La Pensée de Schopenhauer/Morale et religion

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Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. 265-324).
V. MORALE ET RELIGION
La « justice éternelle ».

C’est une rigoureuse justice qui veut que tout être subisse l’existence telle qu’elle est en général et telle aussi qu’il la doit à son espèce et à son individualité particulière ; qui veut qu’il vive précisément la vie qui est la sienne, dans le milieu et dans les conditions où il se trouve placé, dans un monde fait comme il est fait, c’est-à-dire gouverné par le hasard et l’erreur, soumis à la loi du temps, périssable, théâtre de perpétuelles souffrances. Rien de tout ce qui advient à un être humain, ou risque seulement de lui advenir, ne saurait jamais lui advenir qu’à bon droit. Car le Vouloir est son Vouloir, et le monde n’est rien d’autre que l’image fidèle du Vouloir. De l’existence de ce monde et de sa nature le monde lui-même a seul à porter la responsabilité ; qui d’autre, d’ailleurs, aurait pu ou voulu l’assumer à sa place ? — Veut-on savoir ce que valent les hommes, pris dans leur ensemble, au point de vue moral ? Qu’on considère en quoi se résume, tout compte fait, la destinée humaine : elle n’est que misère, besoin, souffrance, avec, pour conclusion, la mort. Ainsi le veut une éternelle et souveraine justice : si les hommes n’étaient point, au total, si indignes du bonheur, leur sort ne serait pas non plus, au total, si déplorable. En ce sens, on peut le dire, c’est le monde lui-même qui est le Jugement dernier. Admettons qu’il fût possible de mettre en balance d’une part toute la souffrance du monde et de l’autre toute sa faute : elles se feraient sûrement équilibre.

Mais, nous le savons, selon la connaissance que l’individu, pris comme individu, peut acquérir des choses, c’est-à-dire pour un intellect qui est par nature un produit du Vouloir, engendré pour son service, le monde ne se présente pas tel qu’il se dévoile peu à peu à l’esprit du philosophe, à savoir comme la manifestation visible de l’unique et identique Vouloir que ce philosophe a commencé par trouver en lui-même. Le regard de l’individu normal, c’est-à-dire inapte à la pensée, est obscurci, comme disent les Indous, par le voile de Maya. Ce qui lui apparaît, ce n’est pas la « chose en soi » ; c’est uniquement le phénomène, soumis au temps, à l’espace, au principe d’’individuation, et aux autres formes du principe de raison. Et dans ces cadres de sa connaissance bornée il ne perçoit point l’essence des choses, laquelle est une ; il n’en voit que les manifestations, distinctes, disséminées, innombrables, diverses, contradictoires. Dès lors la volupté lui apparaît comme une chose, et la douleur comme une autre ; à ses yeux, cet homme est un meurtrier et un bourreau, cet autre un martyr et une victime ; pour lui, il y a d’une part le mal qu’on commet et d’autre part les maux qu’on subit. Il voit celui-ci, comblé d’un superflu de richesses, vivre dans la joie et dans les plaisirs, en même temps qu’à sa porte un autre meurt de faim et de froid. Où est donc, se demande-t-il alors, la justice qui compense et qui venge ? Lui-même, cependant, tout entier livré à la violente impulsion de ce Vouloir qui fait le fond, qui est la source même de son être, se jette sur les jouissances et les voluptés de la vie, s’en empare et s’y cramponne de toutes ses forces, sans se douter que, précisément par cet acte de son Vouloir, il étreint du même coup toutes ces souffrances et tous ces tourments de l’existence dont la seule vue le remplit d’effroi. Il voit dans le monde la méchanceté, et il y voit la douleur ; mais loin de reconnaître qu’elles ne sont que deux faces du même et unique Vouloir-vivre, il les considère comme deux choses distinctes, il les tient même pour opposées, si bien que, croyant pouvoir combattre l’une par l’autre, il en vient à faire souffrir autrui pour échapper lui-même à la souffrance, prisonnier qu’il est du principe d’individuation, abusé par le voile de Maya. Car, ainsi que sur une mer déchaînée, aux horizons sans bornes, où les flots rugissants se creusent et se soulèvent en montagnes liquides, un navigateur se tient assis dans sa barque, sans crainte, parce que confiant en son frêle esquif, de même, tranquille et assuré au sein d’un monde de tourments, l’individu humain se tient fermement appuyé sur le principe d’individuation. Cet Univers illimité, théâtre de toutes les souffrances, qui l’entoure et qui se déploie dans l’infini des temps écoulés comme dans l’infini des temps à venir, cet Univers n’existe pas pour lui ; tout cela n’est pour lui qu’un conte. Son infime et imperceptible personne, le point sans étendue de son moment présent, sa jouissance de l’instant, cela seul est pour lui réel ; et pour le conserver il n’y a point de chose qu’il ne fasse, tant que ses yeux ne se seront point ouverts à l’intuition d’une vérité plus haute. Rien jusque-là n’interrompra son aveugle assurance, sinon parfois le pressentiment très obscur — encore faut-il l’aller chercher dans les profondeurs les plus secrètes de sa conscience — que tout cela qui est hors de lui ne lui est peut-être pas tellement étranger, qu’entre lui et le reste des êtres il y a un lien caché, quelque chose qui les unit et contre quoi le principe d’individuation ne saurait le protéger. De là cette subite et invincible épouvante qui s’empare de lui et à laquelle n’échappe aucun être humain — ni même peut-être les animaux les plus intelligents — quand, par un hasard quelconque, le principe d’individuation se dérobe brusquement à son esprit égaré, c’est-à-dire quand le principe de raison, sous lune ou l’autre de ses formes, paraît subir une exception : toutes les fois, par exemple, qu’un effet quelconque lui semble se produire sans cause, ou qu’il a la vision d’un mort revenant parmi les vivants, ou que quelque événement passé ou futur lui apparaît comme actuel, ou encore que les frontières et les distances de l’espace lui semblent abolies. L’indicible terreur qui saisit l’être humain en pareils cas vient du trouble profond, du brusque bouleversement que provoque en lui la suppression momentanée des formes de la connaissance phénoménale, qui seules séparent son individu du reste de l’Univers. Mais, précisément, cette séparation n’existe que pour le monde des phénomènes ; elle n’existe pas pour la « chose en soi ». Et c’est sur cette unité de la « chose en soi » que repose la justice éternelle.


Sur la morale impérative et la notion du « devoir ».

Au cours des siècles chrétiens, la morale philosophique a inconsciemment emprunté sa forme à la morale théologique ; et comme celle-ci est par essence une morale impérative, l’autre s’est également développée sous la forme d’un ensemble de prescriptions, d’une théorie des devoirs. Cela, d’ailleurs, en toute innocence, car elle ne se doutait pas que cette attitude impliquait une autre et plus vaste compétence ; elle s’imaginait au contraire de bonne foi que telle était la forme que devait naturellement revêtir toute morale. Or, autant il est incontestable — tous les peuples, toutes les doctrines religieuses et même tous les philosophes (à l’exception des purs matérialistes) l’ont d’ailleurs reconnu — que la signification morale des actions humaines est d’ordre métaphysique, c’est-à-dire que ces actions ont une portée qui dépasse notre existence phénoménale et par où elles touchent à l’éternité, autant la nature de la morale exige peu qu’on la conçoive sous la forme d’un commandement et d’un obéissance, d’une loi et d’un devoir. En réalité, ces notions perdent toute leur signification sitôt qu’on les détache des affirmations théologiques dont elles sont logiquement issues. Et quant à ceux qui prétendent remplacer ces affirmations théologiques par autre chose, et qui viennent nous parler avec Kant d’un « tu dois » absolu et d’un devoir inconditionné, ceux-là nous paient de belles paroles ; bien plus, ils tentent de nous faire avaler une contradiction dans les termes. Un « tu dois », en effet, un « impératif », quel qu’il soit, ne saurait avoir de sens que par rapport à la menace d’une punition ou à la promesse d’une récompense, c’est-à-dire, pour parler le langage de Kant, que cet impératif sera par essence, et nécessairement, toujours hypothétique, et jamais, comme Kant l’affirme, catégorique. Et si, d’autre part, on supprime ces conditions indispensables — la menace ou la promesse —, la notion d’impératif demeure vide de sens : un « tu dois » absolu est donc de toute évidence une contradiction dans les termes. Il est complètement impossible de concevoir une voix qui commande, peu importe qu’elle vienne du dehors ou du dedans, autrement que comme proférant une menace ou formulant une promesse. Dès lors aussi l’obéissance qu’elle obtient pourra être, selon les cas, un acte de sagesse ou un acte de sottise, mais elle sera en tous cas toujours un acte intéressé, et par conséquent dépourvu de valeur morale.


L’illusion du libre arbitre.

