La Personnalité humaine

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La Personnalité humaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 316-351).
LA
PERSONNALITE HUMAINE
D’APRÈS LES THÉORIES RÉCENTES

Francisque Bouillier, la Vraie Conscience, 1882 ; Hachette. — Taine, de l’Intelligence, 3e édition, 1878; Hachette. — Paul Janet, Morale, 1874; Traité élémentaire de philosophie, 1881 ; Delagrave. — Caro. Problèmes de morale sociale, 1876; Hachette. — Ribot, la Psychologie anglaise contemporaine, 3e édition, 1881 ; la Psychologie allemande contemporaine, 1879; les Maladies de la mémoire, 1881 ; Germer Baillière. — Magy, la Raison et l’Ame, 1877; Pedone Lauriel. — Henri Joly, l’Homme et l’Animal, 1877; Hachette. — Alexis Bertrand, l’Aperception du corps humain par la conscience, 1880; Germer Baillière. — Fouillée, la Science sociale contemporaine, 1882 ; Hachette.

La distinction des personnes et des choses est le principe du droit et l’une des bases de la morale. Les théories dont la personnalité humaine peut être l’objet ont donc, pour la pratique, une importance capitale. Or jamais ces théories n’ont été plus controversées. La transformation de la psychologie en une science positive n’a eu pour effet que de Jeter le discrédit sur les vieilles conceptions du moi ou de l’âme, sans leur substituer des définitions exactes et incontestées. Dans une brillante étude sur la Nouvelle Philosophie en France, M. Vacherot racontait ici même, en 1870, que Michelet, à la lecture du livre de M. Taine sur l’intelligence, laissa échapper cette exclamation: « Il me prend mon moi! » Si Michelet vivait encore, il serait forcé de reconnaître que, depuis douze ans, son moi ne lui a pas été rendu. Un des maîtres du spiritualisme contemporain, M. Bouillier, qui répète à son tour la même plainte, essaie de faire la lumière sur une question qu’ont tant contribué à obscurcir ceux qui ont prétendu la résoudre une fois pour toutes par des procédés rigoureusement scientifiques. Il oppose ce qu’il appelle hardiment « la vraie conscience » à tous ces fantômes inconsistans de consciences qu’évoquent les modernes psychologues. Son livre vient à propos. Il ne fera pas cesser les controverses et il ne rendra pas à l’ancienne psychologie son autorité irrémédiablement compromise; mais l’auteur expose avec une telle clarté et une si entière bonne loi les thèses qu’il combat et il en fait si bien ressortir la faiblesse et les contradictions qu’on ne saurait trouver un meilleur guide pour une étude complète et impartiale du problème. M. Bouillier, dans une carrière philosophique dont les débuts remontent à près d’un demi-siècle, a eu le rare mérite de se renouveler sans cesse en creusant toujours plus profondément les mêmes questions, et en faisant autant de livres nouveaux des éditions successives de ses ouvrages. Le sujet de son dernier livre avait déjà été traité par lui avec moins d’étendue et sous un autre titre, la Conscience en psychologie et en morale. Sa thèse est restée la même ; mais elle est rajeunie et fortifiée d’argumens nouveaux par la discussion des théories les plus récentes. Si nous nous proposons de reprendre après lui cette discussion, c’est d’abord pour payer à un excellent ouvrage le seul tribut digne de lui, en mêlant à de justes éloges la libre indication de quelques dissidences; c’est aussi pour essayer de dégager, entre les théories rivales des anciennes et des nouvelles écoles, non sans doute les conquêtes définitives de la psychologie ou de la métaphysique (ni l’une ni l’autre de ces sciences n’est en possession de telles conquêtes), mais quelques points que la morale et le droit peuvent réclamer comme leurs postulats nécessaires. Pour cette tâche plus modeste, mais très vaste encore et dont nous ne nous dissimulons pas les difficultés, nous avons mis à profit, avec la Vraie Conscience de M. Bouillier, quelques-uns des travaux les plus récens soit de ses contradicteurs, soit des autres maîtres de l’école spiritualité, soit enfin de quelques jeunes esprits que n’a pas effrayés une position indépendante.


I.

La personnalité se manifeste par la conscience; mais la conscience ne suffit pas pour constituer la personnalité. Nous traitons les animaux comme des choses et cependant il paraît impossible de leur refuser la conscience. L’auteur d’une étude très estimable sur l’Homme et l’Animal, M. Henri Joly, distingue deux consciences, l’une inférieure, commune à tous les êtres cloués de sensibilité et de mouvement ; l’autre supérieure, qui serait le propre de l’homme et ferait de lui une personne. La conscience vraiment humaine serait la conscience réfléchie, qui seule s’élèverait à l’idée du moi. M. Paul Janet fait la même distinction et, pour mieux la marquer, il appelle sens intime, chez l’homme et chez l’animal, la conscience inférieure, et réserve le nom de conscience pour cette conscience de soi, où se révèle à elle-même la personne humaine. M. Bouillier repousse le nom de sens intime et, loin qu’il limite le champ propre de la conscience aux actes réfléchis, la vraie conscience est pour lui la simple conscience, antérieure à toute réflexion ; c’est cette connaissance intime et immédiate que nous avons et que tout animal a comme nous de tout fait de sensibilité, d’intelligence ou d’activité, au moment même et par cela seul qu’un tel fait se produit. Cette connaissance n’est pas l’objet d’une faculté spéciale; elle est inhérente à l’exercice de toutes les facultés : « Nulle analyse psychologique, si subtile qu’elle soit, ne peut faire que penser et se savoir penser, que vouloir ou sentir et se savoir voulant ou sentant ne soient pas une seule et même chose, l’acte le plus indivisible, le plus un qui se puisse concevoir. J’ai conscience d’une sensation, d’une idée, ou bien j’ai cette sensation, cette idée, sont des expressions absolument tautologiques. » M. Bouillier est tellement convaincu que la conscience est toujours de même nature, à tous les degrés de l’existence humaine ou animale, qu’il fait commencer la conscience avec la vie, dès ses premières manifestations, non-seulement après la naissance, mais chez l’embryon à peine formé. Il croit cependant, avec M. Janet et M. Joly, que la conscience de soi n’appartient qu’à la conscience réfléchie, dont l’homme seul est capable à un certain degré de son développement. Je ne puis voir, dans une telle distinction, chez des philosophes spiritualistes, qu’une inconséquence, sinon de pensée, du moins de langage.

C’est, en effet, la doctrine classique du spiritualisme français, depuis Maine de Biran, que la conscience n’atteint pas seulement des phénomènes, mais leur sujet, c’est-à-dire le moi sentant, pensant ou voulant. Que signifient, en effet, ces mots : avoir conscience? Impliquent-ils seulement une connaissance quelconque de certains faits, comme la connaissance que l’on peut avoir d’un phénomène physique ou d’un événement de l’histoire ancienne ? Non ; les faits de conscience sont ceux qu’on ne connaît qu’en les rapportant à soi-même. Sentir, penser ou vouloir, ce n’est pas savoir qu’il se produit quelque part un sentiment, une pensée ou un acte volontaire, c’est se dire à soi-même : Je sens, je pense ou je veux. La Conscience de soi est donc impliquée dans tout fait de conscience. M. Janet le reconnaît implicitement dans le passage même où il refuse aux animaux et aux tout jeunes enfans la conscience de soi : « Dans la conscience confuse ou conscience simple, dit-il, le moi sujet ne se distingue pas du moi objet; le moi affecté se confond avec le moi connaissant ou, pour mieux parler, il n’y a pas encore de moi ; le moi ne s’est pas dégagé des phénomènes où il est enveloppé[1]. » Nous reconnaissons sans peine que chez l’animal, chez l’enfant et même chez beaucoup d’hommes faits, le moi ne se dégage pas de ses phénomènes; mais il n’est que plus réel et plus réellement senti. La conscience n’est pas une faculté d’abstraction. Elle perçoit directement la réalité vivante et concrète. Or il en est du moi comme de tout autre être : il n’est qu’une abstraction si on le sépare de la série de ses phénomènes, de même que, séparés de lui, ses phénomènes sont aussi de pures abstractions. « La conscience réfléchie ou conscience de soi, dit encore M. Janet, commence avec le premier JE, elle se détermine, elle se précise, elle se complète avec la différence du JE et du ME, lorsque l’on dit : Je me connais moi-même. » Bien de plus exact. Le langage articulé est un instrument de réflexion, d’analyse et d’abstraction. Il sépare, il oppose entre eux, il combine dans une synthèse artificielle les rapports divers naturellement confondus dans un même fait de conscience ; mais le je et le me de la pensée réfléchie et de la phrase bien faite ne sont que deux aspects d’un seul et même être, de ce moi qui, avant tome analyse et en dehors de tout langage, se sent tout entier dans tout fait de conscience. La réflexion ne crée rien ; elle n’ajoute à la simple conscience aucun élément nouveau; elle ne fait que rendre plus clairs, en les distinguant, les divers points de vue qui s’offrent à elle; elle peut aussi égarer l’esprit en oubliant le lien réel et le fond concret de ces points de vue. De là ces abstractions réalisées, ces entités vides, qui ont compromis l’idée du moi, comme tant d’autres idées philosophiques.

M. Janet ne tombe pas dans ce défaut. Dans ses traités élémentaires comme dans ses écrits plus scientifiques, il a le sentiment vif et précis de la réalité. Les termes dont il se sert dépassent donc certainement sa pensée quand il dit qu’avant la réflexion « le moi n’existe pas encore,» et quand il se fait un argument du langage enfantin, qui ne connaît pas le pronom personnel. « L’enfant, dit-il, s’objective lui même; il s’appelle de son nom extérieur, comme les autres l’appellent lui-même; il dit : Pierre veut ceci; Pierre fait cela. » Sans doute, le pronom personnel, de même que les autres pronoms, est étranger au vocabulaire de la première enfance; mais quand le plus petit enfant parle de Pierre ou de Paul, il sait très bien s’il parle de lui-même ou de toute autre personne, et si vous affectiez de ne le pas comprendre, il trouverait bien vite des signes éloquens pour vous faire lire dans sa petite conscience. Des signes pareils ne manquent pas à l’animal, qui n’a la ressource ni des noms ni des pronoms. Il montre clairement, en toute circonstance, qu’il se connaît lui-même et qu’il ne se confond avec aucun autre être. Le sentiment de la jalousie, si violent chez quelques animaux domestiques, en serait la meilleure preuve. Cette conscience de soi que M. Janet et M. Bouillier font naître de la réflexion ne peut donc être, pour ces éminens psychologues comme pour le sens commun, que l’idée abstraite du moi, telle que les philosophes cherchent à en donner la théorie; ils ne sauraient, sans contredire à la fois et l’expérience et leurs propres doctrines, retirer à la simple conscience, à la conscience de l’animal et de l’enfant comme de l’homme fait, le sentiment du moi, tel qu’il est impliqué dans toutes les sensations, dans toutes les connaissances, dans tous les mouvemens instinctifs ou volontaires. La conscience et le moi n’appartiennent donc pas moins à l’animal qu’à l’homme ; la réflexion ne suffit pas pour en transformer la nature et pour y ajouter l’élément distinctif, le caractère propre de la personnalité humaine.

Les adversaires du spiritualisme n’ont aucune répugnance à douer les animaux d’une conscience de même nature que celle de l’homme; mais le moi les embarquasse. Pour écarter cette idée importune, quelques-uns semblent croire qu’il suffirait d’un artifice de langage: l’emploi de locutions impersonnelles pour exprimer les faits de conscience. L’auteur d’une des plus récentes études sur la personnalité, M. Paulhan, s’excuse de tomber dans une inconséquence apparente en se servant des mots : je ou moi, alors qu’il n’admet que des séries de faits de conscience. Il ne fait, dit-il, que céder à l’usage, comme lorsqu’on continue, après Copernic et Galilée, à parler du lever et du coucher du soleil. Pour éviter toute équivoque, « il n’y a qu’à remplacer l’expression : je vois, par exemple, par celle-ci : Un fait de conscience a lieu dans lequel est représenté, etc.; ce fait se rattache aux faits précédens, etc[2]. » La périphrase ne servirait de rien. Comme nous l’avons reconnu pour le langage enfantin, ce n’est pas le pronom personnel qui crée la conscience de soi. Parler d’un fait de conscience, c’est parler d’un fait immédiatement connu et rapporté à soi-même par l’être vivant et sensible en qui ce fait se produit ; c’est affirmer un moi. Non pas sans doute le moi abstrait des métaphysiciens, déterminé par tel ou tel attribut, à l’exclusion de toutes les autres formes de son être, mais le moi concret et complexe, qui se sent lui-même dès le premier éveil de la conscience, et qui s’affirme lui-même dès le premier balbutiement de la parole.

