, il emporta celle des deux clefs dont il est détenteur. Il passa chez l’amiral Sindclair, à Barclay Square, la soirée au cours de laquelle a eu lieu le drame.

— Vous en avez la preuve ?

— Oui. Son départ de Woolwich est attesté par son frère, le colonel Valentin Walter, et son arrivée à Londres par l’amiral Sindclair. Il n’y a donc pas à faire état de lui.

— Quelle était la seconde personne qui eût une clef du coffre ?

— Le dessinateur principal, M. Sidney Johnson. C’est un homme de quarante ans, marié, père de cinq enfants ; morose et de caractère renfermé, inspirant peu de sympathie à ses collègues, mais dur à la besogne, au demeurant fort bien noté et très estimé de ses chefs. Il déclare — en quoi son témoignage est corroboré par celui de sa femme — que, rentré chez lui dès la fermeture du bureau, il n’en est plus sorti de la soirée, et que la clef du coffre n’a pas un instant quitté sa chaîne de montre.

— Parlez-moi de Cadogan West.

— Il était depuis dix ans dans le service. Il faisait bien ce qu’il avait à faire. Il passait pour une tête chaude, une nature emportée, mais parfaitement droite et honnête. Nous n’avons rien contre lui. Il travaillait à côté de M. Sidney Johnson. Ses fonctions l’obligeaient chaque jour à manier les plans. Personne n’y touchait en dehors de lui et de son collègue.

— Qui les a mis sous clefs ce soir-là ?

— Le premier dessinateur, M. Sidney Johnson.

— Eh bien, nous savons pertinemment qui les a pris. On les trouve dans les poches de Cadogan West : la trouvaille, n’est-ce pas, est concluante ?

— En effet, Sherlock ; et pourtant, que de choses elle laisse inexpliquées ! D’abord, pourquoi aura-t-il pris les plans ?

— Je présume qu’ils avaient une valeur marchande ?

— Il pouvait en tirer aisément un millier de livres.

— Voyez-vous qu’il pût avoir aucun motif de les porter à Londres, si ce n’est pour les vendre ?

— Je ne vois pas.

— Commençons donc par adopter cette hypothèse. Le jeune Cadogan West a pris les plans. Il a eu besoin pour cela d’une fausse clef…

— De plusieurs fausses clefs. Il avait à ouvrir d’abord le bâtiment où se trouve le bureau, puis le bureau lui-même.

— Nous dirons donc qu’il s’était muni de fausses clefs. En possession des plans, il les porte à Londres, dans l’intention, sans doute, d’en vendre le secret, quitte à les remettre en place dans le coffre dès le lendemain matin, avant qu’on s’aperçoive de leur fuite. Mais pendant qu’il est à Londres pour accomplir l’œuvre de trahison, il y rencontre la mort.

— Comment ?

— Nous supposerons qu’il s’en retournait à Woolwich quand on l’a tué et jeté sur la voie ferrée.

— La station d’Aldgate, où l’on a découvert son corps, est située bien après celle de London Bridge, où il aurait dû prendre la direction de Woolwich.

— On peut admettre qu’en raison de certaines circonstances il aura dépassé London Bridge. Imaginez, par exemple, qu’il y eût dans le compartiment un voyageur avec lequel il était engagé dans une conversation très absorbante : cette conversation engendre une scène violente, il y perd la vie. Ou bien il veut quitter le compartiment, tombe sur la ligne et se tue, après quoi l’autre voyageur referme la portière. Le brouillard est intense, nul n’a rien vu.

— Je ne crois pas qu’en l’état présent des faits il puisse y avoir une explication meilleure. Considérez cependant ce qu’elle néglige. Accordons, pour les besoins de la discussion, que Cadogan West avait effectivement décidé d’emporter les papiers à Londres. Dans ce cas, bien entendu, il avait pris rendez-vous avec l’agent étranger qui voulait s’en rendre acquéreur ; il s’était réservé la soirée. Eh bien, pas du tout ; il prend deux billets de théâtre, sa fiancée l’accompagne, et brusquement, à mi-chemin, il disparaît.

— Mise en scène ! dit Lestrade, qui avait, jusque-là, suivi l’entretien avec quelque impatience.

— Si mise en scène il y a, elle est singulière. Mais j’ai fait ma première objection, je passe à la deuxième. Nous supposerons qu’il arrive à Londres, qu’il y voit l’agent étranger. Il doit rapporter les papiers avant le matin, ou la fuite sera découverte. Il en a pris dix, on n’en retrouve que sept dans sa poche : que sont devenus les trois autres ? Il ne les a certainement pas abandonnés de son plein gré. De plus, où est le prix de sa trahison ? Il aurait dû avoir sur lui une forte somme.

— Tout cela me paraît fort clair, dit Lestrade. Il a pris les papiers pour les vendre. Il voit l’agent, mais ne s’entend pas avec lui sur le prix. Il repart pour Woolwich. L’agent, monté avec lui dans le train, l’assassine en route, prend les papiers les plus importants et jette le corps sur la voie. Quoi de plus plausible ?

— Mais d’où vient que Cadogan West n’eût pas de billet ?

— Le billet eût indiqué la station de départ, probablement la plus proche de la maison de l’agent. Aussi l’agent l’aura-t-il enlevé de la poche de sa victime.

— Bien, Lestrade, très bien, dit Holmes. Votre système se tient. Mais s’il est exact, il règle tout. D’une part, en effet, le traître est mort ; d’autre part, il y a gros à parier que les plans du Bruce-Partington sont d’ores et déjà sur le Continent. Dès lors, que pouvons-nous faire ?

— Agir, Sherlock, agir ! s’écria Mycroft, en se dressant comme un ressort. Tous mes instincts protestent contre une explication pareille. Mettez en jeu vos meilleurs moyens. Courez sur le théâtre du crime, questionnez les gens, remuez les pavés. Vous n’avez pas eu dans toute votre carrière une occasion si belle de servir votre pays.

— Bon, bon ! fit Holmes avec un haussement d’épaules. Venez, Watson. Et vous, Lestrade, voulez-vous bien m’accorder une ou deux heures de votre temps ? Nous commencerons par nous rendre à Aldgate. Au revoir, Mycroft. Je vous ferai tenir un rapport avant ce soir. Mais, je vous en préviens, il ne faut pas vous attendre à grand’chose.

Une heure plus tard, nous étions, Holmes, Lestrade et moi, à l’endroit du chemin de fer souterrain où la voie sort du tunnel, immédiatement avant la station d’Aldgate. Un vieux monsieur rougeaud, fort aimable, représentait la Compagnie.