L’affirmation d’une liberté empirique de la volonté, autrement dit d’un libre arbitre d’indifférence, est étroitement liée au fait qu’on a placé l’essence de l’homme dans une âme, laquelle âme serait originairement un être connaissant, Voire même pensant, pourvu d’idées abstraites, et ensuite de cela seulement un être voulant, ce qui revenait à faire de la volonté, au lieu de faire, comme la vérité l’exigeait, de la connaissance l’élément secondaire. On a même considéré le Vouloir comme un acte de la pensée, en l’identifiant avec le jugement ; telle est en particulier la conception de Descartes et de Spinoza. A les en croire, tout homme serait ce qu’il est par suite d’une opération de sa faculté de connaître : chacun de nous viendrait au monde à l’état de zéro moral, prendrait connaissance des choses de ce monde, puis, là-dessus, déciderait d’être ceci ou cela, d’agir de telle ou telle façon, et pourrait même, une fois qu’il aurait acquis de nouvelles notions, adopter à volonté une nouvelle manière d’être ou d’agir, c’est-à-dire devenir un autre homme. De plus, et toujours dans la même idée, nous commencerions par reconnaître qu’une chose est bonne, pour ensuite la vouloir, au lieu qu’en réalité nous commençons par la vouloir, pour ensuite la déclarer bonne. Si l’on veut bien, en effet, se reporter à l’idée essentielle qui fait le fond de ma philosophie, on reconnaîtra que dans tout ceci on a complètement interverti le rôle des facteurs et présenté les choses au rebours de la vérité. En fait c’est le Vouloir qui est l’élément premier et originel, et c’est la connaissance qui vient seulement s’y surajouter, en tant que manifestation et simple instrument de ce Vouloir. Tout homme, dès lors, est ce qu’il est de par son Vouloir, et son caractère est un fait primordial, parce que vouloir est la base de son être. L’intervention accessoire de la connaissance le renseigne ensuite, au cours d’expériences successives, sur ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il apprend à connaître son caractère. Il se connaît donc par suite et en raison de la nature de son Vouloir, tandis que l’ancienne conception prétend qu’il veut par suite et en raison de sa faculté de connaître. Selon cette conception, il suffirait que l’homme décidât, après délibération, ce qu’il veut être de préférence, pour qu’il le fût en effet : c’est ce qu’elle appelle le libre arbitre. Ce libre arbitre signifierait donc que l’homme est sa propre œuvre, élaborée à la lumière de la connaissance. Je dis, moi, qu’il est sa propre œuvre antérieurement à toute connaissance, et que celle-ci intervient seulement après coup pour faire la lumière sur cette œuvre. C’est pourquoi l’homme ne saurait ni décider d’être ceci ou cela, ni devenir autre qu’il n’est ; mais il est une fois pour toutes et il reconnaît par des expériences successives ce qu’il est. Selon l’ancienne conception il veut ce dont il a pris connaissance ; selon moi il acquiert la connaissance de ce qu’il veut.

Parce qu’il est doué de la faculté de penser, l’homme est en mesure de se représenter tour à tour dans un ordre quelconque, et en réitérant à son gré cette opération, pour les proposer à l’assentiment de son Vouloir, les divers motifs dont il sent qu’ils agissent sur lui. C’est ce qu’on appelle délibérer. L’homme jouit donc d’une faculté de délibération, et par là même d’une possibilité de choix, infiniment plus considérable que l’animal. En ce sens, il est sans contredit relativement libre, c’est-à-dire qu’il peut s’affranchir de la contrainte immédiate des objets concrets, actuellement donnés, qui sont susceptibles d’agir comme motifs sur son Vouloir. Alors que l’animal est entièrement soumis à cette contrainte, l’homme, lui, est déterminé, indépendamment des objets présents, par des idées qui constituent ses motifs. En fait, c’est cette liberté relative que des esprits cultivés, mais peu capables d’aller au fond des choses, ont en vue quand ils parlent du libre arbitre, ce libre arbitre qui fait selon eux la supériorité évidente de l’homme sur l’animal.

Or le motif abstrait, celui qui consiste en une simple idée, est une cause extérieure et déterminante pour le Vouloir exactement au même titre que le motif concret représenté par un objet réel et actuel. Autrement dit, il est une cause comme une autre ; et il est même, aussi bien que les autres causes, quelque chose de matériellement réel, en ce sens qu’il se ramène toujours en dernière analyse à une impression reçue quelque part et à un moment quelconque du dehors. Ce qui le distingue de la cause matérielle proprement dite, c’est uniquement la longueur du fil conducteur qui relie ici la cause à son effet. Il faut donc s’en tenir à une vue des choses bien superficielle pour confondre cette liberté relative, de simple comparaison, avec une liberté absolue, un « libre arbitre d’indifférence ». La faculté de délibérer, qu’implique cette liberté relative, n’engendre en réalité rien d’autre qu’un conflit des motifs, souvent fort pénible, par où se trahit ce que nous appelons l’indécision, et qui a pour théâtre l’ensemble de la conscience de l’individu. Celui-ci laisse les divers motifs se combattre en lui et faire tour à tour sur sa volonté l’épreuve de leur puissance. Il se trouve ainsi dans la même situation qu’un corps soumis à l’action de plusieurs forces qui l’entraînent dans des directions opposées, jusqu’à ce que le motif qui se révèle décidément comme le plus puissant finisse par évincer les autres et par déterminer la volonté, cette solution du conflit — que nous appelons une « résolution » — intervenant d’une façon absolument nécessaire.

Représentons-nous, par exemple, un homme arrêté au milieu de la rue, qui se dit à lui-même : « Il est six heures du soir, j’ai terminé mon travail de la journée ; je puis dès maintenant m’en aller faire une promenade ; ou bien je puis me rendre à mon cercle ; mais je puis aussi monter sur la tour de l’église pour voir le coucher du soleil ; je puis également aller au théâtre ; ou encore je puis faire visite à mon ami X, à moins que ce ne soit à mon ami Z ; enfin je puis même sortir de la ville et m’en aller courir le vaste monde pour ne plus revenir. Tout cela ne dépend que de moi. J’ai la liberté absolue d’accomplir chacune de ces actions. Cependant je n’en profiterai pas pour le moment ; mais je vaisde préférence, et non moins librement, rentrer chez moi, auprès de ma femme. » Quand cet homme parle ainsi, c’est exactement comme si l’eau disait : « Je puis me soulever en vagues énormes (oui, certes ! à condition d’être la mer, quand le vent y souffle en tempête) ; je puis descendre une pente à toute vitesse (oui ! mais dans le lit d’un torrent) ; je puis me précipiter de haut en bas en bouillonnant et en écumant (évidemment ! là où tu formes une cascade) ; je puis m’élancer librement dans l’air comme une fusée (sans doute, si l’on a fait de toi un jet d’eau !) ; je puis même bouillir et m’évaporer complètement (c’est entendu ! mais à cent degrés de chaleur). Néanmoins, je ne ferai rien de tout cela pour l’instant ; je me décide plutôt à demeurer ce que je suis actuellement : un étang clair et paisible où se reflète le ciel. » De même que l’eau ne peut faire tout ce qu’elle dit pouvoir faire que si les causes déterminantes de l’une ou l’autre de ses manifestations se produisent, de même l’homme en question ne saurait accomplir aucune des choses qu’il croit être en son pouvoir qu’à la même condition. Tant que ces causes n’interviennent pas, il en est incapable ; mais aussi — tout comme l’eau, sitôt qu’elle se trouve placée dans les conditions requises — il faut, dès que ces causes interviennent, qu’il agisse en conséquence. Son erreur, cette illusion qu’il nourrit, et qu’engendre en lui l’interprétation fausse d’un état de conscience, de pouvoir accomplir immédiatement et indifféremment toutes les actions que son imagination lui suggère, vient au fond de ce que celle-ci ne peut jamais lui présenter qu’une seule image à la fois, laquelle image exclut provisoirement toutes les autres. Dès lors, quand il évoque le motif déterminant de l’une ou l’autre de ces actions qu’il croit pouvoir exécuter, il en éprouve aussitôt l’influence sur son Vouloir, qui se trouve de ce fait sollicité : c’est ce qu’on appelle en langage technique une velléité. Mais son illusion est de croire qu’il pourrait élever cette velléité au rang de volonté, c’est-à-dire exécuter l’action à laquelle elle tend. Car aussitôt la réflexion interviendrait pour lui remettre en mémoire les motifs qui agissent sur lui en sens différent ou opposé, et l’obligerait ainsi de s’apercevoir que sa velléité ne saurait se réaliser en acte. Au cours de cette opération, par où l’individu évoque tour à tour divers motifs qui s’excluent les uns les autres, sans cesser de se répéter intérieurement : « je puis faire ce que je veux », sa volonté, telle une girouette qu’un vent inconstant fait pivoter sur sa tige de fer bien graissée, se tourne aussitôt et successivement vers chacun de motifs que son imagination lui présente comme susceptibles de l’influencer ; et à chaque fois il se figure qu’il pourrait vouloir l’acte auquel ce motif l’incite, c’est-à-dire arrêter la girouette à ce point déterminé : en quoi, précisément, il s’illusionne. Car, quand il se dit : « je puis vouloir ceci », ce témoignage intérieur est en réalité purement hypothétique, c’est-à-dire qu’il s’accompagne toujours de ce complément tacite : « à supposer que je ne veuille pas de préférence cela », lequel supprime de fait cette possibilité de vouloir.