C’est la crainte du moi abstrait, de l’entité métaphysique, qui inspire toutes ces tentatives pour se passer de l’idée du moi. On ne s’aperçoit pas qu’on lui substitue une autre entité non moins abstraite et non moins vaine : des séries de phénomènes, c’est-à-dire d’apparences, qui se suffiraient à elles-mêmes, qui resteraient suspendues dans le vide sans laisser supposer ni un objet dont elles seraient la manifestation, ni un sujet auquel elles pourraient apparaître. « La science concrète, dit Auguste Comte, se rapporte aux êtres ou aux objets; la science abstraite, aux événemens. » Le fondateur du positivisme reconnaît donc le caractère abstrait des événemens séparés de tout objet ou de tout être. Tous les philosophes qui se rattachent plus ou moins à son école sont forcés comme lui de le reconnaître, alors même qu’ils professent ou paraissent professer le pur phénoménisme. Ces séries de phénomènes dans lequel ils résolvent le moi sont pour eux quelque chose de plus que de simples collections ; ils ne peuvent s’empêcher d’y voir les transformations successives d’un même être. En vain M. Taine nous dit-il que « le moi, la personne morale, est un produit dont les sensations sont les premiers facteurs, » le moi s’impose à lui dès la première sensation de la statue de Condillac, dont il fait revivre l’hypothèse. La statue qui se dirait à elle-même, si elle pouvait parler : Je suis odeur de rose, aurait déjà, à un degré quelconque, la conscience de soi.

Un autre philosophe de la même école, M. Ribot, l’interprète autorisé et l’habile disciple des psychologues anglais contemporains, vient d’écrire sur les Maladies de la mémoire un livre qui débute par une théorie générale de la mémoire, où l’idée du moi n’a aucune place. Cette idée n’intervient dans le cours de l’ouvrage qu’à propos de certains états pathologiques, où elle se trouble et s’altère. Pour mieux faire comprendre ces états, M. Ribot croit nécessaire de définir le moi et il ne le fait consister d’abord qu’en une « somme d’états de conscience ; » mais il s’aperçoit bientôt que « ce serait, par une réaction mal entendue contre les entités, ne voir qu’une partie de ce qui est : sous ce composé instable qui se fait, se défait et se refait à chaque instant, il y a quelque chose qui demeure; c’est cette conscience obscure qui est le résultat de toutes les actions vitales, qui constitue la perception de notre propre corps et qu’on a désignée d’un seul mot : la cénesthésie. » Le mot importe peu, et, soit qu’on parle de cénesthésie ou de conscience de soi, on affirme autre chose qu’une simple somme de phénomènes, quand on reconnaît « quelque chose qui demeure, » un sentiment, dit encore M. Ribot, qui, « toujours présent, toujours agissant, sans repos ni trêve, ne connaît ni le sommeil, ni la défaillance. » Peu importe: encore qu’on réduise ce sentiment à la perception constante de notre propre corps. Le moi n’existerait pas moins alors même que le corps le contiendrait tout entier. On pourra, rechercher plus tard si l’hypothèse matérialiste répond bien à toutes les conditions d’existence du moi ; ce que nous voulons retenir pour le moment, c’est cet aveu qu’à travers toute la série des faits de conscience un être permanent, que ce soit un corps ou une âme, ou un composé de l’un et, de l’autre, s’apparaît sans cesse à lui-même. En vain, M. Ribot nous dira-t-il, dans le même passage, que « ce sentiment de la vie reste au-dessous de la conscience, » et, qu’il ne fait que « servir de support au moi conscient ; » ce n’est, dans son. langage, qu’une contradiction de plus, car il a lui-même appelé ce sentiment, une « conscience obscure. » Tout obscure qu’elle est, elle existe, et, elle est, chez l’animal et chez l’homme, la forme, primitive et constante de la conscience de soi..


II.

La personnalité ne commence pas avec la conscience de soi ; elle ne commence pas davantage avec l’activité individuelle, qui est partout, dans toute la série animale, la condition essentielle de la conscience.

L’activité du moi a été méconnue par les philosophes qui ont négligé l’observation intérieure pour l’observation extérieure ou pour des conceptions métaphysiques. Le moi individuel et personnel des métaphysiciens n’est le plus souvent que le sujet abstrait de certains groupes de phénomènes. Il pourrait logiquement être supprimé pour faire place à la substance unique de Spinoza, au moi absolu de Fichte, au sujet-objet de Schelling, à l’idée de Hegel. Chez Leibniz lui-même, l’activité attribuée au moi, comme à toutes les monades, n’est qu’une activité tout intérieure, dont les effets ne peuvent avoir un retentissement au dehors qu’en vertu d’une harmonie préalable de toute éternité., La monade suprême agit seule en réalité : « Dieu est un Océan dont nous n’avons reçu que des gouttes. » L’emploi exclusif ou prédominant de l’observation extérieure a conduit les adversaires de toute métaphysique à des conséquences semblables. Considérés du dehors, les faits intérieurs ne paraissent que les suites des faits extérieurs. On ne voit, dans la nature entière, qu’une succession indéfinie de phénomènes liés les uns aux autres par des rapports constans. Ces rapports semblent les seules causes, soit pour les faits physiques, soit pour les faits de conscience. La conscience elle-même n’est qu’un effet particulier de l’enchaînement de certains phénomènes; le moi n’est qu’un mot pour exprimer cet enchaînement. Quand on parle des propriétés ou des pouvoirs du moi, dit M. Taine, on veut dire seulement que tel fait étant donné, tel autre s’ensuivra nécessairement. L’individu, le moi n’est qu’un « polypier d’images. » M. Taine parle encore d’individus et même de personnes; mais, logiquement, ce ne sont pour lui que des composés instables, sans unité propre, sans action d’aucune sorte sur les phénomènes dont ils !se composent. Le moi, l’individu, la personne ne servent, en réalité, suivant une autre théorie de M. Taine, qu’à « substituer, » dans notre esprit, pour la commodité de la pensée, un terme unique et d’apparence simple à un grand nombre d’images. Une telle façon de concevoir l’unité vivante et consciente de l’animal et de l’homme lui-même justifie bien le cri de Michelet : « Il me prend mon moi! »

Telle est l’idée que se font du moi l’école sensualiste du XVIIIe siècle, l’école positiviste et l’école associationiste du XIXe. Cependant, dans ces écoles, l’observation intérieure, négligée plutôt que dédaignée, a plus d’une fois repris ses droits et retrouvé dans la conscience le caractère actif de l’individu ou de la personne. Stuart Mill, qui a très heureusement défendu l’observation intérieure contre Auguste Comte, rappelle que Laromiguière a transformé le sensualisme en reconnaissant dans l’esprit un élément actif, et il fait honneur à son compatriote, M. Alexandre Bain, d’une transformation semblable des doctrines associationistes. L’éloge est mérité des deux parts; mais cette activité de l’esprit, chez M. Bain, comme chez Laromiguière et Destutt de Tracy, est plutôt supposée, comme la condition nécessaire de certains phénomènes, qu’elle n’est directement observée .dans ses caractères propres. Les idéologues ont eu le mérite de mieux étudier les faits d’attention que ne l’avait fait leur maître Condillac; M. Bain a parfaitement mis en lumière les dispositions du cerveau, des nerfs et des muscles qui servent de base à l’activité mentale; mais, de part et d’autre, nous n’avons que les effets ou les formes extérieures de l’activité : c’est une autre école, l’école de Maine de Biran, qui a su reconnaître en lui-même et dans son développement intrinsèque, l’élément actif de tous les faits de conscience. On peut reprocher à cette école l’abus des hypothèses métaphysiques; mais, sur ce point spécial de l’activité consciente, jamais l’observation intérieure n’avait été pratiquée avec plus de bonheur et avec plus de fruit. Il faut lire surtout l’article Conscience du Dictionnaire des sciences philosophiques, où M. Vacherot a admirablement résumé les découvertes de Maine de Biran, car le mot de découvertes n’est pas trop fort pour cet univers en raccourci que nous portons en nous-mêmes et qu’il nous est si difficile de bien connaître, précisément parce que tout nous y est présent à la fois dans la plus confuse complexité[3].

L’activité qui fait le fond de tous les états de conscience n’est point un principe abstrait ; elle est la vie même du moi, sous toutes ses formes : non-seulement ce qu’on appelle, dans un sens restreint, la vie active, c’est-à-dire tous les mouvemens instinctifs, habituels ou volontaires que nous imprimons à notre corps, mais la vie intérieure, la vie de la sensation et au sentiment, de l’imagination et de la pensée. Dans ses manifestations de tout ordre l’activité appartient à l’animal comme à l’homme. C’est se payer de mots que d’appeler instinct l’activité de l’animal et d’attribuer à l’homme seul une activité intelligente. Le nom d’instinct ne prend un sens que s’il exprime, chez l’homme comme chez les animaux, certains actes qui ne s’expliquent ni par l’intelligence ni par la volonté. Nous ne prêtons des instincts aux animaux que par analogie avec nos propres instincts, et, par une analogie aussi légitime, nous ne pouvons leur refuser une activité intelligente et volontaire. « Partout, dit un éminent naturaliste, M. Blanchard, l’intelligence se montre unie à l’instinct : pas d’instinct possible sans une intelligence pour le diriger et le dominer. » La philosophie spiritualiste ne tient pas un autre langage. M. Janet reconnaît dans l’animal une certaine intelligence, toute sensitive, il est vrai, « constituée presque exclusivement par la sensation, la mémoire et l’imagination, » mais à laquelle cependant ne font pas défaut les opérations intellectuelles proprement dites ; « car l’animal est capable d’attention et, par conséquent, de perception ; il est capable de quelque degré d’abstraction et de généralisation, de quelque degré de raisonnement ; enfin, il est capable de langage. » Or, si l’animal a une certaine intelligence, il a, par là même, une certaine volonté ; car la seule différence entre l’acte volontaire et l’acte instinctif est que le premier est intelligent et que le second ne l’est pas.

Si les animaux ont la volonté, ont-ils aussi le libre arbitre? Il est difficile de répondre négativement quand on admet, avec M. Janet et la plupart des spiritualistes, l’identité de la volonté et de la liberté. On peut nier le libre arbitre pour des raisons métaphysiques ou au nom de certaines théories scientifiques ; mais ceux qui le reconnaissent ou qui croient le reconnaître dans les actes volontaires de l’homme ne peuvent lui refuser une place semblable dans les actes volontaires de l’animal. Il s’y manifeste par les mêmes signes : par les preuves d’intelligence et d’une certaine délibération que donne l’animal au moment de l’action. Un savant belge, qui a appliqué à la psychologie d’éminentes facultés d’observation et de raisonnement, M. Delbœuf, vient de tenter une démonstration nouvelle du libre arbitre sur laquelle nous aurions à faire plus d’une réserve, mais qui, sur un point, nous paraît incontestable; c’est l’impossibilité de séparer la cause de la liberté humaine de celle de la liberté animale[4]. On se flattera sans doute d’échapper à cette impossibilité en renfermant le libre arbitre dans la morale, et en ne s’appuyant, avec Kant, que sur l’intérêt du devoir pour démontrer son existence ; mais le libre arbitre n’intéresse pas seulement la morale; il appartient à la psychologie; il a des caractères qu’il porte partout avec lui-même et qui ne changent pas de nature alors même qu’aucun devoir n’est en cause. Or, si ces caractères se retrouvent dans les actes de l’animal comme dans ceux de l’homme, de quel droit opposerait-on les premiers aux seconds dans l’affirmation de la liberté[5] ?

III.

