La Pêcheuse d’âmes/02-21

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Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 308-314).

XXI

SAUVÉS !

Les ténèbres s’enfuient, le jour apparaît.
POUSCHKINE.

Cette même nuit, il arriva aussi à Kiew des choses étranges et inattendues. Anitta et Zésim étaient en route pour aller trouver le directeur de la police. À moitié chemin, la jeune fille demanda subitement à l’officier de retourner sur ses pas ; avant de prendre un parti définitif, elle avait à lui parler.

« Où voulez-vous que je vous conduise ? demanda-t-il ; chez vos parents ?

— Non, chez vous. »

Zésim donna l’ordre au cocher de les conduire à sa maison. Ils arrivèrent bientôt. Il lui dit ensuite d’attendre devant la porte, et monta l’escalier en précédant Anitta. Tarass, à qui sa jeune maîtresse avait fait un signe, les suivait. Une fois en haut, Anitta se débarrassa de sa pelisse en peau d’agneau et s’assit sur une chaise. Avec ses bottes de maroquin rouge, sa jupe de couleur, son corsage, sa chemise blanche brodée, son cou et sa poitrine ornés de colliers de corail, ses longues nattes épaisses attachées par de larges rubans bleus, elle offrait absolument l’image de la simplicité et de l’innocence la plus touchante. Zésim debout devant elle la considérait dans un muet ravissement.

« Écoutez-moi, dit-elle d’une voix douce et confiante, j’ai à vous demander pardon. C’est moi qui suis coupable de tout ce qui est arrivé ; c’est moi qui vous ai poussé dans les filets de Dragomira. Si j’avais eu plus de courage, j’aurais bravé la volonté de mes parents, je me serais enfuie avec vous ; cette prophétesse sanguinaire n’aurait jamais réussi à vous faire tomber dans ses pièges.

— Ce n’est pas vous qui êtes coupable, répondit Zésim, c’est moi, moi seul. J’aurais dû me fier à vous ; je n’aurais jamais dû me décider à vous abandonner. Pardonnez-moi, si vous pouvez.

— Je n’ai rien à vous pardonner, Zésim ; je ne sais qu’une chose, c’est que je vous ai toujours aimé, et que je n’ai jamais eu qu’une seule pensée au cœur, celle de vous sauver. Et je veux vous sauver, et je vous sauverai, du moment que vous m’aimerez encore ; car cela me serait impossible autrement. »

Zésim plia le genou devant elle et couvrit ses mains de baisers.

« Je vous le dis encore une fois, j’étais aveuglé, j’étais ivre ; mais je n’aime que vous ; pardonnez-moi.

— Eh bien, maintenant, s’écria Anitta en le serrant tendrement dans ses bras, je vous sauverai, je vous dirai que je vous aime, que je vous appartiens, que je veux vous suivre partout où vous le désirerez. Rien ne peut plus nous séparer ; j’aurai le courage de tout souffrir. »

Zésim l’attira à lui et lui donna un baiser, puis il se releva et se mit à aller et venir à grands pas dans la chambre.

« Maintenant, dit-il, délibérons sur ce qu’il y a à faire.

— Avant tout, allons à la police, monsieur l’officier, dit Tarass, prenant part à la conversation, autrement les assassins nous échappent.

— Non, non, s’écria Anitta. Quoique Dragomira soit démasquée et qu’elle ait pris la fuite, comme je l’espère, elle a ici, dans la ville, des complices qui poursuivront son œuvre. On vous tuera, Zésim.

— Ce n’est pas moi que le danger menace, mais vous, Anitta, répondit le jeune officier ; vous avez provoqué Dragomira ; vous avez découvert son secret ; elle ne reculera devant aucun moyen pour se venger. Il vous faut vous éloigner, et sur-le-champ. Je vous conduirai chez ma bonne vieille nourrice, à Kasinka Mala. Là, vous serez en sûreté, surtout si vous continuez à jouer votre rôle de jeune paysanne et si vous ne vous montrez pas hors de la maison avant que tout danger soit passé.