— Voici la place où gisait le corps du jeune homme, dit-il en nous indiquant un point situé à trois pieds environ des rails. Les murs qui surplombent cette partie de la voie sont, comme vous le voyez, des murs aveugles : il n’a donc pu tomber ou être précipité que d’un train, et d’un train qui, selon mes calculs, a dû passer ici lundi vers minuit.

— A-t-on vérifié si les wagons ne portaient aucune trace de violence ?

— On n’en a relevé aucune, de même qu’on n’a trouvé aucun billet.

— Et l’on n’a pas remarqué qu’une portière fût ouverte ?

— Non.

— Nous avons, dit Lestrade, recueilli ce matin un nouvel indice. Un voyageur passé à Aldgate lundi soir vers onze heures quarante, dans un train métropolitain ordinaire, déclare avoir entendu un bruit sourd, comme celui qu’aurait fait la chute d’un corps sur la voie. C’était juste avant que le train n’atteignît la station. Il régnait un brouillard opaque, le témoin ne put rien voir. Mais qu’avez-vous, monsieur Holmes ?

Mon ami, à ce moment, examinait, d’un air d’intense curiosité, les rails, qui, au sortir du tunnel, dessinaient une courbe. La station d’Aldgate est un lieu de croisement, un nœud de lignes. C’est au point même où elles bifurquent que ses yeux étaient ainsi fixés ; et sur son visage aigu, mobile, je pouvais voir cette contraction des lèvres, ce frémissement des narines, ce rapprochement des sourcils touffus, que je connaissais si bien.

— Les aiguilles… murmura-t-il, les aiguilles…

— Quoi ? que voulez-vous dire ?

— Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup d’aiguilles sur un réseau comme celui-ci ?

— Il n’y en a qu’un petit nombre.

— Et une courbe par-dessus le marché. Des aiguilles et une courbe… Si ça pouvait être ça !

— Vous avez une idée, monsieur Holmes ?

— Une idée… non, un soupçon d’idée tout au plus. Mais l’affaire prend de l’intérêt. Évidemment, ce serait inouï, tout à fait inouï… Et pourquoi pas, en somme ? Je ne vois pas de taches de sang sur la ligne.

— Il y en avait fort peu…

— Pourtant, j’ai cru comprendre que le mort avait une énorme blessure ?

— Les os brisés, mais pas de plaie grave.

— Tout de même, on s’attendrait à voir du sang. Me serait-il possible d’examiner le train d’où un voyageur déclare avoir entendu le bruit d’une chute dans le brouillard ?

— Hélas ! non, monsieur Holmes. On a déjà disloqué le train et redistribué les voitures.

— Je vous assure, monsieur Holmes, dit Lestrade, que toutes les voitures ont été examinées avec soin. J’y ai avisé moi-même.

C’était une des faiblesses de mon ami de ne savoir pas tolérer une intelligence moins prompte que la sienne.

— Comme si je ne m’en doutais pas ! fit-il en tournant le dos. Ce n’est pas les voitures que j’aurais tenu à examiner. Allons, Watson, nous n’avons plus rien à faire ici. Nous ne vous dérangerons pas davantage, monsieur Lestrade. Nos recherches vont maintenant se diriger du côté de Woolwich.

À London Bridge, Holmes rédigea un télégramme, qu’il me fit lire avant de l’expédier, et qui était ainsi conçu :

Aperçois une lueur, peut-être fugitive. Prière m’envoyer, par messager qui attendra mon retour à Baker Street, liste détaillée de tous espions ou agents internationaux surveillés en Angleterre, avec adresse complète. — Sherlock.

— Cette liste pourrait nous être utile, Watson, me dit Holmes au moment où nous nous installions dans le train de Woolwich. Grâces soient rendues à mon frère Mycroft pour avoir sollicité notre concours dans une affaire, qui, vraiment, promet d’être peu banale.

Je lisais sur son ardente figure cette expression d’énergie, de volonté, où je pouvais connaître qu’une circonstance inattendue et révélatrice venait d’ouvrir à sa pensée un nouvel horizon. Voyez le chien de chasse au chenil : ses oreilles pendent, il porte la queue basse ; lâchez-le sur une piste, et, les yeux en feu, tous les muscles tendus, il n’est plus le même. Ainsi Holmes ce matin-là. Il avait changé du tout au tout. Il n’avait plus rien de commun avec le désœuvré qui, quelques heures auparavant, dans son salon où le brouillard l’emprisonnait, incapable de tenir en place, promenait de long en large sa robe de chambre gris souris.

— Nous avons du champ devant nous. Cette histoire peut nous ménager des surprises. Je suis stupide de ne l’avoir pas senti d’emblée.

— Pour l’instant, elle me reste bien obscure.

— Ce n’est pas que j’en voie encore le bout, mais j’ai une idée qui peut nous mener loin : Cadogan West aura trouvé la mort ailleurs que dans le train ou sur la voie ferrée, et l’on se sera débarrassé du corps en le mettant sur le toit d’une voiture !

— Est-il possible ?

— En effet, cela semble étrange. Mais considérez les faits. Est-ce pur hasard si on le trouve à l’endroit même où le train oscille et penche en prenant l’aiguille ? Un objet placé sur le toit d’une voiture ne doit-il pas, presque fatalement, tomber à cet endroit ? Le passage sur l’aiguille n’affecterait pas un objet placé à l’intérieur du train. Ou le corps est tombé du toit d’une voiture, ou il s’est produit je ne sais quelle coïncidence. Joignez qu’on ne trouve pas de sang sur la ligne. Évidemment, on n’en peut trouver si c’est ailleurs que le corps a saigné. Chacun de ces deux faits est significatif en soi. Réunis, ils prennent une force double.

— Et le fait du billet ! m’écriai-je.

— Précisément. Nous n’expliquions pas l’absence du billet : maintenant elle s’explique. Tout concorde et fait bloc.

— D’ailleurs, votre théorie admise, la mort de Cadogan West n’en demeure pas moins mystérieuse. Le problème n’est pas simplifié, il devient seulement plus bizarre.

— Peut-être, fit Holmes pensif, peut-être.

Et il se plongea dans une rêverie silencieuse, d’où il ne sortit qu’au moment où notre train fit halte à la station de Woolwich. Alors, ayant hélé un cab, il tira de sa poche le papier que lui avait remis son frère.

— Nous avons, me dit-il, une tournée de visites à faire. Je crois que sir James Walter réclame le premier notre attention.

Ce haut fonctionnaire habitait une villa charmante, au milieu de pelouses vertes qui descendaient jusqu’à la Tamise. Au moment où nous y arrivions, le brouillard se levait, le soleil déchirait faiblement son voile humide. Un maître d’hôtel répondit à notre coup de sonnette.