Dans un brillant chapitre de ses Problèmes de morale sociale, M. Caro rappelle cette « loi de continuité » dont Leibniz, après Aristote, a fait la base du système du monde et qui rattache entre eux tous les êtres de la nature par « une suite de nuances et d’intermédiaires entre les extrêmes de chaque série et entre les séries extrêmes de chaque ordre. » Dans cette échelle des êtres, chaque degré, à partir du plus bas, contient en soi tout ce que possèdent les degrés inférieurs et marque en même temps sa place par un attribut qui lui est propre. Le végétal a toutes les qualités du minéral et il a de plus la vie. L’animal joint la conscience individuelle à la vie végétative et aux propriétés générales de la matière. L’homme a tout ce qui constitue l’individualité consciente et active, le moi de l’animal ; mais il s’élève plus haut par la personnalité. Il faut donc à la personne d’autres attributs que ceux qui suffisent à l’individu : ces attributs, suivant M. Caro, se manifestent « dans le grand phénomène qui s’appelle la réflexion ; n’mais la réflexion ne les crée pas; elle ne fait que les mettre en lumière ; elle les reconnaît et les résume dans l’activité libre et raisonnable. « Liberté, raison, voilà bien les deux conditions de la personnalité. Voilà les traits fondamentaux par où la personne s’oppose aux autres êtres. »

En réunissant ainsi, dans sa définition de la personnalité, la liberté et la raison, M. Caro entend, par le nom de liberté, non le simple libre arbitre, tel que nous l’avons reconnu avec M. Delbœuf, chez les animaux eux-mêmes, mais l’activité raisonnable, l’activité transformée par cette lumière supérieure de la raison, « qui s’empare de la force spontanée, la ravit aux impulsions de la nature et la dirige à son gré, dans le sens où il lui plaît, vers le but qu’elle-même a fixé. » En un mot, des deux termes proposés par M. Caro, un seul est à retenir, comme le caractère propre et distinctif de la personne humaine : c’est la raison. La définition classique de l’homme n’est-elle pas en effet animal raisonnable? Cette définition a été développée en termes admirables par Cicéron au début du de Officiis. Après avoir passé en revue les caractères communs à l’homme et à l’animal, il montre l’homme, par la force de la raison, reconnaissant l’enchaînement des causes et des effets, la marche et l’ordre des choses; unissant, dans ses prévisions, l’avenir au passé ; unissant aussi, dans ses actions, sa vie à celle des autres hommes, non-seulement dans son intérêt, mais dans celui de sa famille et de tous ceux auxquels il est lié par l’affection ou par le devoir ; sachant enfin, quand il peut échapper aux soucis des affaires, placer son objet propre dans la recherche désintéressée du vrai, dans la conception et la réalisation d’un idéal de beauté et de vertu. M. Bouillier, qui cite et commente cette belle page, rattache à la conscience ces parties élevées de la nature humaine. Elles sont l’objet de la conscience morale, de cette « immortelle et céleste voix, » que Rousseau, d’accord avec le langage ordinaire, appelle simplement la conscience. La conscience morale n’est en effet qu’une forme de la conscience de soi-même. C’est la conscience de nos idées, de nos sentimens, de nos actes au point de vue moral ou, en d’autres termes, la conscience de ces élémens supérieurs de notre nature qui font de nous, tout ensemble, les interprètes et les exécuteurs de la loi morale ; c’est la conscience de notre nature raisonnable, c’est-à dire de ce qui nous distingue proprement des animaux et nous fait vraiment hommes, La conscience ainsi entendue n’est autre chose que la raison.

Les animaux sont-ils entièrement étrangers à toutes les fonctions de la raison énumérées par Cicéron? Comme le dit très bien M. Janet, l’animal « ne pourrait pas même vivre, » s’il n’avait aucune prévision, aucun sentiment de l’ordre et de l’enchaînement des choses. On ne peut non plus lui refuser des sentimens souvent très vifs de sociabilité et d’altruisme. Il semble enfin manifester quelquefois un certain sentiment du beau, et peut-être même, comme les petits enfans, un certain sentiment du juste et de l’injuste. Ces sentimens, à leur plus bas degré, chez l’animal et chez l’homme lui-même, attestent l’intelligence; mais ils ne s’élèvent pas jusqu’à la raison, dans le sens propre et vrai du mot. La raison est essentiellement la conception de l’universel et de l’idéal. Elle n’est pas seulement la reconnaissance d’un certain enchaînement, d’une certaine causalité, d’une certaine finalité, d’une certaine beauté ou d’une certaine justice, qui peuvent se manifester dans les choses; elle rapporte cet enchaînement, cette causalité, cette finalité, cette beauté, cette justice à des lois nécessaires et universelles et à un ordre idéal, dont la réalité la plus parfaite n’est jamais qu’une image affaiblie. Voilà ce que reconnaît proprement la raison et ce que les plus hardis paradoxes n’ont jamais attribué à l’animal.

On se fait une fausse idée de la conscience et de la raison quand on ne les considère que comme des facultés intellectuelles. « La conscience, dit très justement M. Bouillier, n’est pas seulement coexistante, comme le dit Hamilton, à toutes les facultés de l’intelligence, mais à toutes les facultés de l’âme sans exception. » La raison, dans une sphère moins étendue, embrasse également, sinon la totalité des faits psychologiques, du moins leurs manifestations les plus élevées dans tous les ordres de facultés. Elle est, à tous les points de vue, la forme supérieure de la vie consciente. Elle a non-seulement ses idées, mais ses sentimens propres, qui peut-être précédent ses idées : les sentimens esthétiques, les sentimens moraux, les sentimens religieux. Elle revendique au même titre le plus haut degré d’activité : la volonté responsable de ses actes, la liberté morale. La meilleure classification des faits de conscience consisterait, non à les distribuer en des compartimens séparés, affectés à des facultés distinctes, mais, comme l’a tenté à plusieurs reprises Maine de Biran, à y reconnaître les étages superposés d’une sorte de pyramide[6]. L’étage supérieur serait occupé par la raison, par cette vie supérieure de l’esprit, comme l’appelle Maine de Biran, qui en aurait donné la vraie théorie, s’il n’y avait malheureusement introduit les exagérations et les illusions du mysticisme. Les doctrines évolutionnistes, qui tendent à renouveler à la fois la philosophie des sciences et la philosophie pure, se prêteraient très bien à cette façon de considérer les faits de conscience. Elles expliquent en effet tous les phénomènes de la nature par l’ascension des êtres depuis la matière inorganique jusqu’à l’animalité consciente et, dans l’animalité elle-même, elles reconnaissent ou elles attendent une ascension du même genre depuis les animaux inférieurs jusqu’à l’humanité idéale, en possession de la civilisation la plus parfaite et de la plus haute moralité. L’apparition de la raison dans l’homme peut donc être l’effet de l’évolution animale, et le perfectionnement de la raison elle-même peut être une dernière application de la loi d’évolution.

L’erreur des écoles expérimentales qui ont cherché un point d’appui dans les doctrines évolutionnistes est de ne voir dans la raison qu’un développement de l’expérience et un produit indirect de la sensation; c’est, en un mot, suivant la forte expression de M. Ravaisson, d’expliquer le supérieur par l’inférieur. L’évolution veut sans doute que la vie propre de l’homme, la vie de la raison, sorte de la vie animale, comme la vie animale sort elle-même de la vie végétative; mais, pour que le passage d’un degré inférieur à un degré supérieur devienne possible, il faut au moins qu’il y ait dans le premier un germe latent, destiné à se développer dans le second. C’est ce germe qu’a toujours nié la philosophie de la sensation, chez ses nouveaux représentans comme chez leurs maîtres au XVIIIe siècle et leurs précurseurs dans l’antiquité. Non-seulement on le nie, mais on ne se donne pas la peine de justifier un tel renversement des lois de la logique. L’ancien axiome « qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans les sens » est accepté comme une vérité a priori par des philosophes pour qui l’existence de toute vérité a priori n’est qu’une illusion. S’ils en demandent la confirmation à l’analyse de la pensée, ils s’arrêtent complaisamment sur les connaissances dont l’origine sensible n’est pas douteuse ; ils entrent dans les détails les plus minutieux pour expliquer la filiation de ces connaissances et ils s’arrêtent à peine sur celles qui sont l’objet du débat, sur les idées que les plus grands esprits de l’antiquité et des temps modernes refusent d’expliquer par la sensation seule. Ils ressemblent à ces commentateurs qui accumulent les notes sur les passages relativement faciles de leurs auteurs et qui n’en ont aucune sur les passages vraiment difficiles[7]. M. Ribot, si partial envers cette école, a reconnu sa répugnance à s’expliquer sur certaines conceptions de la raison, telles que l’idée de Dieu, et son impuissance à rendre compte des autres conceptions, qu’elle a vainement essayé de soumettre aux conditions de la méthode expérimentale ; car on peut généraliser ce qu’il dit d’un des maîtres de la psychologie anglaise, et non le moins pénétrant. M. Bain : « Sa méthode expérimentale, très bonne quand elle s’applique aux simples phénomènes psychiques, ne nous paraît pas aussi heureuse ici, où il s’agit moins des faits que d’un idéal, moins de ce qui est que de ce qui doit être. »

Tel est, en effet, le véritable objet de la raison. Elle s’appuie sur ce qui est pour dépasser toute réalité observable, pour embrasser l’universalité de toutes les choses possibles et, dans cette universalité, non-seulement ce qui peut être, mais ce qui doit être : l’idéal sous toutes ses formes. Notre conception de l’idéal se développe et s’épure à mesure que la réalité, transformée par l’industrie, par l’art ou par la vertu, nous offre elle-même des modèles de plus en plus parfaits ; mais le propre de cette conception et des sentimens de désir ou d’amour qui s’y rattachent est de s’élever toujours au dessus de la plus haute et de la plus parfaite réalité, d’en reconnaître ou d’en sentir les imperfections, de s’exalter sans cesse vers un but plus élevé. Notre idéal est toujours plus ou moins notre œuvre; mais ce que nul ne peut créer, c’est la conception même d’un ordre idéal, et le besoin incessant, pour l’intelligence et pour la sensibilité, de rapporter à cet ordre idéal tout ce que nous connaissons et tout ce que nous aimons. Voilà la part de la raison, et elle ne peut lui être disputée sans méconnaître l’origine et la nature de tout véritable idéal.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer une théorie complète de la raison. Pour ne citer qu’un ouvrage récent, cette théorie a été faite de main de maître dans le beau livre de M. Magy : la Raison et l’Ame. Nous ne voulons que rappeler ce qui fait le couronnement de cette théorie, chez M. Magy comme chez tous les grands idéalistes. L’ordre universel et l’ordre idéal ont leur plus haute expression dans l’ordre divin. Concevoir ou sentir le divin dans les choses, c’est concevoir ou sentir tout ce qui porte un caractère éminent de beauté, de vertu, d’harmonie, tout ce qui peut exciter en un haut degré des sentimens d’admiration, de vénération, d’enthousiasme. La raison peut donc se définir la conception et le sentiment du divin. Ainsi comprise, la raison éclaire et complète la définition de la personnalité. La personne humaine n’acquiert vraiment la conscience et la possession d’elle-même qu’autant qu’elle s’associe sciemment et volontairement à l’ordre universel et qu’elle tend à réaliser son idéal en se rapprochant du type de perfection, du type divin, sous lequel elle se représente le plus entier épanouissement de toutes ses facultés. Aussi M. Paul Janet a pu dire, sous une forme paradoxale qui cache un sens très profond, que « la personnalité, c’est en quelque sorte la conscience de l’impersonnel. » En effet, ajoute M. Janet, « ce n’est pas en tant que je suis capable de sensation, c’est-à-dire de plaisir et de douleur physiques, que je suis une personne : c’est en tant que je pense, que j’aime et que je veux; c’est en tant que je pense le vrai, que j’aime le bien et que je veux l’un et l’autre. Ce qu’il y a d’inviolable dans les autres hommes, ce n’est pas la sensibilité animale, ce n’est pas l’instinct machinal ni les fonctions vitales ; ce n’est évidemment ni leur estomac, ni leur sensualité, ni leurs vices : c’est l’étincelle du divin qui est en eux; c’est la capacité de participer comme moi-même à ce qui n’est ni tien ni mien, au soleil commun des esprits et des âmes, à la vérité, à la justice, à la liberté, à tout ce qui est impersonnel[8]. »

IV.

