La Papesse Jeanne/Partie 4/Chapitre V

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Éditions de l’Épi (p. 202-210).
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V

L’Élection


Superanda omnis fortuna ferendo est.
Virgile. — Énéide (V-710).


Les Sarrasins n’avaient fait qu’admirer Rome, et enlever quelques filles, imprudentes peut-être, dévaster des boutiques sises devant le Tibre, et prendre le chargement de six barques d’aliments qui étaient venues de Sardaigne. Ils se retirèrent ensuite, promettant, en leur langage barbare, de revenir bientôt.

Ioanna, au regret de sa vie aventureuse, car son existence de dignitaire ecclésiastique lui pesait un peu, songea un jour à s’en aller avec ces hardis compagnons, pour courir le monde en leur compagnie.

Elle aurait voulu mener une vie de guerre et de violences. Son sang bouillait d’ardeurs cachées et le souvenir des aventures de jadis lui faisait monter souvent le sang au visage. Non point par honte, mais par désir…

Elle vivait chastement, certes, et, en somme, sans sentir au fond de sa chair le besoin de l’homme. Mais cela tenait surtout à ce que le souci de sa sécurité la possédait toutes les heures de chaque jour, lui commandait tous ses actes et toutes ses paroles.

Le soir, quittant ce harnois, seule dans une cellule sobre et pourtant confortable, occupant tout un étage d’une maison solitaire et après verrouillage des pièces aboutissant à sa chambre, elle se libérait seulement de son faix de soucis. Alors elle eût aimé un amant…

Oh ! un amant qui ne fût point ecclésiastique, qui ne sut guère parler le langage onctueux et subtil des gens d’Église, un amant guerrier, jeune, violent et sans vergogne, auquel elle se donnerait dans la fougue de ses trente ans. Et ses nuits étaient hantées par des visions chimériques. Elle revivait son passé et y ajoutait un avenir de même sorte. Enfin, elle s’endormait d’un sommeil lourd et épuisant.

Le matin la retrouvait toutefois aussi fermement volontaire que la veille, et elle repartait instruire des diacres, porter des plis, discuter avec des évêques et jouer son rôle difficile avec la même énergie impassible.

Elle accomplissait tous les actes de la prêtrise, prétendant avoir été consacrée chez les Bulgares. Mieux : de très bonne foi, un des pèlerins de ce pays venu de Thessalie à Rome en sa compagnie avait affirmé solennellement sa qualité.

Et les jours se suivaient dans cette existence remplie à craquer. Indifférente au fond, Ioanna donnait à tous l’aspect d’une dévotion invincible.

La Cité léonine fut édifiée. C’était un labeur géant, mais qui devait mettre le Pape et ses fidèles à l’abri d’une nouvelle visite des Normands.

Tout autour de la Basilique de Saint Pierre, la ville de Rome constitua donc une vaste forteresse, isolée et propre à une longue défense.

Les murs furent élevés, creusés de meurtrières, sommés de créneaux aux merlons énormes, derrière lesquels des soldats pouvaient couvrir l’ennemi de plomb fondu, de flèches et de pierres

On instruisit des troupes, on les dressa à la façon de l’ancienne Rome, dont le renom militaire n’était pas oublié. C’est cette année-là que l’on apprit la mort de l’évêque Raban Maur de Mayence.

Quand Ioanna fut informée de cette nouvelle, un frisson lui parcourut l’échine. Elle alla vite s’informer du nombre d’envoyés venus dire ce deuil de l’Église.

On les lui montra de loin.

Il y avait le frère Wolf et un moine inconnu.

Ioanna, depuis qu’on constituait du nom de Sa Sainteté Léon IV la Cité léonine, fréquentait beaucoup les soldats et les maçons. Le Pape lui avait dit amicalement que pour un homme jeune c’était certainement une besogne divertissante que la surveillance des travaux.

Elle suivit frère Wolf, sut son domicile et le désigna le lendemain à deux aventuriers napolitains.

C’est pourquoi Wolf fut trouvé, un beau matin, avec trois coups de poignard dans le corps, à la porte d’un lupanar. Cela advint dans l’ancienne voie Suburrane, restée sous les Papes un refuge de prostituées.

Quant aux assassins ils quittèrent Rome le soir même, portant avec soin une lourde caissette remplie d’or que Ioanna leur avait fait remettre.

Et de nouveau ce fut la vie coite et surchargée pourtant qui recommença.

Les Normands n’étaient point revenus. Le roi Lothaire, qui régnait sur l’Italie, était alors en disputes avec ses frères de Gaule, France et Germaine. Les Sarrasins venaient de donner une administration de leur façon à la Sicile. Lothaire eut bien voulu y guerroyer, mais c’était fort délicat et il se méfiait de ses troupes.

On prétendait même que le Pape négociait en sous-main avec les Arabes.

Ioanna, après avoir atteint une immense renommée, constata alors avec joie qu’on l’oubliait un peu. Toute l’attention se trouvait concentrée autour d’un moine de l’abbaye de Prum, qui faisait, affirmait-on, des miracles.