— Je ferai tout ce que vous jugerez bon, dit Anitta ; mais vous… vous voulez rester ici, où la mort vous menace ? Je mourrai d’effroi.

— Ne craignez rien, répondit Zésim ; dès que vous serez en sûreté, on fera tout ce qu’il faut pour mettre cette bande d’assassins hors d’état de nuire. Au surplus, elle se le tient pour dit et a peur pour le moment ; elle ne se risquera pas de sitôt à commettre quelque nouvel assassinat. Alors voulez-vous me suivre ?

— Je suis prête, dit Anitta.

— Eh bien, en route, dit Zésim, nous n’avons pas de temps à perdre. »

Il aida Anitta à remettre sa pelisse, la précéda en descendant l’escalier, et lui donna la main pour monter dans le traîneau qui attendait. Pour prévenir toute trahison, il congédia le cocher et ordonna à Tarass de prendre sa place.

« Où ? demanda le Cosaque d’un clignement d’yeux.

— D’abord à la police. »

Le traîneau se mit en marche. Tarass prit en apparence la direction du bâtiment de la police ; mais une fois dans la rue voisine, il fit un détour, et partit au galop pour Kasinka Mala par la route qui passe à Chomtschin.

Zésim et Anitta, appuyés l’un contre l’autre, étaient silencieux et immobiles, comme dans un rêve. Ils avaient tant à se dire ! et ils ne trouvaient aucune parole.

Zésim tenait la main d’Anitta dans la sienne ; il sentait sa tiède haleine. La bien-aimée était près de lui ; cela lui suffisait pour être absolument heureux.

Il faisait encore nuit quand ils arrivèrent à Kasinka.

La maison qui appartenait à Kachna Beskorod, la nourrice de Zésim, semblait faite exprès pour cacher un secret. Située à l’entrée du village, à l’écart de la route, elle était isolée au milieu d’un grand verger enclos d’une haute haie.

Tarass s’arrêta devant la porte, remit les guides à Zésim et passa par-dessus la haie pour attirer l’attention aussi peu que possible.

Un chien de garde s’élança sur lui avec des aboiements furieux ; mais Tarass, grâce à quelques bons coups de fouet, réussit à le tenir à distance. Il arriva à la maison, frappa à la fenêtre et éveilla Kachna.

« Qui est là ? demanda-t-elle.

— Ton jeune maître.

— Qui ?

— Zésim Jadewski.

— Serait-ce possible ? Si tard ! Il lui est arrivé quelque chose ? J’ouvre tout de suite. »

Kachna ne tarda pas à sortir, vêtue d’une grande pelisse en peau de mouton et tenant un éclat de pin allumé. Elle pouvait toucher à la cinquantaine, mais elle était encore fraîche et rose comme une jeune femme. De grande taille, de noble tournure, elle avait une belle tête imposante, une riche chevelure brune et de grands yeux brillants et fins de la même couleur que les cheveux.

« Où est-il ? demanda-t-elle.

— Ne fais pas de bruit, lui dit Tarass à l’oreille, il s’agit d’une affaire très grave ; M. Jadewski a enlevé une demoiselle qu’il aime et que ses parents ne veulent pas lui donner pour femme.

— Mon Dieu !

— Elle restera quelque temps cachée chez toi, et personne ne doit savoir qu’elle est ici, personne.

— Je comprends. »

Elle s’approcha de la haie, ouvrit la porte et le traîneau entra.

« Que Dieu te garde, Kachna !

— Que le ciel te bénisse, mon enfant ! » répondit-elle.

Zésim sauta à terre et la serra dans ses bras ; elle le prit sans plus de façons par la tête et lui donna un baiser. Puis ils entrèrent dans la maison.