— Sir James, messieurs ? nous dit-il, la mine grave ; sir James est mort ce matin.

— Juste ciel ! s’écria Holmes, tout saisi. Et comment est-il mort ?

— Si vous vouliez prendre la peine d’entrer, messieurs, et de voir son frère, le colonel Valentin ?

— C’est ce que nous avons de mieux à faire.

On nous introduisit dans un salon à peine éclairé, où ne tarda pas à nous rejoindre le frère cadet du défunt. C’était un fort bel homme de cinquante ans, grand, majestueux, et qui portait une mince barbe. Ses yeux hagards, ses joues marbrées, sa chevelure en désordre, tout, chez lui, annonçait le malheur qui frappait brusquement la famille.

— Si mon frère est mort, nous dit-il d’une voix entrecoupée par l’émotion, la faute en est à cet affreux scandale. Sir James était très chatouilleux en matière d’honneur, très fier du service dont il avait la charge. Il n’a pu survivre à cette affaire. Le coup était trop rude, son cœur s’est brisé.

— Nous espérions obtenir de vous quelques indications, grâce auxquelles nous aurions un peu débrouillé cette histoire.

— Croyez qu’elle n’était pas moins mystérieuse pour lui que pour nous tous. Il avait déjà fait part de tout ce qu’il savait à la police. Bien entendu, il ne doutait pas que Cadogan West ne fût coupable ; mais quant au reste, il n’y comprenait rien.

— Ainsi, vous n’avez aucun renseignement à nous fournir ?

— Aucun. Je ne sais personnellement que ce que j’ai lu ou entendu. Je ne voudrais pas manquer de courtoisie, mais vous comprendrez, monsieur Holmes, que dans l’affliction où nous sommes, je vous prie de bien vouloir abréger cet entretien.

— Du diable si nous pouvions prévoir une telle péripétie ! me dit mon ami, tandis que nous regagnions notre cab. Le pauvre homme sera-t-il mort de mort naturelle ? Ou se sera-t-il suicidé, et devrons-nous en conclure qu’il se reprochât quelque négligence professionnelle ? C’est ce que l’avenir nous dira. En attendant, allons chez les Cadogan West.

Une maison modeste, et d’ailleurs fort bien tenue, abritait la malheureuse mère. Accablée par le chagrin, la vieille dame n’était guère en état de nous aider dans notre enquête. Mais près d’elle se trouvait une jeune fille dont la pâleur nous frappa, et qui se présenta elle-même comme étant miss Violet Westbury, la fiancée de la victime. Elle était la dernière personne qui eût vu Cadogan West le soir du funeste événement.

— Je suis dans la stupeur, monsieur Holmes, dit-elle. Je n’ai pas fermé l’œil depuis le drame. Jour et nuit, je pense, je pense, sans parvenir à concevoir la vérité. Arthur était l’homme le plus loyal, le plus chevaleresque, le plus patriote qui fût au monde. Il se serait coupé la main plutôt que de livrer un secret d’État confié à sa garde. Pour qui l’a connu, ce qui arrive est quelque chose de positivement impossible, absurde, monstrueux.

— Mais les faits, pourtant, miss Westbury ?

— J’avoue que je ne les explique pas.

— Avait-il besoin d’argent ?

— Non. Ses goûts étaient simples et ses appointements très larges. Il avait économisé quelques centaines de livres. Nous allions nous marier au nouvel an.

— Il ne manifestait aucune excitation mentale ? Voyons, miss Westbury, soyez tout à fait franche avec nous.

L’œil exercé de mon compagnon avait surpris un changement dans l’attitude de la jeune fille. Elle rougit, hésita.

— Oui, répondit-elle enfin, je sentais qu’il avait quelque chose en tête.

— Depuis longtemps ?

— Depuis environ une semaine. Il était soucieux, tourmenté. Un jour où j’essayais de le faire parler, il convint qu’il avait un ennui dans sa vie de fonctionnaire. « Mais c’est, me dit-il, une chose trop sérieuse pour que je m’en ouvre à personne, et même à vous. » Je n’en pus tirer davantage.

Holmes s’était rembruni.

— Continuez, miss Westbury ; même au risque de charger votre fiancé, continuez. Qui sait où cela peut nous conduire ?

— Je n’ai rien de plus à dire. Une ou deux fois, il me sembla qu’il était sur le point de m’avouer quelque chose. Il me parla un soir de l’importance du secret officiel qu’il détenait ; si j’ai bonne mémoire, il ajouta que des espions payeraient cher pour s’en rendre maîtres.

Le visage d’Holmes s’assombrit encore.

— Et puis ?

— Et puis, il prétendit que nous sommes, nous autres Anglais, trop insouciants en pareille matière ; qu’il serait facile à un traître de détourner les plans.

— Ce n’est que tout récemment qu’il vous fit ces remarques ?

— Tout récemment.

— Racontez-nous votre dernière soirée avec lui.

— Nous devions aller au théâtre. Il faisait un brouillard si épais qu’on ne pouvait songer à se procurer un cab. Nous partîmes à pied. Notre chemin passait aux abords de l’arsenal. Soudain, mon fiancé disparut dans le brouillard.

— Sans un mot ?

— En poussant une exclamation, c’est tout. Je l’attendis longtemps, il ne reparut pas ; et je m’en retournai chez moi de guerre lasse. Le lendemain matin, après l’ouverture des bureaux, on vint ici se renseigner. Nous apprîmes vers midi la terrible nouvelle. Ah ! monsieur Holmes, il avait une telle conscience ! Si au moins, grâce à vous, son honneur pouvait être sauf !

Holmes hocha la tête.

— Venez, Watson. Nous n’en avons pas fini. Il faut que nous passions au bureau où l’on a pris les papiers.

Et comme nous remontions en voiture :

— Tout accusait déjà ce jeune homme, nos renseignements fortifient les présomptions que nous avions contre lui. L’approche de son mariage devient un motif de crime. Il a besoin d’argent. Cette idée d’argent le poursuit, car il en parle. Il entretient sa fiancée des plans qui lui sont confiés, et, par là, il la rend presque complice de sa trahison. Je ne vois rien qui ne le charge.

— Cependant, Holmes, le caractère d’un individu compte bien pour quelque chose ? Puis, encore une fois, aurait-il abandonné la jeune fille dans la rue avant d’aller commettre son crime ?

— Oui, j’entends, le cas n’est pas absolument clair. Mais je vous réponds qu’il est formidable. Au bureau de l’arsenal, le premier dessinateur, M. Sidney Johnson, nous accueillit avec le respect qu’inspirait toujours le nom d’Holmes. C’était un homme entre deux âges, maigre, renfrogné, l’air égaré, le nez chevauché par des lunettes, les mains agitées d’une sorte de tremblement convulsif.

