La Peinture en Belgique/Les frères van Eyck

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G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 10-17).

III

Les Frères van Eyck.

Les frères van Eyck sont nés dans la même région que les frères de Limbourg, sur les confins de l’allemand, du flamand et du français, — remarque M. de Laborde — « pour mieux montrer que le génie parle toutes les langues et que l’art à lui seul est la langue universelle. » Hubert et Jean sont-ils vraiment nés dans la petite ville de Maeseyck à laquelle ils doivent probablement leur nom ? Les chroniqueurs du XVIe siècle l’affirment, mais pour appuyer leurs dires on n’a trouvé qu’un seul document du XVe siècle concernant l’entrée de la fille de Jean au monastère de « Mazeck au pays de Liège ». On peut en conclure que la fille du maitre retourna au berceau de la famille… Hubert et Jean eurent un frère, Lambert, qui reçut de Philippe le Bon une indemnité pour « aucunes besognes » sans qu’on sache lesquelles. Ils eurent une sœur aussi, Marguerite, dont on ne sait rien, sinon qu’elle n’exista peut-être point[1]

La vie de Hubert est enveloppée de mystère. On ne connaît point la date de sa naissance, (de 1370 à 1380 ?) ni quels furent ses maîtres. Ce qu’on sait de lui tient en quelques lignes : il s’installe à Gand, est choisi par le richissime Josse Vyl pour peindre le retable de l’Agneau, reçoit la visite des magistrats de la ville en 1424 et, comme nous l’apprend son épitaphe, — un vieux et savoureux poème flamand, — meurt le 18 septembre 1426. Il gardera l’éternelle gloire d’avoir commencé le Retable de l’Agneau. Quant à ses œuvres, en dehors de la partie de l’Adoration qu’il peut avoir exécutée, — il n’en reste point de trace sûre. On lui a composé un catalogue hypothétique où les constatations des uns contredisent les affirmations des autres. Le Triomphe de l’Église sur la Synagogue ou Fontaine de vie (Prado) qu’on croyait une réplique d’une œuvre perdue de Hubert, a été restitué à l’art espagnol ; les Trois Marie au sépulcre (coll. Cook. Richmond) considérées comme un chef d’œuvre de l’aîné, ne sont ni de Hubert, ni de Jean, — les édifices du fond, noyés dans une atmosphère rougeâtre étant essentiellement différents des monuments si nets que les van Eyck évoquent dans leurs fonds urbains. La Vierge de Rothschild (la Vierge au Chartreux du Musée de Berlin en est une réplique d’ordre secondaire), le Saint François recevant les stigmates, de la pinacothèque de Turin, ne sont pas de Hubert mais de Jean. Il faut reconnaître toutefois que les types des Trois Marie au sépulcre de même que ceux du Calvaire et du Jugement dernier (Ermitage, Saint-Pétersbourg), également attribués à Hubert van Eyck, sont d’un archaïsme assez accentué et d’un réalisme naïvement farouche, que nous ne retrouvons dans les figures d’aucun autre peintre connu, si ce n’est parmi les docteurs, prophètes et apôtres de la partie centrale de l’Agneau mystique.

Nous ignorons la date exacte de la naissance de Jean van Eyck, — il faut la placer de 1380 à 1400, — mais nous avons de lui des chefs-d’œuvre authentiques. Comment ne pas croire van Mander, le vénérable auteur du Schilderboek quand il assure que Jean, dès son jeune âge, manifesta la plus vive intelligence et de hautes aptitudes pour le dessin ? Un contemporain, l’Italien Barthélémy Facius († 1437), dit que le cadet des van Eyck connut les livres de Pline, apprit l’art de distiller et ce que l’on savait alors de chimie. Ce n’est point lui comme on le croyait, mais un homonyme qui, en 1422, peignit un cierge pascal pour la cathédrale de Cambrai, et on trouve tout d’abord Jean van Eyck au service de Jean de Bavière, dit Sans Pitié, qui lui confie la décoration de son palais de la Haye, exécutée du 24 octobre 1422 au 11 septembre 1424. Suivant une récente hypothèse, le vieillard ridé et cossu désigné sous le nom de l’Homme à l’œillet (Musée de Berlin) serait Jean de Bavière lui-même, — à cause du tau et de la clochette qu’il porte sur la poitrine, insignes de l’ordre de Saint-Antoine fondé par Albert de Bavière, père de Jean Sans Pitié. Certains expriment l’opinion que l’Homme à l’œillet est une belle réplique d’un original perdu. À cette époque sans doute, Jean van Eyck peignit également un portrait de Jacqueline de Bavière, — œuvre perdue qu’on ne connaît que par une copie du XVIe siècle (Musée de Copenhague).