Pour en revenir à l’homme que nous avons laissé délibérant au milieu de la rue à six heures du soir, supposons maintenant qu’il se soit aperçu que je me tenais derrière lui en train de philosopher sur son compte et de contester sa liberté d’accomplir toutes les actions dont il se croit capable. Il se pourrait fort bien, dans ce cas, qu’il mît à exécution l’une d’entre elles à seule fin de me réfuter. Mais alors ce seraient mes dénégations et l’influence qu’elles exerceraient sur son esprit de contradiction qui deviendraient pour lui le motif contraignant. Toutefois, il est à remarquer que ce motif ne saurait le déterminer à accomplir, parmi les actions énumérées plus haut, qu’une des plus faciles. Notre homme pourrait donc fort bien se décider, par exemple, à se rendre au théâtre, mais nullement à s’en aller courir le vaste monde. Le motif en question serait beaucoup trop faible pour l’amener à cette dernière action.

Je puis faire ce que je veux : je puis, si je veux, donner tous mes biens aux pauvres et me mettre ainsi moi-même au rang de l’un d’eux — si je veux ! Mais je ne parviens pas à le vouloir, parce que les motifs contraires ont sur moi beaucoup trop d’empire pour que je le puisse. Par contre, si mon caractère était différent de ce qu’il est, et cela au point que je fusse un saint, alors je pourrais le vouloir ; mais dans ce cas aussi je ne pourrais pas faire autrement que de le vouloir, ce qui veut dire que je serais nécessairement obligé de le faire. — Voilà qui s’accorde le mieux du monde avec ce témoignage intérieur : « je puis faire ce que je veux », où quelques pseudo-philosophes au cerveau stérile s’imaginent aujourd’hui encore trouver la preuve du libre arbitre, et qu’ils mettent dès lors en relief avec insistance comme une donnée décisive de la conscience.


Immuabilité du caractère.

Le caractère est invariable : tout être humain reste sa vie durant ce qu’il est. Sous une enveloppe extérieure changeante, à travers toutes les transformations qui peuvent se produire au cours des années dans ses conditions d’existence, voire même dans ses notions et dans ses idées, l’homme proprement dit demeure — telle l’écrevisse sous la carapace qu’elle rejette pour en revêtir une autre — immuable et toujours pareil à lui-même. S’il subit du fait de l’âge, lequel entraîne avec lui des besoins différents, certaines modifications apparentes, celles-ci portent uniquement sur l’orientation vers d’autres objets d’un Vouloir par ailleurs identique. L’homme ne change jamais : comme il a agi une fois, ainsi il agira de nouveau, chaque fois qu’il se trouvera placé dans des circonstances en tous points semblables (et à condition qu’il soit lui-même en mesure de bien connaître ces circonstances telles qu’elles sont réellement). C’est là une vérité d’expérience et qui s’appuie sur des faits de la vie de tous les jours. En veut-on un exemple particulièrement frappant ? C’est le cas où nous retrouvons, après vingt ou trente ans de séparation, telle personne chez qui nous pouvons bientôt surprendre exactement les mêmes tics et les mêmes manies que nous lui connaissions jadis. Cette immuabilité du caractère, d’aucuns la nieront en paroles, dont néanmoins toute la façon d’agir signifie implicitement qu’ils ne la mettent pas en doute. Ainsi, pourquoi n’hésitent-ils pas à refuser à jamais leur confiance à l’homme dont ils ont pu constater une seule fois la déloyauté, tandis qu’ils se fient au contraire à celui qui leur a donné antérieurement des preuves de sa bonne foi ? Là est d’ailleurs l’unique principe sur quoi se fonde la connaissance des hommes ; autrement celle-ci serait impossible, non moins que notre confiance dans les caractères que nous avons reconnus comme sûrs, dans les individus d’une honnêteté « éprouvée ». Aussi bien, même s’il arrive que cette confiance se trouve un jour déçue, ne disons-nous jamais d’une personne : « son caractère a changé » ; nous disons au contraire : « je m’étais trompé sur son compte ». {{Interligne} Le caractère de l’individu est inné. On ne le crée pas artificiellement, pas plus qu’il n’est dû au hasard des circonstances : il est l’œuvre de la nature même. Il se révèle déjà chez l’enfant, qui nous fait voir en petit tout ce que l’homme sera par la suite en plus grand. On s’explique ainsi que deux enfants élevés exactement dans le même milieu et selon les mêmes principes puissent néanmoins trahir des caractères foncièrement différents : chacun d’eux à déjà celui qu’il aura encore comme vieillard. Si l’on passe en revue la liste complète des vertus et des vices, telle qu’elle a été dressée par Aristote, qui nous en donne un aperçu général sommaire dans le De virtutibus et vitiis, on sera obligé de constater qu’il est impossible de les concevoir, tant les unes que les autres, — dès qu’il s’agit d’êtres humains réels, — autrement que comme des caractères innés. C’est uniquement comme tels qu’ils peuvent constituer des caractères authentiques et réels. Si ces caractères étaient le fruit de la réflexion, si l’homme pouvait les choisir et les adopter à volonté, ils se ramèneraient au fond à une feinte, à une contrefaçon, et l’on ne pourrait dès lors faire aucun fond sur leur durée, incapables qu’ils seraient de résister à la pression des circonstances.

Il est étonnant de voir comment l’individualité de chaque être humain (autrement dit un certain caractère joint à un certain intellect) détermine la nature de toutes ses actions et de toutes ses pensées, jusqu’aux plus insignifiantes ; elle est comme une matière colorante qui imprègne profondément tout ce qu’elle touche. C’est ce qui explique que l’existence de tel individu, toute son histoire extérieure et intérieure, puisse différer si profondément de celle de tel autre. De même qu’il suffit au botaniste d’une seule feuille pour reconnaître et déterminer l’ensemble d’une plante, de même que Cuvier pouvait reconstituer toute la structure d’un animal à l’aide d’un seul de ses os, une seule action caractéristique d’un être humain peut servir à nous le faire connaître et en quelque sorte à le reconstruire, cette action portât-elle sur un détail insignifiant. Il faut même dire : surtout s’il s’agit d’un détail insignifiant ; car dans les grandes circonstances les gens ont coutume de se surveiller, tandis que dans les petites choses ils n’éprouvent guère de scrupules à s’abandonner à leur nature.


Modifications apparentes du caractère. Croyance et vertu.

Comme les motifs qui déterminent les manifestations du caractère, autrement dit la conduite, agissent sur ce caractère par l’intermédiaire de la connaissance, et comme d’autre part les notions de l’intellect sont mobiles et variables, oscillant presque toujours entre la vérité et l’erreur, mais en général aussi de telle façon que la vie tend à les rectifier progressivement — bien que très inégalement, cela va sans dire, selon les individus —, il s’en suit que la manière d’agir d’un être humain peut fort bien se modifier sensiblement au cours de son existence, sans qu’on ait le droit d’en conclure à une transformation de son caractère. Ce que l’homme veut à proprement parler et d’une façon générale, l’aspiration profonde de son être intime, les fins ultimes auxquelles il tend, cela, aucune influence extérieure qui s’exerce sur lui, aucune leçon qu’il reçoit, ne saurait jamais le modifier. Le contraire signifierait qu’on peut refaire un être humain. Velle non discitur (on n’apprend pas à vouloir), dit excellemment Sénèque, qui met ici la vérité au-dessus des préceptes de ses maîtres stoïciens, lesquels prétendaient « qu’on peut enseigner la vertu », όιδαϰτην είναι την άρητηνν. Du dehors on peut agir sur le Vouloir par le moyen des motifs, et uniquement par leur moyen ; mais ces motifs ne sont pas susceptibles de rien changer au Vouloir lui-même, car le fait seul qu’ils exercent sur lui leur empire suppose déjà que ce Vouloir est précisément ce qu’il est. Tout ce que peuvent faire les motifs, c’est de modifier la direction de son effort, ou, plus exactement, de l’inciter à chercher sur une autre voie que celle qu’il suivait jusque-là ce qu’il cherche d’ailleurs immuablement. Ainsi donc, en instruisant l’homme, en inculquant à son esprit des notions plus justes, c’est-à-dire par des influences extérieures, on peut l’amener à constater qu’il se trompait jusqu’alors dans le choix de ses moyens ; par suite, on peut faire qu’il poursuive dorénavant par un tout autre chemin, voire même dans un tout autre objet, le but auquel il tend une fois pour toutes en vertu de sa nature foncière. Mais jamais on ne pourra faire qu’un homme veuille réellement autre chose que ce qu’il a toujours voulu ; à ce point de vue il est immuable, parce qu’il n’est précisément rien d’autre que ce Vouloir même, qu’on ne pourrait que supprimer si l’on prétendait le changer. En revanche, l’influence qu’on peut exercer sur son intellect, c’est-à-dire la possibilité de modifier ses notions, et par suite sa conduite, va si loin, qu’on le voit souvent chercher à atteindre le même but invariable par des voies diamétralement opposées. Supposons que ce but soit, par exemple, le paradis de Mahomet. L’homme pourra chercher ce paradis dans le monde réel ; mais il pourra le chercher aussi dans un monde imaginaire, et dans les deux cas il réglera ses moyens en conséquence : dans le premier il emploiera la violence, le mensonge et la ruse ; dans le second la tempérance, la justice, les aumônes et les pèlerinages à la Mecque. Cette différence n’aura rien changé à la tendance de sa volonté, encore moins à cette volonté elle-même. Sa conduite a beau revêtir, selon les circonstances et les moments, un aspect absolument différent ; son Vouloir est demeuré identique. Velle non discitur.

