La Personne et l’Œuvre de Taine

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La Personne et l’Œuvre de Taine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 529-566).
LA PERSONNE ET L’ŒUVRE
DE TAINE
D’APRÈS SA CORRESPONDANCE[1]

Nous possédons maintenant, au moins dans ses parties essentielles, la Correspondance de Taine. Quelles indications nouvelles cette précieuse publication nous fournit-elle pour l’étude de la personne morale et de l’œuvre du grand écrivain ? C’est ce que je voudrais rechercher dans les pages qui vont suivre.


I

On connaît les belles biographies anglaises de Palmerston et de Macaulay, celle de Charlotte Brontë surtout, dont Emile Montégut a si bien parlé jadis ici même. C’est sur ce modèle, éminemment anglais, et d’ailleurs hautement approuva de son vivant par Taine, qu’a été fort ingénieusement conçue la publication de sa propre Correspondance. Les diverses parties qui la composent sont encadrées et reliées entre elles par de sobres et substantielles notices qui résument les principaux événemens des périodes successives auxquelles elles se rapportent. Des notes abondantes, mais concises, expliquent les allusions, donnent sur les correspondans de Taine et sur les personnes dont il parle les renseignemens indispensables. Des documens très importans, ébauches de plan, notes ou réflexions personnelles, sont réunis en appendice ou placés à leur date à la suite des lettres. Tout cela groupé avec beaucoup d’art, et présenté avec infiniment de tact et de discrétion, forme une des biographies intellectuelles les plus attachantes que l’on puisse lire.

Et de fait, n’est-ce pas tout un demi-siècle de la pensée française contemporaine, exprimée par l’un de ses plus authentiques représentans, qui vient se refléter à travers ces pages ? Ce sont d’abord les lettres de jeunesse, empreintes d’un si fier stoïcisme, d’une si vaste avidité de savoir, d’une foi si candide dans la raison et dans la science. Taine est à l’âge heureux où l’on croit encore aux amitiés éternelles, où l’on s’imagine faire tenir le monde et la vie dans l’étroite enceinte d’un syllogisme. Ni les premiers déboires de carrière, ni le premier contact avec les hommes n’entament cette confiance ingénue dans le pouvoir des idées abstraites. C’est d’ailleurs l’époque où Renan, de son côté, caresse les mêmes rêves et compose cet Avenir de la Science qui fut comme le programme secret de sa génération intellectuelle. Il semble qu’alors, à la veille ou dans les premières années du second Empire, la pensée française, exilée de la vie active, à la fois désabusée et toujours éprise des chimères romantiques, reporte sur la Science pure tout le culte qu’elle avait longtemps professé pour la poésie renouvelée : les premières lettres de Taine traduisent avec une fidélité non moins naïve que le livre de Renan ce curieux état d’esprit. Puis, ce sont les années de lutte ardente dans la mêlée des idées modernes, les livres succédant aux livres, et la lente, la fiévreuse conquête de la gloire. Écarté de l’enseignement officiel, rendu à sa vie d’étudiant et forcé, pour vivre, de faire œuvre et métier d’écrivain, plutôt que de philosophe, Taine s’improvise essayiste, voyageur et humoriste, esthéticien, critique et historien littéraire : ses lettres nous font alors pénétrer dans les divers milieux où s’élabore et où se juge la littérature contemporaine : Sainte-Beuve, Guizot, Renan, Havet, Paul de Saint-Victor viennent se joindre aux amis et aux correspondais de sa jeunesse, un Prévost-Paradol, un Edouard de Suckau, un Cornélis de Witt. C’est l’époque où, dans tous les ordres, triomphe le réalisme, où s’épanouit la « littérature brutale. » Puis surviennent les heures tragiques de la grande crise nationale, et après les désastres accumulés de l’invasion et de la Commune, les angoisses et les douloureuses incertitudes de l’avenir. En cet instant décisif, tous les bons Français se sont promis à eux-mêmes de travailler, chacun selon ses forces et ses moyens, au relèvement de la patrie commune. A cet engagement, nul, on le sait, n’a fait plus de sacrifices et n’est resté plus stoïquement fidèle que Taine. Ses goûts personnels, sa vocation philosophique l’eussent conduit à donner à son traité de l’Intelligence une suite et un pendant par un livre sur les Émotions et la volonté : il aima mieux, par patriotisme, s’exposer aux contradictions et aux violences de la polémique quotidienne, et les vingt dernières années de sa vie furent absorbées par le dur labeur des Origines de la France contemporaine. C’est ce grand dessein réparateur de conservation sociale qui fait la noblesse de cette vie finissante ; c’est grâce à lui que Taine a pu être non seulement la plus haute expression de sa propre génération, mais encore le guide et le chef des générations nouvelles. Et à le voir, dans les lettres de cette dernière période, solliciter avec sa modestie habituelle les conseils ou les critiques de ses amis, Emile Boutmy, Gaston Paris, Alexandre Dumas fils, et les associer à son œuvre, ou encore accueillir et encourager avec la plus hospitalière bonne grâce les jeunes talens qui viennent à lui, ceux qui seront les maîtres de demain, M. Paul Bourget, M. E.-M. de Vogué, M. Jules Lemaître, on se rend vraiment compte de la place éminente et unique que l’historien des Origines occupait dans les Lettres françaises. Les pieux éditeurs de la Correspondance ont voulu raconter la vie d’un homme : ils se trouvent avoir écrit en même temps la vie spirituelle de deux ou trois générations successives.

Est-ce à dire que l’on doive s’attendre à trouver dans la Correspondance au complet toutes les lettres de Taine ? De propos fermement délibéré, on a voulu ne présenter au public qu’un choix. Il y avait à cela diverses raisons. D’abord, et quelque minutie de conscience qu’on y déploie, la publication d’une Correspondance n’est jamais, ne peut jamais être complète. Depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent, et qui écrivent, pourrait-on citer un seul mortel assez infortuné pour avoir mérité que tous ses correspondans conservassent jusqu’aux moindres billets échappés de sa plume, ou assez insensé pour avoir pris et gardé copie des moindres lignes qu’il ait signées ? Les correspondances qui parviennent à la postérité ne sont jamais que des épaves, plus ou moins riches, plus ou moins précieuses, suivant les caprices du hasard, mais toujours susceptibles de s’accroître, au fur et à mesure de nouvelles découvertes : chacun sait qu’on retrouvera, suivant le mot célèbre, jusqu’au jugement dernier des lettres de Voltaire ; on retrouvera sans doute pendant longtemps encore des lettres d’un homme qui, comme Taine, n’est mort que depuis quinze ans. C’est ainsi que je ne vois figurer dans ces quatre volumes aucune lettre à Edmond About, aucune à Scherer, aucune à Emile Montégut, aucune à Ferdinand Brunetière : je n’en vois qu’une à Sarcey, fort peu à Albert Sorel : évidemment, il y a là des lacunes involontaires, et qui, selon toute vraisemblance, seront, avec quelques autres, et s’il plaît à Dieu, comblées un peu plus tard[2].

D’autres lacunes sont volontaires et s’expliquent assez naturellement. Tout n’est pas également intéressant pour le grand public dans la correspondance même d’un grand écrivain : il faut laisser aux collectionneurs d’autographes le soin de recueillir les lettres à ses fournisseurs. D’autre part, il est toujours bien délicat d’imprimer tout vif, très peu de temps après la mort du principal intéressé, tout ce qu’il a pu dire ou écrire à ses amis ou à ses proches sur lui-même ou sur les autres. Si célèbre que l’on soit, il y a toute une partie de soi-même qu’on a le droit, et même le devoir, de réserver pour soi tout seul, ou pour les siens, de dérober aux curiosités vulgaires. Personne plus que Taine, — ses livres mêmes nous l’ont fait souvent pressentir, — n’était pénétré de cette obligation véritable. Il avait sur ce point des principes qu’il poussait volontiers jusqu’à l’intransigeance, une intransigeance presque un peu maladive. Il se refusait aux interviews, interdisait la reproduction de son portrait dans les journaux illustrés, et ne consentait même pas à ce que celui que fit de lui Bonnat figurât de son vivant à une exposition. A Emile Planât, — le Marcelin de la Vie Parisienne, — qui lui soumettait un article sur lui-même, il écrivait : « Mais, mon cher Emile, est-ce que nous n’étions pas convenus que non ? Cela est tout physique de ma part, tu le sais bien. Tout ce qu’on voudra sur l’écrivain, l’être abstrait composé d’idées et de phrases, qui se donne au public. Rien, rien du tout sur le reste, sur l’homme… Je souhaite avant tout que le moi, la personne vivante avec son ton de voix, son geste, ses meubles, échappe au public ! Et ce n’est pas toi, mon meilleur ami, qui me donneras le désagrément de m’étaler devant lui. Tu sais bien que je n’ai pas même voulu laisser vendre ma photographie, ni faire ma charge. Ainsi rien, rien, encore une fois, tout à fait sérieusement ; rien ne me contrarierait davantage. » Un peu plus tard, il écrivait encore à M. Francis Charmes : « Vous avez raison de croire qu’en Angleterre je n’ai pas été exempt d’émotions. Mais il y a un grand principe de Gautier et de Stendhal que je crois vrai : ne pas faire étalage de ses sentimens sur le papier : de même un homme qui parle dans un salon ou en public évite ou réprime les sanglots et les cris quand ils lui viennent ; il est indécent de donner son cœur en spectacle ; il vaut mieux être accusé de n’en avoir pas. » Enfin, en ce qui concerne la publication de sa correspondance, le testament de Taine était plus explicite et plus rigoureux encore : « Les seules lettres ou correspondances qui pourront être publiées, y disait-il, sont celles qui traitent de matières purement générales et spéculatives, par exemple de philosophie, d’histoire, d’esthétique, d’art, de psychologie ; encore devra-t-on en retrancher tous les passages qui, de près ou de loin, touchent à la vie privée, et aucune d’elles ne pourra être publiée que sur une autorisation donnée par mes héritiers, et après les susdits retranchemens opérés par eux. » Le poète des Montreurs n’aurait pas mieux dit.

Dans ces conditions, la liberté des éditeurs de la Correspondance devenait singulièrement restreinte, et si, à certains égards, on peut le regretter, on s’explique qu’ils n’aient point publié toutes les lettres, même intéressantes, qu’ils avaient en leur possession, et qu’ils aient, dans celles qu’ils imprimaient, supprimé bien des passages qu’ils jugeaient trop intimes pour être mis sous les yeux du public. Il est possible, ou il est probable qu’à la prendre dans son ensemble, la Correspondance, telle que nous l’avons, ne donne pas une idée complètement adéquate de l’homme qui s’y laisse voir ; d’aucuns la trouveront sans doute, et avec raison peut-être, trop exclusivement intellectuelle, trop impersonnelle aussi ; ils y eussent souhaité plus d’intimité, plus de familiarité, plus d’abandon. Ils auraient tort d’ailleurs d’en conclure que l’auteur de ces lettres fut incapable d’intimité et d’abandon ; ils doivent se résigner à prendre ces quatre volumes pour ce qu’ils sont en réalité : des documens pour servir à l’histoire d’une pensée. Considérée sous cet aspect, la Correspondance remplit admirablement son objet, le seul du reste qu’on ait voulu poursuivre ; et il semble bien qu’à cet égard on nous ait livré tous les faits, tous les textes essentiels. Les amateurs de psychologie indiscrète, les collectionneurs d’anecdotes peuvent être déçus ; les historiens de la pensée de Taine donneront toutes les « curiosités » qu’on a cru devoir nous dérober pour les pages sur la Destinée humaine, pour la lettre sur le Disciple, pour tel fragment d’examen de conscience littéraire, pour quelques-unes des notes personnelles où, à la suite d’une conversation intéressante, l’écrivain des Origines résumait son impression toute spontanée sur les hommes et sur les choses. Voici, par exemple, un joli crayon de Flaubert :


Un grand vigoureux homme un peu carré, à grosses moustaches, l’air assez lourd, l’apparence d’un capitaine de cavalerie déjà fatigué et qui aurait pris des petits verres. De la force et de la lourdeur, voilà le trait dominant de sa conversation, de son ton, de ses gestes. Rien de fin, mais de la franchise et du naturel ; c’est un homme primitif, « un rêveur et un sauvage. » Il a dit lui-même ces deux derniers mots. C’est un piocheur obstiné, qui force son imagination et qui en subit les accidens.