« Voilà donc ta future ? dit la nourrice en regardant Anitta avec admiration. Dieu ! qu’elle est jeune et qu’elle est belle ! une vraie enfant ! tu es toute gelée, ma tourterelle. Oh ! pauvre petite âme ! par une nuit pareille te faire sortir de ton nid bien chaud et t’emmener à travers le froid glacial et la neige ! »

Kachna alluma du feu en hâte et fit du thé, pendant que les amants parlaient de ce qu’il y aurait à faire. Zésim insistait pour que le fidèle Cosaque restât auprès d’Anitta afin de la protéger, et celle-ci finit par y consentir, bien qu’elle fût très inquiète à l’idée que Zésim s’en retournerait seul à Kiew. Finalement, l’intrépidité du jeune homme la tranquillisa. Quand il se fut réchauffé avec un verre de thé, ils se dirent adieu dans un long baiser, puis Zésim s’arracha à la douce étreinte d’Anitta, sauta dans le traîneau et partit. Il revint heureusement à Kiew, éveilla son domestique et se rendit avec lui à la maison où Dragomira avait demeuré jusqu’alors. Il la trouva silencieuse et sans aucune lumière, et sonna à plusieurs reprises sans qu’on ouvrit. Il frappa et appela : même insuccès. Enfin il renonça à réveiller les habitants de la maison, et partit pour le cabaret Rouge. Là ce fut la même cérémonie : profond silence, aucune fenêtre éclairée, personne pour répondre.

« Évidemment ils se sont tous enfuis », se dit-il, et il retourna chez lui. Il trouva à la porte un homme vêtu en paysan qui vint à lui et lui remit une lettre.

« Qui t’envoie ? demanda Zésim avec défiance.

— Je ne sais pas.

— Qui donc t’a donné cette lettre ?

— Une jeune et jolie dame.

— C’est bien.

— Je dois rapporter une réponse.

— Alors, viens avec moi. »

Ils montèrent l’escalier ; le domestique alluma une bougie et Zésim lut la lettre, qui était de Dragomira. Elle écrivait en toute sincérité et avouait qu’elle appartenait à la secte des Dispensateurs du ciel. Elle était et serait toujours fidèle à sa doctrine comme à la seule vraie. Elle avait eu à conserver un secret sacré qui ne lui appartenait pas. Mais maintenant, bien des choses qui, dans sa conduite, avaient pu sembler jusqu’alors énigmatiques et peut-être équivoques à Zésim, allaient lui apparaître sous un autre jour. Sa foi n’était cependant pas un obstacle à ce qu’elle lui appartînt. Quand elle trouverait l’occasion de lui expliquer tout, il lui pardonnerait tout. Elle l’aimait, elle n’aimait que lui. S’il éprouvait encore quelque chose pour elle, il pouvait la suivre. Elle l’attendait au prochain jour, à Moscou, où il lui fallait se tenir cachée. Elle lui ferait connaître le reste, dès qu’il lui aurait répondu qu’il l’aimait encore et qu’il consentait à aller la rejoindre pour fuir avec elle à l’étranger.

Zésim répondit ce qui suit :

« Tout est découvert. Le devoir de quiconque a encore des sentiments humains est de se déclarer contre une secte qui, guidée par le désir du meurtre et la soif du sang, menace la société. Vos compagnons sont poursuivis. Si je vous épargne, c’est parce que je vous ai aimée, et parce que je crois que vous n’avez pas conscience des crimes que vous avez commis. Je regarde votre participation à ces horribles forfaits comme une aberration morbide. Vous, personnellement, n’êtes pas pour moi une criminelle, mais une folle abusée par des hypocrites et des fanatiques. Vous comprendrez que je ne réponde pas à votre appel. Je ne trahirai pas votre retraite ; mais vous ne serez pas longtemps en sûreté, même à Moscou. Fuyez aussi promptement que possible à l’étranger avant que d’autres ne suivent vos traces et vous découvrent. Songez à ce qui vous attendrait.

« ZÉSIM. »

Il donna cette lettre au messager qui partit en l’emportant, puis il se rendit à la police. Il fit au directeur de la police une communication détaillée sur l’existence et les actes de la secte qui jusqu’alors avait jeté en secret ses filets mystérieux dans Kiew, y avait fait tomber ses victimes et les avait livrées au couteau.

