La Petite Cady/16

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La renaissance du livre (p. 143-151).

XVI

Comme Mlle Armande et Cady sortaient du Métro, à la station de la Porte-Maillot, la fillette, qui avait décidé de commencer la journée par une visite au Jardin d’Acclimatation, où il y avait une attraction — trois cents Africains et leurs animaux domestiques — pressa subitement le bras de son institutrice en murmurant :

— Regardez ce joli garçon ; ce qu’il a tiqué sur nous !…

Remontant l’avenue, un jeune homme s’était, en effet, arrêté, frappé par la joliesse excitante du petit visage ardent de Cady, qui émergeait de l’escalier aux vitrages glauques.

De taille moyenne, un peu replet, mais pourtant l’allure aisée et vive sous le pardessus cambré, le blondin montrait toutes les caractéristiques du mondain sportif et de l’officier de cavalerie qu’il était.

Son teint était frais, avec, par places déjà, la couperose commençante des militaires. Ses lèvres charnues annonçaient le sensuel, comme ses yeux bleus à fleur de tête, sans éclat, sous le front blanc légèrement dégarni, révélaient l’anti-intellectuel.

Machinalement, sans projet défini, il avait rebroussé chemin et suivait d’un pas indécis les deux jeunes filles, peu à peu refroidi par un examen plus attentif de Cady, qui lui découvrait une enfant où il avait cru d’abord apercevoir une femme.

Tout à coup, Cady, qui avait saisi avec dépit son hésitation, s’arrêta et lança d’une voix vibrante, comme si elle eût continué une discussion avec son institutrice :

— Moi, j’adore les hommes blonds !… Et à seize ans, on peut avoir une opinion !…

Puis, avec un éclat de fou rire, elle passa son bras sous celui de Mlle Armande, ahurie, et l’entraîna vers le train miniature du Jardin.

— Vous perdez la tête, Cady !… gronda Mlle Armande. Ce monsieur a certainement entendu vos paroles saugrenues !…

— Croyez-vous ? se récria la fillette d’un air exagérément candide.

— Il reste là, planté, à nous regarder… C’est fort ennuyeux.

— Et puis, quand même il nous suivrait et nous parlerait… Ça arrive tous les jours aux femmes, à Paris, vous savez…

— Cela vous est arrivé ?

— Plus de cent fois, quand je sortais avec Mathurine.

— S’adresser à une enfant comme vous, c’est scandaleux !…

— C’est rigolo, parfois…

Mlle Armande s’indigna.

— Moi, je ne souffrirai pas qu’un individu vous parle dans la rue !…

— Un « individu », bien sûr !… Mais un jeune homme gentil et bien élevé, qu’est-ce que cela fait ?… C’est chameau et bête, les hommes, mais ce n’est guère méchant, je vous en réponds… On en fait ce qu’on veut… Au fond, ils sont bien plus intimidés que nous, dans ces aventures-là…

— Je vous répète…

Cady poussa un éclat de rire

— Non, ne répétez pas, j’ai bien entendu… Inutile d’user votre tapette.

Elles arrivèrent au jardin, et Cady musa longuement à l’entrée, sous des prétextes, l’œil aux aguets, bavardant sans penser à ce qu’elle disait. Enfin, un éclair de triomphe brilla dans ses yeux, elle rit sans cause, une ardeur passionnée répandue en toute elle.

Elle avait aperçu le jeune homme de naguère, descendant du second convoi.

— Venez dans la serre, mademoiselle Armande !…

Et, parvenue à la palmeraie, la jeune fille suggéra :

— Peut-être préférez-vous vous asseoir ici, pendant que j’irai visiter les perruches, là, auprès ?. Vous savez qu’elles font un horrible tapage…

Mlle Armande accepta avec empressement, en s’emparant d’un fauteuil.

— Oui, c’est cela !… Je vous attends.

Cady s’élança vers la sortie ; puis, au lieu de gagner la porte de gauche, qui conduisait au hall des perroquets, elle rebroussa vivement vers la droite et rentra dans la grande serre par une galerie latérale.

Le jeune homme s’y promenait, une cigarette non allumée à la bouche.

Il sourit en apercevant Cady, et parut surpris en reconnaissant qu’elle se dirigeait résolument vers lui.

Arrêtée devant lui, un sourire hardi entr’ouvrant ses lèvres, les yeux bridés par les paupières demi-closes, un peu pâle car, malgré tout son aplomb, une vive et délicieuse émotion l’étreignait-elle lui tendit les doigts :

— Bonjour, Charley ! fit-elle d’une intonation à la fois moqueuse et caressante.

— Je ne m’appelle pas Charley, remarqua-t-il en souriant.

Il prit la petite main, avec un regard autour d’eux.

— Ça va pourtant à votre genre de beauté… Alors, comment ?

— Maurice… Et vous ?

— Charlotte, répondit-elle sans hésitation.

Il examinait de nouveau les entours avec appréhension :

— Où est votre amie ?

— C’est mon institutrice, pas mon amie. Ne vous tourmentez pas, elle est assise là-bas et ne bougera pas.

Il ramena les yeux sur elle, avec une autre inquiétude :

— Écoutez, fit-il, contrarié, c’est de la folie !… Vous êtes une enfant… Quel âge avez-vous ?