Voici maintenant un portrait de Sainte-Beuve :


L’impression dominante, quand on le voit, c’est qu’il est timide ; il parle doucement, bas, avec insinuation et nuances, avalant certaines syllabes trop franches. Il a quelque chose d’un chanoine ou d’un gros chat méticuleux, prudent. Une tête irrégulière, blafarde, un peu chinoise, crâne nu, avec de petits yeux malins, et un sourire doucereux, fin. Positivement, il y a un fond ecclésiastique, homme du monde. Puis, des éclats et des éclairs, la franchise, la force de croyance font explosion.


Et voici Renan à son tour :

Avant tout, c’est un homme passionné, obsédé de ses idées, obsédé nerveusement. Il marchait dans ma chambre comme dans une cage, avec le geste, le ton bref, saccadé de l’invention sursautante…

Renan est parfaitement incapable de formules précises, il ne va pas d’une vérité précisée à une autre. Il tâte, palpe. Il a des impressions, ce mot dit tout… Les généralisations ne sont pour lui que le retentissement, l’écho des choses en lui. Il n’a pas de système, mais des aperçus, des sensations…

Renan n’est pas du monde… C’est avant tout un homme plein de son idée, un prêtre plein de son Dieu. Il s’estime à ce titre et autant qu’il faut…


Si importans ou curieux qu’ils soient, ces documens et ces textes ne satisferont pas entièrement sans doute ceux qui, sous l’auteur, aiment à découvrir l’homme. Est-ce à dire pourtant que ceux-là aussi ne trouveront rien à glaner dans la Correspondance ? Pour peu qu’ils sachent lire entre les lignes, ils sauront bien reconnaître le fond de sensibilité délicate et ardente qui, en dépit des précautions prises et des retranchemens opérés, perce plus d’une fois à travers les lettres de Taine. On pouvait du reste s’y attendre : la sécheresse de cœur s’accommode mal d’une pudeur aussi ombrageuse que celle dont l’auteur de l’Intelligence nous a donné tant de preuves ; il faut avoir quelque chose à dérober aux regards banals ou indiscrets, pour tenir à le leur dérober. Qu’on se rappelle aussi mainte page des œuvres d’histoire ou de critique où l’émotion se trahit et s’échappe, d’autant plus vive qu’elle a été plus longtemps contenue : l’article sur Franz Wœpke, l’étude sur Marcelin, les pages sur Musset, sur Byron et sur Beethoven. Voyez ici la manière dont Taine parle de sa mère qui « pendant quarante ans a été son unique amie, » et qui, ensuite, avec sa femme et ses enfans, « a toujours eu la première place dans son cœur. » Son beau-père devient très vite pour lui « l’ami le meilleur, le cœur le plus chaud qu’il eût jamais rencontré. » Quand il fut élu à l’Académie, il disait : « Si j’ai désiré réussir, c’est principalement à cause du plaisir que cela devait faire à deux personnes : ma mère et mon beau-père. » Leur mort presque simultanée à tous deux lui fut un coup terrible, et dont il mit longtemps à se relever. Ses amitiés passionnées et un peu jalouses pour Paradol et pour Édouard de Suckau ne sont pas moins significatives. « L’amitié est un mariage, » écrivait-il au premier. Et au second : « Je suis fou vraiment, j’ai un besoin passionné d’embrasser quelqu’un que j’aime. J’aurais un plaisir inexprimable à te serrer la main, et une lettre d’un de vous est une soirée de bonheur. » Ou encore : « Avec toi, je suis comme dans la cour de l’Ecole, aux récréations d’été, t’en souviens-tu ? La tête sur ta poitrine, tranquille et heureux. » Ce souvenir, ces mouvemens de sensibilité ne sont-ils pas aussi charmans qu’ils sont expressifs ? Qu’on feuillette après cela les lettres écrites pendant la guerre et la Commune : « J’ai l’âme en deuil depuis six mois. » « J’ai le cœur mort dans la poitrine. » « Il y a des jours où j’ai l’âme comme une plaie ; je ne savais pas qu’on tenait tant à sa patrie. » Mot touchant dans sa détresse naïve. Non, quoi qu’on en ait pu dire, l’homme qui a écrit cela n’était pas au fond un impassible.


II

Il faut insister sur ce trait : il est essentiel. Nous nous imaginons tous, — orgueilleusement et ingénument, — que nos idées nous viennent de quelque révélation spéciale, qu’elles ne procèdent en aucune façon de nos tendances intimes, qu’elles sont en nous la pure expression d’une sorte de raison impersonnelle, dont les décrets s’imposent à toutes les intelligences, et, en un mot, que le jour où nous les avons conçues, nous avons entrevu la vérité face à face. Nos idées ne sont jamais que la projection abstraite de notre sensibilité propre ; et elles valent en profondeur, en étendue, en générosité, ce que vous valons, tout au fond de nous-mêmes, dans l’intimité de la vie quotidienne, dans la spontanéité vivante de nos démarches intérieures, loin des systèmes, des constructions et des livres. C’est le mot de Pascal qui est le vrai : « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. » Supposons Taine moins douloureusement troublé, plus légèrement affecté par les événemens de 1870-1871 : non seulement il n’eût jamais songé à écrire les Origines ; mais, à supposer même que l’idée lui en fût venue, il les eût écrites tout différemment. Il se trompait sur lui-même, avec sa candeur habituelle, quand il déclarait que « c’est l’étude des documens qui l’avait fait iconoclaste, » — l’étude des documens n’a pas, que je sache, fait M. Aulard iconoclaste[3] ; — ce qui a rendu tel l’historien des Origines, ce sont, au moment de la guerre et de la Commune, les émotions et les alarmes de son patriotisme, bref, un état particulier de sa sensibilité. Et c’est la nature, l’espèce et le tour habituel de sa sensibilité qu’il faut essayer de définir, si l’on veut comprendre l’origine de ses idées et la qualité même de son style.

« Je viens de lire les Compagnons du tour de France, de George Sand, et mon âme est toute en éruption. Il se fait un bouillonnement physique et moral dans mon cerveau et dans mon cœur, dont je n’avais pas d’idée. Et cela m’arrive sans cesse. Quelle est cette fontaine vive de passions de tous genres qui s’est ouverte en moi-même ? Pourquoi cette manière brusque, ce langage précipité, cette parole exaltée ? D’où vient que je suis obligé de ne lire aucun journal, d’éviter toute conversation religieuse et politique, de peur de m’échapper ? Pourquoi, à chaque instant, est-ce que je sens l’animal fougueux et aveugle tirer la bride au moindre prétexte et bondir en avant ? » C’est à son ami Edouard de Suckau que Taine écrivait ces curieuses lignes, désireux de « consulter » un psychologue de profession « sur un fait psychologique personnel. » Et vers la même époque, on nous le représente « courant la campagne de Ne vers, son Byron à la main, cherchant un assouvissement dans la vue de l’espace libre et du ciel bouleversé, une détente dans la notation écrite du tumultueux dialogue intérieur[4]. » Trois ans auparavant, il écrivait déjà à Paradol : « Tout ce flot de pensées et de sentimens qui s’agitent en moi, ne pouvant déborder au dehors, s’épanche en toute sorte d’écrits particuliers, soit sérieux, scientifiques et pratiques, soit intimes, secrets, confidentiels. L’an prochain, je te dirai tout. » Prévost-Paradol qui a dû lire ces pages confidentielles, jugeait son ami d’un mot, qui me semble décisif : « C’est la passion, disait-il, qui a la raison pour vêtement. » Il y avait chez Taine un fond de sensibilité véritablement romantique : non pas cette sensibilité saine, active et réglée qui caractérise les tempéramens et les âmes de l’époque classique, un Bossuet, par exemple, un Corneille, un Racine, même un Pascal ; mais cette sensibilité inquiète et troublée, frémissante et un peu maladive, que le moindre choc ébranle, que le moindre obstacle exaspère, que rien ne peut contenter, qui aspire à toutes les chimères, et à laquelle seuls l’amour de la nature et le charme de la poésie apportent un peu de détente et d’apaisement. C’est le mal de Rousseau, aisément reconnaissable chez tous ceux auxquels le grand « écorché moral » a passé un peu de son âme. Rappelons-nous la fin de l’étude sur Byron : « Longtemps encore les hommes sentiront leurs sympathies frémir aux sanglots de leurs grands poètes. Longtemps ils s’indigneront contre une destinée qui ouvre à leurs aspirations la carrière de l’espace sans limites pour les briser à deux pas de l’entrée contre une misérable borne qu’ils ne voyaient pas… Notre génération, comme les précédentes, a été atteinte par la maladie du siècle, et ne s’en relèvera jamais qu’à demi. Nous parviendrons à la vérité, non au calme. » Cet aveu, cet accent en disent long sur les dispositions intimes de l’âme qui, presque involontairement, s’est laissé trahir.

Ce passionné, ce tendre, et j’oserai presque dire cet élégiaque était un triste. L’exaltation de la sensibilité n’engendre pas la sérénité du cœur. Il y a entre les humbles réalités de la vie journalière et l’infinité de nos désirs et de nos rêves, une disproportion trop criante. Comme un oiseau qui se heurte misérablement aux barreaux de sa cage, l’âme douloureusement froissée retombe sur elle-même, gémissant de son impuissance, meurtrie, endeuillée pour toujours. A chaque instant, dans la Correspondance, l’aveu de cette « tristesse organique » reparaît : « Hélas ! mon pauvre ami, je roule comme toi par tous les bas-fonds du marais de la mélancolie. Je m’ennuie avec un excès que tu n’as jamais connu. » « Je bâille, je wertherise, je byronise, je me souhaite au fond de la Mer-Rouge. » « J’ai le spleen la moitié de la semaine. » Et ce ne sont pas là de simples boutades. A vingt et un ans, Taine écrivait à Paradol : « Mon malheur, c’est d’avoir les désirs plus hauts que l’esprit, je me déplais autant que les autres… J’ai donc un fond de tristesse permanente et nécessaire ; et ma seule consolation est la pensée que tout cela n’est qu’un jeu de quarante ou cinquante ans, tout au plus encore, qu’au bout de tout cela est le repos, l’éternel sommeil, j’espère, et qu’on peut bien s’agiter un peu sur la route quand on a à l’hôtellerie un si bon lit pour vous recevoir. » Et à vingt-huit ans de là, il écrivait à Gaston Paris, à propos d’amis communs qui venaient de perdre une petite fille : « J’ai des enfans, je sais ce que j’éprouverais en pareil cas. Pendant bien longtemps, cette idée m’a détourné du mariage. Je trouvais la vie trop triste pour la donner à d’autres, et je me disais qu’avoir une femme, des enfans, c’est faire comme la tortue, quand elle avance hors de son écaille la tête ou les pattes pour qu’on les lui coupe… A mesure que l’homme se cultive davantage, il devient plus sensible, malheur énorme qui compense, et au-delà, tous les bienfaits de la civilisation. »

La tristesse n’est pas le pessimisme, mais elle conduit au pessimisme : le pessimisme n’est pas l’habituelle philosophie des gens gais. Taine n’était peut-être pas pessimiste de doctrine, — il était même plutôt optimiste, et, suivant son mot à M. Bourget, il « jugeait le monde, sinon bon, du moins passable, » mais il était profondément pessimiste d’instinct et de premier mouvement, et son humeur, contrariant et combattant ses théories, a, comme l’on sait, souvent percé dans ses livres. Ses impressions, ses premiers jugemens spontanés sur la vie et sur les hommes, ses prévisions politiques ou sociales, — surtout à partir de la guerre, — sont empreints du pessimisme le plus décourageant. Il n’est pas sans en avoir eu conscience : « Peut-être, écrivait-il en 1865 dans ses Notes sur la province, peut-être y a-t-il un défaut dans toutes mes impressions : elles sont pessimistes. Il vaudrait mieux, comme Schiller et Gœthe, voir le bien, comparer tacitement notre société à l’état sauvage. Cela fortifie et ennoblit. » Taine avait raison sans doute ; mais on ne réforme pas sa sensibilité, et, — sa Correspondance en fait foi, — la disposition pessimiste devait rester la sienne jusqu’au dernier jour.