— Que de tristesses, monsieur Holmes, que de tristesses ! Vous avez su la mort de sir James ?

— Nous venons de chez lui.

— Le bureau est en désarroi. Notre chef est mort. Cadogan West est mort. On nous a pris nos papiers. Et pourtant, quand nous avons fermé notre porte lundi soir, il n’y avait pas un service du gouvernement où se fît meilleure besogne ! Et ce Cadogan West, commettre une pareille infamie !

— Vous êtes donc certain de sa culpabilité ?

— Le moyen de n’y pas croire ? Moi qui aurais eu confiance en lui comme en moi-même !

— À quelle heure a eu lieu la fermeture du bureau ?

— À cinq heures.

— Est-ce vous qui l’avez fermé ?

— Je suis toujours le dernier à sortir.

— Où étaient les plans ?

— Dans ce coffre. C’est moi qui les y avais mis.

— Le bureau n’a pas de gardien ?

— Il en a un, mais qui doit aussi surveiller les autres bâtiments. C’est un vieux soldat, un homme des plus sûrs. Il n’a rien vu ce soir-là. Je ne vous apprends pas que le brouillard était très dense.

— Supposé que Cadogan West voulût entrer dans le bureau après la fermeture, il lui fallait, n’est-ce pas, trois clefs pour arriver jusqu’aux papiers ?

— Oui, trois : celle du bâtiment où est le bureau, celle du bureau, et celle du coffre.

— Sir James Walter et vous aviez seuls les clefs ?

— Je n’avais pas les clefs des portes, je n’avais que celle du coffre.

— Sir James était-il un homme ordonné ?

— Je le crois. En ce qui concerne les clefs, je sais qu’il en avait un trousseau, je le lui ai souvent vu dans les mains.

— Et il emportait ce trousseau à Londres ?

— Du moins, il le disait.

— Vous-même, ne vous êtes-vous jamais dessaisi de votre clef ?

— Jamais.

— Si donc Cadogan West est coupable, il faut qu’il en eût un double ; on n’a cependant trouvé sur lui aucune clef. Autre chose : un employé du bureau qui eût voulu vendre les plans n’eût-il pas trouvé plus simple de les copier que d’en prendre les originaux ?

— Une bonne copie susceptible d’être utilisée eût exigé des connaissances techniques considérables.

— J’imagine que sir James, ou vous, ou Cadogan West, vous possédiez ces connaissances techniques ?

— Sans doute. Mais je vous prie de ne pas me mêler à cette affaire, monsieur Holmes ; inutile d’aller chercher midi à quatorze heures quand on a trouvé les originaux sur Cadogan West.

— Permettez : on peut s’étonner qu’il ait couru le risque de prendre les originaux s’il lui suffisait d’en faire des copies qui lui eussent rendu le même service.

— Soit ! mais il les a pris.

— Chaque détail de cette enquête apporte vraiment quelque chose d’inexplicable. Ce n’est pas tout : il manque trois des papiers, et qui sont, je crois, les plus importants ?

— En effet.

— Voulez-vous dire que, possédant ces trois papiers, on peut construire un Bruce-Partington sans le secours des sept autres ?

— C’est l’avis que j’ai d’abord exprimé à l’Amirauté. J’en suis moins sûr aujourd’hui, après avoir examiné les dessins à tête reposée. Dans l’un des papiers retrouvés figure le dessin des doubles valves à coulisses automatiques. À moins que les étrangers qui ont détourné les documents n’aient eux-mêmes inventé ces valves, ils ne peuvent construire le sous-marin. Mais rien ne dit qu’ils ne résoudront pas très vite le problème.

— Bref, vous affirmez que les trois dessins qui manquent sont de la première importance ?

— Sans nul doute.

— Je ne crois pas avoir d’autre question à vous faire. Avec votre permission, je donnerai un coup d’œil au bureau.

Holmes inspecta tour à tour la serrure du coffre, la porte de la salle, et finalement les volets de fer de la fenêtre, mais son intérêt ne s’éveilla qu’au dehors, quand nous fûmes sur la pelouse. Il y avait, près de la fenêtre, un laurier dont il était visible qu’on avait froissé ou cassé plusieurs branches. Il les examina soigneusement, à la loupe, ainsi que quelques vagues empreintes marquées à cet endroit sur le sol. Enfin, ayant prié M. Sidney Johnson de fermer les volets de fer, il lui fit observer que les battants joignaient mal et que n’importe qui pouvait voir de l’extérieur ce qui se passait dans la pièce.

— Malheureusement, nos constatations sont en retard de trois jours, je n’ai pas idée qu’elles servent à grand’chose, ni que Woolwich ait rien d’autre à nous apprendre. Allons, nous avons fait maigre récolte, Watson, tâchons d’être plus heureux à Londres.

Quoi qu’en pensât Holmes, notre maigre récolte devait, avant notre départ de Woolwich, s’enrichir d’une gerbe. L’employé de la gare préposé à la distribution des billets nous dit avoir vu, le lundi soir, Cadogan West, qu’il connaissait fort bien, partir pour Londres par le train de 8 h. 15. Le jeune homme était seul. Il demanda un billet de troisième classe à destination de London Bridge. L’employé fut frappé de son agitation : sa main tremblait tellement qu’il fallut l’aider à ramasser sa monnaie. Nous vîmes, en consultant l’horaire, que le train de 8 h. 15 était le premier qu’il pût prendre après avoir quitté sa fiancée vers 7 heures et demie.

— Essayons de coordonner ce que nous savons, me dit Holmes après une demi-heure de silence. Je ne me rappelle pas une de nos enquêtes où nous ayons rencontré un cas plus embrouillé. Chaque pas nous découvre un nouvel obstacle. N’empêche que nous avons fait un notable progrès. Le résultat de notre visite à Woolwich est, dans l’ensemble, fâcheux pour Cadogan West ; mais les indications fournies par la fenêtre nous inclineraient à une hypothèse plus favorable. Supposons, par exemple, qu’un agent étranger ait essayé de circonvenir Cadogan West, en s’y prenant de manière à le mettre dans l’impossibilité de parler : ceci nous explique déjà le trouble du jeune homme, les réflexions qui lui ont échappé devant sa fiancée. Bien. Supposons ensuite qu’allant au théâtre avec la jeune fille, il aperçoive brusquement dans le brouillard l’espion se dirigeant vers l’arsenal. Nous savons que c’est un garçon impétueux et décidé. Il n’écoute que son devoir. Il suit l’homme, arrive devant la fenêtre du bureau, s’aperçoit que les documents ont disparu et se jette à la poursuite du voleur : ainsi se justifie cette grosse objection que, pouvant copier les dessins, il se fût gardé de les prendre. Ce n’est pas lui qui a pris les dessins, c’est l’espion. Jusque-là rien que de logique.