Dans cette conscience personnelle de l’impersonnel, il faut mettre à part la conscience de la loi morale reconnue, aimée, observée, non-seulement comme notre propre loi, mais comme la loi universelle de tous les êtres raisonnables. Après avoir élevé l’individu à la dignité d’une personne, il faut élever la personne elle-même à la dignité d’une personne morale. La personne morale est constituée par un ensemble de faits qui ont à la fois la valeur de vérités morales et le caractère de vérités psychologiques. Ces faits sont l’objet de ce que les philosophes appellent la conscience morale, et le vulgaire simplement la conscience. « Il n’y a pas, en effet, deux consciences, dit M. Bouillier, la conscience psychologique et la conscience morale; toutes les deux n’en font qu’une. » Je m’étonne toutefois que M. Bouillier, qui a si bien reconnu l’identité de la conscience morale et de la conscience générale, ait négligé le fait fondamental par lequel la première rentre dans la seconde. Il s’attache surtout à la loi morale qui, en elle-même, par son caractère universel et par son objet idéal, est une idée de la raison, et il laisse dans l’ombre le fait fondamental dans lequel nous nous sentons soumis à cette loi et obligés de l’accomplir. Nous nous sentons responsables de nos actes. Voilà, sans contredit, un élément essentiel de la conscience que nous avons de ces mêmes actes, soit dans la délibération qui les précède, soit dans la résolution qui les réalise, soit enfin dans la satisfaction ou le remords qui les suit. La responsabilité est un fait personnel, au même titre que tous les autres faits de conscience. Elle se rattache à tous ces faits, car elle suppose l’intelligence, qui nous éclaire sur la nature de nos actes, sur leurs mobiles et leurs conséquences, et la sensibilité, sans laquelle nos actes, bons ou mauvais, perdraient leur principal et peut-être leur seul stimulant ; elle suppose aussi la volonté libre et elle est même la seule preuve décisive de la liberté. Les mots de détermination fatale et de responsabilité morale hurlent ensemble dans la conscience de tous les hommes. Nous prétendons dégager notre responsabilité quand nous affirmons, à tort ou à raison, que nous avons cédé à un entraînement irrésistible, et quand nous n’affirmons pas un tel entraînement dans son sens absolu, nous croyons que le degré de notre responsabilité se mesure exactement sur le degré de notre liberté.

La philosophie déterministe cherche par deux moyens à écarter cette démonstration de la liberté par la responsabilité. Le premier, le plus radical, consiste à nier le sentiment naturel de notre responsabilité. On l’explique par une illusion née des conditions de l’état social. Dans toute société, il y a des individus qui commandent et des individus qui obéissent : les pères et les enfans, les maîtres et les serviteurs, les gouvernans et les gouvernés. Quiconque reçoit un ordre est responsable de son exécution devant celui qui le lui a donné, et cette responsabilité se traduit, en fait, par des éloges ou des reproches, une récompense ou un châtiment. Certains actes sont plus habituellement commandés que d’autres, et il s’y attache insensiblement une responsabilité générale, que l’esprit, par un procédé d’abstraction qui lui est familier, s’accoutume à séparer de toute autorité particulière et à considérer comme une loi de la nature. Que si nous objectons que la responsabilité ainsi entendue se montre déjà dans les conceptions ou les sentimens de la première enfance, on répondra en rapportant l’illusion à une habitude héréditaire. Ainsi s’évanouit la conscience de la responsabilité morale; mais il subsiste toujours des faits particuliers de responsabilité, qui semblent encore exiger comme condition nécessaire la libre volonté. Voici par quel nouvel artifice on écarte cette condition importune. La responsabilité peut être effective sans qu’on soit libre ; il suffit qu’on soit sensible à certaines impressions physiques ou morales. L’éloge et le blâme, les récompenses et les châtimens sont des mobiles d’action ; on peut compter sur leur effet sans croire à la liberté, et on y comptera même d’autant mieux qu’on les supposera doués d’une force déterminante. La responsabilité implique si peu la liberté que les lois la reconnaissent dans les cas même où toute apparence de liberté est absente, en cas d’accident, par exemple. La négation de la liberté, dans tous les autres cas, ne porterait donc aucune atteinte à la responsabilité.

Les lois reconnaissent, en effet, une responsabilité purement civile qui s’exerce en dehors de toute considération d’actes intentionnels. Quels sont cependant les seuls êtres civilement responsables? Ce ne sont pas les choses, dont le concours fortuit a causé un accident; ce ne sont pas les animaux, chez qui on ne suppose pas la liberté morale ; ce ne sont pas les enfans, dont la liberté morale n’est pas encore suffisamment développée, ou les aliénés, chez qui elle s’est éteinte; ce sont les personnes, en pleine possession de leur raison et de leur libre arbitre, à qui l’on peut reprocher, non sans doute d’avoir voulu l’accident, mais de n’avoir pas pris toutes les précautions nécessaires pour l’empêcher ou le prévenir. L’idée de liberté n’est donc pas étrangère à la responsabilité civile ; elle fait le fond de cette autre responsabilité légale dont il faut aussi tenir compte quand on invoque l’exemple et l’autorité des lois : la responsabilité pénale. Là on ne peut écarter la responsabilité morale : la peine infligée au nom des lois ne satisfait la conscience publique que si l’acte puni a été volontairement accompli dans une intention mauvaise. En vain dira-t-on que le châtiment, même en l’absence de toute liberté, fera une impression efficace, soit sur le coupable lui-même, auquel il inspirera une crainte salutaire, soit sur les autres, auxquels il servira d’exemple : la conscience saura toujours distinguer entre les moyens d’intimidation, qui peuvent avoir leur effet sur un animal, sur un enfant sans raison, sur un idiot ou un fou, et les moyens de répression qui servent proprement de sanction à la loi pénale et à la loi morale. Cette distinction n’est-elle que le résultat de certaines habitudes d’esprit contractées depuis l’enfance ou reçues par héritage des générations antérieures? Quelles habitudes, personnelles ou héréditaires, auraient eu le pouvoir de créer une telle distinction entre des actes de même nature, soumis également à des déterminations fatales? Si nul acte n’est libre, comment aurait-on conçu, en dehors de cette responsabilité apparente, qui se réduit, pour les êtres privés de raison, à certaines impressions de plaisir ou de peine, d’espérance ou de crainte, la responsabilité proprement dite, telle que l’entendent le droit et la morale, qui a pour condition des volontés libres et dont le degré se mesure sur le degré même de leur liberté? Nous pouvons accorder aux déterministes, avec M. Fouillée, qu’ils peuvent fonder « une science ou un art des mœurs sans un libre arbitre ; » mais cette science ou cet art, qui ne serait pas « une morale d’êtres libres, » ne serait pas la morale de la conscience, car ce n’est pas seulement l’école spiritualiste, c’est la conscience du genre humain qui reconnaît et qui réclame la responsabilité morale fondée sur la liberté.

La responsabilité est le meilleur argument en faveur de la liberté; elle est aussi la plus forte preuve de l’existence de la raison, car elle implique un idéal moral universellement obligatoire. Elle implique ainsi cette intuition de l’universel et de l’idéal, qui est l’objet propre de la raison. La liberté unie à la raison est la base de la responsabilité comme de la personnalité. Aussi la personnalité trouve-t-elle dans la responsabilité son caractère le plus manifeste. L’enfant est déjà une personne, une « petite personne, » comme on dit familièrement, parce que, s’il n’a pas encore la responsabilité légale, il a déjà, au moins en germe, les attributs qui lui conféreront par degrés la responsabilité morale. Le dément reste encore, dans une certaine mesure, une personne, et ce serait un crime de le traiter comme une chose, parce que, si l’on doit lui refuser la responsabilité légale, nul ne peut affirmer jusqu’à quel degré il a perdu ou est incapable de recouvrer toute responsabilité morale. L’adulte sain d’esprit a seul, dans leur plénitude, tous les caractères d’une personne; il peut en revendiquer tous les droits et il est obligé d’en remplir tous les devoirs, parce que sa conscience, sa raison et sa liberté lui en imposent, dans l’ordre légal et dans l’ordre moral, toute la responsabilité.


V.

La question de la personnalité peut-elle se dégager de toute considération métaphysique? Nous ne le croyons pas, soit au point de vue théorique, soit au point de vue pratique. Une théorie de la personnalité est nécessairement incomplète si elle ne sait pas ou si elle ne cherche pas à savoir ce qu’est l’être même que nous appelons une personne. Quant aux applications pratiques de l’idée de personnalité, elles sont l’objet de la morale et du droit; or la morale et le droit, nous l’avons établi dans une précédente étude[9], n’ont jamais pu jusqu’à présent se constituer solidement en dehors d’une base métaphysique. Nous avons d’ailleurs écarté la principale objection du positivisme en reconnaissant en nous cette faculté de l’universel, de l’idéal et du divin, qui, d’un seul mot, peut se définir la faculté métaphysique.

Invoquer une telle faculté, c’est, diront les positivistes, prouver la métaphysique par la métaphysique elle-même. Nous répondrons que la distinction, dans la conscience humaine, des sens et de la raison est une question de fait et qu’elle ne se résout que par l’observation et par l’analyse des données de la conscience. L’un des plus illustres adversaires de la raison pure et des intuitions a priori, Stuart Mill, le reconnaît expressément. Il ne refuse pas de voir dans l’expérience intérieure « la base commune » du système qu’il combat et de son propre système. « La différence fondamentale entre les deux écoles, dit-il très bien, réside moins dans leur manière d’envisager les phénomènes que dans celle d’expliquer leur origine. En peu de mots et sans prétention, nous pourrions dire qu’une école considère les phénomènes les plus complexes de l’esprit comme essentiels, tandis que l’autre les considère comme des résultats de l’expérience, ou, en termes plus précis, que les philosophes de l’a priori admettent l’intervention, dans chaque opération mentale, de la plus simple à la plus complexe, d’un élément que l’esprit ne subit pas, mais qu’il apporte et qui lui est inhérent. » Nous sommes de ceux qui reconnaissent dans la conscience cet élément inhérent à l’esprit humain, qu’il ne subit pas comme la sensation, mais dont il porte en lui le germe et qu’il développe à l’occasion de ses perceptions sensibles. Nous nous appuierons sur cet élément rationnel, attesté par l’expérience elle-même, pour élever la théorie de la personnalité au-dessus de cette « psychologie sans âme » dans laquelle se renferment les écoles purement expérimentales[10].

Nous ne repousserions pas aussi absolument que le fait M. Bouillier la « psychologie sans âme. » Elle a sa place légitime, non-seulement dans les sciences naturelles, qui ont le droit de répudier toute considération métaphysique, mais dans les sciences philosophiques elles-mêmes. Le spiritualisme français a toujours proclamé aussi hautement que ses adversaires étrangers ou nationaux la distinction de la psychologie expérimentale et de la psychologie rationnelle et la nécessité de fonder la seconde sur la première. Jouffroy poussait même si loin cette distinction qu’il ajournait indéfiniment, jusqu’à l’achèvement de la psychologie expérimentale, toute recherche métaphysique sur l’âme. Ni les besoins spéculatifs ni surtout les besoins pratiques de l’esprit humain ne s’accommoderaient de cet ordre rigoureux, qui attendrait, pour toucher à une science, que les sciences antécédentes fussent entièrement achevées. Ce qu’on doit seulement exiger, c’est qu’aucune science n’oublie de prendre son point d’appui dans l’état actuel des sciences antécédentes; c’est, pour ne pas sortir du sujet particulier de cette étude, qu’il ne soit rien tenté dans la psychologie métaphysique ou rationnelle qui ne s’accorde pleinement avec les résultats acquis de la psychologie expérimentale.

Le spiritualisme classique prouve l’existence d’une âme distincte du corps par l’unité du moi, telle qu’elle se manifeste dans tous les états de conscience. « Nous ne pouvons nous connaître, dit M. Bouillier, sans par là même être et nous savoir un, sinon toute connaissance serait impossible. » Cette unité, on l’entend comme une simplicité absolue, excluant toute composition, toute combinaison de parties. L’unité indivisible du moi, qui est la condition générale de son existence et de la conscience qu’il a de lui-même, se montre particulièrement dans les attributs les plus élevés du moi : la liberté et la raison. La liberté ne peut appartenir qu’à une force simple, car une force composée est nécessairement déterminée par sa composition même. La raison implique également la simplicité, car une de ses principales fonctions, comme M. Magy l’a très fortement établi, est d’introduire l’unité et l’harmonie dans la complexité et la confusion de nos connaissances.