Tout cela aurait pu, le milieu et l’éducation aidant, faire de Taine un vrai poète, le digne émule de ce Byron et de ce Musset qu’il a tant aimés. Mais il était par nature, peut-être aussi par tradition familiale, d’une extrême réserve, et il avait, nous l’avons vu, une vive répugnance instinctive à l’expression publique de ses sentimens personnels. Pour tout dire, il était timide. Il ne l’était pas, — et il était même tout le contraire, — dans l’ordre de la pensée ; il l’était invinciblement dans l’ordre de l’action. Comme presque tous ceux qui ont beaucoup vécu en eux-mêmes, parmi les idées et les livres, le contact des hommes l’effarouchait ; il se trouvait gêné et dépaysé parmi eux ; au moindre heurt, il se repliait, se refermait et songeait à « rentrer au couvent. » Il se disait « aristocrate d’esprit, » et il l’était, avec cette nuance particulière d’aristocratisme que de longues années d’hérédité bourgeoise composent et imposent presque nécessairement. Le socialisme sous toutes ses formes, la démocratie égalitaire et niveleuse ont toujours eu en lui un ennemi d’instinct, mais singulièrement ferme et résolu. A vingt et un ans, il écrivait déjà : « Je n’ai que deux opinions fermes en politique : la première est que le droit de propriété est absolu, je veux dire que l’homme peut s’approprier les choses sans réserve, en faire ce qu’il veut, les détruire une fois qu’il les possède, les léguer, etc. ; que la propriété est un droit antérieur à l’Etat, comme la liberté individuelle[5]… » On peut dire que toutes les Origines de la France contemporaine sont virtuellement contenues dans ces lignes où s’étale avec une si tranquille assurance la conception romaine de la propriété[6]. Et l’on s’explique l’espèce d’accablement morne et de stupeur indignée qu’éprouva Taine, quand il se trouva brusquement en face des brutales réalités de la guerre, de l’invasion et de la Commune : ce sinistre cauchemar devait peser sur les vingt dernières années de sa vie.

On s’explique aussi qu’il ait laissé à demi inemployés les dons et les facultés de poète lyrique qu’il sentait en lui. L’impudeur native du lyrique moderne s’accommode mal de ce besoin « tout physique » qu’avait Taine de cacher son « moi » aux étrangers et aux indifférens[7]. Survivance en lui sans doute de ces habitudes élégantes et discrètes de « l’honnête homme » d’autrefois. L’admirable impersonnalité des grands écrivains classiques procède d’un sentiment de ce genre ; et Taine, si romantique de goût et d’inspiration qu’il fût resté, — il nous l’avoue lui-même quelque part[8], — Taine était classique sur ce point.

Il l’était sur d’autres encore, et de son propre aveu. Des notes personnelles, datées de 1862, — il achevait l’Histoire de la littérature anglaise, — nous apportent ici un témoignage décisif :


Ma forme d’esprit est française et latine : classer les idées en files régulières avec progression à la façon des naturalistes, selon les règles des idéologues, bref oratoirement… L’Histoire de la civilisation de M. Guizot, les cours de Jouffroy m’ont donné la première grande sensation de plaisir littéraire, à cause des classifications progressives.

Le surplus vient de la philosophie : mon effort est d’atteindre l’essence, comme disent les Allemands, non de prime assaut, mais par une grande route unie, carrossable. Remplacer l’intuition (insight), l’abstraction subito (Geist Vernünft), par l’analyse oratoire. Mais cette route est dure à creuser.


Qu’on veuille bien méditer sur ce texte, qu’un pur classique, — un Nisard, un Brunetière, — aurait pu signer. Taine nous y révèle avec une précision, une clairvoyance qui ne laissent rien à désirer, non seulement la manière dont il « compose » et construit ses livres, ses articles, et même ses phrases, mais encore dont il conduit, développe, et même conçoit ses idées. L’éducation universitaire a sans nul doute passé par là ; mais elle n’a fait qu’enrichir et fortifier une tendance primitive ; elle a donné à une « forme d’esprit française et latine » pleine conscience d’elle-même. Et c’est grâce à ces deux influences combinées que l’auteur de la Littérature anglaise est devenu l’un des modèles les plus accomplis de l’art d’écrire, d’exposer et de démontrer, bref, de la « composition » classique.

Comment cette forme d’esprit tout classique se conciliait-elle avec ce fond de sensibilité et d’imagination romantiques que nous avons reconnu chez Taine ? Ce qui est sûr, c’est que les deux tendances, d’ordinaire contradictoires, coexistaient également fortes en lui ; et c’est précisément ce qui fait, — psychologiquement et historiquement, — la curieuse originalité de son cas. On a prétendu souvent, — sur la foi, je crois, de Sarcey, — que le style de Taine, coloré et imagé comme nous le connaissons, était un miracle d’artifice : né idéologue, créé pour enchaîner des syllogismes dans la langue abstraite de Condillac, le jeune écrivain, pour réussir et atteindre un plus vaste public, se serait fait systématiquement, en étudiant Gautier et Paul de Saint-Victor, le style somptueux, éclatant par lequel il s’est si vite imposé. Le bon Sarcey, qui n’était point un psychologue très perspicace, et qui, d’ailleurs, ne connaissait de Taine que ses dissertations d’Ecole normale, Sarcey a été ici dupe des apparences. A défaut des notes et papiers plus intimes, il suffit d’ouvrir les premières pages de la Correspondance, pour voir s’évanouir la légende : dans cette prose juvénile et toute spontanée, les images jaillissent, abondantes et drues : « Tu as été au fond du scepticisme avec moi ; nous en avons rapporté une goutte de liqueur empoisonnée qui flétrira toutes nos croyances, et ne pourra trouver son remède que dans la science absolue. Tu ne veux pas du remède ; eh bien ! je te jure que la maladie te suivra, et que tu auras beau t’étourdir, elle te prendra à la gorge au milieu de tes efforts les plus passionnés pour le service de tes opinions chéries. » Est-ce là le langage d’un pur idéologue ? Fait plus caractéristique encore : en 1862, fatigué de produire, et surtout d’écrire, comme il le fut à plus d’une reprise, la tête épuisée, il s’arrête, il s’interroge loyalement sur lui-même, il se demande anxieusement si « son genre d’écrire n’est pas contraire à la nature, puisqu’il lui fait tant de mal, » et il écrit :


Qu’est-ce qui me reste ? Quel talent ? quelle facilité ?

Il me reste l’habitude de prendre des notes au courant de la plume, d’écrire mes impressions comme je fais en ce moment.

Je n’ai aucune peine à prendre ces notes ; quand j’ai une impression, elle coule naturellement sur le papier, les mots viennent d’eux-mêmes


Oui, c’est bien cela, sa manière spontanée, instinctive, et, si je puis ainsi dire, la plus naturelle : une succession trépidante et ininterrompue de faits, d’impressions et d’images. Le reste, l’analyse oratoire, don naturel assurément, dans une certaine mesure, est, en fait, à demi acquis. Ces deux dons opposés, il avait essayé de les fondre et de les unir ensemble dans la substance même de son style ; il avait essayé d’être à la fois poète et logicien, orateur et artiste, classique et romantique ; mais, à réaliser cette « union des contradictoires, » il avait dépensé un effort de volonté tel que la fatigué mentale avait eu raison de son ambition, et qu’il avait pu craindre, pour l’une de ses deux facultés, une atrophie véritable :


Quand je me regarde intérieurement, il me semble que mon état d’esprit a changé, que j’ai détruit en moi un talent, celui de l’orateur et du rhétoricien. Mes idées ne s’alignent plus par files comme autrefois, j’ai des éclairs, des sensations véhémentes, des élans, des mots, des images ; bref, mon état d’esprit est bien plutôt celui d’un artiste que d’un écrivain. Je lutte entre les deux tendances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Je tâche, par principe, d’aligner les idées à la Macaulay, et en même temps, je veux avoir l’impression vive de Stendhal, des poètes et des reconstructeurs. Cela fait, que je cherche beaucoup ; je ne trouve pas toujours ; et ordinairement l’état nécessaire, quand j’y arrive, ne dure qu’une heure, une demi-heure, en tout cas, il me tue. Probablement j’ai voulu allier deux facultés inconciliables. Il faut choisir, être artiste ou orateur.

Je crois que j’ai mis le doigt sur mon mal. En effet, mon idée fondamentale a été qu’il faut reproduire l’émotion, la passion particulière à l’homme qu’on décrit, et de plus poser un à un tous les degrés de la génération logique, bref le peindre à la façon des artistes et en même temps le construire à la façon des raisonneurs. L’idée est vraie ; de plus, quand on peut la mettre à exécution, elle produit des effets puissans, je lui dois mon succès ; mais elle démonte le cerveau, et il ne faut pas se détruire.


On voit exactement en quoi consiste le rôle de la volonté, ou, si l’on y tient, de l’artifice, — mais le naturel est toujours une conquête de la volonté, — dans la formation du style de Taine. Il consiste non pas du tout à avoir forgé de toutes pièces, et contrairement au vœu de la nature et à ses tendances instinctives, une langue puissamment colorée, dont les couleurs et les images fussent en quelque sorte rapportées du dehors, mais bien au contraire, à avoir « utilisé » des dons naturels et préexistans, à avoir « allié deux facultés » peut-être « inconciliables, » celle de l’artiste et celle de l’analyste. Le « lyrisme » de Taine, avec tout ce que ce mot comporte de sensibilité ardente, d’imagination opulente, s’est transposé dans l’ordre déductif et impersonnel ; il a été jeté, si l’on peut ainsi dire, dans le moule des développemens réguliers et des constructions classiques. Mais, en se réduisant au ton et à l’allure de l’analyse oratoire, il a gardé un peu de sa substance originelle. De là l’éclat de ce style ; de là son mouvement continu et comme perpétuellement frémissant ; de là son accent, sa couleur poétiques ; de là aussi sa puissance et son impérieuse personnalité ; de là enfin sa savante et savoureuse complexité. Un disciple et un ami de Taine, Emile Boutmy, l’a dit avec une heureuse justesse : « Taine avait une imagination germanique, administrée et exploitée par une raison latine. »

Et quelle a été la conclusion pratique de l’examen de conscience littéraire auquel, vers le milieu de sa carrière d’écrivain, nous avons vu Taine se livrer avec une si scrupuleuse probité ? La voici, non moins instructive que les considérans dont il l’avait fait précéder :


Si cela est vrai, il faut donc changer de style ; grande entreprise… Je finirai mon Histoire de la littérature anglaise en gardant la première méthode. Mais l’ouvrage fini, je dois changer…

Ainsi il y a un genre littéraire de ce côté du côté des notes prises et des impressions écrites au courant de la plume, exempt de fatigue, très bon en ce que les impressions, les idées y ont une fraîcheur, une sincérité extrêmes, c’est le genre de Stendhal et de ses notes. Le défaut, c’est d’être décousu et obscur, de mal prouver, d’être trop abrégé, de ne jamais faire masse.

Pourrais-je à côté de cela reprendre en d’autres sujets le genre explicatif et oratoire simple, le talent du professeur et du vulgarisateur, l’art de démontrer clairement et abondamment avec des classifications bien naturelles et bien tranchées ? Voilà ce qu’il faudrait retrouver pour le Journal des Débats et la Revue [des Deux Mondes]. Toute ma première éducation me l’avait enseigné, et il est possible que je le retrouve.

Il me semble que je puis me fier à cet examen de conscience et prendre la résolution que voici : achever mes trois chapitres ; remplacer ensuite mon style actuel par les notes courantes et par la classification simple. Employer les notes courantes pour mon Angleterre contemporaine et la classification simple pour la Psychologie [l’Intelligence] et les Lois en histoire.


Taine devait finir par répudier cette sorte de dédoublement de son moi et de sa manière d’être et d’écrire, et par revenir à sa première méthode de style pour les Origines de la France contemporaine. Mais n’est-il pas vrai que ce texte capital éclaire toute son œuvre, et nous explique tout ensemble les caractères originaux de son style et les démarches intimes de sa pensée ?


III

Pénétrons plus avant encore, si c’est possible, dans l’intimité de cette pensée, et tâchons d’en saisir, sur quelques points essentiels, les secrets ressorts, La Correspondance nous en fournit les moyens.