Le 19 mai 1425, un an avant la mort de son frère, Jean entre au service du duc de Bourgogne comme peintre et valet de chambre, par un décret rendu à Bruges sous une forme exceptionnellement flatteuse pour l’artiste. Philippe le Bon fait noter que depuis longtemps il connaissait mieux que de réputation « l’abilité » et la « souffisance » du peintre. Tout de suite Jean est chargé du premier de ces pèlerinages et loingtains voyaiges, missions diplomatiques ou autres, que le duc confiait à son peintre et dont l’objet est resté inconnu. L’artiste accomplit deux de ces voyages en 1426. On a supposé qu’il se rendit à ce moment en Bourgogne et qu’il y exécuta notamment la Vierge du chancelier Rolin (Musée du Louvre), ce puissant chef-d’œuvre où tout est clarté, — bien que le panneau ait été recouvert de nos jours d’un désagréable vernis jaunâtre, — où l’on peut remarquer quelque raideur dans la pose des personnages et un certain manque d’individualité dans la tête du donateur, mais qui est déjà incomparable par la splendeur du décor, des accessoires et la précision de la perspective aérienne. C’est immédiatement à côté de cette œuvre qu’il faut placer la Madone au Chartreux (collection G. de Rothschild), étonnante surtout par son paysage vivant et minutieux de ville fluviale aperçue à travers la large baie d’un cloître roman.

De la Saint-Jean 1426 à la Saint-Jean 1428, Jean van Eyck habite Lille aux frais du duc de Bourgogne. Le 19 octobre 1428, il s’embarque pour le Portugal avec l’ambassade qui, sous la conduite de Jean de Roubaix, est chargée de demander la main de l’Infante Isabelle de Portugal pour Philippe le Bon. Jean van Eyck a mission de « paindre bien au vif la figure de madite dame l’Infante ». Au retour de ce voyage, l’artiste acheta à Bruges une maison qu’il habita jusqu’à sa mort. À peine installé, il se rendit à Hesdin pour « aucune besogne », puis, aidé de ses « ouvriers », il revint achever l’Adoration de l’Agneau (1432). Il peignit alors une série de portraits inoubliables qui mériteraient chacun une longue description : Nicolas Albergati, cardinal de la Sainte-Croix (1432, Musée de Vienne), où le maître traite la figure comme le paysage avec une entente scientifique de la perspective (esquisse à la pointe d’argent à Dresde) ; Timothée ( ?) de la même année (National Gallery) si expressif et si simple ; l’Homme au turban (Id., 1433), bourgeois élégant en qui on a voulu reconnaître Jean van Eyck lui-même à cause du chaperon artistement noué qui coiffe le personnage ; Arnolfini et sa femme (Id., 1434), l’une des plus hautes créations du maître, peinture de genre et tableau de mœurs, magistrale étude physionomique, incomparable poème d’intimité candide et somptueuse ; l’orfèvre brugeois Jean de Leeuw (1436, Musée de Vienne), et quelques portraits non datés qui, vraisemblablement, sont de cette période : le pittoresque Baudouin de Lannoy (Musée de Berlin), le Jeune Homme du Gymnase d’Hermanstadt et un autre portrait d’Arnolfini seul et en buste (Musée de Berlin.)