Nous acceptons pleinement cette théorie de la simplicité du moi ; nous trouvons même qu’elle est surabondante. Ce n’est pas seulement le moi, c’est tout être quelconque, qui se conçoit naturellement sous la condition de l’unité. La vie, à son plus bas degré, réclame cette condition. Ceux qui se refusent à reconnaître, dans le végétal ou dans l’animal, un principe unique et indivisible de vie, font du végétal ou de l’animal un assemblage de cellules ou d’élémens anatomiques, doués chacun d’une vie propre; en un mot, ils transportent la vie là où ils trouvent ou croient trouver l’unité. Dans la matière inorganique elle-même, ce que nous appelons un corps n’est pas un être, mais plusieurs êtres ; nous le décomposons par la pensée en atomes, en monades ou en forces simples : là seulement où s’arrête toute possibilité de division, nous reconnaissons l’individualité naturelle et distincte de l’être. Et ces élémens indivisibles, auxquels nous ramenons toute réalité, nous les considérons également comme indestructibles. La mort, dans la nature, n’est que dissolution ou changement d’état. Il est impossible de la concevoir pour des élémens indivisibles et toujours identiques par l’effet même de leur indivisibilité, La spiritualité et l’immortalité de l’âme, si elles se réduisaient à une unité indivisible et indestructible, ne s’élèveraient donc en rien au-dessus des conditions du dernier degré de l’être. Est-ce là ce que nous entendons par ce double privilège que nous attribuons à la personne humaine? Hegel a raison : l’être pur, dans sa simplicité nue, est tout près du néant. L’évolution des êtres y introduit une complexité, une richesse croissante d’attributs et de phénomènes de toute sorte. Quand nous nous représentons la dignité et l’excellence de la nature humaine, ce n’est pas dans la simplicité nue de son être que nous en trouvons les marques, c’est au contraire dans le développement le plus complet et le plus varié de la sensibilité, de la raison et de la liberté. Le plus bel éloge que l’on fera d’un homme de génie, d’un Shakspeare, par exemple, c’est de reconnaître en lui, non une seule âme, mais plusieurs âmes. Il ne faut pas sans doute, même dans la personnalité la plus complexe et la plus riche, méconnaître l’unité ; nous devons, au contraire, reconnaître en nous une double unité : la simplicité métaphysique et une unité vivante, dont l’idéal est la plus parfaite harmonie de toutes les manifestations de l’être physique et de l’être moral ; la première est à la base, la seconde se poursuit jusqu’au sommet de l’être. Or, quand nous parlons de l’âme spirituelle et immortelle, c’est le sommet que nous considérons, c’est ce qui élève la personne humaine au-dessus des autres êtres. Le vrai spiritualisme n’est donc pas dans la conception abstraite et banale d’une substance absolument simple ; il est dans la foi à l’idéal, au devoir, à la responsabilité morale et à toutes les conditions dont l’homme ne peut se passer pour le développement de sa nature propre et l’accomplissement de sa destinée.

La nature propre de l’homme, dans la plus haute idée que s’en fait la conscience, est celle d’une personne raisonnable et libre, responsable de ses actes. Analysons cette idée de responsabilité, qui embrasse et résume tous les élémens de la personnalité : nous y trouvons un caractère qui nous est inhérent, que nous portons toujours avec nous; mais nous y trouvons aussi quelque chose qui n’est pas nous, l’idée d’une puissance supérieure à qui nous devons compte de l’exécution de ses lois, ou, en d’autres termes, l’idée d’une législation et d’une justice souveraines. Sans doute, cette législation et cette justice ont leur expression dans notre conscience. C’est devant notre conscience que nous nous sentons avant tout responsables ; nous ne nous sentons obligés envers une autorité extérieure qu’autant que cette obligation s’accorde avec celles que notre conscience nous impose; nous n’acceptons le jugement d’autrui sur nos actions qu’autant qu’il est confirmé par le jugement de notre conscience ; c’est enfin dans notre conscience que notre responsabilité trouve sa première sanction, et sans cette sanction intérieure les récompenses ou les peines qui peuvent nous venir du dehors ne sont que des accidens heureux ou malheureux, sans valeur morale. Nous admettrons donc, avec M. Bouillier, que « l’homme est le contenu de la loi ou du bien qu’il doit accomplir ; que non-seulement il a sa loi en lui, mais qu’il est sa loi à lui-même. » L’homme est son législateur et son juge; mais ce double caractère appartient-il à la nature humaine, telle qu’elle est, dans sa totalité, dans sa complexité réelle? Non ; suivant M. Bouillier, comme suivant M. Janet et tous les idéalistes, il y a dans l’homme une nature supérieure qui commande à la nature inférieure et qui la juge, et cette nature supérieure, qu’est-ce autre chose que l’homme idéal, l’homme s’élevant, par la pensée et par le cœur, au-dessus de lui-même, au-dessus de l’humanité réelle, l’homme incarnant dans sa conscience sa conception d’une raison, d’une volonté, d’une justice parfaites, en un mot sa conception de la perfection divine?

L’idéal moral est-il un de ces états de conscience auxquels rien ne correspond hors de nous, ou bien est-il en nous le signe, la manifestation d’une réalité extérieure et supérieure? On sait comment aurait répondu Descartes. Des idées dont l’objet nous dépasse en perfection ne peuvent être notre œuvre propre ; elles supposent un auteur qui possède formellement ou éminemment une perfection égale ou équivalente à celle qu’elles possèdent objectivement ; elles ne peuvent être en nous que « comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage, » et un divin ouvrier a pu seul imprimer dans nos âmes cette marque de l’idéal divin. Descartes a prévu lui-même l’objection capitale qui peut être faite à cette argumentation, et il ne l’a pas entièrement réfutée. Un être perfectible possède « en puissance » tous les degrés de perfection auxquels il peut s’élever et il peut ainsi s’en faire une idée dans la conscience même qu’il a de sa nature perfectible ; mais les degrés d’une perfection toute relative, ajoute Descartes, « n’approchent en aucune sorte de l’idée que j’ai de la Divinité. » Nous croyons, au contraire, que notre idée de la Divinité est toujours relative et en quelque sorte proportionnelle à notre conception de l’idéal vers lequel nous tendons nous-mêmes. « Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, » dit justement Leibniz, et quand nous les déclarons infinies, nous déclarons seulement que nous ne pouvons assigner aucune borne précise à notre idéal. Pour employer les termes métaphysiques, l’idéal divin nous apparaît comme notre fin; il n’est pas besoin, pour en expliquer l’origine, de le réaliser dans une cause efficiente de notre existence.

L’idéal moral n’a-t-il pas toutefois un caractère propre qui autorise les affirmations de la métaphysique? Il n’est pas seulement une fin que nous pouvons, mais une fin que nous devons nous efforcer de réaliser; il nous impose des devoirs, et à ces devoirs s’attache nécessairement une sanction. Nous rencontrons ici les fameux postulats de Kant et les argumens classiques de la philosophie religieuse. Si le devoir, dans son objet, n’est qu’un idéal, il réclame pour sa sanction non-seulement la conception, mais l’affirmation d’une justice infaillible. Quand nous cherchons sincèrement à nous juger nous-mêmes, nous opposons aux sophismes de nos passions le jugement que porterait ce spectateur éclairé et impartial que Stuart Mill suppose après Adam Smith. Quand nous nous condamnons nous-mêmes, nous trouvons peut-être que nos remords suffisent pour nous punir; mais nous ne jugeons pas ainsi pour les autres, et rien ne satisferait moins notre sentiment général de la responsabilité que cette unique sanction intérieure, que le criminel endurci ne connaît pas et qu’il peut braver dans la jouissance d’une insolente prospérité. Et si, au lieu de nous condamner, notre conscience nous absout et nous glorifie, combien de fois ne sentira-t-elle pas qu’elle n’est pas une sanction suffisante et qu’il est des injustices qu’elle est impuissante à compenser? Notre vertu est-elle enfin assez haute pour trouver en elle-même sa récompense, même quand l’iniquité des hommes s’unit à celle de la fortune pour nous accabler de maux immérités? Notre conscience pourra s’abstenir d’une protestation personnelle; elle ne s’abstiendra pas d’une protestation générale; elle ne cessera pas de croire que la responsabilité morale est un vain mot si elle ne trouve pas sa sanction dans cet accord, tôt ou tard réalisé, du bonheur et de la vertu, que Kant appelle le souverain bien. Or l’injuste distribution des biens et des maux, objet universel et constant des protestations de la conscience, a toujours été et ne paraît pas près de cesser d’être la loi commune de la vie présente. De là, au nom des conditions nécessaires de la responsabilité morale, nos aspirations vers une vie future et nos appels à une justice meilleure que celle qui règne dans ce monde. De là, en un mot, la foi du genre humain dans ces vérités sans lesquelles toutes morale paraît imparfaite et boiteuse : un Dieu rémunérateur et vengeur, une âme immortelle et, pour que son immortalité soit possible, une âme que la vie animale n’enferme pas tout entière, une âme spirituelle.

Quelle est, au fond, la valeur de cette argumentation? C’est une démonstration du même ordre que le raisonnement par lequel les philosophes, comme le vulgaire, croient à l’existence de la nature extérieure. On est d’accord aujourd’hui parmi les psychologues et les physiologistes philosophes, à ne voir dans les sensations et dans les idées, en un mot dans tous les états de conscience, que des signes qui nous révèlent soit directement notre propre existence, soit indirectement les autres êtres. Les conceptions de la raison n’ont pas un caractère différent. L’universel, l’idéal, le divin, sont en nous, de la même façon que nos sensations et nos images mentales, des signes qui nous représentent un monde inconnu. Il y a, pour la raison comme pour les sens, des illusions et des erreurs : nous apprenons à les rectifier par la comparaison et la critique des témoignages, à distinguer, dans le monde idéal comme dans le monde sensible, ce qui n’est qu’hallucination de ce qui peut être accepté comme vrai. Notre premier mouvement est de rapporter toutes nos sensations à des objets réels et nous n’aurions de doutes sur aucun de ces objets si nous n’apprenions, par leur désaccord même, à nous défier de certaines sensations. Nous reconnaissons ainsi, parmi les objets de nos sensations, des fantômes entièrement créés par nous-mêmes et nous n’attribuons une existence extérieure qu’à ceux dont il nous est impossible de nous considérer comme la cause unique et totale, à ceux qui ne peuvent être, comme dit Aristote, que l’œuvre commune de l’être qui les sent et d’un être senti, à ceux, en un mot, que M. Taine appelle ingénieusement des « hallucinations vraies. » Notre confiance dans la réalité de certains objets de la raison repose sur une distinction semblable. Notre premier mouvement est aussi de réaliser tous ces objets, et il a fallu à l’esprit humain de longs efforts pour apprendre à distinguer entre eux, à reconnaître dans quelques-uns un pur idéal, à discerner exactement ceux qui ne peuvent s’expliquer que comme les signes ou les effets de causes réellement existantes. C’est ainsi que nous avons démontré que nos idées de la justice divine, de l’immortalité et de la spiritualité de l’âme répondaient à quelque chose de réel et de nécessaire, la première au-dessus de nous, les deux autres en nous-mêmes. Ce que sont en soi cette justice, cette immortalité, cette spiritualité, nous n’en savons rien, pas plus que nous ne savons ce qu’est en soi la matière. Nous ne connaissons aucun être en dehors des phénomènes qui nous le manifestent, et ni l’être divin, ni même notre être propre ne fait exception. La matière n’est pour nous que la cause inconnue ou, comme dit Stuart Mill, la « possibilité permanente » de nos sensations. Dieu et l’âme, semblablement, ne sont pour nous que la possibilité permanente de nos croyances morales. Il faut à la morale un Dieu qui lui donne sa sanction suprême et, pour réaliser cette sanction, une âme sur qui ne pèsent pas invinciblement les aveugles et injustes fatalités de la nature physique. Voilà ce que le sentiment bien compris de la responsabilité morale nous commande d’affirmer ; tout le reste est mystère, et nous pouvons ajouter avec Kant : heureux mystère; car, si nous avions sur ces grands objets une certitude directe et démonstrative, « Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux, » et l’effort moral perdrait, avec la liberté, tout ce qui fait son honneur et son prix.