La contrainte qu’exerce les motifs peut engendrer la légalité, mais non la moralité. On peut ainsi apprendre à l’égoïste qu’en renonçant à de petits avantages il en obtiendra de plus grands, à l’homme méchant qu’en faisant souffrir son prochain il s’attirera à lui-même de pires maux. Mais nul ne persuadera jamais à l’égoïste de renoncer à son égoïsme, au méchant de renoncer à sa méchanceté, pas plus qu’on ne pourrait persuader au chat de renoncer à son penchant pour la chasse aux souris. Même en ce qui concerne la bonté, on peut, en accroissant la perspicacité de l’homme bon, en l’instruisant des réalités de la vie, c’est-à-dire en éclairant son esprit, l’amener à manifester sa nature d’une façon plus complète et plus logique ; ainsi, par exemple, si on lui montre les conséquences lointaines que notre conduite entraîne pour autrui. En ce sens il y a sans contredit une culture morale et une éthique capable d’améliorer l’homme. Mais elle s’arrête là où je viens de dire ; il est aisé d’apercevoir ses limites. On fait la lumière dans le cerveau ; le cœur n’en devient pas meilleur. L’élément foncier, essentiel, décisif, dans l’être moral, comme dans l’être intellectuel et physique, c’est l’élément inné. Nos procédés et nos artifices n’y apportent jamais que des perfectionnements accessoires. Tout être est ce qu’il est en quelque sorte « par la grâce de Dieu », jure divino, θεια μοιρα.


Sur le fatalisme. Liberté et « primordialité ».

Le fatum, είμαρμενη, des Anciens, n’est rien d’autre que la certitude acquise par la conscience que tous les événements sont rigoureusement liés les uns aux autres par l’enchaînement causal ; que, par suite, ils s’accomplissent en vertu d’une nécessité absolue, et qu’ainsi l’avenir, entièrement arrêté, strictement déterminé par avance, ne saurait être plus que le passé modifié en quoi que ce soit. Il n’y a que la prévision de cet avenir qu’on puisse considérer dans les mythes fatalistes des Anciens comme un élément fabuleux ; encore faut-il faire ici abstraction de ce qu’il peut y avoir de plausible dans la clairvoyance magnétique et la seconde vue. Toujours est-il qu’au lieu de chercher à se débarrasser par de stériles bavardages et de niaises échappatoires de la profonde vérité de l’idée fataliste, il vaudrait mieux s’efforcer de la bien concevoir et de la bien comprendre. Elle constitue ce qu’on peut appeler une vérité démontrable, vérité qui représente une donnée d’importance considérable pour l’interprétation du mystère de notre existence.

Entre la prédestination et le fatalisme, qui sont au fond la même idée, il y a cette seule différence que pour l’une la fixité du caractère et la détermination extérieure de nos actions par des causes procèdent d’un être connaissant, tandis qu’elles dérivent pour l’autre d’un principe inconscient. Mais les deux idées se rencontrent dans la conclusion : il arrive ce qui doit arriver. — L’idée d’une liberté morale, en revanche, est inséparable de la notion de primordialité. Qu’un être soit l’œuvre d’un autre, et qu’en même temps sa volonté et ses actes soient libres, c’est là une proposition qui se peut formuler en mots, mais qu’aucune pensée ne saurait saisir. Ne voit-on pas en effet que celui qui a tiré un être du néant en l’appelant à l’existence a de ce fait même créé et fixé aussi sa nature, c’est-à-dire l’ensemble des propriétés qui le composent ? Car il est à jamais impossible à qui que ce soit de créer sans créer er même temps quelque chose, à savoir une créature entièrement et exactement déterminée dans tous ses caractères. Or, de ces caractères ainsi arrêtés, toutes les manifestations, toutes les actions de l’être qu’ils constituent découlent ensuite avec nécessité, parce qu’elles ne sont précisément rien d’autre que ces caractères mêmes désormais mis en jeu, et qui n’avaient besoin, pour produire leurs effets, que d’y être provoqués du dehors. L’homme agit nécessairement selon ce qu’il est. Ce n’est donc point à ses actions particulières que s’attache le mérite ou la faute, mais bien à son essence et son existence mêmes. Aussi le théisme et la responsabilité morale de l’être humain sont-ils deux idées inconciliables ; parce que, précisément, la responsabilité ne peut jamais retomber que sur le créateur de la créature, en qui elle a son centre de gravité. C’est en vain qu’on a essayé, en affirmant la liberté morale de l’homme, d’établir un pont entre ces deux notions incompatibles ; le pont s’écroule toujours à nouveau. L’être libre doit être aussi l’être originel. Si notre Vouloir est libre, il est aussi l’être primordial ; et inversément. C’est là précisément ce qui a obligé le dogmatisme d’avant Kant — car il avait besoin que ces deux attributs, liberté et primordialité, demeurassent distincts — à admettre deux libertés : une liberté de la cause première, pour la cosmologie, et une liberté de la volonté humaine, pour la théologie et la morale.


Responsabilité et conscience morale.

Il y a une donnée de la conscience dont j’ai fait complètement abstraction jusqu’ici : je veux dire le sentiment parfaitement certain et distinct de responsabilité qui s’attache à tout ce que nous faisons, le sentiment qu’on est en droit de nous en demander compte, lequel sentiment tient à la certitude absolue que nous avons d’être nous-mêmes les auteurs de nos actions. C’est parce que nous en avons tous nettement conscience qu’aucun être humain, fût-il même profondément convaincu de la nécessité qui préside à l’accomplissement de nos actes, ne songera jamais à se prévaloir de cette nécessité pour s’excuser d’une mauvaise action et pour en rejeter la faute sur les motifs qui l’y ont déterminé, sous prétexte que, ces motifs intervenant, l’acte était désormais inévitable. L’auteur de cet acte, en effet, se rend fort bien compte que cette nécessité implique une condition subjective ; il sait qu’au point de vue objectif, c’est-à-dire que même étant donné les circonstances dans lesquelles il a agi, ou, si l’on veut, l’influence des motifs qui l’ont contraint d’agir, une action très différente de celle qu’il a commise, voire même l’action exactement opposée, n’en était pas moins parfaitement concevable et exécutable, pour peu seulement qu’il n’eût pas été lui-même ce qu’il est. Tout dépendait en effet de cette seule condition. Pour lui, sans doute, parce qu’il est lui et point un autre, parce qu’il a le caractère qu’il a, la possibilité de toute autre action était nécessairement exclue ; mais prise uniquement en elle-même, c’est-à-dire objectivement, cette autre action était possible. Le sentiment de responsabilité que cet homme éprouve ne se rapporte donc qu’à première vue et apparemment à son acte ; en réalité il se rapporte à son caractère. C’est de ce caractère qu’il se sent responsable, et c’est de ce caractère que les autres, eux aussi, le rendent responsables. On s’en aperçoit bien à leur jugement, qui fait aussitôt abstraction de l’acte pour passer à l’auteur de cet acte et marquer les traits de sa nature. « C’est un méchant homme », diront-ils par exemple ; ou : « c’est un vaurien, une canaille » ; ou encore : « c’est une petite âme basse et vile ». Tous leurs jugements visent le caractère. L’acte, avec son motif, n’est pris ici en considération que comme témoignage de ce caractère ; mais aussi acquiert-il la valeur d’un symptôme infaillible, qui permet de classer un homme pour toujours et irrévocablement.