Jean van Eyck est alors au comble de la faveur. Le 13 mars 1434, Philippe le Bon réprimande ses receveurs d’avoir retenu la pension de l’artiste. Quelque temps plus tard le duc offre six tasses d’argent au « baptisement » de l’enfant du maître et fait tenir le nouveau-né sur les fonts, en son nom, par le seigneur de Chargny.

En 1436, Jean van Eyck peint la plus importante de tes compositions religieuses (après le polyptyque de l’Agneau), la Madone du chanoine van der Paele (Fig. X, Musée de Bruges)[2]. L’œuvre est signée et datée, et les paroles inscrites sur le cadre primitif et tirées du Livre de la Sagesse sont celles-là mêmes que l’on relève dans l’Adoration de l’Agneau au-dessus de la Vierge qui trône à côté de Dieu le Père. L’église romane, où nous introduit le retable du chanoine van der Paele, est peut-être la basilique de Saint-Donatien, la cathédrale de Bruges qui, naguère, s’ornait du chef-d’œuvre. Au delà des arcades s’ouvrant sur le déambulatoire, des vitraux lenticulaires, tels que Jean van Eyck en peignit souvent (Vierge Rolin, Annonciation de Saint-Pétersbourg, autel portatif de Dresde) laissent passer une lumière fine qui glisse en caresse sur les colonnes trapues et presque naines si on les compare à la hauteur des personnages, — convention qui sera frappante dans certaines parties de l’Adoration de l’Agneau. Assise sous un dais vert, vêtue d’un manteau pourpre, la Madone avec son front bombé, ses joues pleines, son cou robuste, répète en l’achevant le type annoncé par la Vierge du chancelier Rolin. L’enfant Jésus joue avec un perroquet et s’empare des fleurs de sa mère ; d’aucuns le trouvent « sans charme et sans grâce ». Peut-être. Mais van Eyck a rendu ce que la tendre enfance, même robuste, même flamande, a tout à la fois de mièvre et de vieillot. À gauche de la Vierge s’agenouille le donateur, maître Georges van der Paele, chanoine de Saint-Donatien, — élu en 1410, décédé en 1444. De ses mains courtaudes et carrées il garde son bréviaire, ses besicles en corne, ses gants. Chauve, avec quelques touffes maigres au-dessus de l’oreille, le front osseux et dur sous la peau mince, les yeux soulignés d’une poche veinée, la mâchoire couverte de plis graisseux et couturés, — ce chanoine est illustre dans l’art du portrait. Derrière lui, debout, se tient son patron, saint Georges, éphèbe cuirassé qui esquisse un sourire « éginétique », — curieuse survivance d’archaïsme médiéval qui frappe également chez l’ange de l’Annonciation de Saint-Pétersbourg et dans le visage du pseudo-Hubert van Eyck qui chevauche parmi les Juges intègres du polyptyque de l’Agneau. En pendant à saint Georges, voici le patron de l’ancienne cathédrale de Bruges, saint Donatien, en splendide vêture épiscopale, la croix processionnelle dans une main et, dans l’autre, la roue aux cinq cierges rappelant son miraculeux sauvetage.

Le trône avec ses beaux accessoires sculptés, le lapis oriental, les cheveux d’or de la Vierge, l’armure et le pennon de saint Georges, la chape brodée de saint Donatien, la lumière fluide que les vitraux tamisent dans le déambulatoire s’harmonisent sur une trame d’or, la matière s’épaississant parfois dans les ombres, le modelé s’obtenant par des superpositions de pâtes de plus en plus légères, de plus en plus transparentes, de façon à ménager les dessous, à renforcer les valeurs, sans rien enlever de leur éclat. Traduite en étincelantes colorations d’émail, la Madone du chanoine van der Paele, a dicté l’ordonnance d’un grand nombre de tableaux brugeois ; Memline notamment y a trouvé la formule de son chef-d’œuvre le Mariage mystique de sainte Catherine. Une copie de la Madone est à Hampton-Court et le Musée d’Anvers possède une magnifique réplique du retable, provenant de Watervliet, exécutée dans le courant du XVe siècle, de dimensions un peu moindres, d’une technique très sûre et très forte dans le manteau bleu de saint Donatien notamment, où courent des broderies d’or, et dans la tête du chanoine finement ombrée.