Il faut s’élever jusqu’à la spiritualité et à l’immortalité ainsi entendues pour bien comprendre, autant qu’il est en nous, la personnalité humaine; mais, précisément parce que tout y est mystère, il faut, sans perdre de vue ces hauteurs, se maintenir sur le terrain solide des conditions expérimentales et particulièrement des conditions physiques du moi.


VI.

L’auteur d’une thèse très distinguée sur la Parole intérieure, M. Egger, prétend trouver une antipathie invincible entre la conscience du moi et toute idée d’étendue. C’est par cette antipathie qu’il explique la perception extérieure : « Elle consiste dans un jugement, jugement constant, perpétuel, incessamment porté par l’esprit, par lequel, niant de nous-mêmes une partie de nos états de conscience[11], les rejetant hors de nous, nous les refusant, nous les déniant, les aliénant en quelque sorte, nous traçons une ligne de démarcation dans la totalité des phénomènes présens à notre conscience. » Et quels sont ces objets que nous rejetons hors de nous ? Ce sont, suivant M. Egger, ceux « qui nous paraissent posséder la qualité de l’étendue. L’étendue semble leur vice rédhibitoire et la raison de leur exclusion ; on dirait que l’âme est venue au monde avec une haine innée contre l’étendue. »

Cette « haine innée contre l’étendue, » que M. Victor Egger prête à l’âme, est-elle plus réelle que l’horreur du vide que l’ancienne physique prêtait à la nature ? Remarquons que, lorsqu’il parle de l’âme et de ses instincts, le jeune philosophe se défend de faire de la métaphysique ; il prétend se renfermer, comme le dit le sous-titre de son livre, dans la « psychologie descriptive. » Il ne s’agit donc que d’un sentiment dont nous aurions une claire conscience et que chacun pourrait reconnaître en lui-même. Or, loin d’exclure l’étendue de l’idée qu’ils se font de leur propre moi et de la rejeter avec horreur hors d’eux-mêmes, tous les hommes, excepté quelques métaphysiciens, sont portés à placer leur moi, leur personne, dans cette portion d’étendue qu’ils appellent leur corps, et c’est de même le corps d’autrui qui représente le plus ordinairement pour nous la personnalité d’autrui. Les métaphysiciens spiritualistes font-ils tous exception ? Quelques mois avant la thèse de M. Victor Egger, la Sorbonne entendait la soutenance d’une autre thèse de philosophie dont les conclusions sont bien différentes. M. Alexis Bertrand s’attache à prouver que nous avons par la conscience l’aperception directe de notre propre corps. Et il n’entend pas par là que la conscience enveloppe la connaissance de notre corps, comme elle enveloppe toutes nos autres connaissances ; il affirme hautement que la connaissance du corps est un élément essentiel de la connaissance de nous-mêmes et il ne craint pas de dire que « le corps est dans l’âme. » Si l’expression peut paraître forcée, la thèse de M. Bertrand, dans ce qu’elle a de plus hardi, ne doit pas être prise pour un de ces paradoxes dans lesquels se complaît une audace juvénile. La même doctrine a été soutenue, avec certaines réserves qui n’en altèrent pas le fond, par les spiritualistes les plus orthodoxes, Maine de Biran, Albert Lemoine, M. Bouillier, M. Janet. Elle avait été très ingénieusement exposée et très fortement défendue en 1848 par un médecin philosophe, M. Peisse, qui, sans appartenir à l’école spiritualiste, lui a toujours été sympathique et qui est mort, il y a un an, membre de la section de philosophie de l’Académie des sciences morales et politiques[12].

Chose singulière ! cette doctrine se montre à peine chez les philosophes qui, au nom de l’expérience, sont le plus opposés à la séparation absolue de l’âme et du corps. Ils reconnaissent bien une « cénesthésie, » une « conscience obscure de la vie, » comme dit M. Ribot ; mais ils semblent craindre de se laisser entraîner sur le terrain de la métaphysique dès qu’il s’agit d’aller au-delà de vagues affirmations. Quelques-uns même voudraient ramener la conscience de notre corps à la connaissance indirecte que nous avons des corps étrangers. M. Alexis Bertrand, dans le développement de sa thèse, a surtout à combattre M. Taine, qui accumule les comparaisons et les métaphores pour établir que les faits de conscience et les faits concomitans de la vie physique, bien que formant peut-être un même tissu d’événemens, sont « condamnés à paraître toujours et irrémédiablement doubles, » comme les deux faces d’un même objet ou deux versions d’un même texte en deux langues différentes. La répugnance ou le peu de goût de l’école dite expérimentale pour la conscience du corps n’est pas inexplicable. Cette écola préfère l’observation extérieure à l’observation intérieure. Elle aime à étudier du dehors, dans les signes qui les manifestent, les faits mêmes qui forment le domaine propre de la conscience. À plus forte raison étudiera-t-elle du dehors les faits physiologiques et verra-t-elle entre ces faits et ceux qui peuvent être connus du dedans « un abîme infranchissable, » comme dit l’illustre physicien Tyndall. Il est certain que c’est seulement par l’observation extérieure qu’on peut prendre une connaissance complète et vraiment scientifique des faits, de leur enchaînement et de leurs lois. Il ne faut pas toutefois dédaigner cette connaissance du corps que nous pouvons acquérir par le dedans, par l’observation intérieure, comme celle de l’âme elle-même; car, sans cette conscience de notre corps, rien ne le distingue pour nous des corps étrangers et ne nous le fait connaître comme un élément intégrant de notre personne.

M. Janet, qui admet la conscience du corps, a raison de faire remarquer qu’elle n’équivaut pas à la science du corps; mais il fait une réserve excessive quand il ne veut pas qu’on dise : « J’ai conscience de mon corps en tant que corps. » Comment notre corps se manifesterait-il à notre conscience si ce n’est comme une masse étendue et résistante et, par conséquent, comme un corps? La première conscience que nous en avons est ce sens vital, si bien étudié par Albert Lemoine et par M. Bouillier, ce sens de notre vie, qui s’éveille avec notre vie elle-même et qui entre en jeu par des sensations distinctes chaque fois que le cours de notre vie est modifié ou troublé, soit par une cause interne, soit par une action extérieure. Ces sensations se localisent comme celles des cinq sens, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas les éprouver sans les situer quelque part, à droite ou à gauche, en haut ou en bas, dans un ensemble de points dont la réunion représentera pour nous tout ce que nous savons directement de nos organes. La faim, la soif, la migraine, la colique, nous donnent la première idée de nos organes intérieurs, de même que nos organes extérieurs nous sont connus par les impressions des cinq sens à la surface de notre corps. Les organes du toucher nous sont le mieux connus, parce que nous pouvons produire d’une façon continue les impressions qu’ils reçoivent. C’est ainsi que nous nous donnons, en y portant successivement la main, une représentation étendue et suivie de la configuration de notre corps. Adolphe Garnier et M. Taine font honneur de la connaissance distincte de notre corps à cette méthode du « double toucher » ou du « toucher explorateur; » mais ces doubles sensations, localisées à la fois dans l’organe qui touche et dans les organes qui sont touchés, comment les rapportons-nous, non-seulement d’une manière générale à notre moi, mais à une surface nettement délimitée, que nous déclarons nôtre et que nous distinguons de tout ce qui n’est pas nous? « N’est-il pas vrai, dit très bien M. Janet, que si j’attribue à un corps l’épithète de mien, c’est parce que je sens qu’il est le mien et non pas celui d’un autre? La vie de ce corps n’est-elle pas ma vie et ne dis-je pas : Je vis, tout aussi bien que: Je pense? » Or, ce sentiment de notre vie, ce sentiment de notre corps, nous n’attendons pas pour l’éprouver que le « toucher explorateur » l’ait fait naître; nous l’avons chaque qu’une fois sensation se localise en un point quelconque de nos organes intérieurs ou extérieurs.

On a voulu expliquer par l’habitude, par l’association des idées, la localisation des sensations. M. Taine a repris cette explication, très en faveur près des philosophes écossais de l’époque classique ; mais, comme le remarque M. Alexis Bertrand, elle recèle « un véritable cercle vicieux ou tout au moins une grave pétition de principe. » De bonnes habitudes d’esprit et des associations bien faites, à la suite des expériences du toucher explorateur, peuvent bien rectifier des localisations imparfaites et corriger certaines erreurs, nées elles-mêmes de l’habitude, comme celle qui nous fait rapporter une douleur à un membre que nous n’avons plus ; mais s’il n’y avait jamais eu des localisations naturelles et spontanées, jamais il n’y en aurait d’acquises et d’habituelles[13]. S’il y a des erreurs, des illusions, des hallucinations dans l’attribution de chaque sensation à un siège déterminé, n’y en a-t-il pas aussi dans les faits de sensibilité, d’intelligence, de volonté, que l’on considère comme les objets propres et directs de la conscience ? Ce qui nous est le plus intime, notre moi lui-même, ne semble-t-il pas quelquefois nous échapper, non-seulement dans le délire du rêve, de l’ivresse ou de la folie, mais dans un état relativement sain, dans l’agitation d’une passion violente ou dans la prostration qui suit une grande douleur ? Nous corrigeons ces défaillances de la conscience par un examen plus attentif, par une comparaison exacte des circonstances, par des inductions légitimes. La vérité définitive n’est souvent, conformément à la théorie de M. Taine, qu’une « hallucination rectifiée ; » mais, pour la connaissance du corps comme pour celle de l’âme, la nécessité même d’une rectification suppose une perception directe, une représentation dans la conscience.

On objecte contre la conscience du corps que le corps nous apparaît comme notre propriété, non comme notre personne. Nous disons qu’il est nôtre, nous ne disons pas qu’il est nous-mêmes ; nous disons en réalité l’un et l’autre, pour notre corps, comme pour nos facultés morales ; nous nous dédoublons sans cesse, soit que nous affirmions notre autorité sur les différentes parties de notre être, soit que nous les accusions de résistance et de révolte.


Tout beau, ma passion !


disent les héros de Corneille. Notre corps est à nous, comme notre sensibilité ou notre intelligence, et il nous faut souvent moins d’efforts pour lui imprimer le mouvement le plus difficile que pour comprimer une passion ou pour évoquer une idée rebelle. Tous les élémens de notre moi, dont il ne dispose que dans des limites toujours très restreintes, ne sont pas moins, au même titre les uns que les autres, notre moi lui-même. « L’enfant, dit avec raison M. Bertrand, ne fait pas ces distinctions subtiles et ne sépare pas son moi de son corps. On ne le ferait pas rire, mais on l’étonnerait fort en lui demandant si, quand il dit je ou moi, il entend parler d’un être séparé de son corps. » L’homme fait, s’il ne s’est pas nourri d’une certaine métaphysique, manifesterait le même étonnement.

La seule objection spécieuse qu’on puisse faire à la conscience du corps est la difficulté de la concilier avec le caractère d’unité qui semble inhérent à toute conscience et qui est la forme essentielle du moi. Nous ne voudrions recourir, pour lever cette difficulté, à aucune hypothèse métaphysique. Nous ne rechercherions ni si l’âme est le principe de la vie du corps, comme le croit M. Bouillier, ni si le corps est composé d’âmes, de petites unités conscientes, comme l’affirme M. Bertrand; nous n’alléguerions que notre ignorance de la nature propre et intrinsèque de toute substance, soit matérielle, soit spirituelle[14]. Nous croyons, dans l’intérêt nécessaire de la morale, que notre personne est une substance spirituelle, une âme et non un corps, en ce sens que la vie du corps ne contient pas sa destinée tout entière ; mais nous ne savons ce qu’est en soi ni le corps ni l’âme. C’est par une hypothèse invérifiable qu’on définit le corps une substance composée ; on peut tout aussi bien le définir, comme l’âme elle-même, une substance simple se manifestant par une diversité infinie de phénomènes. Qu’est-ce que l’étendue et qu’est-ce que le moi dans la seule connaissance positive et certaine que nous puissions en avoir? L’étendue n’est qu’un phénomène ou un groupe de phénomènes perçus par les sens. Quand on veut pénétrer sa nature, on n’y trouve, avec Leibniz et plusieurs psychologues contemporains, que l’ordre dans lequel nous nous représentons certains faits simultanés, ou bien, avec M. Magy, qu’une réaction du moi contre les impressions dont il subit l’effet dans ses diverses sensations. Nous ne voulons pas prendre parti entre ces théories. Nous ne retiendrons que ce qui leur est commun, à savoir que l’étendue est perçue du dedans avant d’être perçue du dehors, et qu’elle est un fait de conscience, au même titre que toutes nos sensations. Nous en dirons autant et à plus forte raison du mouvement, car la première perception de la conscience est peut-être le sentiment de notre activité motrice. Nous ne concevons le mouvement au dehors que sur le type des mouvemens que nous produisons dans notre corps et dont nous avons conscience dans notre effort pour les produire. Or c’est surtout par le mouvement que nous nous faisions une idée claire de l’étendue, et les définitions des figures géométriques reposent sur les mouvemens qu’il faudrait faire pour les tracer[15]. Le moi, de son côté, quelque unité qu’on reconnaisse ou qu’on sente en lui, ne se manifeste à lui-même que dans la plus grande complexité de phénomènes simultanés ou successifs. La multiplicité des phénomènes se retrouve donc et dans le corps étendu et dans le moi un et simple. Il n’y a entre eux, à ce point de vue, aucune opposition de nature.