Il y a, dans la vie intellectuelle et morale de tout penseur moderne, une question préalable et, si l’on peut ainsi dire, centrale à se poser. Car, de la réponse que l’on fait, et qu’il a faite lui-même, à cette question, tout dépend étroitement : la qualité et l’espèce de sa philosophie, ses vues sur le monde et sur la vie, sur l’homme individuel et sur l’homme social, sur la morale et sur la science. Si l’on peut déterminer avec précision son attitude à l’égard de la religion, et non pas seulement son attitude officielle, mais son attitude intérieure, ses raisons vraies, ses raisons profondes de croire ou de ne pas croire, ce n’est pas seulement la nature même et l’orientation tout entière de sa pensée que l’on embrasse et que l’on juge, c’est encore son être le plus intime et le fond même de son âme que l’on touche.

Jusqu’ici, une certaine obscurité, en ce qui concerne Taine, planait sur cette question. Égaré par certains indices, j’avais cru personnellement qu’aux environs de la vingtième année, le futur auteur des Origines avait eu une « crise religieuse » sinon plus longue, tout au moins plus douloureuse que celle qui fit sortir Renan de Saint-Sulpice. Je dois bien reconnaître aujourd’hui que je m’étais un peu trompé : la crise fut plus précoce et beaucoup plus superficielle que je ne l’avais supposé. Un document de première importance publié par les éditeurs de la Correspondance nous renseigne à cet égard sobrement, mais avec une très suffisante netteté. C’est une sorte de confession intellectuelle datée du 6 mars 1848, — Taine allait avoir vingt ans, — et qui servait d’introduction à un travail personnel intitulé : De la destinée humaine. Le jeune homme y résumait, « pour les retrouver plus tard, » « les changemens, les incertitudes et les progrès de sa pensée » depuis cinq ans.


Jusqu’à l’âge de quinze ans, j’ai vécu ignorant et tranquille. Je n’avais point encore pensé à l’avenir, je ne le connaissais pas ; j’étais chrétien, et je ne m’étais jamais demandé ce que vaut cette vie, d’où je venais, ce que je devais faire…

La raison apparut en moi comme une lumière : je commençai à soupçonner qu’il y avait quelque chose au-delà de ce que j’avais vu ; je me mis à chercher comme à tâtons dans les ténèbres. Ce qui tomba d’abord devant cet esprit d’examen, ce fut ma foi religieuse. Un doute en provoquait un autre ; chaque croyance en entraînait une autre dans sa chute… Je me sentis en moi-même assez d’honneur et de volonté pour vivre honnête homme, même après m’être défait de ma religion ; j’estimai trop ma raison pour croire à une autre autorité que la sienne ; je ne voulus tenir que de moi la règle de mes mœurs et la conduite de ma pensée ; je m’indignai d’être vertueux par crainte et de croire par obéissance. L’orgueil et l’amour de la liberté m’avaient affranchi.

Les trois années qui suivirent furent douces…


Nous voilà évidemment un peu loin, en dépit de quelques vagues réminiscences, trop naturelles en un pareil sujet, de Jouffroy et de sa « nuit de décembre, » cette nuit célèbre dont Taine, un peu plus tard, devait si remarquablement parler. Rappelons-nous : « M. Jouffroy a raconté lui-même sa conversion, et comment de chrétien il devint philosophe. Ce ne fut point une découverte tranquille, mais une révolution sanglante. Dans de pareilles âmes, les dogmes déracinés arrachent et emportent avec eux les parties les plus vives et les plus sensibles du cœur. » On n’en peut dire autant de la « conversion » de Taine. Ce ne fut point une révolution sanglante, mais une découverte tranquille. Il n’avait d’ailleurs que quinze ans, et il ignorait alors tout, ou à peu près tout, du christianisme ; surtout, il ne l’avait point vécu, ou il ne l’avait point vu vivre autour de lui ; un certain nombre de dispositions morales, quelques maigres souvenirs de catéchisme, peut-être quelques lectures historiques ou doctrinales, c’est à cela sans doute que se bornait sa juvénile « expérience religieuse. » Quoi d’étonnant que de ce mince viatique aient eu promptement et facilement raison les mille suggestions concordantes des lectures habituelles, des relations sociales, et surtout la fougue ombrageuse d’une jeune pensée, déjà consciente de sa force, et avide de se suffire à elle-même ? « L’orgueil et l’amour de la liberté l’avaient affranchi. »

Ce fut cet orgueil intellectuel qui le soutint durant les trois douces années qui suivirent. « Je ne songeais qu’à agrandir mon intelligence, à augmenter ma science, à acquérir un sentiment plus vif du beau et du vrai. » Déjà philosophe d’instinct, sans avoir lu les philosophes, il « cherchait toujours les vérités générales, » « osant, dans son inexpérience et dans son audacieuse confiance, essayer une foule de questions, » mais bientôt rappelé, par son insuccès même, à la modestie et « au bon sens. » « Je compris qu’avant de connaître la destinée de l’homme, il fallait connaître l’homme lui-même. Alors naquirent mes premières idées de philosophie. Elles se développèrent pendant tout le temps que je passai dans la classe de rhétorique [1846-47]. »


Ce fut alors que je revins à la vraie philosophie et aux questions importantes que j’avais déjà considérées au début de ma raison. Malgré la chute de mon christianisme, j’avais conservé les croyances naturelles, celle de l’existence de Dieu, celle de l’immortalité de l’âme, celle de la loi du devoir. J’en vins à examiner sur quels fondemens j’appuyais ces croyances ; je trouvai des probabilités et aucune certitude : je trouvai faibles les preuves qu’on en donnait ; il me sembla que l’opinion contraire pouvait contenir une part égale de vérité ; ou plutôt, il me sembla que toutes les opinions étaient probables ; je devins sceptique en science et en morale ; j’allai jusqu’à la dernière limite du doute ; et il me sembla que toutes les bases de la connaissance et de la croyance étaient renversées.

Je n’avais lu encore aucun philosophe ; j’avais voulu conserver une liberté entière à mon esprit, une indépendance complète à mon examen. Aussi j’étais plein à ce moment d’une joie orgueilleuse ; je triomphais dans mes destructions ; je ma complaisais à exercer mon intelligence contre les opinions vulgaires ; je me croyais au-dessus de ceux qui croyaient, parce que, lorsque je les interrogeais, ils ne me donnaient aucune bonne preuve de leur croyance ; j’allais toujours plus avant, jusqu’à ce qu’un jour je ne trouvai plus rien debout.

Je fus triste alors ; je m’étais blessé moi-même dans ce que j’avais de plus cher ; j’avais nié l’autorité de cette intelligence que j’estimais tant. Je me trouvais dans le vide et dans le néant, perdu et englouti. Que pouvais-je faire ?…


Ce fut le vrai moment de la vraie crise. Crise philosophique, et non pas crise religieuse ; crise d’intelligence, et non pas crise de conscience. Le christianisme est bien loin désormais, et on ne lui fera même plus l’honneur d’examiner les solutions qu’il propose. Cependant, il fallait vivre, et penser. Et dans cette âme pleine d’activité et de sève, extraordinairement avide de science certaine, faite pour croire, et non pour douter, « préservée » d’ailleurs par sa volonté « de ces passions brutales qui aveuglent et étourdissent l’homme, » le scepticisme ne pouvait être que provisoire. « Toute mon âme se tournait donc vers le besoin de connaître, et elle se consumait d’autant plus qu’elle réunissait toutes ses forces et tous ses désirs sur un seul point. »


Pendant les premiers mois de la classe de philosophie [1847-1848], cet état me fut insupportable ; je ne trouvais que des doutes et des obscurités. Je ne voyais que des contradictions dans les philosophes : je jugeais leurs preuves puériles ou incompréhensibles… Moi-même, irrité de l’inutilité de mes efforts, je me jouais de ma raison ; je me complus à soutenir le pour et le contre ; je mis le scepticisme en pratique. Puis, fatigué des contradictions, je mis mon esprit au service de l’opinion la plus nouvelle et la plus poétique : je défendis le panthéisme à outrance ; je m’attachai à en parler en artiste ; je me complus dans ce monde nouveau et, comme par jeu, j’en explorai toutes les parties. Ce fut mon salut.


« L’opinion la plus nouvelle et la plus poétique : » on ne saurait trop admirer la parfaite candeur et l’absolue sincérité de ce fragment d’autobiographie morale. Ce qu’il n’avait trouvé ni dans le christianisme, tel qu’il le connaissait, — en dépit de Châteaubriand, — ou tel qu’on le lui avait présenté jusqu’alors, ni dans les doctrines philosophiques, je veux dire quelque chose qui, avant même de satisfaire sa raison, satisfît son instinct de poète, son imagination et sa sensibilité d’« artiste, » il le trouvait dans le panthéisme ; et ce fut là, à n’en pas douter, — l’aveu est formel, — la raison déterminante, la raison foncière de son choix. Impossible de faire plus clairement entendre qu’en pareille matière, l’intelligence pure authentique et légitime après coup les aspirations et les besoins de la sensibilité.

Quoi qu’il en soit, le jeune homme avait enfin trouvé le point fixe qu’il cherchait depuis si longtemps. De ce point de vue nouveau, « la métaphysique lui parut intelligible et la science sérieuse ; » il put « embrasser tout l’horizon philosophique, comprendre l’opposition des systèmes ; » il « aperçut l’enchaînement et l’ensemble. » Il « possédait d’ailleurs la méthode, » et il « se mit avec ardeur au travail. » Les dernières lignes de cette confession sont fort belles, et peignent au vif la haute personnalité morale qui s’y traduit :


Aujourd’hui j’expose ce que je crois avoir trouvé ; mais en ce moment même, je prends l’engagement de continuer mes recherches, de ne m’arrêter jamais, croyant tout savoir, d’examiner toujours de nouveau mes principes ; c’est ainsi seulement qu’on peut arriver à la vérité.


Il y a un point sur lequel ce noble engagement de la vingtième année n’a pas été pleinement tenu. Taine a plus d’une fois rencontré le christianisme sur sa route ; il l’a observé, il l’a étudié[9], et je n’oublie pas l’émouvant hommage qu’il lui a rendu dans les Origines ; et néanmoins, l’on peut dire qu’à cet égard il n’a pas « examiné de nouveau ses principes : » il en est resté, au fond, tout au fond, sur la question religieuse, à ses impressions de la quinzième année. Si scrupuleux par ailleurs, il négligea de l’être sur ce point. En 1849, « majeur depuis huit jours, » il se déclarait « incapable de voter pour deux raisons. La première, — écrivait-il à Paradol, — est que, pour voter, il me faudrait connaître l’état de la France, ses idées, ses mœurs, ses opinions, son avenir. Car le vrai gouvernement est celui qui est approprié à la civilisation du peuple. Il me manque donc un élément empirique, pour juger du meilleur gouvernement actuel. Je ne sais ce qui convient à la France. » Admirable — et un peu puéril — scrupule, — car enfin, une vie entière suffirait-elle à bien remplir cet idéal programme ? — et scrupule qu’on eût souhaité retrouver dans un ordre d’idées plus digne de lui. Comment un esprit aussi consciencieux, aussi pénétrant, aussi élevé que celui de Taine n’a-t-il pas senti que, pour répudier définitivement une croyance, une doctrine qui a soutenu la vie morale de tant de nobles âmes et de hautes intelligences, il y avait lieu de la soumettre à un examen plus approfondi que celui d’où, à quinze ans, il était, si promptement, sorti résolument incrédule ? « Peu de personnes, a dit profondément Renan, peu de personnes ont le droit de ne pas croire au christianisme. » Ce droit, Taine ne l’a jamais sérieusement acheté.