Il indiqua ses repaires et nomma plusieurs de ses membres. Mais il garda le silence sur le rôle que jouait Dragomira dans cette horrible association.

Le directeur de la police prit sur-le-champ toutes ses dispositions et envoya des hommes de confiance dans toutes les directions. D’abord le cabaret Rouge fut cerné. Un bateau, garni de soldats de police, surveilla le côté de l’eau, pendant qu’un chef suivi d’agents frappait à la porte. Personne ne répondit. On envoya chercher un serrurier qui ouvrit. La cour était vide ; la maison semblait inhabitée. Quand la porte fut ouverte et que la police pénétra dans le cabaret, il fut bien évident que les habitants s’étaient enfuis en toute hâte et dans le plus grand désordre. Tout était pêle-mêle ; un certain nombre d’objets gisaient même éparpillés sur le plancher. On interrogea les voisins ; ils répondirent que la cabaretière et ses compagnons étaient partis en barque et avaient remonté le fleuve.

La maison où Dragomira avait fait apparaître au comte les âmes de ses parents était également vide.

Un employé de la police s’était rendu auprès du marchand Sergitsch et l’avait questionné. Sergitsch fit comme si toutes ces aventures lui étaient inconnues : il montra un naïf étonnement à quelques-unes des questions qu’on lui adressa ; il en accueillit d’autres avec un air de parfaite incrédulité, comme si on lui débitait des contes.

« Il est pourtant bien constaté, dit l’employé, qu’une jeune dame venait chez vous de temps en temps, qu’elle s’habillait en homme et qu’elle allait ensuite au cabaret Rouge.

— Ah ! on sait cela ? dit Sergitsch, alors je n’ai plus rien à dissimuler. C’était Mlle Maloutine. Je suis en relations avec sa mère depuis des années. Elle s’habillait positivement chez moi quand elle avait des rendez-vous avec le comte Soltyk. Ces rendez-vous se donnaient-ils au cabaret Rouge ? c’est ce que je ne sais pas. »

L’employé fit des perquisitions dans toute la maison, mais il ne trouva rien de suspect.

La déposition du marchand donna l’idée d’envoyer un agent à la maison de Dragomira. Il trouva la porte fermée et apprit des voisins que les habitants de cette maison étaient partis. Le directeur de la police donna l’ordre d’ouvrir la porte de force. Là encore on trouva le nid vide ; là encore on ne découvrit absolument rien de suspect.

Pour le moment, la police était fort embarrassée, d’autant plus que, le lendemain au soir, elle eut deux fortes preuves que les compagnons de Dragomira n’avaient pas du tout quitté la place.

Zésim revenait du Casino des officiers et rentrait chez lui. Il passait par une rue déserte et sombre. Une jeune fille maquillée et en toilette tapageuse vint à sa rencontre. Il voulut continuer son chemin sans faire attention à elle, mais elle s’arrêta et lui demanda du feu pour allumer une cigarette. Pendant que Zésim lui présentait la sienne, il reçut à l’improviste un coup violent dans la poitrine, et l’éclair d’une large lame d’acier lui passa devant les yeux. Le jeune officier fit instinctivement deux pas en arrière et tira son sabre, mais l’audacieuse créature avait déjà disparu au coin d’une maison, et quand il se mit à sa poursuite, il ne trouva trace de rien ni de personne.

Le coup, d’ailleurs, avais été arrêté par son porte-cigarettes en argent.

Le même soir, un agent de police chargé de surveiller le cabaret Rouge fut attaqué par deux hommes, qui s’approchèrent en faisant les ivrognes et l’assaillirent à coups de gourdin. Il montra son revolver ; alors ils reculèrent et tirèrent sur lui plusieurs coups qui ne l’atteignirent pas.

Ils s’enfuirent quand il courut après eux, longèrent le fleuve et disparurent tout à coup comme si la terre les avait engloutis.