Le corps change sans cesse et il paraît se renouveler entièrement au bout de quelques années : le moi, au contraire, a conscience de son identité. Que faut-il entendre par ce renouvellement du corps et cette identité du moi? Chaque corps vit d’emprunts à la nature extérieure ; mais il a en lui un principe de vie qui ramène tous ces emprunts à l’unité d’une même forme. Chaque moi, chaque individu conscient vit de même, en grande partie, de sensations et d’idées dont la cause est hors de lui. Elle est dans toutes les impressions que subit son corps; elle est particulièrement dans la conformation de son cerveau et dans toutes les influences que la nourriture, l’air ambiant, le climat, l’hérédité peuvent exercer sur cette conformation. Elle est aussi dans les sensations et les idées d’autrui, dans l’éducation qu’il reçoit, dans la communauté de sentimens, de croyances, de manières dépenser qui s’établit nécessairement entre les individus d’un même pays, d’un même siècle, d’une même civilisation. Elle est enfin dans l’hérédité intellectuelle et morale, dont les effets ne sont pas moins sensibles dans les races, dans les peuples, dans les familles, que ceux de l’hérédité physique. Le moi sent en lui un principe actif qui réagit plus ou moins contre toutes ces influences et qui tend à les ramener à l’identité d’une même personne. Il peut, jusqu’à un certain point, s’en rendre maître, les diriger et les gouverner; mais si l’on fait, chez les mieux doués et les plus forts, la part de l’action personnelle et celle des actions subies, la disproportion sera infinie en faveur des dernières. Les plus fins moralistes reconnaissent plusieurs hommes en un seul homme, non-seulement dans ces maladies mentales où la personnalité semble se dédoubler et s’opposer à elle-même, mais à l’état normal, dans la pleine jouissance de nos facultés[16]. Ne sommes-nous pas, en effet, l’homme de notre éducation et de notre milieu social, l’homme de nos habitudes, l’homme de notre profession et du rôle qu’elle nous oblige à jouer, l’homme enfin de nos passions et même autant d’hommes que nous éprouvons à la fois de passions diverses et contraires? Cette unité même qui s’établit et se maintient entre toutes ces personnalités distinctes dans une même personne n’est le plus souvent que celle de notre caractère, et notre caractère lui-même n’est que l’effet le plus général de nos habitudes héréditaires ou acquises. « L’habitude, dit l’habile psychologue Albert Lemoine, établit, pour les êtres qui sont capables de l’acquérir, entre les différentes parties de la durée, qui ne font que se succéder pour les autres êtres, une relation sans laquelle la vie même la plus haute est incompréhensible et impossible... Fixer ce perpétuel devenir, constituer un présent positif avec ces élémens négatifs, faire demeurer le présent; d’un point mathématique faire une ligne ou un solide ; résoudre cette difficulté d’arrêter le temps que rien n’arrête, telle est l’œuvre de l’habitude et le service qu’elle rend aux êtres vivans[17]. » L’habitude ne crée pas sans doute l’unité des êtres vivans; mais elle lui donne sa forme générale et constante, soit dans le développement de la vie physique, soit dans celui de la vie morale. Or, le moi, par son action propre, n’a qu’une part très limitée dans l’acquisition de ses habitudes. La plupart lui viennent de causes extérieures et plusieurs mêmes sont antérieures à sa naissance. Héréditaires ou acquises, elles entretiennent entre tous les êtres vivans cette solidarité qu’un des représentans les plus distingués de notre jeune génération philosophique, M. Marion, a étudiée au point de vue moral et qui ne se manifeste pas moins, soit dans l’ordre physique, soit dans l’union des deux ordres[18]. Il y a, par cette loi même de l’habitude, une étroite analogie entre la vie du corps et la vie du moi. Des deux côtés, un principe d’unité et de permanence ; des deux côtés aussi une complexité, une mobilité, un renouvellement perpétuel, un devenir, comme dit très bien Albert Lemoine, qui se fixe en un certain sens par l’habitude et qui, dans un autre sens, se dissout sans cesse en mille élémens disparates et souvent contradictoires, par l’effet de toutes les influences auxquelles est soumis le moi moral aussi bien que le moi physique. Ainsi se justifie l’expression hardie de M. Alexis Bertrand : « Le corps est une habitude de l’âme. »

Il y a toutefois une différence essentielle entre les phénomènes corporels et les faits de conscience, c’est-à-dire les faits qui constituent le moral de l’homme ou le domaine propre de l’âme. Les premiers se ramènent à l’étendue et au mouvement, qui peuvent être l’objet de la conscience, mais qui peuvent aussi se concevoir en dehors de toute conscience ; les seconds ne se conçoivent pas, au contraire, sans la conscience d’eux-mêmes. Un mouvement inconscient a un sens très clair; une pensée inconsciente n’en a aucun. C’est cette différence qui peut justifier la distinction métaphysique de deux substances : l’esprit, où la conscience règne seule ; la matière, qui appartient proprement à l’inconscience, mais qui peut s’ouvrir à la conscience par son union avec l’esprit. Nous ne voulons pas prendre parti pour ou contre cette distinction. Nous ne connaissons aucun moyen de pénétrer dans la nature des substances. Nous devons toutefois reconnaître que l’unité du moi paraît bien en péril, s’il réunit en lui deux substances distinctes. Il ne serait pas, en effet, possible d’identifier le moi avec une seule de ces substances et de réduire l’autre au rôle d’un simple instrument. Les philosophes qui affirment le plus hautement la distinction de la matière et de l’esprit déclarent cependant, avec Bossuet, que « le corps n’est pas un simple instrument appliqué du dehors, ni un vaisseau que l’âme gouverne à la façon d’un pilote, » mais que « l’âme et le corps ne font ensemble qu’un tout naturel et qu’il y a entre les parties une parfaite et nécessaire communication. » Tel est, en effet, le témoignage de la conscience lorsqu’elle embrasse, dans l’unité du même moi, le physique et le moral, la vie du corps et la vie de l’âme. Aussi nous préférerions une théorie qui ne verrait, dans la matière et dans l’esprit, dans le corps et dans l’âme, que deux modes, ou plutôt deux degrés du développement d’une seule et même substance. Ce serait le matérialisme si l’on faisait de l’âme une fonction du corps; mais c’est le spiritualisme le plus élevé si l’on fait du corps, avec M. Bertrand, un état, une habitude de l’âme. Le matérialisme explique le supérieur par l’inférieur; le spiritualisme explique l’inférieur par le supérieur; il ne voit dans le premier qu’une diminution du second. Si nous descendons de la personne humaine à l’animal, de l’animal au végétal, du végétal au minéral, nous ne voyons pas apparaître des substances de nature entièrement différente ; nous voyons disparaître successivement les attributs dont la réunion forme le plus haut degré de l’être : la raison, la conscience, la vie. « L’homme, dit M. Caro, contient en lui deux univers : l’univers physique, dans lequel il plonge par ses racines, et l’univers moral qui l’attire sans cesse. » Ces racines physiques de la personnalité ne sont pas seulement la vie consciente de l’animal, mais la vie inconsciente du végétal et l’existence sans vie du minéral. L’individualité consciente, soit qu’elle forme le simple moi de l’animal, soit qu’elle s’élève, avec la raison et l’idéal moral, jusqu’à la personnalité de l’homme, ne peut consister uniquement dans une succession d’états de conscience. Il y a trop de lacunes et trop d’incohérences dans la conscience pour former le tout complet, le « tout naturel » d’un individu ou d’une personne. Aussi beaucoup de philosophes, dans toutes les écoles, ont-ils fait la part de cet « inconscient, » qu’il ne faut pas, sans doute, avec M. de Hartmann, ériger en loi suprême du monde, mais qui a sa place nécessaire dans la nature animée et dans l’être raisonnable lui-même, comme dans le monde inorganique. Or l’inconscient n’est possible que dans les phénomènes corporels, et s’il doit entrer dans la définition de la personne, il faut y faire entrer le corps lui-même. L’inconscient est, en effet, non-seulement inconcevable, mais contradictoire dans tous les faits que l’on rapporte proprement à l’âme et dont la conscience est un élément essentiel. Parler de sensations, d’idées, de volitions inconscientes, c’est accoupler des mots qui jurent entre eux. « N’hésitons pas à affirmer, dit très bien M. Bouillier, que l’inconscient n’est pas de l’ordre psychique, ou bien que, s’il en est, il n’est pas le véritable inconscient. »

On entend souvent, par le nom d’inconscient, ces perceptions sourdes et comme insensibles qu’aimait à supposer Leibniz et dont M. Taine fait les élémens dans lesquels il décompose la simplicité apparente des sensations. « Entre la conscience et l’inconscience, dit M. Fouillée, il y a différence de degré et non de nature. L’inconscience est la conscience sourde, diffuse, à l’état naissant. » Il est certainement plus conforme à une saine psychologie de reconnaître dans la conscience une infinité de degrés que d’opposer, comme le fait M. de Hartmann, une conscience sans degrés à l’inconscience absolue; mais ces petites consciences suffisent-elles à tout expliquer dans l’existence individuelle ou personnelle du moi? La plus faible conscience suppose une modification du moi, un état plus ou moins différent d’un état antérieur ou coexistant, en un mot, comme le dit M. Herbert Spencer, une « différentiation. » Le moi réel, comme le dit très justement M. Alexis Bertrand, ne peut donc commencer avec le moi psychologique, avec le moi conscient, ni lui être absolument identique. Il lui faut une base inconsciente. S’il ne peut sans contradiction trouver cette base dans la conscience, la trouvera-t-il dans la substance même de l’âme, dans ces « facultés inconnues » dont M. de Rémusat a cherché à établir l’existence? Ce serait à la fois faire intervenir l’âme comme une substance distincte et ruiner l’argument le plus solide sur lequel repose la conception d’une telle substance, car l’âme ne se conçoit et ne se définit que comme le sujet de tous les faits dont la conscience est un élément nécessaire. Si la définition même de l’âme ne peut se passer de l’idée de conscience, à quel titre l’inconscient pourrait-il entrer dans l’âme?