C’est qu’à vrai dire la foi nouvelle qu’il a embrassée de toute son ardeur à vingt ans est devenue aussitôt en lui une religion véritable. Il faut lire, dans la Correspondance de jeunesse, les lettres éloquentes qu’il adresse à Paradol pour le convertir à ses croyances ; il faut entendre de quel ton de tristesse passionnée il gourmande, nouveau Polyeucte, — le rapprochement est de lui, — le mobile et si cher ami qu’il veut sauver du scepticisme, et qu’il surprend en flagrant délit de « nonchalance pour la vérité : » « Regarde, mon ami, combien tu es déjà malheureux, combien cette ardeur pour l’action, cette sensualité de désirs, cette fougue irréfléchie qui erre de tous côtés, ne sachant où se prendre et cherchant à se fixer, combien tout cela affaiblit ton corps, ta volonté et ta pensée… Que puis-je, sinon te donner mon exemple ?… Je saurai, je croirai ! Je sais déjà et je crois ! Ah ! si tu voulais ! » Et ailleurs : « Avec mon adoration pour les vérités de raison et la confiance absolue que j’ai dans le pouvoir de l’intelligence, je ressemble à un catholique qui ne sait parler que de l’Eglise et de la foi. Mais, du moins, je puis prouver ce que j’avance… » Et ailleurs enfin : « Mon bon ami, que tu as raison de trouver la science mystique. La nature est Dieu, le vrai Dieu, et pourquoi ? Parce qu’elle est parfaitement belle, éternellement vivante, absolument une et nécessaire. N’est-ce point parce que leur Dieu est tel, que les chrétiens l’aiment ? Et si nous n’en voulons point, c’est que ses caractères humains l’avilissent, jusqu’à en faire un roi, ou un amant… Ceux qui nient que ce Dieu puisse être adoré ignorent les ravissemens de la science. L’homme qui, parcourant les lois de l’esprit et de la matière, s’aperçoit qu’elles se réduisent toutes à une loi unique, qui est que l’Être tend à exister ; qui voit cette nécessité intérieure, comme une âme universelle, organiser les systèmes d’étoiles, pousser le sang de l’animal dans ses veines, porter l’esprit vers la contemplation de l’infini ; qui voit le monde entier sortir vivant et magnifique d’un unique et éternel principe, ressent une joie et une admiration plus grandes que le dévot agenouillé devant un homme agrandi… » C’est déjà l’« hymne » célèbre qui termine les Philosophes classiques.

Les religions se rendent rarement justice les unes aux autres ; elles se méconnaissent souvent et ne se comprennent pas toujours. La rivalité de leurs ambitions et de leurs espérances nuit à, la sérénité de leur pensée, à la lucidité de leur regard. Cette religion de la science, dont Taine fut un des prophètes, — car déjà il confond, comme il le fera toute sa vie, la « science » et la « philosophie, » — cette religion de la science ne pouvait faire exception à la loi commune. Dans les lettres de jeunesse, notamment, le mépris à l’égard du christianisme s’étale d’une manière parfois bien naïve. « Je t’en supplie, écrit Taine à Paradol, ne reste pas où tu en es. Les chrétiens eux-mêmes, Descartes, Malebranche, sont supérieurs à toi en ce moment ; cela n’est pas honorable. » Une autre fois, il lui écrit : « Tu as bien souffert en entendant ton jeune ami dire : Qui sait si en mourant je n’appellerai pas un prêtre ? Avec tes opinions chancelantes et probables, es-tu sûr que tu n’en feras pas autant ? Ne ris pas. M. Gratry, élève des plus distingués de l’Ecole polytechnique, ayant obtenu le prix de philosophie au concours, adepte passionné de Saint-Simon pendant longtemps, s’est fait prêtre catholique ; il est notre aumônier maintenant. Cela est terrible à penser, n’est-ce pas ? » Et il ajoute un peu plus loin : « Mon Dieu n’a rien de commun avec le Dieu-bourreau du christianisme, ni le Dieu-homme des philosophes du second ordre. » Accent à part, on pourrait croire que l’Encyclopédie a passé par là. De fait, à cette chaleur de conviction personnelle se joint l’ardeur du prosélytisme. Ce ne sont pas seulement ses deux grands amis, Paradol et Edouard de Suckau qu’il entretient dans le culte du vrai Dieu selon Marc-Aurèle, Spinoza et Hegel, et dans la bonne doctrine : par eux il essaye d’en atteindre d’autres, Gréard, About, Grouslé : « Je dirais donc à notre Gréard : Le vrai Dieu a ce que tu aimes dans le Dieu chrétien ; il n’a pas ce que tu y méprises… » « Vois Edmond [About]… C’est une force capable de se porter de tous côtés… Je l’ai vu étudier Platon et Aristote pendant un mois de suite ; le plaisir de battre les catholiques en ferait pour six mois un bénédictin. Il est surtout agissant et militant. C’est de ce côté qu’il faut lui représenter les choses. » « Grouslé est bien disposé. Plantes-y le bon grain. Notre puissance est bien petite. Plus tard, peut-être ?… » En attendant, — il est juste d’ajouter que nous sommes aux fâcheuses premières années du Second Empire, — les choses et les hommes du catholicisme ont en lui un observateur détaché, ironique et peu indulgent. Au sortir de l’Ecole normale, Taine est nommé suppléant de philosophie à Nevers : « l’aumônier, déclare-t-il, a plus d’esprit, mais c’est un coquin ; » « l’évêque est dangereux ; » notre philosophe avoue d’ailleurs qu’il a « un bon recteur, quoique prêtre, » et il écrit sans sourciller : « le grand étouffoir, le clergé. » Un autre jour, il dit à sa mère et à ses sœurs : « A propos, nous sommes allés en corps écouter aujourd’hui un Te Deum. Quelles singeries ! » Ne nous étonnons pas de ce ton voltairien : pour le futur auteur des Philosophes classiques, toute l’histoire des six derniers siècles se ramène à « une grande guerre contre l’Eglise et le dogme. » « J’ai beau regarder, ajoute-t-il, je ne vois de science possible que comme une guerre. » « Tu peux faire de Marc-Aurèle, écrit-il à Edouard de Suckau, un livre charmant, qui sera lu, qui fera des honnêtes gens, des païens (c’est la même chose), des philosophes (encore la même chose)… Marc-Aurèle… est un Jésus-Christ païen. » « Marc-Aurèle est mon catéchisme, » disait-il encore. Et à près de quarante ans de là, il écrivait à son ami Emile Boutmy : « J’avais emporté mon Evangile, Marc-Aurèle : c’est notre Evangile, à nous autres qui avons traversé la philosophie et les sciences ; il dit aux gens de notre culture ce que Jésus dit au peuple. Mettez-le sur votre table de nuit ou sur un coin de votre bureau, et lisez-en trois ou quatre phrases tous les jours ; elles suffiront pour alimenter votre rêverie pendant toute la journée… Voilà bien le testament suprême de toute l’antiquité, d’un monde plus sain que le nôtre… Un vieillard comme moi y trouve juste, avec la saveur parfaite, l’aliment final qu’il lui faut. » Le ton a quelque peu changé ; mais la pensée est restée la même. Elle devait rester la même jusqu’au bout.

Nous en avons encore une preuve, singulièrement éloquente, émouvante même, dans la lettre, — qui va devenir historique, — de Taine à M. Bourget sur le Disciple. Jusqu’à quel point, en composant son personnage d’Adrien Sixte, le romancier avait-il songé à l’auteur de l’Intelligence ? Ce qui est certain, c’est que plusieurs des traits du caractère fictif s’appliquaient trop bien à l’homme réel et vivant, pour que celui-ci ne se sentît pas directement visé. La philosophie générale de Sixte, n’était-ce pas la sienne ? Le déterminisme absolu que professait le maître de Greslou, n’était-ce pas, en des formules souvent bien voisines des siennes propres, la doctrine que lui-même avait si fermement embrassée ? N’allait-il donc pas, en lisant le roman, se trouver, idéalement, dans une situation morale assez analogue à celle d’Adrien Sixte, ayant entre les mains la sinistre confession de son déplorable « disciple ? » Et l’inquiétante question de la responsabilité morale encourue par l’écrivain qui pense pour ainsi dire tout haut, sans se soucier des conséquences possibles de ses idées, n’allait-elle pas se poser devant lui avec une impérieuse acuité ? En un mot, n’était-ce pas sa vie et son œuvre tout entière qu’il allait avoir à juger d’ensemble et presque directement ? — La lettre de Taine répond, non pas complètement, mais d’une façon bien suggestive, à ces questions. Sous l’objectivité et l’impersonnalité volontaires de la forme, on sent le frémissement de l’âme qui a été atteinte plus profondément qu’elle ne veut le laisser paraître ; on sent l’homme qui s’est reconnu, et qui ne veut pas se reconnaître, et qui trouve, dans son moi présent, mille raisons spécieuses de ne pas reconnaître le moi d’autrefois. Il avoue d’ailleurs, et à plus d’une reprise, la blessure intime :


… Pour l’effet d’ensemble, il m’a été très pénible, je dirai, presque, douloureux. Deux impressions surnagent, et, à mon sens, toutes deux sont regrettables.

La première, surtout pour les gens qui n’ont pas des convictions fortes et bien raisonnées en fait de morale, c’est que Greslou mérite de l’indulgence, il n’est qu’à demi coupable. Beaucoup de jeunes gens non encore enracinés dans la vie et tous les hommes plus ou moins déracinés [on le voit, l’expression, qu’un autre a rendue célèbre, est de Taine] le trouveront intéressant, presque sympathique… « Pour le philosophe, dit M. Sixte, il n’y a ni crime, ni vertu… La théorie du bien et du mal n’a d’autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. » Là-dessus, et avec l’autobiographie de Greslou à l’appui, nombre de lecteurs et de lectrices garderont vaguement dans l’arrière-fond de leur esprit la formule de Sixte ; ils l’admettront, ou du moins ils la toléreront comme la conclusion du livre, et cette conclusion est contre la morale.

La seconde impression sera surtout celle des gens engagés dans la vie pratique et munis de convictions morales bien arrêtées. Ils se sentiront pris, comme les premiers, dans l’engrenage de votre horlogerie psychologique, mais ce qu’ils éprouveront, quand ils seront tirés par le jeu des rouages, sera de la répugnance, et non de la complaisance, et enfin, quand ils verront le grand ressort central de tout le mécanisme, je veux dire la théorie des lois naturelles et le déterminisme, ils s’y heurteront, ils voudront le briser. Ils nieront la vérité capitale qui régit toutes les sciences… Ils jugeront que le déterminisme psychologique absout le crime… et leur conclusion sera contre la science.

Discrédit de la morale, ou discrédit de la science, voilà les deux impressions totales que laisse le livre. Je viens de les éprouver une seconde fois, à la seconde lecture, elles alternaient en moi, et j’en ai souffert.


Est-ce bien, ou plutôt, est-ce surtout de cela que Taine a « souffert » en lisant le Disciple ? Écoutons-le opposer, sans le dire, son propre portrait à celui de Sixte :


A mon avis, l’origine de cette erreur est dans la façon dont vous avez conçu Sixte, le représentant de la science moderne. Vous lui avez donné un cerveau insuffisant et une éducation scientifique insuffisante. Il ne connaît que des superficies. Il a suivi des cours, il a lu des livres, rien de plus.

En fait d’études sur le monde moral, il n’a pas fait une seule monographie historique, une seule de ces préparations anatomiques par lesquelles on étudie, de première main, avec ses propres yeux, un homme, une affaire, un fragment de société actuelle ou ancienne. On n’a pas le droit de parler sur une science spéciale, si l’on n’a pas travaillé soi-même, par des recherches originales et avec des procédés techniques, sur une ou plusieurs questions de détail. Bien plus, Sixte s’est interdit systématiquement l’expérience ; il n’a vu du monde réel que la boutique de son père et les badauds du Jardin des Plantes ; il ne lit pas les journaux, il n’a pas voyagé ; sur le monde social, politique, littéraire, commerçant, industriel, sur les types humains que ce monde comporte, il en sait moins que l’épicier le plus borné, et le paysan le plus obtus. Et, avec cette ignorance colossale, il se permet de conclure sur le monde social et le moral, de réduire la notion du bien et du mal à une conviction utile ou puérile ! Un vrai savant, un philosophe n’a jamais parlé ainsi. Voyez sur la même question ce que disent Stuart Mill et Herbert Spencer. Les noms de bon et de mauvais, de vice et de vertu, ne sont pas des termes de convention, des qualifications arbitraires ; ils expriment l’essence des actes et des individus. Car on ne peut considérer l’individu à part que par une abstraction ou suppression factice ; l’individu humain n’existe que dans la société et par elle ; autant vaudrait, en décrivant une cellule dans un organisme, omettre et nier la liaison de la cellule à l’organisme ; elle vit de lui, du sang qu’il lui apporte, de la santé générale du tout ; même générale et philosophique, à la façon de Sixte, elle n’a commencé et ne continue à penser que par l’intégrité permanente de tout le système, grâce aux tribunaux et aux gendarmes… Si, par ses déchets, elle empoisonne quelque autre cellule, elle a tort, elle rend à l’organisme le mal pour le bien, du pus en échange du sang. Sixte s’en aperçoit trop tard ; ses remords sont légitimes. Je lui conseille, pour compenser le mal qu’il a fait, d’étudier l’histoire du droit, des institutions, des vérités économiques et sociales, d’aboutir lui-même à quelque écrit sur les mœurs et la morale.