— Mais après ?

— Ici les difficultés commencent. Il semblerait qu’en des circonstances pareilles le premier mouvement de Cadogan West dût être d’empoigner l’homme et de crier au voleur. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Serait-ce que l’homme était un haut fonctionnaire ? La conduite de Cadogan West devient alors explicable. Ou bien, l’homme ayant réussi à se perdre dans le brouillard, Cadogan West part-il précipitamment pour Londres dans l’intention de le devancer chez lui, en présumant qu’il connût son adresse ? Il ne faut pas moins qu’un motif très impérieux pour qu’il lâche sa fiancée dans le brouillard et ne se préoccupe plus de lui donner de ses nouvelles. Là, notre piste s’arrête. Il y a solution de continuité entre notre hypothèse et le fait que nous ne retrouvons plus Cadogan West que mort, couché sur le toit d’une voiture de Métro, avec sept des papiers dans sa poche. Mon instinct me dit qu’à présent il s’agit de prendre l’affaire par l’autre bout. Si Mycroft m’a envoyé la liste que je lui ai demandée, nous avons des chances de flairer le voleur et de courir deux pistes au lieu d’une.

Dès notre arrivée à Baker Street, on nous remit une lettre qu’avait apportée en grande hâte un huissier du ministère. Holmes la parcourut du regard et me la passa.

Nous connaissons un bon nombre d’espions, mais ce n’est en général que menu fretin. Trois seulement sont capables d’un coup de cette force : Adolf Meyer, 13, Great George Street, Westminster ; Louis La Rothière, Campden Mansions, à Notting Hill, et Hugo Oberstein, 13, Caulfield Gardens, à Kensington. Ce dernier était lundi à Londres, on ne l’y a pas vu depuis. Je suis heureux de savoir que vous apercevez, comme vous dites, une lueur dans les ténèbres. Le ministère attend vos conclusions avec angoisse. Des représentations nous ont été faites de très haut. Toutes les forces de l’État sont, si vous en avez besoin, à votre service. — Mycroft.

— Sauf erreur, dit Holmes en souriant, nous n’aurons que faire, je crois, des hommes et des chevaux de la Reine.

Puis, ayant déployé devant lui une grande carte de Londres :

— Eh, mais ! dit-il, les choses m’ont l’air de prendre le tour que nous aurions souhaité. En bonne foi, j’estime, Watson, que nous pourrions n’être pas loin de la réussite.

Et dans un accès de gaîté il me tapa sur l’épaule.

— Je sors. Tranquillisez-vous, je ne vais qu’en reconnaissance, je ne ferai rien de sérieux sans mon digne camarade et chroniqueur. Demeurez ici, vous m’y reverrez, selon toute probabilité, dans une ou deux heures. Si le temps vous dure, prenez un cahier de papier ministre et une plume, commencez à raconter comment nous avons sauvé l’état.

Je me sentais gagné par sa confiance et sa bonne humeur, car, lorsqu’il s’abandonnait de la sorte, ce n’était jamais sans cause. Aussi n’attendis-je son retour qu’avec plus d’impatience durant toute cette longue soirée de novembre. Vers neuf heures, un messager m’apporta le petit mot que voici :

Je dîne au restaurant Goldini, Gloucester Road, à Kensington. Ayez l’obligeance de m’y rejoindre tout de suite. Prenez un rossignol, une lanterne sourde, un ciseau à froid et un revolver. — S. H.

Joli équipement pour un honnête citoyen, quand les rues sont drapées d’un brouillard presque impénétrable ! Je fourrai tout cela, discrètement, dans les poches de mon pardessus, et me rendis tout droit au grand restaurant italien dont mon ami me donnait l’adresse. Je l’y trouvai assis à une petite table ronde, près de la porte.

— Vous avez dîné ? Alors, faites comme moi, prenez le café avec un petit verre de curaçao, fumez les cigares de l’établissement, ils sont moins détestables qu’on ne pourrait le craindre. Vous avez les outils ?

— Là, dans mon pardessus.

— À merveille. Laissez-moi vous indiquer, brièvement, d’abord ce que j’ai fait, ensuite ce qui nous reste à faire. Je suppose qu’il est bien évident pour vous, Watson, que le corps de Cadogan West fut placé sur le toit d’une voiture du train ? Pour moi, j’en eus la certitude dès l’instant où j’eus établi que le corps était tombé du toit et non de l’intérieur d’une voiture.

— N’aurait-il pu tomber de la plate-forme ?

— Impossible. Examinez le toit d’un wagon, vous verrez qu’il est légèrement arrondi et n’a pas de garde-corps. D’où nous conclurons avec assurance qu’on y avait placé Cadogan West.

— Comment avait-on fait pour l’y placer ?

— Je n’en vois qu’une manière. Vous savez que la ligne, habituellement souterraine, court à découvert sur certains points du West-End. Comme je cherchais pour mon propre compte la réponse à la question que vous venez de m’adresser, je crus me rappeler qu’en diverses occasions, voyageant dans ces parages, j’avais remarqué des fenêtres juste au-dessus de ma tête. Supposez qu’un train fît halte sous l’une de ces fenêtres, où serait la difficulté de déposer un corps sur l’un des wagons ?

— Cela paraît bien improbable.

— N’oublions pas le vieil axiome, d’après lequel, une fois toutes les autres hypothèses écartées, s’il n’en reste qu’une improbable, elle est la bonne. Ici, j’ai dû écarter toutes les autres hypothèses. Quand j’ai su que le maître espion qui venait de quitter Londres habitait une des maisons donnant sur la voie du chemin de fer, j’ai été si ravi de ma découverte que ma brusque gaîté n’a pas laissé de vous surprendre.

— C’était donc cela ?

— C’était cela. Au no 13 de Caulfield Gardens habitait M. Hugo Oberstein. Cette adresse et ce nom donnaient un objectif à mes recherches. Je commençai mes opérations à la station de Gloucester Road. Un employé se mit complaisamment à ma disposition ; nous parcourûmes ensemble la ligne, ce qui me permit de constater non seulement que les fenêtres postérieures de Caulfield Gardens donnent sur la voie, mais encore, et ceci est capital, qu’en raison de l’importance des croisements qui se font à cet endroit, les trains s’y arrêtent fréquemment plusieurs minutes.