Nous pensons que c’est après la Vierge du chanoine van der Paele que Jean van Eyck exécuta l’Annonciation de Saint-Pétersbourg (volet gauche d’un triptyque dont le centre et le volet droit sont perdus). L’œuvre provient de Dijon ce qui fit supposer qu’elle fut exécutée vers le même temps que la Vierge du chancelier Rolin[3]. Mais le modelé plus doux, plus fondu, est celui des dernières œuvres du maître. L’église où se déroule cette Annonciation est décorée d’un dallage à figures qui rappelle le pavimento de la cathédrale de Sienne. On y peut voir l’indice d’un voyage de Jean van Eyck en Italie et cette hypothèse se trouve fortifiée par l’évocation d’Assise qui apparaît dans le fond du précieux petit tableau : Saint François recevant les stygmates (Pinacothèque de Turin). Un document de 1470 attribue cette dernière œuvre à Jean van Eyck. Elle est sans doute contemporaine de l’Annonciation, et, d’ailleurs, dans la dernière partie de sa carrière le maître exécuta un groupe de charmantes petites œuvres religieuses : la Vierge dans l’église (original perdu), le petit autel portatif de Dresde, délicieux bijou pictural, la jolie Madone de l’Institut Staedel à Francfort, la Sainte Barbe inachevée (1437) et la Madone à la Fontaine (1439), ces deux dernières au Musée d’Anvers. Ce musée possède aussi l’une des cinq répliques connues de la Vierge dans l’église (catalogué actuellement sous la mention : Maître brugeois de 1499) ; elle fait partie d’un diptyque que l’on attribuait jadis par erreur à Memlinc. (Fig. XI). Si la copie est fidèle, on constate une tendance de Jean van Eyck à affiner son type féminin. Mais le copiste, tout en surveillant sa facture, n’a point la sûreté infaillible du maître ; les petits carreaux du dallage, ornés d’agneaux passants, ne sont pas dessinés avec une très grande fermeté. L’artiste remédie d’ailleurs à ces faiblesses par un sentiment très fin des valeurs et de la lumière[4].

La célèbre petite Sainte Barbe du Musée d’Anvers (Fig. XII) est signée et datée Iobes de Eyck me fecit 1437. Ce n’est qu’une préparation de tableau. Karel van Mander nous dit — et nous n’avons pas de peine à le croire — que les ébauches de Jean étaient plus complètes que les travaux d’autres artistes, et il signale à ce propos un panneau inachevé « extraordinairement joli » qui appartenait à son maître Lucas de Heere. C’est la Sainte Barbe qui dit si bien, malgré ses petites dimensions, à quel point Jean éprouva la joie d’enfermer un vaste espace dans un petit cadre. Une tour immense qui proclame le génie « architecturiste » du maître, s’inscrit dans le ciel ; aux pieds du géant des ouvriers s’agitent, poussent des brouettes, transportent des matériaux, taillent, martèlent, roulent des pierres ; des curieux, des dames, des seigneurs à cheval circulent sur le chantier, tandis qu’au haut de l’édifice des hommes déposent des blocs hissés par la grue. Dans le fond, d’une part, une colline, de l’autre côté une ville fantastique étagée en pyramide. Sainte Barbe est assise au centre, étalant les cassures multiples de sa robe sur toute la largeur du panneau. Et dans son visage pensif, qu’encadrent des cheveux légèrement crépus, s’accentue la spiritualisation du type féminin annoncée par la Vierge dans l’Église.