Il n’aura pas besoin pour cela de renoncer au déterminisme psychologique, au contraire ; selon moi, impossible sans le déterminisme de fonder le droit de punir, la justice du châtiment ; là-dessus, relisez, dans l’Examination of sir W. Hamilton’s Philosophy, l’admirable chapitre de Stuart Mill. Personnellement, dans les Origines de la France contemporaine, j’ai toujours accolé la qualification morale à l’explication psychologique, dans le portrait des Jacobins, de Robespierre, de Bonaparte ; mon analyse préalable est toujours rigoureusement déterministe, et ma conclusion terminale est rigoureusement judiciaire…


Et rappelant que « plus une école est déterministe, plus elle est rigide en morale, » il concluait, comme il eût conclu jadis : « A mon gré, la vraie science, la philosophie complète conclut non comme Sixte, mais comme Marc-Aurèle. » Mais, en dépit de cette assurance, il semble bien qu’il conservât quelque inquiétude. Car il ajoutait, avec mélancolie, mais non sans clairvoyance :


Pardonnez-moi mon opposition : elle vient de ce que votre livre m’a touché dans ce que j’ai de plus intime… Je ne conclus qu’une chose, c’est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l’inconnaissable, d’un au-delà, d’un noumène, vous conduira-t-elle vers un port mystique, vers une forme du christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de l’âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu’aujourd’hui…


Ce « port mystique, » s’il s’en était, pour son compte, un peu rapproché, peut-être, dans la dernière période de sa vie, il était encore bien loin d’y entrer résolument. Personne n’a été plus réfractaire que Taine aux notions d’ « au-delà, » d’ « inconnaissable, » de « noumène. » L’œuvre de Kant, qu’il connaissait fort bien, était pour lui non avenue. « Qu’il laisse là, disait-il de Berthelot, qu’il laisse là son Kant, un philosophe surfait dont pas une théorie n’est debout aujourd’hui et qu’Herbert Spencer ; Stuart Mill, toute la psychologie positive ont relégué à l’arrière-plan derrière Hume, Condillac et même Spinoza. » « J’ai lu l’ouvrage (la Critique de la raison pure), écrivait-il à Max Muller, la plume à la main, dans ma jeunesse, et à mesure que j’avançais en âge, les objections se sont multipliées dans mon esprit. » « Je diffère, écrivait-il encore, je diffère absolument de Spencer sur le fond des choses ; je ne crois point du tout qu’il soit inconnaissable ; surtout, je n’admets point que le fond de l’esprit soit inconnaissable. » « Je n’ai aucune disposition mystique, » déclarait-il à un autre correspondant ; et je crois qu’il se trompait sur lui-même, et qu’il avait vu plus clair en lui, le jour où il exposait à Paradol les principes d’un mysticisme scientifique et « raisonnable. » Mais le mysticisme, il le plaçait dans l’ordre de la connaissance rationnelle : ce qu’il appelait, d’un mot d’ailleurs inexact, la Science, lui inspirait les mêmes transports, les mêmes « ravissemens, » la même infinie confiance, que sa religion au plus enthousiaste des croyans. On nous rapporte à cet égard un mot qui le peint tout entier : « Je suis le contraire d’un sceptique, — c’est M. Chevrillon, son propre neveu, qui parle, — nous dit-il un jour, tout à la fin de sa carrière. Je suis un dogmatique. Je crois tout possible à l’intelligence humaine. Je crois, qu’avec des données suffisantes, celles que pourront fournir les instrumens perfectionnés et l’observation poursuivie, on pourra tout savoir de l’homme et de la vie. Il n’y a pas de mystère définitif. » Telle était l’origine de son opposition intime au catholicisme, et cela dans les momens mêmes où il en parlait avec le plus d’intelligente sympathie : on se rappelle les pages célèbres qui, dans les Origines, terminent les chapitres sur l’Eglise : d’un accent moins âpre, elles affirment aussi nettement que le premier article publié ici même par Taine, l’opposition radicale, absolue de « la conception scientifique » et de « la conception catholique du monde. » Sur ce point essentiel, il n’a jamais varié, et, à cinquante ans d’intervalle, l’état d’esprit de sa quinzième année, tel qu’il s’exprime dans le morceau sur la Destinée humaine, lui dictait encore les mêmes conclusions.

Ce n’est pas que, parfois, il n’ait eu, semble-t-il, quelque regret d’en être réduit à maintenir ses anciennes conclusions. Ne nous lassons pas de citer les Origines : « Il n’y a que lui [le christianisme] pour nous retenir sur notre pente natale… Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. » Qu’est-ce à dire ? et comment concilier tout cela ? Jadis, c’est tout le christianisme qu’il répudiait en bloc ; et le protestantisme ne trouvait pas plus grâce à ses yeux que le catholicisme : « Oh ! cher ami, écrivait-il en 1856 à Paradol, ne nous rends pas protestans, laisse-nous voltairiens et spinozistes… Arrière les bouchers, les fanatiques, les trembleurs, les puritains, les inventeurs du cant. Gardons la moquerie, la hardiesse d’esprit, voire les licences de l’Ecole. » Quelques années plus tard, — il avait vu l’Angleterre et longuement étudié la littérature et la civilisation anglaises, — ses idées s’étaient modifiées sur ce point. Dans des notes personnelles, qui sont datées d’octobre 1862, et qu’on nous a conservées, il disait :


J’ai bien un idéal en politique et en religion ; mais je le sais impossible en France ; c’est-pourquoi je ne puis avoir qu’une vie spéculative, point pratique. Le protestantisme libre comme en Allemagne sous Schleiermacher, ou à peu près comme aujourd’hui en Angleterre… Mais le protestantisme est contre la nature du Français… Rien à faire, sinon… à amoindrir la violence du catholicisme et de l’anticatholicisme, à vivoter avec des tempéramens…


Que Taine n’a-t-il profité de ses voyages en Angleterre pour étudier sur place les choses et les hommes du mouvement d’Oxford ! Peut-être cette étude l’eût-elle amené à modifier également ses vues sur la nature et sur l’avenir du catholicisme. Mais visiblement, il a ignoré et Wiseman, et Manning, et même cet admirable Newman. Les Notes sur l’Angleterre, qui ont été rédigées définitivement pendant la guerre, et publiées en 1871, ne font aucune allusion aux héros et aux événemens de la renaissance catholique anglaise, et il est à tout le moins fâcheux que cet élément essentiel du problème religieux contemporain lui ait complètement échappé.

C’est donc uniquement du côté du protestantisme qu’il apercevait, « dans le lointain, » entre « ces deux collaboratrices, la foi éclairée et la science respectueuse, » un accord possible et souhaitable ; et cette idée, qui depuis longtemps, on l’a vu, lui tenait au cœur, est, on le sait, très nettement exprimée dans les Origines : elle en forme, si l’on peut dire, la conclusion philosophique et morale. Peu de mois après la publication ici même des articles sur l’Église, il écrivait encore : « Pour la religion, ce qui me semble incompatible avec la science moderne, ce n’est pas le christianisme, mais le catholicisme actuel et romain ; au contraire, avec le protestantisme large et libéral, la conciliation est possible. » Et l’on sait quel commentaire pratique il a, par ses funérailles protestantes, fourni à cette conception. Mais, d’autre part, il se rendait bien compte que le protestantisme, comme il l’avait dit, « est contre la nature du Français ; » et, pour tout concilier, ses exigences philosophiques, ses aspirations morales et ses observations d’historien réaliste et patriote, il eût été heureux de pouvoir dire du catholicisme ce qu’il disait du protestantisme. Il me semble que ce sentiment perce à plus d’une reprise dans la dernière partie des Origines[10]. En 1887, il écrivait à sa femme : « Lisez, dans le Scientific Monthly, un article du Révérend Freemantle sur la conciliation du christianisme avec la science ; plût à Dieu qu’un prêtre catholique français pût écrire de pareils articles ! Nous n’aurions pas les discours de M. Madier de Montjau et autres de la dernière séance[11]. » Mais les préventions de sa philosophie ne lui permettaient pas de s’attarder à ces regrets, et, en remettant la question à l’étude, de les convertir en espérances. Le pas qu’il n’avait pas franchi, quelques-uns de ses disciples, plus complètement informés et moins prévenus, devaient le franchir après lui. Pour lui, il se débattait parmi ces douloureuses « antinomies » sans parvenir à les résoudre. Il n’est pas douteux que la vision très nette qu’il en avait n’ait fortement contribué à renforcer son pessimisme croissant des dernières années. Ce pessimisme, qui se répand avec une si large impartialité sur les diverses parties des Origines, s’exhale, plus acre encore et plus direct, dans les lettres de la même époque. « Dégoûté de ses drôles, » — les Jacobins, — « regrettant le temps où, écrivant sur la littérature, il n’avait à décrire que de beaux talens et des sentimens fins, » il se reprenait parfois, mais bien timidement, à l’espoir, en lisant, par exemple, les speeches de Macaulay : « Cela donne confiance en la raison humaine, — disait-il à Emile Boutmy, — en l’influence de cette raison sur les masses ; et vous savez si j’ai besoin d’y croire ! Toute l’époque que j’étudie me pousse dans le sens contraire, il me semble toujours que je vis dans une maison de fous. » Mais bientôt, il retombait à ses sombres pronostics. « Je suis d’une génération qui finit, — écrivait-il à M. E.-M. de Vogué, — remplacez-nous ; en fait de politique et d’affaires publiques, vous n’aurez pas de peine à mieux faire ou à moins mal faire. Ce finale du siècle en France est lamentable, et je ne parviens pas à m’y résigner… » Et à Gaston Paris : « Probablement j’ai eu tort, il y a vingt ans, d’entreprendre cette série de recherches ; elles assombrissent ma vieillesse, et je sens de plus en plus qu’au point de vue pratique, elles ne serviront à rien. » Et enfin à Emile Boutmy, dans l’avant-dernière lettre qu’on nous ait conservée de lui : « Je suis de votre avis sur M. N., ses croyances, sa vertu, son bonheur, etc. Il est possible que la vérité scientifique soit au fond malsaine pour l’animal humain tel qu’il est fait : de même tel organe singulier, anormal, une ouïe ou vue monstrueuse, excessive, non raccordée avec le reste, dans une baleine ou un éléphant. La seule conclusion que j’en tire, c’est que la vérité scientifique n’est supportable que pour quelques-uns ; il vaudrait mieux qu’on ne pût l’écrire qu’en latin. » Mais la vérité « pour quelques-uns, » la vérité « malsaine » est-elle bien la vérité ? Taine ne semble point s’être posé la question. Mais que nous sommes loin ici des longs espoirs, des vastes ambitions et des fières intransigeances des Philosophes classiques ou de l’article sur Jean Reynaud !


IV

On voit toutes les précisions nouvelles que nous apporte la Correspondance pour l’étude de la psychologie de Taine et pour l’histoire de sa pensée. Elle nous en apporte aussi, et de fort précieuses, pour l’histoire tout intérieure de son œuvre. Nos livres assurément sont ce qu’ils sont, une fois détachés de nous, et nous avons toujours mauvaise grâce à nous plaindre de voir méconnues les intentions qui nous les ont dictés et que nous avions cru y mettre. En venant s’encadrer dans la série historique, ils y prennent une signification que souvent nous n’avions pas prévue, et qu’il ne dépend plus de nous de modifier. L’arbre n’a plus aucun droit sur les fruits qu’il a laissé cueillir. Mais d’autre part, il n’est pas indifférent, pour le jugement à porter sur l’écrivain, de connaître exactement le dessein qu’il s’est proposé, et de le voir pour ainsi dire à l’œuvre et en train de le réaliser. Des renseignemens de ce genre abondent dans la Correspondance, et l’on peut y suivre, année par année, la genèse des œuvres successives de Taine, et se rendre un compte précis de sa méthode de travail.