— Magnifique, Holmes ! Vous aviez mis dans le mille !

— Du calme, Watson, du calme ! Nous avançons, nous ne touchons pas au but. Donc, ayant vu de dos Caulfield Gardens, je l’abordai de face. Je m’y renseignai : l’oiseau s’en était envolé. Caulfield Gardens est un très vaste immeuble, dont il m’a semblé que les étages supérieurs étaient dégarnis. Oberstein y logeait avec un seul domestique, probablement son homme de confiance et son complice. Mettons-nous en tête que, s’il est passé sur le Continent, c’est pour y disposer de son butin, non pas pour fuir ; car il n’a aucun sujet de craindre une arrestation ni de prévoir qu’un policier amateur doive perquisitionner chez lui. C’est précisément ce que nous allons faire.

— Ne pourrions-nous avoir un mandat d’arrêt en bonne forme ?

— Difficilement, faute de preuves suffisantes.

— Qu’espérez-vous donc ?

— Nous ignorons quelles intelligences se cachent là-dessous.

— Je n’aime pas beaucoup ces façons de procéder, Holmes.

— Mon cher ami, vous ferez le guet dans la rue ; s’il y a des responsabilités criminelles, je les assume toutes. Songez au billet de Mycroft, à l’Amirauté, au ministre, à la pauvre fiancée qui pleure en attendant des nouvelles. Il faut que nous partions.

Pour toute réponse, je me levai de table.

— Vous avez raison, il faut que nous partions, Holmes.

Se dressant d’un bond, il me serra la main.

— J’étais bien sûr que vous n’hésiteriez pas longtemps, me dit-il.

Et jamais je n’avais lu dans ses yeux quelque chose qui fût si voisin de la tendresse. Cela ne dura qu’une seconde, après quoi il reprit sa parfaite possession de lui.

Caulfield Gardens est un de ces immenses logis à façade plate, à colonnes et à portique, dont l’époque de Victoria, vers son milieu, dota si profusément le West-End de Londres. Comme nous en approchions, nous entendîmes un bourdonnement de voix et les sons d’un piano : il devait y avoir dans la maison une réunion enfantine. Le brouillard nous enveloppait de ses plis tutélaires. Holmes, ayant allumé sa lanterne, en éclaira la lourde porte d’entrée.

— Forcer cette porte serait une entreprise sérieuse, Watson. Certainement elle est fermée au verrou. Nous ferions mieux de tenter l’entrée du sous-sol. Il y a là un couloir voûté qui nous offrirait un excellent abri dans le cas où un policeman trop bien intentionné voudrait faire du zèle. Aidez-moi, je vous aiderai à mon tour.

Une minute plus tard, nous étions tous les deux dans la petite cour située en contre-bas de l’immeuble. À peine en avions-nous gagné la partie la plus sombre que le pas d’un policeman résonnait dans le brouillard au-dessus de nous. Quand il se fut lentement éloigné, je vis Holmes s’attaquer à la porte de service. Elle ne tarda pas à s’ouvrir. Nous nous élançâmes dans le couloir, dont il eut soin de refermer la porte ; puis nous montâmes un escalier tournant, sans tapis. Soudain la lanterne de mon ami révéla devant nous une fenêtre.

— La fenêtre, Watson. Nous y sommes.

Juste à ce moment, comme il levait le châssis, un sourd murmure se fit entendre, qui devint très vite un grondement énorme ; puis un train passa à toute vitesse. Holmes posa sa lanterne sur l’appui : la fumée des machines y avait laissé, à la longue, une couche de suie ; mais les marques d’un frottement étaient visibles, en certains endroits, sur le noir de la surface.

— Voyez-vous, Watson, c’est là qu’on avait allongé le corps. Eh, parbleu ! Qu’est ceci ? Du sang, pas de doute.

Et Holmes désignait du doigt de légères taches imprimées sur le cadre de la fenêtre.

— En voilà également sur la pierre de l’escalier, la démonstration est complète. Nous allons rester ici jusqu’à l’arrêt du train.

Notre attente fut courte. L’un des premiers trains qui suivirent ralentit presque aussitôt qu’il fut sorti du tunnel, et, dans un grincement de freins, s’arrêta au-dessous de nous. Il n’y avait pas quatre pieds d’écart entre le rebord de la fenêtre et le toit des voitures. Holmes referma doucement la fenêtre.

— Jusqu’ici, nos présomptions se vérifient, dit-il. Qu’en pensez-vous, Watson ?

— J’en pense que cela tient du chef-d’œuvre, il s’en faut peu que vous ne vous dépassiez.

— Tel n’est pas mon avis. Du moment où j’avais admis cette idée, après tout fort simple, qu’on avait placé le corps sur le toit, le reste allait tout seul. N’étaient les graves intérêts auxquels touche cette affaire, elle serait encore insignifiante. Somme toute, aucune des difficultés qu’elle soulève n’est aplanie. Peut-être ferons-nous ici quelque utile découverte.

Nous avions monté l’escalier de la cuisine, nous nous trouvions au premier étage, dans un appartement de trois pièces. Ni la salle à manger, sobrement meublée, ni la chambre à coucher n’avaient rien qui méritât l’attention. Il n’en était pas ainsi du cabinet de travail, tout encombré de livres et de papiers. Holmes l’explora de fond en comble. Avec autant de vivacité que de méthode, il fouilla tous les tiroirs, bouleversa toutes les armoires, sans que je visse sur sa figure le petit rayonnement qu’y mettait toujours le succès. Au bout d’une heure, il n’était pas plus avancé dans ses recherches.

— Ce maudit brouillard, dit-il, a protégé la fuite du criminel. Le gredin n’a rien laissé qui l’accuse. Il a détruit ou emporté tout ce qui, dans sa correspondance, pouvait le compromettre. Je n’ai plus d’espoir qu’en ceci.

Holmes, ce disant, me montrait une petite cassette métallique posée sur le bureau. Avec son ciseau à froid, il en fit sauter le couvercle. Elle contenait divers rouleaux de papiers couverts de calculs et de chiffres, sans autre indication qu’un ou deux mots plusieurs fois répétés qui avaient l’air de se rapporter à un sous-marin. Holmes repoussa le tout d’un geste impatient. Restaient quelques petites coupures de presse dans une enveloppe. Il les fit tomber sur la table ; instantanément, sa physionomie expressive m’avertit qu’il renaissait à l’espoir.