Toute action est le produit de deux facteurs : elle résulte à la fois du caractère de l’individu et du motif qui l’a déterminée. Ceci ne signifie nullement qu’elle représente une moyenne, une sorte de compromis entre le motif et le caractère. Elle satisfait au contraire pleinement aux exigences de l’un et de l’autre ; elle repose à la fois, avec toutes les possibilités qu’elle implique, sur chacun d’eux ; en d’autres termes, elle est due au fait que le motif déterminant s’adresse à tel caractère, et qu’en même temps ce caractère est déterminable par tel motif. Le caractère est la complexion permanente et immuable, connue par voie empirique, d’un Vouloir individuel. Or, ce caractère étant aussi bien que le motif un facteur indispensable à l’accomplissement de toute action, on s’explique dès lors le sentiment que nous avons d’être nous-mêmes la source de nos actions ; on s’explique ce « je veux » qui les accompagne toutes et en vertu duquel chacun de nous les reconnaît nécessairement comme siennes, ayant par là-même conscience d’en être moralement responsable. Nous retrouvons précisément ici ce même « je veux, et je ne veux jamais que ce que je veux », que nous avons déjà rencontré en analysant notre état de conscience à propos de l’illusion du libre arbitre, et qui induit les esprits incultes à affirmer obstinément que l’homme jouit d’une liberté absolue d’agir ou de s’abstenir à son gré, d’un « libre arbitre d’indifférence ». En fait, ce « je veux » n’annonce rien d’autre que la présence, dont nous sommes intérieurement conscients, du second facteur de l’acte — notre caractère — qui, livré à lui-même, serait totalement incapable de l’accomplir, mais qui, en revanche, dès l’apparition du motif, est non moins incapable de s’en abstenir. Or, c’est seulement une fois qu’il a été mis en action de cette manière que notre caractère fait connaître à notre intellect sa propre nature. Celui-ci, en effet, étant par essence dirigé vers le dehors et non vers le dedans, l’individu n’apprend à connaître même son propre Vouloir que par voie empirique, c’est-à-dire par ses actions. C’est la connaissance, toujours plus exacte et toujours plus intime, qu’il en acquiert progressivement, qui constitue au fond ce qu’on appelle la conscience (morale). Celle-ci, précisément parce qu’elle est ce que je viens de dire et rien d’autre, ne fait entendre sa voix directement qu’après l’acte. Avant l’acte, elle ne nous parle tout au plus qu’indirectement, en ce sens qu’elle pourra parfois nous rendre rétrospectivement attentifs à des cas analogues sur lesquels elle a déjà eu l’occasion de se prononcer, et nous engager ainsi à tenir compte dans nos délibérations de son intervention future.


Le vrai sens de la liberté.

On le voit, le résultat auquel nous aboutissons, c’est qu’il y a lieu de chercher l’œuvre de notre liberté, non plus, comme le veut l’opinion courante, dans nos actions particulières, mais bien dans notre essence et dans notre existence mêmes, dans la totalité de notre être, lequel doit être conçu comme notre acte autonome, comme notre œuvre librement voulue. Pour l’entendement, et seulement pour lui, parce qu’il est lié au temps, à l’espace et à la causalité, cet être se manifeste sous la forme d’une série d’actions multiples et diverses, mais qui aussi, précisément en vertu de l’unité originelle de l’être qu’elles expriment, devront toutes présenter exactement le même caractère et, par suite, apparaître rigoureusement conditionnées par les motifs qui, à chaque fois, les provoquent et déterminent chacune d’elles prise en particulier. Il suit de là que, pour le monde de l’expérience, le principe formulé par les scolastiques : operari sequitur esse (acte est la conséquence de l’être) est vrai sans exception. Toute chose engendre des effets conformes à sa nature, et ce sont ces effets, provoqués par des motifs, qui manifestent et font connaître cette nature. Tout homme agit selon ce qu’il est et toutes ses actions, par là-même nécessaires, sont déterminées dans chaque cas particulier par les seuls motifs. On voit ainsi que la liberté ne saurait se trouver dans l’operari (l’acte) ; il faut donc qu’elle se trouve dans l’esse (l’être). Là est précisément l’erreur radicale, le gros ύστερον προτερον (interversion) qu’on a commis de tous temps : d’avoir attribué à l’être la nécessité et à l’acte la liberté. C’est l’inverse qui est vrai ; c’est dans l’être seul que gît la liberté. Mais aussi, de cet être l’acte découle d’une façon nécessaire, et, dès lors, à ce que nous faisons nous reconnaissons ce que nous sommes. C’est sur cette expérience, et non sur un prétendu « libre arbitre d’indifférence », que repose notre sentiment de responsabilité et, plus généralement, la signification morale de la vie. Tout dépend de ce que nous sommes ; Ce que nous faisons s’en déduira de soi-même et comme un corollaire nécessaire. Le sentiment de souveraineté et de primordialité qui accompagne incontestablement tous nos actes, malgré la totale dépendance où ceux-ci se trouvent à l’égard des motifs, et en vertu duquel nous les regardons comme nôtres, ce sentiment ne nous trompe donc point ; seulement son véritable contenu dé- passe le domaine de nos actions ; il a sa source plus loin et plus haut, ce qui veut dire que notre essence et notre existence mêmes, dont nos actions — provoquées par les motifs — sont la résultante, s’y trouvent en réalité impliquées. En ce sens on pourrait comparer ce sentiment de primordialité et d’autonomie, et aussi de responsabilité, dont s’accompagnent tous nos actes, à une aiguille indicatrice qui marquerait la présence d’un objet plus éloigné que celui, placé sur la même ligne, mais à proximité, qu’elle semble désigner à nos regards.

Pour dire la chose en deux mots : l’homme ne fait jamais que ce qu’il veut, mais il le fait nécessairement. Et cela parce qu’avant de faire, il est déjà ce qu’il veut, et que, de ce qu’il est, résulte nécessairement tout ce qu’il fait. Si l’on considère sa conduite objectivement, c’est-à-dire du dehors, l’évidence oblige à reconnaître qu’elle obéit rigoureusement, comme tout ce qui se meut et agit dans la nature, à la loi des motifs. Subjectivement, en revanche, chacun a le sentiment de ne faire jamais ce que qu’il veut : ce qui revient à dire simplement que ses actions sont l’expression authentique de son être. Aussi le plus infime produit de la nature, s’il pouvait sentir, éprouverait-il le même sentiment.

L’analyse que j’ai faite du problème de la liberté n’aboutit donc pas à la supprimer, mais seulement à la reculer, à la renvoyer dans une autre sphère ; c’est-à-dire que la liberté doit être transportée du domaine de nos actions particulières, où il est démontré qu’on ne saurait la rencontrer, dans une région supérieure, moins accessible, il est vrai, à notre entendement. En d’autres termes, elle est d’ordre transcendant. Et c’est bien en ce sens qu’il faut entendre ces mots de Malebranche que j’ai inscrits en tête de mon étude sur ce problème : « la liberté est un mystère ».


De l’égoïsme.

L’égoïsme, chez l’homme comme chez l’animal, est étroitement et intimement lié à l’essence même de l’être ; disons mieux : il ne fait qu’un avec elle. De là vient que, dans la règle, toutes les actions humaines dérivent de l’égoïsme, et qu’il y a toujours lieu de chercher d’abord dans l’égoïsme l’explication d’une action donnée, comme aussi de calculer uniquement avec lui, quand on cherche à faire agir les hommes en vue d’un but quelconque. L’égoïsme, de sa nature, ne connaît point de limites. L’homme veut d’une façon absolue la conservation de son existence ; il la veut, d’une façon absolue, exempte de toute souffrance, et par conséquent aussi de toute privation ; il veut la plus grande somme possible de bien-être ; il veut toutes les jouissances qu’il est susceptible de goûter ; et même il cherchera, s’il peut, à se rendre capable d’en éprouver d’autres. Tout ce qui fait obstacle aux visées de son égoïsme excite sa malveillance, sa colère, sa haine ; quiconque s’y oppose est à ses yeux un ennemi qu’il désire écraser. Il lui faut, autant que faire se peut, tout avoir et tout savourer, et comme cette ambition dépasse ses moyens, il prétend au moins tout dominer. Sa devise, c’est : « tout pour moi, rien pour les autres ». L’égoïsme est colossal ; il domine et déborde le monde. Admettons qu’on mît chacun dans l’alternative de périr ou de voir périr l’Univers : est-il besoin de dire le parti que choisirait l’immense majorité des humains ? C’est dire que chacun fait de sa personne le centre du monde et rapporte tout à elle. En toutes circonstances, dans tout événement, en face même des grandes révolutions qui peuvent transformer la destinée des peuples, c’est toujours à son propre intérêt, si petit, si indirectement touché qu’il puisse être, que chacun pensera tout d’abord. Quel contraste plus complet que celui-ci : d’une part cette sollicitude sans bornes, exclusive, de chaque individu pour sa propre personne ; d’autre part l’indifférence complète avec laquelle, dans la règle, les autres considèrent cette même personne ou ledit individu la personne des autres ? Il y a même un côté comique dans le spectacle de ces êtres innombrables dont chacun, au moins pratiquement, se tient pour seul réel et regarde les autres en quelque sorte comme de simples fantômes. Pourquoi cela, en définitive ? Parce que chacun constitue pour sa propre conscience une donnée immédiate, tandis que les autres êtres ne lui sont donnés qu’indirectement, c’est-à-dire par l’intermédiaire du cerveau et sous forme de représentations. On comprend dès lors que cette « immédiateté » du moi fasse prévaloir ses droits. La subjectivité étant le propre de toute conscience, il s’en suit que chacun est pour soi-même tout l’Univers ; car tout ce qui existe objectivement n’existe jamais qu’indirectement, c’est-à-dire uniquement en tant que représentation du sujet, de sorte que tout dépend toujours d’une conscience individuelle. Le seul monde que l’individu connaisse et dont il sache quelque chose, il le porte en lui-même, comme sa représentation ; ce qui veut dire qu’il en est le centre. De là vient précisément que chacun est tout à ses propres yeux : à celui qui se sent le détenteur de toute réalité rien ne saurait importer davantage que lui-même. Mais si de ce point de vue subjectif, qui est le sien, son moi se présente à lui dans ces dimensions colossales, ce même moi, dès qu’on le considère du point de vue objectif, se rétrécit brusquement au point de se réduire presque à rien, c’est-à-dire à peu près à 1/1000 000 000 de l’humanité actuellement existante. Avec tout cela, l’individu sait fort bien que ce « moi » qui lui importe par-dessus tout, que ce microcosme pour qui le macrocosme se présente à titre de simple accident, de simple modification de lui-même, que son Univers, en un mot, doit périr avec la mort ; et c’est pourquoi la mort équivaut pour lui à la fin du monde. Tels sont les éléments dont se forme l’égoïsme, sur la base du Vouloir-vivre, cet égoïsme qui, normalement, sépare toujours l’homme de son prochain comme par un fossé profond. S’il arrive qu’un être humain réussisse réellement à franchir ce fossé pour se porter au secours d’un autre, la chose fait l’effet d’un miracle qui excite l’étonnement et l’admiration,


Sur les mobiles moraux. Morale et intellect.