Elle vivait toujours de la même façon prudente et savait obtenir du Pape qu’il chassât les envoyés des abbayes du bord du Rhin.

Elle avait pour cela affirmé que, selon ses renseignements personnels, des épidémies très dangereuses régnaient là-bas. Or le Pape avait la faiblesse de tenir à sa vie…

Cependant, Ioanna devenait nerveuse. La chair la tourmentait. Après avoir vécu d’une vie qui aurait pu lui donner le dégoût des désirs mâles, et qui les lui avait apportés un temps, en effet, une réaction se faisait en ses sens.

Elle ne voulait point appartenir à un homme de son milieu ecclésiastique, et il eût été prodigieusement dangereux pour elle de se donner à un Romain laïc, qui aurait partout publié sa conquête.

C’est alors qu’elle conçut un moyen de se satisfaire et pensa le faire sans danger.

Un soir qu’elle se sentait plus énervée que jamais, elle prit des vêtements féminins, achetés la veille dans un quartier misérable chez une vieille femme qui vendait les costumes des prostituées mortes, mises au supplice — chose fréquente, — ou mieux ayant eu simplement besoin d’argent.

Elle était certaine de son incognito dans ce coin de la ville et que la vendeuse ne soupçonnait rien.

Ioanna mit donc cette vêture et descendit, le cœur battant comme celui d’une fillette qui va pour la première fois à un rendez-vous.

Elle savait d’ailleurs ne devoir rencontrer personne.

Il était assez tard. Fardée, elle portait aussi une perruque rousse achetée avec la robe, et cela changeait l’aspect de son visage.

D’abord elle avança prudemment, puis une fois sortie du quartier presque totalement ecclésiastique où elle vivait, elle se hâta.

À cette minute, où elle se sentait proche d’un plaisir depuis si longtemps attendu, sa chair flambait vraiment, comme on dit que flambe dans l’enfer celle des luxurieux brûlés par un feu inexorable là où ils ont péché…

Elle allait chez une femme servant d’entremetteuse pour trouver, à certaines épouses mécontentes de leurs maris, des amants jeunes et ardents.

Elle y fut bientôt. Or, là il y avait foule, non de mâles mais de femmes. Certaines apparaissaient même d’une beauté si parfaite que l’on se demandait comment elles pouvaient être privées d’amour.

Enfin Ioanna vit la vieille qui la regarda un instant et lui proposa un prêtre connu d’elle.

Ioanna refusa.

Et, au matin proche, elle dut rentrer dans sa demeure, toujours insatisfaite, furieuse surtout de voir que le plaisir, qui courait après elle jadis, semblait désormais la fuir.

Ainsi va le monde que les bonheurs matériels vous délaissent si vous les pourchassez.

Près d’une année passa, Ioanna recommença souvent à se vêtir selon son sexe pour trouver une joie qui de plus en plus la hantait. Mais le danger était trop grand.

Enfin elle se fit envoyer par le Pape à Naples.

Elle pourrait sans doute, dans cette ville, la plus chaude de toute l’Italie, trouver ce qui calmerait son âcre désir. Elle partit donc sur une mule, ayant refusé l’accompagnement qu’on lui proposait.

Le soir elle coucha dans une misérable hôtellerie, où les filles abondaient, repartit le lendemain, et, cachant dans un endroit bien choisi et repéré son costume de prêtre, se vêtit en femme pour aller à la conquête de l’amour.

Une troupe de soldats qu’elle rencontra lui donna la surprise de l’interpeller au masculin…

— Tu aurais pu mieux te dissimuler, mon vieux, dit l’un, on voit bien que tu es un mâle comme nous…

Enfin elle arriva à Naples sans autre difficulté et son désir était si ardent, qu’elle s’offrit au premier venu, un cocher qui lui dit après le plaisir :

— Ma belle, je t’avertis qu’il y a par ici des hommes qui font un mauvais parti aux femmes.

Elle rit, mais le lendemain, comme, calmée, elle commençait de regretter sa fugue, et songeait repartir, elle fut assaillie par trois gaillards désireux d’abord de la violer, puis, comme elle se défendait d’un bon poignard, de la tuer.

Elle reçut un coup dans l’aine, s’évanouit et se retrouva chez une païenne pleine de bonté qui l’avait ramassée et la pansa sympathiquement.

Pendant ces soins qui durèrent trois semaines, Léon IV mourait, probablement empoisonné. On se réunit vite pour élire son successeur. L’intrigue la plus ingénieuse régna dans cette élection et aussi sans doute le désir de faire pièce à divers ambitieux trop apparents comme le besoin de mettre sur le trône de Saint-Pierre un Pape qui eût mené une existence de sobriété et de chasteté apparentes. Il y eut peut-être enfin cette idée que l’élu était absent et forcerait peut-être à une nouvelle élection.

En tout cas, Ioanna, alors blessée à Naples, fut élue Pape.

Ceci se passait le 9 janvier 853.