Le panneau de la Sainte Barbe est en bois de chêne entièrement recouvert d’un fond crayeux ; seul le ciel est peint en azur avec une légère teinte de pourpre. La composition proprement dite — personnages, paysage, tour — est finement dessinée au pinceau, avec une couleur brune. Les ombres sont indiquées par des hachures, également dessinées par conséquent. Le fond est sans doute une préparation à la gomme ou au blanc d’œuf ; les parties dessinées sont exécutées à la tempera ; le ciel n’exigeant pas de dessin avait été peint directement à l’huile. Il restait au maître à poser sur les parties dessinées ses tons colorés à base d’ambre, de mastic, peut-être aussi de sandaraque, mélangés de siccatif et que la térébenthine avivait au dernier moment. Les couleurs ainsi combinées avec un vernis huileux, Jean van Eyck sans doute procédait par glacis successifs, reprenant le travail du modelé pour chaque couche nouvelle, gardant aux dessous leur sonorité, dosant si admirablement ses matières qu’elles ont résisté aux siècles et que les siècles même ont ajouté une inappréciable patine à ses tons d’émail, d’or et de gemmes.

La petite Madone à la fontaine (Musée d’Anvers) et le Portrait de la femme du peintre (Musée de Bruges) sont les deux dernières œuvres connues du maître. La Madone d’Anvers (Fig. XIII), signalée dans un inventaire de Marguerite d’Autriche en 1524, est datée de 1439. Il en existe de nombreuses répliques, (dessin au Cabinet des estampes de Berlin, copie avec variantes au Musée de la même ville, réplique au Musée de New-York, etc.), et l’œuvre doit sans doute sa célébrité à son caractère exceptionnellement doux. Nous ne sommes plus dans une église, mais en plein air ; le maître n’a point changé de modèle pour la Vierge ; mais l’inclinaison affectueuse de la tête de Marie, l’attitude de Jésus, les fleurs qui s’épanouissent en buissons épais dans le fond, sont des nouveautés qui enrichissent l’art de Jean van Eyck et viennent ranimer d’une haleine de mysticisme juvénile la noble maturité du maître. Il se peut que le génie de Stephan Lochner, — si vivement épris de la nature végétale et qui créait, en 1435, la Vierge en rose du Musée diocésain de Cologne, — ait déterminé cette ascension suprême du maître flamand.

Sur le haut du cadre qui entoure le portrait de la femme de Jean van Eyck (Fig. XIV, Musée de Bruges), on lit : Conjux meus Iobes me complevit año 1439, 17 lunii ; et sur la bordure inférieure : Etas mea triginta triū anoru. Als ik kan. Ce portrait appartenait autrefois à la corporation des peintres et selliers et décorait la chapelle de cette gilde, bâtie en 1462 et devenue la chapelle des sœurs « ligouristes » dans la Noordzandstraet, à Bruges. L’effigie du maître lui-même, — perdue hélas ! — faisait pendant à celle de sa femme, laquelle fut retrouvée… au marché aux poissons de Bruges en 1808 ! Dans cette jeune femme de trente-trois ans, aux chairs blanches, délicatement rosées, aux cils blonds, aux imperceptibles sourcils d’or, — les blondes seules étaient belles aux yeux des Flamands d’autrefois, — on veut voir à tout prix une bourgeoise pincée, désagréable, monacale, laide, — et l’on plaint le maître. Mais comment ne point paraître un peu embéguinée sous cette coiffure que flanquent les truffauds cornus et rembourrés ? Les lèvres sont un peu minces, il est vrai, mais les traits sont fins, réguliers, distingués ; la main est exquise. Y a-t-il là de quoi gémir ? Et jamais Jean van Eyck ne peignit avec plus d’âme ; son pinceau a de merveilleuses caresses pour traduire l’épiderme transparent et frais, pour peindre l’ombre douce et tiède où baigne la jolie oreille ; et les sinuosités microscopiques de la ruche qui borde la coiffe blanche sont détaillées avec tant de finesse que jamais elles ne se confondent. Jean van Eyck arrivait au terme de sa carrière sans défaillance, sans la moindre diminution de son génie ; c’est avec orgueil, j’imagine, qu’il dédia ce merveilleux ex-voto à sa jeune compagne ; c’est avec une légitime fierté qu’il y pouvait inscrire sa devise. Als ik kan.