— Qu’est ceci, Watson, qu’est ceci ? Une correspondance par voie de presse. Au caractère et au papier, je reconnais le Daily Telegraph. Pas de dates, mais l’ordre des communications se reconstitue de lui-même. Voici apparemment le début : Pensais avoir plus tôt de vos nouvelles. Conditions acceptées. Écrivez à l’adresse donnée sur carte. — Pierrot. Puis : Trop compliqué par lettre. Me faut rapport complet. Paiement contre remise marchandise. — Pierrot. Puis encore : Temps presse. Obligé retirer offres si affaire pas conclue. Donnez rendez-vous par lettre, confirmerai par journal. — Pierrot. Enfin : Lundi soir après neuf heures. Deux petits coups. Serons seuls. Ne soyez pas si méfiant. Paiement en espèces contre livraison. — Pierrot. C’est un courrier complet, Watson. Si nous pouvions arriver jusqu’au destinataire !


Et mon ami s’assit, perdu dans ses pensées, tambourinant des doigts sur la table. Un brusque sursaut le releva.

— Après tout, ce ne sera peut-être pas si difficile. Nous avons vu ici tout ce que nous avions à voir. Allons au bureau du Daily Telegraph ; après cela, je crois que nous n’aurons pas perdu notre journée.

Le lendemain, Holmes, ayant mandé chez nous après le déjeuner Mycroft et Lestrade, les mit au courant de nos faits et gestes. À l’aveu du cambriolage que nous avions commis, Lestrade hocha la tête.

— Ce sont de ces choses, dit-il, qu’on ne se permet pas dans la police. Rien d’étonnant si les résultats que nous obtenons ne valent pas les vôtres. Mais un de ces jours vous dépasserez la mesure, vous vous mettrez dans un vilain cas, votre ami et vous.

— Pour l’Angleterre, nos foyers, et la beauté… hein, Watson ? Nous serons des martyrs du patriotisme ! Vous ne nous avez pas encore donné votre avis, Mycroft ?

— Mon avis, c’est que tout ce que vous avez fait est admirable. Mais ensuite ?

Holmes prit sur la table un numéro du Daily Telegraph.

— Avez-vous lu, dit-il, ce matin, dans la petite correspondance, la communication de Pierrot ?

— Quoi ? encore une ?

— Je vous la lis : Ce soir. Même heure. Même endroit. Deux petits coups. Importance capitale. Votre sécurité en jeu. — Pierrot.

By George ! s’écria Lestrade, si l’individu répond à ça, nous le tenons !

— C’est précisément ce que je me suis dit en publiant cette note. Si vous voulez bien, ce soir, vers huit heures, nous accompagner à Caulfield Gardens, j’ai idée que nous serons très vite au bout de nos peines.

Une des caractéristiques les plus notables de Sherlock Holmes, c’était la faculté qu’il avait d’interrompre l’action de sa pensée quand il jugeait qu’elle ne pouvait plus s’exercer utilement, et de la détourner sur des sujets plus frivoles. Je me souviens qu’il passa toute cette mémorable journée absorbé dans une étude qu’il avait entreprise sur les Motets Polyphoniques de Lassus. Quant à moi, n’ayant pas ce pouvoir de détachement, je trouvai les heures interminables. L’intérêt national qui s’attachait à l’affaire, l’anxiété qui régnait en haut lieu, le caractère direct de l’aventure que nous tentions, tout contribuait à m’énerver. J’éprouvai un soulagement lorsque, enfin, après un dîner sommaire, nous partîmes pour notre expédition. Chemin faisant, nous nous renforçâmes de Lestrade et de Mycroft, à qui nous avions donné rendez-vous devant la station de Gloucester Road. La porte de service du logis d’Oberstein était restée ouverte depuis la veille ; mais comme Mycroft Holmes refusait avec indignation d’escalader la clôture, je dus entrer le premier pour lui ouvrir la porte du vestibule. À neuf heures, nous étions tous installés dans le cabinet de travail, attendant notre homme.

Une heure passa, puis une autre. Quand l’horloge de la grande église voisine battit onze coups, nous crûmes entendre le glas de nos espérances. Lestrade et Mycroft ne tenaient pas en place, deux fois par minute ils consultaient leurs montres. Holmes était silencieux, calme, les paupières à demi closes, mais tous les sens en éveil. Soudain, il releva la tête.

— Le voilà qui arrive, fit-il.

Un pas furtif s’était fait entendre à la porte extérieure. Il s’éloigna, revint, suivi d’une sorte de piétinement indécis, enfin la porte résonna sous un double choc du marteau. Le gaz, dans le hall, ne donnait qu’un point de flamme. Holmes, qui était allé ouvrir, s’effaça devant une forme noire. Aussitôt, refermant la porte, l’assujettissant au verrou :

— Par ici, dit-il.

Le visiteur apparut devant nous. Un cri de surprise lui échappa. Il voulut fuir ; Holmes, accouru sur ses talons, l’empoigna au collet. Nous ne lui laissâmes pas le temps de se remettre. Il promena autour de lui des yeux hagards, chancela, tomba sans connaissance. Dans sa chute, son chapeau roula sur le parquet, le cache-nez qui l’emmitouflait glissa de son menton ; à sa large barbe soyeuse et fine, à ses traits délicats, nous reconnûmes le colonel Valentin Walter.

Holmes lui-même ne put dissimuler son étonnement.

— Ah ! par exemple, Watson, dit-il, traitez-moi d’imbécile dans vos chroniques, mais du diable si je croyais chasser cet oiseau-là !

— Qui est-ce ? demanda vivement Mycroft.

— Le frère cadet de feu sir James Walter, chef du Bureau des Sous-Marins. Oui, oui, je vois de quoi il retourne. Allons, notre homme revient à lui, vous devriez me laisser le soin de le confesser.

Nous avions étendu le colonel sur un canapé. Il s’était redressé, il regardait de tous les côtés, passant et repassant la main sur son front, de l’air d’un homme qui ne comprend rien à ce qui se passe ; et l’horreur le disputait chez lui à la stupeur.

— Qu’y a-t-il donc ? fit-il. Je venais voir M. Oberstein.

— Nous savons tout, lui répondit Holmes. Comment un Anglais, un gentleman, peut-il se conduire de la sorte ? Cela me dépasse. Nous sommes au courant de vos relations, de votre correspondance avec Oberstein, nous n’ignorons rien des circonstances dans lesquelles le jeune Cadogan West a trouvé la mort. Laissez-moi vous conseiller de montrer au moins votre repentir par un aveu complet, puisqu’il est encore quelques détails que nous pouvons apprendre de votre bouche.

Le colonel, gémissant, enfouit son visage dans ses mains. Nous attendîmes. Il gardait toujours le silence.