Une fois qu’on a passé en revue les divers instincts anti-moraux auxquels obéit la nature humaine, on constate à quel point il est malaisé de découvrir chez l’homme un mobile assez puissant pour le faire agir contrairement à ses penchants les plus enracinés, ou qui — à supposer que l’expérience nous offre réellement des exemples de cette façon d’agir — nous en puisse fournir une explication qui ne soit ni insuffisante ni artificielle. C’est même là un problème si difficile que, pour lui trouver une solution à l’usage du grand nombre, on s’est vu partout obligé de recourir à l’appareil d’un monde supra-terrestre et extra-humain. On a fait intervenir des dieux dont la volonté et les commandements, appuyés eux-mêmes sur la promesse d’une récompense et la menace d’un châtiment réservés à l’homme, soit dans ce monde-ci, soit dans un autre, constitueraient ce mobile moral que nous cherchons à découvrir. À supposer que la croyance à une doctrine de ce genre s’implantât universellement — et rien ne s’y oppose, si l’on prend soin de la graver dans les cerveaux dès l’âge le plus tendre — et qu’elle produisit les résultats désirés — ce qui présente beaucoup plus de difficultés et apparaît beaucoup moins confirmé par l’expérience —, il est sûr qu’on obtiendrait ainsi une parfaite légalité des actions, qui dépasserait même ce qu’on peut attendre à ce point de vue de la justice et de la police. Mais chacun voit bien qu’il ne saurait être question ici de ce que nous entendons réellement par sens ou sentiment moral. Il est évident que toutes les actions déterminées par des motifs de cette nature procéderaient toujours du seul égoïsme. Comment parler de désintéressement là où je suis séduit par l’appât d’un salaire ou retenu par la crainte d’un châtiment ? La récompense que le croyant attend fermement d’une vie à venir a juste le même sens qu’une lettre de change de tout repos, mais à très longue échéance, tirée sur la divinité. Les bénédictions du mendiant qui vous prédit que vos bienfaits vous seront rendus au centuple dans l’autre monde ont pu inciter maint avare à d’abondantes aumônes, qu’il distribue d’un cœur léger, parce qu’illes tient pour un bon placement et qu’il est parfaitement sûr de ressusciter dans la peau d’un Crésus. — Il se peut que pour la grande masse il faille se contenter de faire appel à de pareils mobiles, et en fait c’est bien ainsi que procèdent les diverses religions, précisément parce qu’elles sont la métaphysique du peuple. Encore faut-il remarquer ici que nous nous trompons souvent sur les véritables motifs de nos propres actions presque autant que sur les raisons qui font agir les autres ; et l’on peut être sûr que tel qui attribue ses actions les plus généreuses à des motifs de l’espèce que je viens de dire, obéit en réalité à des motifs beaucoup plus purs et plus nobles, mais aussi beaucoup plus difficiles à découvrir ; c’est-à-dire qu’il fait tout simplement par amour spontané de son prochain ce qu’il ne peut expliquer lui-même autrement que par son obéissance à des commandements divins. Mais c’est précisément le rôle de la philosophie, ici comme ailleurs, de chercher à expliquer les faits par leurs raisons profondes et véritables, sans se fonder sur autre chose que sur la nature humaine, sans recourir à aucune sorte d’interprétation mythique, de dogme religieux, de postulat transcendant, et en exigeant toujours la confirmation de l’expérience extérieure ou intérieure.

En présence d’une bonne action dont l’auteur se réclame de certains dogmes, il faut donc toujours savoir distinguer entre deux possibilités et se demander si ces dogmes sont réellement le motif déterminant, ou seulement, comme j’ai déjà dit, l’explication fictive par quoi l’individu cherche à satisfaire sa propre raison à propos d’une action qui dérive en réalité d’une toute autre source ; je veux dire une action qu’il accomplit parce qu’il est un homme de bien, mais dont il est incapable de trouver les vraies raisons, parce qu’il n’est pas un philosophe, tout préoccupé qu’il est de savoir ce qu’il en faut penser. La distinction est d’ailleurs fort difficile à établir, car les éléments à distinguer se dissimulent dans les profondeurs du sentiment. C’est pourquoi il nous est presque toujours impossible de juger justement, quant à sa valeur morale, la conduite des autres ; il est même rare que nous puissions juger la nôtre.

La vertu procède sans contredit de la connaissance, mais non pas de la connaissance abstraite, communicable par des mots. Sinon, elle serait susceptible d’être enseignée, c’est-à-dire qu’il suffirait de définir les notions qui lui serviraient de base, de donner la formule abstraite de ses caractères, pour améliorer du même coup moralement tous ceux qui comprendraient et approuveraient cette formule. Or ce n’est pas du tout ce qui se passe en réalité. Les prescriptions et les prédications morales n’ont jamais fait de qui que ce soit un homme de bien, pas plus qu’aucune esthétique, depuis celle d’Aristote jusqu’aux plus récentes, n’a jamais fait un poète. En ce qui touche l’essence même de la vertu, le concept se révèle aussi stérile qu’il l’est dans le domaine de l’art. Son rôle, purement secondaire, est celui d’un instrument qui nous sert à fixer et à conserver des intuitions, à exécuter des résolutions dont la source est ailleurs. Velle non discitur. Sur la vertu même, par quoi j’entends la disposition intérieure de l’être bon, les dogmes n’ont en somme aucune influence : les dogmes faux ne la gênent pas, les dogmes vrais ne peuvent guère l’accroître. Au reste il serait vraiment fâcheux que l’essentiel de la vie humaine, sa valeur morale, ce par quoi elle touche à l’éternité, dépendît de facteurs aussi fortuits que les dogmes, les credos religieux et les théories philosophiques.

La bonté véritable des sentiments et des intentions, la vertu réellement désintéressée, l’authentique noblesse du cœur ne procèdent donc pas d’une connaissance abstraite ; mais elles procèdent tout de même d’une connaissance : à savoir d’une intuition immédiate, qu’aucun raisonnement ne saurait ni nous procurer ni nous arracher et qui, précisément parce qu’elle n’est point abstraite, n’est pas non plus communicable. Il faut qu’en chacun de nous elle se produise d’elle-même. C’est dire qu’elle ne trouvera pas son expression véritable et adéquate dans le langage des mots, mais seulement dans les actes, dans la conduite, dans la vie même de l’individu.


De la pitié, fondement de la morale.

L’absence de tout motif égoïste est le critère de la valeur morale d’une action.

Or, dire d’une de mes actions qu’elle s’accomplit uniquement à cause d’un autre individu, c’est dire qu’elle a directement pour motif le bonheur ou la souffrance de cet individu, de la même façon que mon propre bonheur ou ma propre souffrance sont le motif de toutes mes autres actions. Voilà qui circonscrit d’emblée notre problème, en le ramenant à cette question : comment se fait-il que le bonheur ou la souffrance d’un autre puissent jamais mettre directement en action ma volonté, qu’ils puissent jamais devenir, de façon immédiate, son motif, tout comme s’il s’agissait de ma personne, et cela parfois au point de me faire négliger plus ou moins à leur profit cette souffrance ou ce bonheur personnels qui constituent d’habitude mes seuls motifs ? Uniquement, à ce qu’il semble, par le fait que cet autre individu devient lui-même le but suprême de mon Vouloir, tout comme je le suis moi-même dans tous les autres cas ; autrement dit, par le fait que ie veux son bien et redoute sa souffrance tout comme, en général, je veux mon bien et redoute ma souffrance. Or ceci suppose de toute nécessité que je souffre réellement avec lui de sa souffrance comme telle, que je la ressente comme je ne ressens en principe que la mienne et, par suite, que je veuille directement son bonheur, comme en principe je ne veux que le mien. Cette condition en implique à son tour une autre : c’est que je m’identifie en quelque manière avec mon prochain, c’est-à-dire que cette différence entre lui et moi sur laquelle repose précisément mon égoïsme se trouve, au moins dans une certaine mesure, supprimée. Mais comme je ne suis pas dans la peau de mon prochain, ce n’est que par la connaissance que j’ai de lui, par la représentation que je me fais de lui dans mon cerveau, que je par- viendrai à m’identifier avec lui au point que la nature de mon acte trahisse la suppression de cette différence qui me séparait de lui. — Le processus que nous venons d’analyser ainsi n’est point un rêve de notre imagination ; il ne s’agit point ici de contes en l’air ; il s’agit d’un phénomène parfaitement réel, et d’ailleurs nullement rare : c’est le phénomène quotidien de la pitié, cette « compassion », qui veut que je puisse participer directement, en négligeant toute autre considération, à la souffrance d’un autre et contribuer par là-même à la diminuer et à la supprimer, donc à faire le bien de mon prochain, puisque c’est dans l’absence de souffrance que consiste tout ce qu’on entend par satisfaction, bien-être, bonheur. Or c’est cette compassion qui est le seul véritable fondement de toute justice libre et de toute charité vraie. Une action n’a de valeur morale que dans la mesure où elle procède d’elle ; toute action en est dépourvue qui obéit à quelque autre mobile. Sitôt que la pitié s’est éveillée en moi, le bien ou la souffrance de mon prochain me tiennent directement à cœur, exactement de la même façon, sinon toujours exactement au même degré, que mon propre bien ou ma propre souffrance : c’est dire que dès ce moment la différence entre lui et moi n’est plus absolue.