Il n’y a que les phénomènes corporels où l’inconscient ait sa place légitime. Le corps seul peut être à la fois conscient et inconscient. Il n’exclut pas la conscience puisqu’il est connu par elle, mais il ne la suppose pas nécessairement puisqu’il peut se concevoir sans elle. Il complète donc, pour former notre moi réel, les données de la pure conscience et il les rectifie au besoin; car il comporte également et l’observation intérieure, toujours imparfaite et confuse, et l’observation extérieure, qui seule se prête aux procédés les plus exacts et les plus sûrs des méthodes scientifiques. Aussi les inductions tirées de l’observation extérieure jouent un grand rôle dans la reconnaissance de l’identité personnelle ou individuelle. Elles ne jouent pas un rôle exclusif, car la ressemblance physique la plus parfaite ne suffirait pas pour affirmer l’identité si elle était manifestement contredite par des témoignages de l’ordre moral; mais ces témoignages eux-mêmes sont rarement assez concordans ou assez concluans pour n’avoir pas besoin d’être confirmés par l’examen corporel. Ils réclament cette confirmation quand ils sont altérés par des mensonges; ils la réclament également quand ils sont pervertis par une maladie mentale. M. Alexis Bertrand oppose avec raison les preuves physiques de l’identité personnelle aux faits de double ou de multiple personnalité que l’on a cru observer chez quelques natures et dont on s’est fait un argument contre l’idée naturelle du moi. Ces faits sont loin d’ailleurs d’être établis scientifiquement. M. Ribot reconnaît qu’un seul semble attester un dédoublement absolu de la personnalité. C’est celui que cite M. Taine, d’après l’Américain Mac Nish, d’une dame qui passait alternativement par la conscience de deux existences distinctes, entièrement étrangères l’une à l’autre. Dans tous les autres cas, le nouveau moi garde quelque chose de l’ancien et, par cela seul qu’il sent qu’il n’est plus le même, il a le sentiment au moins partiel de son identité. Le cas isolé qu’a fait connaître Mac Nish n’aurait peut-être pas fait exception s’il avait été constaté par deux ou plusieurs observateurs dont les témoignages se seraient complétés ou contrôlés. A plus forte raison, quand M. Paulhan trouve à l’état normal plusieurs personnes dans un même moi, il ne faut pas prendre ses distinctions dans un sens absolu, car elles supposent, dans son langage même, un moi unique sentant en lui cette multiplicité de personnes. Quoi qu’il en soit, si le témoignage intérieur ne peut être allégué avec certitude, même dans les cas les plus exceptionnels, contre l’identité personnelle, on ne peut nier que cette identité ne gagne en évidence quand elle est confirmée par les témoignages extérieurs. Ce serait donc mal servir la cause de la personnalité humaine que d’en exclure les considérations de l’ordre physique.

Une théorie complète de la personnalité ne doit pas oublier cet « univers physique » dans lequel l’homme, suivant M. Caro, « plonge par ses racines ; » mais elle ne doit pas oublier davantage cet « univers moral » auquel il appartient par tout ce qui le distingue des autres êtres. Elle ne doit négliger aucun des caractères qui se manifestent dans la hiérarchie des êtres. Elle doit rendre à l’animal comme à l’homme la conscience du moi, l’activité et même une certaine liberté. Elle doit reconnaître dans l’homme la raison, la responsabilité, l’idéal divin, les justes espérances d’une vie immortelle. Pour emprunter à M. Bouillier[19] une belle comparaison qu’il applique seulement à la sensibilité et que nous pouvons étendre à la nature humaine tout entière : « L’homme est comme le chêne de La Fontaine,


… dont les pieds touchaient à l’empire des morts,


mais


… de qui la tête au ciel était voisine ; »


et nous ajouterons que, plus heureux que l’arbre de la fable, l’homme peut être déraciné sans perdre sa place dans l’empire des immortels[20].


EMILE BEAUSSIRE.

  1. Traité élémentaire de philosophie.
  2. La Personnalité, par M. Paulhan. Revue philosophique de la France et de l’étranger, juillet 1880.
  3. Dans son beau livre intitulé : de la Science et de la Conscience, M. Vacherot a tiré de sa théorie de la conscience une excellente réfutation de toutes les erreurs dans lesquelles sont tombées les sciences expérimentales, les sciences historiques et les sciences métaphysiques pour avoir méconnu l’activité propre du moi. Voir aussi dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques (octobre-novembre 1882) une solide étude de M. Franck sur la volonté.
  4. Cette démonstration a été publiée dans les livraisons de mai, juin et août 1882 de la Revue philosophique.
  5. M. Delbœuf est si éloigné de faire une telle distinction qu’il prend de préférence ses exemples dans le monde animal et même parmi les animaux inférieurs. Flourens avait fait dans l’araignée la part de l’instinct et celle de l’intelligence : « Tout le monde connaît l’araignée des jardins, dont la toile est le modèle des rayons qui partent d’un centre. Je l’ai vue bien souvent, à peine éclose, commencer à tisser sa toile ; ici l’instinct agit seul ; mais si je déchire sa toile, l’araignée la répare ; elle répare l’endroit déchiré; elle ne touche point au reste; et cet endroit déchiré, elle le répare aussi souvent que je le déchire. Il y a, dans l’araignée, l’instinct machinal qui fait la toile et l’intelligence (l’espèce d’intelligence qu’il peut y avoir dans une araignée), qui l’avertit de l’endroit déchiré, de l’endroit où il faut que l’instinct agisse. » M. Delbœuf fait dans le même animal la part de l’instinct et celle de la volonté libre : « Un corps étranger vient il à tomber dans le filet de l’araignée, elle saute dessus : c’est là un acte instinctif. Mais voici où elle agit librement : c’est quand l’insecte qui ébranle son réseau étant ou trop gros, ou redoutable, ou d’une espèce dont elle ne se soucie pas, elle cherche à se rendre compte de la situation, se demande si elle l’aidera à s’échapper, ou si elle l’entortillera dans ses mailles étroites et de plus en plus serrées. Il suffit de l’observer. Elle avance, recule, se tient coite; ses allures indiquent l’hésitation, la réflexion, la détermination. » M. Delbœuf reconnaît également chez le plus humble des vertébrés, un poisson, des preuves non moins évidentes de délibération et de libre arbitre. Un brochet enfermé dans un aquarium essaie pendant plusieurs semaines de happer des goujons dont il est séparé par une barrière de verre. Il finit par y renoncer, après s’être maintes fois écrasé le museau contre la paroi transparente, et il y renonce si bien qu’il s’abstient de toucher aux goujons, alors même que l’obstacle a été enlevé. Il avait d’abord obéi à un instinct aveugle et il s’impose par un excès de prudence une habitude non moins aveugle; mais, dit M. Delbœuf, « entre les deux manières, l’ancienne et la nouvelle, sont venues s’intercaler des étapes dont la liberté est la caractéristique. La liberté y joue le rôle capital. L’animal résiste à une sollicitation, suspend momentanément son activité et ne se résout qu’après un débat contradictoire. La volonté sape sans relâche le vieil instinct pour élever à sa place une habitude diamétralement opposée. « 
  6. M. Bouillier a vengé les facultés de l’âme du dédain excessif qu’affectent pour elles les nouvelles écoles de philosophie. Elles n’ont jamais été, pour ceux qui les ont reconnues et qui en ont entrepris l’étude, des entités métaphysiques; mais on a trop souvent établi entre elles des démarcations trop tranchées, eu les déclarant irréductibles les unes aux autres. Chacune d’elles n’est qu’un aspect d’un être unique et indivisible, et les domaines divers qu’on leur assigne pour la commodité du langage psychologique sont perpétuellement confondue.
  7. M. Taine a écrit deux volumes sur l’Intelligence : les observations les plus exactes et les plus précises, les plus fines analyses, les inductions les plus ingénieuses y abondent, et quelques paradoxes dont elles sont entremêlées n’en infirment pas la valeur; mais quel est l’objet à peu près constant de cette théorie qui prétend embrasser l’intelligence entière? C’est la connaissance sensible. Un seul chapitre traite de la connaissance idéale; il contient à peine deux pages sur l’idéal vraiment rationnel : l’idéal du beau et du bien; l’idéal divin n’a pas une seule ligne.
  8. M. Paul Janet, Morale, avant-dernier chapitre.
  9. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1881, la Morale laïque.
  10. Ces écoles sont loin d’être fidèles dans la pratique à la haine qu’elles professent ou qu’on professe en leur nom contre toute métaphysique. M. Ribot, qui nous a fait connaître les représentans les plus célèbres de la « psychologie sans âme» en Angleterre et en Allemagne et qui traite si sévèrement dans ses préfaces les psychologues métaphysiciens de la France, ne peut s’empêcher d’avouer qu’il y a plus d’un métaphysicien chez ceux qu’il nous propose pour modèles. Et, si l’on veut aller au fond des choses, on trouvera beaucoup plus de métaphysique qu’il ne veut en convenir chez ceux mêmes dont il proclame la rigoureuse fidélité aux méthodes scientifiques; on n’en trouvera pas moins chez les savans eux-mêmes, qui ne se refusent pas toujours aux professions de foi spiritualistes, matérialistes, idéalistes ou panthéistiques. Il est difficile de se dégager entièrement, non-seulement du langage, mais des idées reçues. Il est surtout difficile de se soustraire à ses propres opinions. Il est impossible enfin, dans l’emploi le plus sévère de la méthode expérimentale, d’écarter certaines hypothèses, qui ouvrent, quoi qu’on en fasse, une perspective sur le monde métaphysique. Ce qu’il faut demander aux philosophes et aux savans, ce n’est pas de bannir la métaphysique, c’est de l’accepter franchement pour ce qu’elle est et de ce pas la dissimuler sous une livrée faussement scientifique.
  11. Victor Egger, la Parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, 1881 ; Germer Baillière.
  12. M. Peisse distingue deux connaissances de notre corps : l’une objective, semblable à celle que nous avons des corps étrangers ; l’autre subjective, comprise dans la conscience même que nous avons de notre moi. « À ce point de vue subjectif, dit-il, le corps n’est plus vu, ni touché, ni perçu, il est simplement senti ; il n’est pas connu par le moi comme chose extérieure et étrangère, comme objet sensible, mais comme sujet ou siège de modifications qui sont celles du moi lui-même, en tant qu’il est sentant et vivant. Les mouvemens intestins de cet organisme, que la perception externe ne peut se représenter que sous forme d’images, se traduisent à la conscience sous forme d’impressions, de sensations, d’états divers du moi, et entrent ainsi dans la sphère psychique. Le sujet n’est plus ici simple spectateur de l’exercice des fonctions organiques ; il n’est pas obligé, pour les connaître, de sortir de lui-même, comme s’il s’agissait d’un organisme autre que le sien ; il en a la conscience immédiate, comme modes spéciaux de sa propre existence, et cette conscience est précisément la conscience de cette vie qu’on dit inconnue au moi. » (Liberté de penser du 15 mai 1848. Rapports du physique et du moral, par M. Peisse.)
  13. Voir, dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, une récente et lumineuse étude de M. Janet sur la Localisation des sensations.
  14. On tend aujourd’hui, parmi les physiologistes et même parmi les psychologues, à considérer tout corps vivant comme une collection ou une association d’individu» distincts. Cette hypothèse ne saurait exclure, au moins chez l’homme et chez les animaux supérieurs, un principe unique de vie, attesté par la cénesthésie. Ce principe unique est-il une simple résultante, le consensus soit de forces inconscientes, soit, suivant la thèse de M. Bertrand, de forces conscientes? Se réalise-t-il dans un élément supérieur, étroitement uni à l’âme, ou se confond-il avec l’âme elle-même? Ces diverses solutions ont été soutenues et elles peuvent se soutenir. Nous ne nous prononçons pas entre elles, non plus que sur l’hypothèse qui leur sert de base. Un seul point importe et il est hors de discussion : c’est l’unité de la personne, sous son doubla aspect, physique et moral, dans la conscience qu’elle a d’elle-même.
  15. C’est là une théorie classique dans l’école spiritualiste, et les écoles rivales se la sont appropriée. M. Ribot lui a consacré, il y a peu d’années, une excellente étude qu’il n’a pas hésité à résumer dans l’expression de Psychologie des mouvemens (Revue philosophique, octobre 1879, les Mouvemens et leur importance psychologique.)
  16. Voir sur les Variations de la personnalité à l’état normal, une étude curieuse, bien qu’excessive dans ses conclusions, de M. Paulhan. (Revue philosophique, juin 1882.)
  17. Albert Lemoine, l’Habitude et l’Instinct, 1875; Germer Baillière.
  18. Henri Marion, te Solidarité morale, 1879; Germer Baillière. — M. Marion vient de publier deux autres ouvrages : des Leçons de psychologie appliquée à l’éducation et des Leçons de morale (1882; Armand Colin), dans lesquelles il montre la même originalité de bon sens, libre de tout préjugé d’école.
  19. Dans son livre du Plaisir et de la Douleur.
  20. Ce travail était terminé lors de la publication d’un important ouvrage de M. de Pressensé (les Origines, Fischbacher, 1883), dans lequel sont traitées la plupart des questions auxquelles nous avons touché à propos de la personnalité humaine. D’accord avec l’auteur, sur tous les principes, nous aurions plus d’une réserve à exprimer sur des points secondaires, mais nous ne saurions trop louer la magistrale ordonnance de son livre, l’élévation religieuse et en même temps toute philosophique de sa pensée, et l’esprit de large tolérance dont ne se départ jamais son orthodoxie spiritualiste.