On ne saurait passer sous silence la Vierge (Fig. XV, Collection Hellepulle) adorée par l’abbé van Maelbeke, prévôt de Saint-Martin d’Ypres. C’est une œuvre que Jean van Eyck a laissée à l’état d’ébauche, mais qu’on a complètement remaniée au XVIIe siècle. La critique allemande la tient pour une supercherie du XIXe siècle ; la critique allemande a tort. L’authenticité du tableau est hors de doute, et peu de peintures de cette époque ont pour se défendre un dossier si complet et si convaincant ; deux documents du XVe siècle mentionnent l’œuvre et, notamment, une note de 1445 du mémorial de la communauté des frères gris d’Ypres. Puis van Mander, van Waernewyck, Guichardin en parlent et la décrivent. Enfin il en existe deux copies anciennes à Ypres même, l’une à l’église Saint-Martin, l’autre au Musée. Van Mander en a dit : « Il semble que ce fut une œuvre plus divine qu’humaine. » Mais hélas ! Des barbouilleurs l’ont refaite impitoyablement. L’abbé Nicolas van Maelbeke est effrontément défiguré ; on lui a peint une tête rougeaude de tireur à l’arc. Aucun vestige ne subsiste du pinceau de Jean, ni dans la Vierge, ni dans les volets, ni dans les grisailles de l’extérieur ; repeinte au XVIIe siècle et une ou deux fois au XIXe, l’œuvre est tuée ; seules la conception de l’ensemble et aussi quelques particularités du paysage dénoncent l’origine de la merveille souillée.

Jean van Eyck ne fut indifférent à aucune des formes de son art. Décorateur, (en 1433 il étoffa de couleurs six statues — détruites — de l’hôtel de ville de Bruges), miniaturiste (il paya et sans doute surveilla les travaux des enlumineurs du duc), paysagiste, architecturiste, portraitiste sans rival, il accepta des travaux de géographe et fut aussi peintre de genre (on signale de lui une Chasse à la loutre et une Salle de bain perdues). Il mourut en 1440, fut enterré dans le cimetière de Saint-Donatien, puis transporté à l’intérieur de l’église, où, jusqu’à la Révolution française, on célébra une messe anniversaire pour le repos de son âme. Son épitaphe, déjà fleurie d’humanisme, dit qu’il surpassa Phidias, Apelle et Polyclète.

Il fut l’un des plus grands explorateurs de la nature ; à ce titre il est l’un des pères de l’art moderne. Sa joie à saisir la physionomie exacte des êtres et des choses est inlassable, sa sûreté à les rendre, infaillible. Il n’y a point dans l’histoire de l’art un autre exemple d’une pareille soumission à la réalité objective. C’est à tort, qu’on lui reproche de manquer d’émotion mystique. Nul maître ne fut plus religieusement absorbé par les joies sublimes de son art ; nul peintre ne comprit mieux la poésie des oratoires gothiques et ne créa, pour les orner, de plus précieux tableaux d’autel. Si le retable de Melchior Broederlam est une belle image de dévotion, la Vierge du chanoine van der Paele est une image du Paradis.

  1. M. l’abbé J. Coenen (Quelques points obscurs de la vie des Frères van Eyck, Liège 1907) croit que le nom patronymique du célèbres artistes est Teggbe.
  2. L’œuvre se trouvait primitivement dans la sacristie de l’église de Saint-Donatien. Transportée à Paris, après la Révolution, elle ne revint qu’en 1814. Elle est fendue horizontalement ; aux deux extrémités, près de saint Georges et de saint Donatien, la flamme des grands cierges d’autel a laissé des traces légères. Un peintre du XVIe siècle — peut-être l’un des Chamoines — a caché le sexe de l’enfant sous un pan de linge tortillé.
  3. C’est l’opinion que nous avions tout d’abord adoptée dans notre Renaissance Septentrionale.
  4. Nous parlerons plus tard du volet représentant le donateur de cette réplique : Chrétien de Hondt, 30e abbé des Dunes, — ainsi que des deux revers du diptyque, le tout exécuté probablement en 1499.