C’est là, sans contredit, un phénomène étonnant, mystérieux même. Il est, à vrai dire, le grand mystère de l’éthique. Il en représente le fait primordial ; il marque la limite au delà de laquelle la spéculation métaphysique peut seule encore s’aventurer. Car nous voyons tomber ici la cloison étanche qui, du point de vue de la raison — cette lumière naturelle, comme l’appelaient les anciens théologiens — sépare tous les êtres les uns des autres : nous voyons en quelque sorte le « non-moi » devenir « moi ».

Imaginons deux jeunes gens, Cajus et Titus, l’un et l’autre passionnément amoureux d’une jeune fille (pas de la même). Les circonstances veulent que chacun d’eux voie son amour contrecarré par un rival qu’on lui préfère ; et chacun d’eux aussi est résolu à se débarrasser de ce rival en lui ôtant la vie. Ils ne courent ni l’un ni l’autre aucun risque d’être découverts ni même soupçonnés. Cependant, au moment d’en venir aux préparatifs de leur crime, chacun d’eux, après une lutte intérieure, abandonne son projet. Nous allons maintenant leur demander de nous dire nettement et loyalement les raisons qui les ont déterminés à s’abstenir de tuer. Je laisse entièrement au choix du lecteur celles que Cajus pourra éventuellement alléguer. Il dira, par exemple, qu’il a été retenu par des motifs d’ordre religieux : la volonté de Dieu, le jugement dernier, le châtiment futur, etc… Il pourra dire aussi, avec Kant : « J’ai considéré que la maxime qui aurait présidé à ma conduite en cette occasion n’était pas susceptible de fournir une règle universellement valable pour tous les êtres raisonnables, en ce sens que j’aurais traité mon rival uniquement comme un moyen et non pas en même temps comme une fin en soi. » — Ou bien encore il pourra dire avec Fichte : « Toute vie humaine est un moyen de réaliser la loi morale ; je ne pouvais donc, sans me montrer indifférent à la réalisation de la loi morale, supprimer un être qui est destiné à y contribuer. » (Il semble, soit dit entre parenthèses, que l’espoir de procréer bientôt par la possession de sa bien- aimée un nouvel instrument de la loi morale aurait pu le délivrer de ce scrupule). — Ou encore il dira avec Wollastone : « J’ai réfléchi que cette action aurait été l’expression d’un principe faux. » — Ou encore, avec Hutcheson : « Le sens moral, dont les impressions, comme celles de tous les autres sens, sont en elles-mêmes inexplicables, m’a déterminé à m’abstenir. » — Ou encore, avec Adam Smith : « J’ai prévu que mon acte ne me concilierait pas la sympathie des spectateurs ». — Ou encore, avec Christian Wolf : « J’ai reconnu que j’aurais agi ainsi dans un sens contraire à mon propre perfectionnement et sans profit pour celui des autres. » — Ou encore, avec Spinoza : « Homini nihil utilius homine ; ergo hominem interimere nolui » (rien n’est plus utile à l’homme que l’homme même ; donc je n’ai pas voulu tuer un homme). — Bref, Cajus expliquera sa résolution de toutes les façons qu’on voudra. Quant à Titus, dont je me suis réservé d’alléguer les raisons, il dira ceci : « Au moment où il s’est agi pour moi de préparer l’exécution de mon crime et qu’il m’a fallu oublier provisoirement ma passion pour ne m’occuper que de mon rival, à ce moment, et pour la première fois, j’ai réalisé clairement ce qui allait se passer, ce que j’allais faire subir à cet homme. Alors j’ai été pris de pitié ; je me suis senti ému de douleur et de compassion à l’idée de le voir mourir, et je n’ai pas eu le cœur de faire ce que j’avais résolu ; je ne le pouvais plus. » Je demande maintenant au lecteur loyal et non prévenu : lequel de ces deux hommes est le meilleur ? Auquel confieriez-vous de préférence votre sort ? Lequel a été retenu par les motifs les plus purs ? Où gît, en d’autres termes, le fondement de la morale ?


Des principes moraux.

Une conduite morale n’exige nullement que dans chaque cas donné l’homme éprouve réellement de la pitié. Aussi bien cette pitié arriverait-elle souvent trop tard pour déployer ses effets. Il suffit d’avoir appris à connaître une fois pour toutes les souffrances que toute action injuste entraîne pour les autres — souffrances qui s’accroissent du sentiment de l’injustice subie, c’est-à-dire de l’abus de pouvoir commis par le plus fort — et la maxime neminem læde (ne fais de tort à personne) s’en déduira d’elle-même pour toute âme noble. Après quoi la raison, à réfléchir sur cette maxime, la transformera en un programme moral définitif. Car, s’il est bien vrai que les principes — comme d’ailleurs tout ce qui est connaissance abstraite — ne sont en aucune façon la source ou le fondement premier de la moralité, ils n’en sont pas moins indispensables à une conduite morale. Ils constituent en quelque sorte le récipient, le réservoir, qui sert à capter et à conserver les dispositions issues de la source unique de toute moralité — laquelle source ne saurait jaillir continuellement — et qui les distribue selon les besoins, toutes les fois qu’elles trouvent l’occasion de s’appliquer. Les choses se passent en somme dans le domaine moral comme dans le domaine physiologique, où nous voyons par exemple la vésicule biliaire jouer dans l’organisme le rôle d’un réservoir nécessaire pour recueillir et retenir les sécrétions du foie. En l’absence de principes fixes, nous serions livrés en proie à nos instincts anti-moraux, sans résistance possible, toutes les fois qu’ils sont violemment excités par une cause extérieure. Persévérer dans ses principes et s’y conformer en dépit des motifs qui agissent sur nous en sens contraire, c’est ce qu’on appelle être maître de soi.


Portée métaphysique de l’acte moral.

Cette conception des rapports de notre propre moi avec le moi d’autrui, qui est le principe de la bonté, serait-elle peut-être — on peut se le demander — une conception erronée ? Reposerait-elle sur une illusion ? Ou est-ce au contraire le cas de la conception opposée, qui est le fondement de l’égoïsme et de la méchanceté ?

S’il est vrai que toute multiplicité et toute différenciation n’appartiennent qu’au phénomène et que ce soit un seul et même être qui se manifeste dans tout ce qui vit, ce n’est point s’abuser que de voir le monde et la vie sous un angle tel, que la différence entre le moi et le non-moi y apparaisse supprimée. L’erreur serait donc dans la conception inverse. Aussi bien est-ce précisément celle-ci que les Indous désignent du nom de Maya, qui veut dire apparence, illusion, chimère. C’est dans l’autre, en revanche, que nous avons trouvé le fondement de la pitié, laquelle en est simplement la traduction dans la réalité. Cette conception, qui veut que parmi les individus l’un puisse se reconnaître lui-même directement dans l’autre, retrouver en lui l’essence même de son propre être, serait ainsi la base métaphysique de l’éthique. C’est dire que la sagesse pratique — la justice et la charité — coïnciderait exactement dans ses résultats avec les enseignements de la sagesse théorique la plus profonde et la plus audacieuse. Le philosophe pratique, autrement dit l’homme juste, l’homme charitable, l’homme généreux, ne ferait donc rien d’autre qu’énoncer par l’acte la même vérité à laquelle aboutissent au prix de laborieuses enquêtes les spéculations du philosophe-théoricien le plus pénétrant. Au demeurant la grandeur morale n’en reste pas moins toujours supérieure à toute sagesse théorique ; car celle-ci n’est jamais que fragmentaire, et il lui faut passer par le chemin toujours long des opérations rationnelles pour arriver au même résultat où l’autre sagesse atteint d’un seul coup. Par elle-même, en effet, et ne fût-elle accompagnée d’aucune supériorité intellectuelle, la noblesse morale témoigne des plus profondes intuitions ; elle est l’expression d’une suprême sagesse ; elle a de quoi faire rougir le savant ou l’homme de génie, s’ils montrent par leur façon d’agir que cette grande vérité qui s’exprime dans la vie de l’homme bon est demeurée étrangère à leur cœur.