— Je vous assure, reprit Holmes, que nous connaissons déjà tout ce qu’il nous importe de connaître. Vous aviez besoin d’argent, vous avez pris une empreinte des clefs que gardait votre frère, vous êtes entré en correspondance avec Oberstein, qui vous a répondu par la voie du Daily Telegraph. Lundi, profitant du brouillard, vous êtes revenu dans la soirée au bureau de l’arsenal ; mais vous avez été surpris et suivi par le jeune Cadogan West, qui avait probablement ses raisons de vous suspecter. Il vous a vu enlever les documents. Il craignit cependant de donner l’alarme, car peut-être, après tout, ne les aviez-vous pris que pour les apporter à votre frère à Londres. En bon citoyen, oubliant ses affaires personnelles, il s’élança derrière vous dans le brouillard, ne vous lâchant pas d’une semelle jusqu’au moment où il vous vit entrer dans cette maison. Et comme, alors, il intervenait, vous avez, vous, colonel Walter, ajouté à la trahison le plus horrible des meurtres.

— Non, pas cela, non, je le jure devant Dieu ! s’écria le misérable.

— Qui donc a tué Cadogan West et placé son cadavre sur le toit d’un wagon ?

— Je vais vous le dire. Croyez-moi, je parle en toute franchise. Oui, j’ai pris les papiers, je l’avoue. Une dette de Bourse n’attend pas. J’étais dans un pressant besoin d’argent. Oberstein m’offrait cinq mille livres, c’était pour moi le salut. Mais quant au meurtre, j’en suis aussi innocent que vous-même.

— Alors ?…

— Cadogan West, en effet, me soupçonnait. Il me suivit. Je ne m’en avisai qu’en arrivant à la porte de cette maison. Il faisait un de ces brouillards qui arrêtent la vue à quelques pas. Je frappai deux coups, Oberstein vint m’ouvrir. Le jeune homme s’élança derrière moi, me demandant ce que je voulais faire des papiers. Oberstein, qui avait toujours sur lui un casse-tête, en frappa si violemment le pauvre garçon, qu’en cinq minutes il était mort. Nous étions fort embarrassés de ce cadavre, ne sachant comment nous en défaire, quand Oberstein se rappela qu’à tout instant des trains faisaient halte devant l’une de ses fenêtres. Toutefois, il commença par examiner les papiers que j’apportais. Il en retint trois comme essentiels et me rendit les autres. « Vous n’en pouvez garder aucun, lui dis-je. Ce serait un scandale à Woolwich si on ne les retrouvait tous en place. — Je suis pourtant obligé, me répondit-il, de garder les trois qui m’intéressent. Ils ont un caractère trop technique pour que j’en puisse prendre immédiatement des copies. — Alors, répliquai-je, il faut que je les remporte tous ce soir même. » Il réfléchit un instant et s’écria : « Voici ce que je vous propose. Je garderai trois des papiers, nous fourrerons les sept autres dans la poche du jeune homme. On ne manquera pas de mettre toute l’affaire sur son compte. » Je ne voyais pas une autre façon d’en sortir : nous fîmes comme il disait. Il nous fallut attendre une demi-heure avant qu’un train s’arrêtât sous la fenêtre. La nuit était si noire que nous ne risquions pas d’être aperçus. Nous n’eûmes pas de peine à faire descendre le corps sur le toit d’une voiture. C’est tout.

— Et votre frère ?

— Mon frère parlait peu, mais il me surprit une fois en possession de ses clefs, et je crois qu’il me soupçonna. Du moins, je lus le soupçon dans ses yeux. Et depuis, il ne portait plus la tête haute.

Un silence se fit dans la chambre ; ce fut Mycroft Holmes qui le rompit.

— Vous pouvez, en réparant votre acte, alléger votre conscience et peut-être adoucir votre châtiment.

— Dites-moi ce qu’il faut que je fasse.

— Où est Oberstein ? Où sont les papiers ?

— Je l’ignore.

— L’espion ne vous a pas laissé d’adresse ?

— Il m’a dit que, le cas échéant, des lettres qu’on lui adresserait à Paris, Hôtel du Louvre, auraient des chances de le rejoindre.

— Alors, vous avez encore un moyen de réparer, dit Sherlock Holmes.

— Je ferai ce qu’il faudra. Je n’ai certes pas d’obligation à Oberstein, il est la cause de mon déshonneur et de ma ruine.

— Voici du papier et une plume. Asseyez-vous à ce bureau, écrivez ce que je vais vous dicter. D’abord l’adresse, telle qu’elle vous a été donnée, sur cette enveloppe. Bien. La lettre, maintenant. Cher monsieur, vous vous serez sans doute rendu compte, à l’heure actuelle, qu’en ce qui concerne l’objet de notre transaction il vous manque un détail essentiel. J’ai fait un décalque permettant de compléter ce que vous avez. Mais il m’en a coûté un surcroît de peine, et vous ne vous étonnerez pas que je vous demande en retour un supplément de cinq cents livres. Ne m’envoyez rien par la poste, je n’accepterai que de l’or ou des billets de banque. J’irais volontiers vous retrouver à l’étranger, mais un pareil déplacement de ma part, en ce moment-ci, provoquerait les commentaires. Je compte donc vous rencontrer samedi à midi dans le fumoir de l’Hôtel de Charing Cross. Et n’oubliez pas mes conditions : or ou banknotes anglaises. Parfait. Je gage que notre homme s’y laisse prendre.


Holmes disait vrai. C’est un fait acquis à l’histoire — à cette histoire secrète d’une nation qui souvent dépasse tellement en intérêt ses annales publiques — qu’Oberstein, empressé à parfaire le plus beau de ses exploits, mordit à l’hameçon, ce qui lui valut de goûter quinze ans les douceurs d’une prison anglaise. On trouva dans sa valise les inestimables plans du Bruce-Partington, qu’il avait mis aux enchères entre toutes les puissances maritimes de l’Europe.

Le colonel Walter mourut sous les verrous vers la fin de la deuxième année qui suivit son procès. Quant à Holmes, il s’en revint tout ragaillardi aux Motets Polyphoniques de Lassus : il leur a consacré une brochure, imprimée pour ses seuls intimes, qui, à dire d’experts, épuise le sujet. J’appris incidemment, quelques semaines plus tard, qu’étant allé un jour à Windsor, il en avait rapporté une fort belle émeraude montée en épingle de cravate. Quand je lui demandai s’il l’avait achetée, il me répondit simplement qu’il la tenait d’une gracieuse dame dont il avait eu le bonheur de servir les intérêts. J’imagine que, sans me mettre la cervelle à mal, je devinerais le nom de cette auguste personne, et que l’épingle d’émeraude rappellera toujours à mon ami l’aventure des plans du Bruce-Partington.