Par exemple, il s’est décidé en décembre 1852 à concourir pour un prix académique : l’Académie venait de mettre au concours une étude sur Tite-Live. Entre temps, il achève ses thèses, les soutient, et le 24 juillet 1853, il peut écrire à son ami Cornélis de Witt : « J’ai lu une cinquantaine de volumes, plus les quinze cent soixante-dix-sept pages de Tite-Live, j’ai un paquet de notes, mon plan fait, et demain je commence à pondre mon œuf. Cela durera six semaines ou deux mois, j’imagine. » Et après avoir résumé son plan, il ajoute : « La difficulté pour moi, dans une recherche, est de trouver un trait caractéristique et dominant duquel tout peut se déduire géométriquement, en un mot d’avoir la formule de la chose. Il me semble que celle de Tite-Live est la suivante : un orateur qui se fait historien. Tous ses défauts, toutes ses qualités, l’influence qu’a sur lui son éducation, sa vie, le génie de sa nation, de son époque, son caractère, sa famille, tout se rapporte à cela… » Ne saisit-on pas sur le fait ce besoin d’esprit que Taine a gardé jusqu’au bout, qui a été d’ailleurs une partie de sa force, et que, dès l’Ecole normale, Vacherot lui reprochait déjà en ces termes ; « Comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité sans s’en douter, il est vrai, car il est d’une parfaite sincérité[12] ? » Et c’est bien le même homme qui, quelques années plus tard, donnant à son ami Guillaume Guizot des conseils pour sa carrière littéraire, lui disait : « Je crois qu’un talent consiste dans un ensemble de qualités ordinaires, plus une ou deux facultés énormément développées. Vous en avez deux… Vous ferez quelque chose de supérieur quand vous vous servirez de ce don-là. Je vois d’avance mon Guillaume ; j’aperçois la formule que j’aurai à trouver sur son compte : l’art oratoire au service de la finesse et de la grâce d’esprit. » « La formule que j’aurai à trouver… : » elle l’était déjà, et Taine, suivant son habitude, anticipait l’expérience.

L’Essai sur Tite-Live fut définitivement adopté et couronné par l’Académie au mois de mai 1855. À cette date, l’Histoire de la littérature anglaise était déjà sur le chantier. L’origine du livre est fort curieuse. Très absorbé alors par des recherches de psychophysiologie, et d’autre part, très désireux, pour vivre et pour se faire connaître, d’écrire pour le grand public, le jeune écrivain avait songé à tout concilier en composant un livre de psychologie sur Shakspeare, l’un de ses poètes favoris. « Si Hachette accepte mon livre sur Shakspeare, écrivait-il à son ami Edouard de Suckau, je m’enfoncerai dans ces questions-là… C’est une recherche nouvelle qui pourrait s’appeler ainsi : Étude sur les causes principales des passions innées, sur leurs liaisons, et sur leurs incompatibilités. » Il semble bien que l’idée de transformer cette étude particulière en une vaste étude d’ensemble soit venue de l’habile et perspicace éditeur auquel on devait déjà le Voyage aux Pyrénées et les Philosophes classiques. Taine accepta la proposition, et se mit sur-le-champ à l’œuvre. Il la poursuivit durant de longues années, à travers d’autres menus travaux de critique et bien des misères de santé. Mais il s’impatientait souvent de ne pouvoir, dans ce sujet d’histoire littéraire, philosopher comme il l’entendait : « J’ai fait, je crois, une sottise, disait-il un jour, en prenant cette Histoire de la littérature anglaise. Le chemin est trop long pour arriver à la philosophie. C’est prendre par Strasbourg pour aller à Versailles. » Mais il n’oubliait pourtant pas son dessein primitif, qu’il définissait un peu plus tard en ces termes d’une juste et heureuse précision : « Mon idée principale était celle-ci : écrire les généralités et les particulariser par les grands hommes, laisser le fretin. Le but était d’arriver à une définition de l’esprit anglais. » Aussi les menus détails de l’érudition critique rebutaient-ils son impatience de généralisation : « J’hésite à faire cette Histoire de la littérature anglaise, confiait-il, assez près du terme, à son ami Edouard de Suckau : ce sera trop long ; il faudra entrer dans des jugemens sur de trop petits personnages. Les idées générales sont dans les grands hommes, et l’on n’a qu’à les répéter, quand on rencontre les petits ou les genres accessoires. Peut-être ne ferai-je qu’une suite d’articles sur les grands hommes et les grands genres [n’est-ce pas exactement ce qu’il a fait ? ], une série de spécimens au lieu d’une carte détaillée. » Toutefois, un scrupule le hantait. Jusqu’alors, il n’avait étudié l’esprit anglais que dans les livres : les définitions auxquelles il aboutissait ne risquaient-elles pas d’être bien abstraites, bien théoriques, et, pour tout dire, assez peu conformes à la réalité humaine et vivante ? Il se résolut donc à aller les contrôler sur place. Le résultat n’était point douteux. Ils sont si rares ceux qui savent assez bien se déprendre de leurs idées pour ne pas voir à travers elles ce que nous croyons être la réalité ! « J’aurai fait un voyage fructueux, écrivait Taine à Edouard de Suckau ; ce qui me plaît surtout, c’est que les formules tirées de la littérature et de l’histoire se trouvent vraies. » Et généralisant son cas, comme il aimait à le faire, il écrivait à Guillaume Guizot : « Tout ce que je vous dirai, c’est que j’ai pris de l’estime pour la littérature et les renseignemens qu’elle peut donner… la vue des choses n’a point démenti les prévisions du cabinet ; elle les a confirmées, précisées, développées ; mais les formules générales restent, à mon avis, entièrement vraies. J’en conclus que les opinions que nous pouvons nous former sur la Grèce et la Rome antiques, sur l’Italie, l’Espagne… sont exactes, et qu’un historien possède dans les livres un instrument très puissant, une sorte de photographie très fidèle capable de suppléer presque toujours à la vue physique des objets. » On retrouvera, comme l’on sait, l’écho de ces constatations, peut-être suspectes, et de ces généralisations dans l’Introduction de l’Histoire de la littérature anglaise[13]. L’ouvrage était fini à la fin de 1863. « Que de temps, écrivait-il, j’ai mis à ce livre ! Ai-je eu raison ? J’y ai appris beaucoup d’histoire. Mais la philosophie valait mieux, et certainement je vais y revenir. »

Il devait y revenir en effet, après quelques infidélités nouvelles, par la préparation et la publication de l’Intelligence, ce livre qu’il portait en lui depuis l’École normale. Mais, au fait, l’avait-il jamais quittée ? Et la Littérature anglaise elle-même n’était-elle pas l’éloquente illustration et la longue démonstration, indéfiniment reprise, fortifiée et renouvelée, d’une théorie philosophique ? Personne ne s’y trompa, et lui-même en convenait : « L’assimilation des recherches historiques et psychologiques aux recherches physiologiques et chimiques, voilà, disait-il, mon objet et mon idée maîtresse. » Et aux critiques de son ami Cornélis de Witt, il répondait : « Crois-tu qu’on ferait le métier que je fais, si l’on ne croyait son idée vraie ? Non, cent fois non. Mieux vaudrait mille fois être banquier, épicier… Nous n’avons qu’une seule compensation, la croyance intime que nous sommes tombés sur quelque idée générale très large, très puissante, et qui d’ici à un siècle gouvernera une province entière des études et des connaissances humaines… Nous ne valons, nous ne vivons, nous ne travaillons, nous ne résistons que grâce à notre idée philosophique. »

Quand on croit avec cette ferveur à la toute-puissance des idées abstraites, il est tout naturel que, dans un moment de grande crise nationale, on mette au service de la patrie commune les facultés qu’on peut avoir pour découvrir la vérité et pour la propager. C’est ce noble dessein qui a présidé à la lente élaboration de la dernière grande œuvre de Taine, ces Origines qui devaient tour à tour susciter des jugemens si contradictoires et si passionnés. « Je suis bien heureux, écrivait-il à un lecteur dans une lettre inédite, que l’Ancien Régime vous ait paru impartial : j’ai tâché d’être purement historique ; mais les hommes de parti ne veulent pas le croire. Avant-hier, un de mes amis légitimistes me faisait entendre que j’avais gardé des préjugés bourgeois contre l’Ancien Régime, et un autre, républicain, me disait : Vous avez fait effort pour dire toute la vérité, mais on voit que vous insistez avec plaisir et préférence sur les vérités désagréables à la démocratie… » Il avait le droit de croire qu’il n’apportait à son enquête aucune espèce de parti pris politique. Son idéal, à cet égard, autant qu’on en peut juger par des notes datées de 1862, était fort modeste et se ramenait à fort peu de chose.


Les libertés locales ou municipales comme aujourd’hui en Belgique, en Hollande, en Angleterre, aboutissant à une représentation centrale. Mais la vie politique locale est contre la constitution de la propriété et de la société en France. Rien à faire, sinon à adoucir la centralisation excessive, à persuader au gouvernement, dans son propre intérêt, de laisser un peu parler.


Dans ces dispositions d’esprit, fort peu belliqueuses, et qui semblent avoir daté d’assez loin, il avait quelque mérite, en 1851, à refuser, « l’air retentissant de menaces de destitution, » son approbation au coup d’État. « Je n’ai pas voulu, écrivait-il à sa mère, je n’ai pas voulu commencer ma carrière de professeur par une lâcheté et un mensonge. Chargé d’enseigner le respect de la loi, la fidélité aux sermens, le culte du Droit éternel, j’aurais eu honte d’approuver un parjure, une usurpation, des assassinats. » Ce fut avec la même bravoure tranquille et candide qu’il s’exposa après la guerre aux injures et aux clameurs des partis : il s’agissait pour lui de « payer sa dette et d’être utile autant qu’il le pouvait ; » il se mit courageusement à l’œuvre sans se faire aucune illusion sur le sort qui l’attendait : « Mon prochain livre, — écrivait-il à sa femme dès 1872, en parlant de l’Ancien Régime, — mon prochain livre sera singulier, très anticlérical et très anti-révolutionnaire ; on va me tomber dessus des deux côtés ; mais j’ai bon dos… » Les lettres qui remplissent les deux derniers volumes de la Correspondance nous montrent l’historien presque tout entier absorbé par son énorme labeur qui s’allonge sans cesse devant lui, à l’affût de tous les documens imprimés ou manuscrits, connus ou inédits qui peuvent rentrer dans son enquête, très attentif aussi à l’impression que produisent ses jugemens sur les esprits sérieux et informés, très préoccupé, quand il rencontrait devant lui des critiques courtois et avisés, de leur faire mieux entendre sa pensée, de défendre et de leur faire accepter ses conclusions. Les écrivains d’autrefois publiaient souvent des « défenses » de leurs grands ouvrages ; tels Montesquieu et Chateaubriand. La Défense des Origines est dispersée dans les lettres des vingt dernières années de la vie de Taine. Toutes ces lettres sont du plus grand intérêt psychologique et historique, et font le plus grand honneur à la loyauté, à la conscience scrupuleuse, à la modestie aussi de l’historien philosophe. Qu’on en juge par ce fragment de lettre à M. Lemaître, en réponse à son article sur le Napoléon :


… Sur le manque de progrès et de développement dans mon portrait, je croyais avoir suivi les étapes successives de sa conception de l’homme et de la société humaine, depuis sa première enfance, à travers ses retours en Corse, puis en France, au 10 août et en vendémiaire, puis en Italie, en Égypte et encore en France depuis le Consulat. Mais, là-dessus, je dois avoir tort, j’ai manqué mon effet, puisque je ne le produis pas sur le lecteur ; vous êtes devant la toile et vous pouvez juger ; moi, je suis derrière, comme un ouvrier des Gobelins ; je ne puis que conjecturer, et non vérifier les tons et les valeurs respectives de mes divers fils.