Tout mouvement de pure et authentique bonté, tout geste secourable où l’on ne peut trouver aucune trace d’intérêt personnel et qui est exclusivement déterminé par la souffrance d’autrui, apparaît en définitive, et si on le scrute jusqu’en son fond, comme un acte mystérieux, comme la manifestation d’une mystique pratique, en ce sens qu’il a sa source première dans la même expérience qui fait proprement l’essence de toute mystique, et qu’on n’en saurait trouver nulle part ailleurs l’explication véritable. Le simple fait de donner, s’agit-il même de la plus humble aumône, sans viser à quoi que ce soit d’autre qu’à soulager la misère d’autrui, ne saurait se concevoir, si l’on n’admet pas que celui qui donne se reconnaît lui-même dans l’apparition misérable du pauvre qu’il secourt et y discerne, manifestée dans un autre individu, sa propre essence. C’est pourquoi j’ai appelé la pitié le grand mystère de l’éthique.

Celui qui n’a jamais vu en dehors de lui que le « non-moi », qui n’a jamais considéré au fond que son propre individu comme vraiment réel, pour qui les autres, simples fantômes, n’ont jamais existé que relativement à lui et uniquement dans la mesure où ils favorisaient ou entravaient la satisfaction de ses désirs, qui a toujours été séparé par un, abîme profond de tout ce monde du « non-moi » et qui en définitive n’a jamais vécu que dans sa propre personne, celui-là voit aussi sombrer dans la mort, avec son moi, toute réalité ; il voit l’Univers périr avec lui. Mais à celui qui s’est reconnu lui-même, qui a discerné son propre être dans toutes les créatures vivantes et dont l’existence s’est ainsi en quelque sorte fondue dans la leur, à celui-là la mort ne fait perdre qu’une parcelle de son existence ; il survit dans tous les autres êtres, en qui il a su reconnaître et aimer sa propre essence, et l’illusion disparaît qui séparait sa conscience de la leur. Ainsi s’expliquerait peut-être, au moins en partie, la façon très différente dont les hommes foncièrement bons et les hommes franchement mauvais accueillent l’approche de la mort.

Pour qui pratique la charité, le voile de la Maya s’est fait transparent ; l’illusion du principe d’individuation s’est dissipée. Etre guéri de cette illusion, délivré de cette chimère, et faire œuvre d’amour, c’est tout un.

D’autres ont pu ériger des principes moraux en forme de lois, de prescriptions obligatoires, auxquelles devrait se conformer, selon eux, quiconque prétend à la vertu. Pour moi, je l’ai dit, je ne saurais rien faire de pareil, parce que je n’ai point de devoir à proposer, point de loi à imposer au Vouloir éternellement libre. Ce que je puis faire, en revanche, en lieu et place de cette entreprise, c’est de rappeler ici cette vérité d’ordre purement théorique dont toute ma philosophie peut être considérée comme un simple développement : que le Vouloir est la « chose en soi » de tout phénomène, affranchie comme telle de toutes les formes de ce phénomène, et par conséquent aussi de toute multiplicité. Si nous voulons envisager cette grande vérité dans ses rapports avec nos actes, nous ne saurions l’exprimer sous une forme plus digne d’elle qu’en employant la formule des Védas : « Tat twam asi ! » (« Tu es cela ! » ou « Cela, c’est toi ! »). Celui qui a réalisé clairement le sens de ces paroles et qui est capable de les appliquer avec une profonde et intime conviction à tous les êtres avec lesquels la vie le met en contact, celui-là est assuré de posséder le secret de toute vertu et de toute béatitude ; il est sur la voie qui mène tout droit à la rédemption.


La négation du Vouloir-vivre.

Quand cette intuition d’un Vouloir identique en toutes ses manifestations, par où l’homme perce à jour le principe d’individuation, atteint à son maximum de clarté, elle produit sur la volonté des effets plus considérables encore. Du moment, en effet, qu’un être humain, pour avoir déjà soulevé le voile de Maya, a vu tomber entre lui et son prochain la barrière de l’égoïsme, qu’il s’intéresse désormais aux souffrances d’autrui comme s’il s’agissait des siennes, qu’il est devenu par là-même capable non seulement de déployer en toute occasion une parfaite charité, mais encore de sacrifier, s’il le faut, sa propre personne au salut de plusieurs, il en viendra tout naturellement, lui qui a su discerner sa propre essence et se reconnaître lui-même dans toutes les créatures, à considérer aussi comme sien le perpétuel tourment de tout ce qui vit, à faire sienne, en quelque sorte, la douleur de l’Univers. Nulle souffrance, désormais, ne lui est plus étrangère. Qu’il la voie de ses propres yeux, sans pouvoir le plus souvent la soulager, qu’il la connaisse par ouï-dire, qu’il la sache seulement possible, toute misère le touche comme la sienne propre. Il n’est plus l’individu prisonnier de l’égoïsme, qui n’a jamais d’yeux que pour les maux ou pour le bien-être de sa personne ; puisqu’il voit au delà du principe d’individuation, tout ce qui vit, tout ce qui est lui importe au même titre. Il perçoit maintenant le sens général de toutes choses ; il embrasse du regard l’ensemble de la vie et en saisit l’essence. Et que signifie-t-elle, sinon écoulement sans trêve, vanité d’un incessant effort, conflit et déchirement intérieur, et partout, où qu’on regarde, souffrance, souffrance de l’homme, souffrance de l’animal, misère d’êtres qui ne naissent que pour disparaître ? Comment pourrait-il dès lors continuer de dire « oui », par des actes toujours à nouveau répétés de sa volonté, à ce même monde, à cette même vie dont il a désormais pénétré le véritable sens, et l’étreindre ainsi toujours plus fortement, s’y lier lui-même toujours plus indissolublement ? Si donc celui qui est esclave du principe d’individuation, autrement dit de l’égoïsme, n’apercevant jamais dans les choses que le particulier et ce qui est en relation avec sa propre personne, y trouve pour son Vouloir une source de motifs incessamment renouvelés, cette intuition de l’ensemble des choses et de leur essence véritable agit au contraire chez celui qui est capable de s’y élever comme un quiétif[1] de toute espèce de Vouloir. Je veux dire par là que le Vouloir, en lui, se détourne de la vie. Il prend en aversion les désirs et les voluptés par où — il le sait maintenant — cette vie affirme précisément sa volonté d’être ; et l’homme arrive ainsi au libre renoncement, à la résignation, à cet état où toute impulsion du Vouloir est définitivement suspendue. — Pour nous autres, qu’enveloppe encore le voile de Maya, il nous arrive bien aussi parfois, quand nous traversons de dures souffrances, ou quand nous sommes distinctement conscients de la souffrance d’autrui, de réaliser toute l’amertume de la vie et d’en reconnaître le néant ; et dans ces moments-là nous aspirons à briser, nous aussi, par un renoncement total et irrévocable, l’aiguillon de nos convoi- tises et à tarir par là-même la source de tous nos tourments, pour nous purifier et nous sanctifier. Mais le monde de l’illusion ne tarde pas à nous circonvenir de plus belle et à réveiller notre Vouloir en lui proposant de nouveaux motifs ; nous ne parvenons pas à rompre nos liens. L’espérance, qui toujours nous leurre de perspectives nouvelles, les séductions du moment présent, l’attrait des plaisirs et du bien-être qui peuvent malgré tout nous échoir en partage au milieu des misères d’un monde gouverné par le hasard et l’erreur, ont vite fait de nous reprendre et de river plus fortement nos chaînes. C’est en ce sens que Jésus a dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Cieux. »

La vie est pareille à une piste circulaire couverte de charbons ardents, que nous sommes condamnés à parcourir sans trêve, et où de temps en temps seulement nous pouvons poser le pied sur la terre nue et fraîche. Qu’il se trouve précisément traverser un de ces endroits frais ou qu’il en aperçoive un autre tout proche devant lui, il n’en faut pas plus pour consoler celui qui est esclave de l’illusion et pour l’encourager à poursuivre sa course. Mais celui qui a su discerner au travers du principe d’individuation l’essence identique de toutes choses, celui-là est devenu insensible à ce réconfort trompeur : il se voit lui-même occupant à la fois tous les points de cette route qu’il embrasse tout entière du regard, et plutôt que de continuer à y marcher, il en sort. Son Vouloir fait volte-face ; il cesse d’affirmer le principe même de son être, que reflète le monde des apparences sensibles ; il le nie. Tel est le sens de la transformation intérieure qui s’opère chez l’homme, quand de la vertu il s’élève à l’ascétisme. Désormais, en effet, il ne lui suffit plus d’aimer les autres à l’égal de lui-même et de faire pour eux tout ce qu’il ferait pour lui ; mais il prend en aversion cela même qui se manifeste dans le phénomène de son propre individu : le Vouloir-vivre, principe et substance d’un monde dont il a reconnu la misère.

  1. Quiétif, mot forgé, sauf erreur, par Schopenhauer, comme contre-partie du terme de motif : ce qui « apaise », ce qui « arrête », en opposition à ce qui « meut ». (N. d. T.)