Je vous remercie particulièrement de votre finale. Effectivement, j’ai un critérium pour l’histoire de la société ; j’en avais et j’en ai d’autres pour l’histoire de l’art et de la science. Il y a une mesure pour évaluer les philosophes, les savans, une mesure différente pour évaluer les écrivains, les poètes, les peintres, les artistes. Il y a une troisième mesure pour évaluer les politiques et tous les hommes d’action pratique : l’homme qu’on examine a-t-il voulu et su diminuer, ou du moins ne pas augmenter, la somme totale, actuelle et future, de la souffrance humaine ? A mon gré, telle est à son endroit, la question fondamentale : c’est ce que j’ai fait pour l’Ancien Régime dans le chapitre du Peuple, et pour la Révolution dans le chapitre des Gouvernés. Je vous dis cela, parce que vous êtes du métier et un maître ; je ne dirai jamais cela au public ; la sensibilité affichée est ma bête noire ; comme nous le disait le pauvre Gautier, « il ne faut jamais geindre, » au moins tout haut et devant des lecteurs.


Je ne sais si Taine eût écrit ces lignes à l’époque de l’Histoire de la littérature anglaise, et je n’examine pas si, dans les Origines, il n’aurait pas appliqué ce secret critérium avec quelque excès d’intransigeance. Mais il eût été regrettable qu’à défaut de lui, personne, en son nom, n’eût jamais dit cela au public.


On se rappelle, dans les Philosophes classiques, les pages pleines d’humour et de verve où le jeune écrivain, recomposant par la pensée les circonstances que l’imprévoyante « Nature » avait imposées aux coryphées de l’éclectisme, imaginait pour eux une destinée plus conforme à leurs besoins et à leur talent. Il y aurait quelque impertinence à essayer de faire pour Taine ce qu’il a si spirituellement fait lui-même pour Cousin et pour Jouffroy. Et cependant, quand on vient de fermer le dernier volume de la Correspondance, il y a une pensée qui s’est présentée à plus d’une reprise au cours de la lecture, et qui finit par s’imposer à l’esprit avec une force d’obsession peu commune. On vient d’assister à la genèse d’une œuvre singulièrement puissante et variée, à l’éclosion et à l’épanouissement d’une pensée vigoureuse, hardie, riche et subtile entre toutes ; on a vu se dérouler devant soi une vie très noblement usée et très activement remplie ; en un mot, on s’est donné le spectacle vivant, et passionnant pour un « amateur d’âmes, » d’une haute, originale et complexe personnalité, comme il en apparaît deux ou trois, tout au plus, dans une même génération littéraire. Et l’on se demande ce qu’il serait advenu de cette individualité si rare dans des circonstances de vie et de milieu toutes différentes. Supposons par exemple que Taine eût vécu dans des temps moins troublés, et qu’il eût trouvé, à son entrée dans la vie réelle, une Université plus libérale et plus hospitalière. Né pour l’enseignement et pour la philosophie abstraite, il eût sans doute beaucoup moins produit, et dans un ordre d’études plus uniforme. Ses recherches sur les sensations auraient abouti plus tôt à un traité de l’Intelligence, et il eût écrit un livre sur les Émotions et la Volonté ; il est probable aussi qu’entre autres ouvrages de philosophie dogmatique ou historique, il nous eût donné une exposition critique de la doctrine de Hegel. Il aurait eu, certes, des admirateurs et des disciples ; mais il ne se serait, au total, adressé qu’à un cercle restreint de lecteurs. Et plus tard, en le rapprochant de Spencer ou de Stuart Mill, les philosophes de profession auraient décidé s’il était l’un de leurs pairs ou de leurs épigones…

La destinée a tiré un meilleur et plus large parti de cette forte et multiple nature. En contrariant ses goûts apparens, en lui imposant une libre carrière d’écrivain qu’il n’eût pas choisie tout seul, étant par instinct personnel et par tradition familiale d’humeur peu aventureuse, elle l’a utilisé tout entier ; elle l’a forcé à prendre conscience de toutes ses facultés et à en trouver l’emploi ; elle l’a mis en contact et aux prises avec le grand public ; elle l’a mêlé à la vie, et non pas seulement à la vie abstraite, mais à la vie totale de son temps ; bref, elle l’a contraint à déployer toutes ses énergies et à donner toute sa mesure. Il s’en rendait parfois un peu compte : « Le hasard fait plus que le calcul, écrivait-il, et si je réussis un jour, ce sera peut-être parce que je serai sorti de l’Université. » Le hasard et la persécution universitaire ont bien fait les choses. De toute l’œuvre de Taine, l’Intelligence est sans doute le seul livre qui ne lui ait pas été plus ou moins inspiré par les circonstances : or, l’Intelligence compte-t-elle autant dans l’histoire de la pensée contemporaine que la Littérature anglaise, la Philosophie de l’Art et les Origines réunies ? Ce qui est sûr, c’est que, les circonstances et le génie personnel aidant, Taine est devenu rapidement l’écrivain le plus pleinement représentatif peut-être de sa génération intellectuelle. Il s’orientait déjà de lui-même vers ce naturalisme de pensée et d’expression qui, peu à peu, aux environs de 1850, se dégageait du romantisme expirant, et qui, sous ses différens aspects, — religion de la science, impersonnalité dans l’art, culte des petits faits vrais, « littérature brutale, » — allait, vingt ans durant, occuper tout le devant de la scène. Il n’eut qu’à se laisser porter par son instinct et par le courant général pour exprimer ce nouvel état d’esprit avec une vigueur, une autorité, une fougue de dialectique, un éclat de style, une candeur de sincérité passionnée qui ne pouvaient manquer d’emporter les dernières résistances. En critique, en histoire littéraire, en esthétique, en psychologie individuelle ou sociale, partout il transporta ses idées, sa méthode, et partout il les fit triompher. Jamais la joie de la pensée pure, l’ivresse des certitudes ou des ambitions scientifiques n’avaient trouvé pour s’exprimer de si fiers et si impérieux accens. Puis, ce furent les heures sombres où, sur le sol de la patrie violée, pillée, meurtrie, tant de nobles esprits en vinrent à se demander si l’on n’avait pas fait fausse route, si la science est bien le tout de l’homme, et si, avant de savoir, il ne faut pas d’abord vivre et agir. A cette angoissante question collective, les Origines sont venues répondre à leur manière. La première philosophie de Taine, toute spéculative, ne l’exprimait point tout entier, ou du moins ne l’exprimait pas dans les parties les plus profondes et les plus élevées de sa nature. Ce sont ces parties-là que le Taine d’après 1870 a retrouvées, dégagées et mises en pleine lumière. Avec plus d’un de ses contemporains, il a cherché et restauré les bases d’une philosophie de l’action que les « habiles » pussent entendre et qui s’accommodât aux besoins des « simples. » Qu’importe que son œuvre, en quelques-unes de ses assises, soit peut-être un peu caduque et qu’elle soit restée inachevée ! En pareille matière, c’est l’orientation, c’est l’exemple qui seuls importent. Et ce n’est pas le moindre intérêt de la Correspondance de nous montrer Taine dans toute la haute et symbolique noblesse de sa dernière attitude morale, et de nous faire voir que jamais au fond il n’a été plus fidèle à lui-même que dans ces vingt années où, suivant un mot de sa jeunesse, un mot dont il n’avait pas d’abord épuisé tout le sens, il nous donnait, il nous rendait plutôt le goût de « cette nourriture virile qu’on appelle la vérité. »


VICTOR GIRAUD.

  1. H. Taine, sa vie et sa correspondance, 4 vol. in-16 ; Paris, Hachette, 1902-1907.
  2. Une lettre à About nous est signalée dans les Lettres autographes composant la collection de M. Alfred Bovet, décrites par E. Charavay (Paris, Charavay, 1887) : elle est datée du 8 juin 1864. Taine recommande à son ami le peintre animalier Maxime Claude, et le félicite de son livre sur le Progrès : « Cela vaut Madelon dans son genre. C’est d’un brave homme, et d’un homme brave. Au moral et au physique, tu es le mieux portant de nous tous. Lis Renée Mauperin, par les Goncourt, il y a un vrai talent. » — Sans parler de diverses lettres qui nous sont signalées par des catalogues d’autographes, quelques autres, non recueillies dans la Correspondance, ont paru dans plusieurs Revues ou journaux : une à Ferdinand Fabre, dans la Revue Bleue du 23 mai 1903 ; une à Victor Duruy, dans la Revue latine du 25 février 1904 ; une à Baudelaire, dans le Mercure de France du 1er avril 1906 ; une autre enfin, dans Quelques lettres à Alphonse Peyrat (Fasquelle, 1903). — La lettre à Philarète Chasles que la Correspondance, sur la foi sans doute de ma Bibliographie critique de Taine (Paris, Picard, 1902, p. 47), date du 28 octobre 1862, devrait être datée de 1860, le 28 octobre, en 1862, ne tombant pas un dimanche.
  3. Voir à ce sujet le formidable, — et amusant, — réquisitoire, — amusant de parti pris soi-disant scientifique, — que M. Aulard vient de dresser contre les Origines dans son livre récent sur Taine historien de la Révolution française. Paris, A. Colin, 1907.
  4. A. Chevrillon, la Jeunesse de Taine (Revue de Paris du 1er juillet 1902, p. 14). — M. Chevrillon ajoute ici en note ce précieux détail : « Taine nous permit un jour de regarder ce cahier de jeunes confidences qu’il détruisit avant sa mort. Nous y reconnûmes un mélange analogue à celui de Graindorge, une observation ironique, aiguë, de l’humanité provinciale et un fond de poésie ardente : seulement, au lieu d’être refoulée, la source poétique s’épanchait à flots violens. Je me rappelle surtout la joie, après les années de Paris, de retrouver les arbres verts et le ciel libre, et la passion pour Byron. »
  5. On serait à ce propos assez curieux de savoir ce que Taine a pensé de l’Encyclique Rerum novarum. Le dernier volume de la Correspondance est muet sur ce point.
  6. Voyez là-dessus l’article de M. Paul Bourget sur les deux Taine, dans ses Études et Portraits, t. III. Sociologie et Littérature (Paris, Pion, 1%6). Sur l’évolution politique et religieuse de Taine, cette étude contient des pages fort remarquables, dont je m’inspirerai à plus d’une reprise.
  7. C’est probablement une raison de cette nature qui fit interrompre à Taine son curieux roman d’Etienne Mayran, que la Revue publiera prochainement : il sentait son récit tourner à l’autobiographie psychologique.
  8. Dans une très intéressante lettre à Hatzfeld (Correspondance, t. II, p. 42-49).
  9. Pendant sa seconde année d’École normale, il avait complété ses études de philosophie par des recherches sur le christianisme. (Correspondance, t. I, p. 119-120.) — J’ai eu entre les mains quelques-unes des notes qu’il avait prises sur ce sujet : elles m’ont paru quelque peu rapides, et je crois qu’un spécialiste en ces sortes de questions trouverait l’enquête poursuivie par le jeune philosophe sur les origines chrétiennes bien incomplète et superficielle. Je sais, qu’en pareille matière, comme du reste dans toutes les sciences dites morales, l’état d’esprit avec lequel on aborde telle ou telle étude importe beaucoup plus que l’examen détaillé, approfondi des textes et des questions : encore faut-il qu’on ne puisse pas nous reprocher d’avoir, même involontairement, négligé tel aspect essentiel des questions étudiées.
  10. Cf., entre autres passages, ces lignes qui terminent et résument le livre de l’Église : « Au demeurant, en France, le christianisme intérieur, par le double effet de son enveloppe catholique et française, s’est réchauffé dans le clergé, surtout dans le clergé régulier, mais il s’est refroidi dans le monde, et c’est dans le monde surtout que sa chaleur est nécessaire. » (T. XI, p. 188.)
  11. Vie et correspondance, t. IV, p. 244-245. — Cf. aussi p. 154, dans une lettre à M. Charles Ritter, ses objections pratiques contre les illusions, ou les espérances. du protestantisme libéral.
  12. Cité par M. G. Monod, Renan, Taine et Michelet, p. 68.
  13. Voir à ce sujet le livre récent de M. Paul Lacombe, la Psychologie des individus et des sociétés chez Taine historien des littératures, (Paris, Alcan, 1906).