Cady posa la main sur sa main à lui, désignant un banc à l’abri des grandes fougères arborescentes, qui dressaient leur dentelle d’un vert intense dans l’air humide et tiède, au milieu de la paix extraordinaire de ce lieu clos, à la lumière tamisée d’aquarium.

— Venez là un instant, dit-elle à voix basse, câline. Vous pouvez bien perdre cinq minutes à causer avec moi, quand même je ne serais qu’un baby.

Avec une singulière angoisse, elle sentait qu’elle perdait l’influence fugitivement acquise sur cet inconnu, et elle voulait impérieusement le reconquérir, passionnée à ce jeu de félin qui est l’essence même de la femme…

Il céda avec un malaise. Cette étrange petite créature l’attirait invinciblement, et, néanmoins, son âme simple de snob pas du tout pervers lui suggérait des révoltes.

— Mon garçon, tu t’embarques dans une aventure idiote, pensait-il, perplexe.

Assise, gardant la main du jeune homme dans la sienne comme pour l’empêcher de fuir, Cady l’interrogeait, ses yeux le scrutant profondément.

— Qu’est-ce que vous êtes ?… Officier, je parie ?…

— En effet… Et vous ?

Elle repartit gouailleuse :

— Dame, il y a des chances pour que je ne sois pas militaire, moi !…

— Vos parents ?…

Elle mentit effrontément :

— Je suis la fille de Mme X…

Elle nomma une personnalité parisienne très connue : théâtreuse et demi-mondaine.

Le jeune homme la regarda avec étonnement :

— Comment, elle a une fille ?… Et de votre âge ?… C’est impossible !…

Cady comprit qu’il n’était pas assez informé pour qu’elle ne pût risquer le petit roman soudain surgi dans sa cervelle.

— Probable, qu’elle a une fille, puisque je vous dis que c’est moi !… Elle ne me sort guère… Je ne la rajeunis pas… bien que je ne paraisse guère mon âge… Dix-sept ans, la prochaine fois…

Il hocha la tête, acceptant la fable. Après tout, bien que fluette, cette enfant avait des yeux et des allures de jeune fille sinon de femme !…

L’idée de son état social l’enhardit.

Il retira sa main prisonnière des doigts de Cady, et se mit en devoir d’allumer sa cigarette.

— Ah ! ah ! vous êtes Mlle X…

Cady, choquée de cette désinvolture, fit tomber allumette et cigarette, d’une chiquenaude adroitement appliquée.

— On ne fume pas ici, monsieur Maurice !… Et puis, ce n’est pas poli, vous savez !…

Il s’inclina avec un respect ironique :

— Toutes mes excuses, mademoiselle Charlotte… Je ne vous aurais pas cru si susceptible !…

Elle rougit, dépitée par le ton goguenard de son interlocuteur.

— Brute, imbécile, lourdaud ! pensa-t-elle rageusement… Attends, je vais te faire marcher !…

Et, possédée du besoin de se venger en excitant, chez son partenaire, des désirs qui devaient être frustrés, elle velouta son regard et sa voix, comédienne accomplie, se rapprochant du jeune homme d’un mouvement onduleux.

— Pourquoi nous avez-vous suivies ?

Il répondit, sincère :

— Ma foi, je serais bien embarrassé de le dire !…

— Quelle blague !… C’est mon institutrice qui vous intéresse ?

Il fit un geste de protestation :

— Je n’ai même pas vu sa figure !…

— Alors, c’est moi ?

— Vous savez parfaitement que oui.

— Naturellement… Mais, alors, pourquoi prétendiez-vous que vous ne saviez pas dans quel but vous nous accompagniez ?

— Parce que c’est vrai… Votre visage m’a intrigué et m’a plu… Je suis venu sans réfléchir pourquoi… Et, en réalité, c’est idiot. J’ai une affaire urgente, avenue de la Grande-Armée… rendez-vous chez Hurtu, pour essayer une auto…

Et, pris d’une idée subite :

— Tenez, je vous emmène… Oh ! avec votre gouvernante, cela va sans dire !… Nous boufferons quelques kilomètres et je vous mettrai chez vous… Ou mieux, nous dînerons ensemble à Saint-Germain ou autre part… Cela va ?…

Il pensait :

— Fille d’une grue, déjà demi-grue, cela ira tout seul, elle est vraiment excitante, cette enfant…

Il ne lui déplaisait pas, en outre, de devenir le « gendre » de la célèbre X…

Cady suivait presque nettement ses pensées, moitié irritée, moitié voluptueusement remuée.

Elle secoua la tête :

— Pas possible.

— Non ?

— Non.

— C’est dommage.

D’un coup d’œil rapide, il explora la serre vide, tout au moins à proximité, et, se courbant, il entoura la taille de la jeune fille de son bras. Ses lèvres cherchaient les lèvres de Cady, qui se déroba, le cœur battant avec violence sous cette étreinte vigoureuse de mâle dont les sens s’échauffaient.

Il l’abandonna, vexé.

— Pourquoi faites-vous la farouche ?

Elle répondit, un peu haletante :

— On ne s’embrasse pas en public.

Elle regrettait de n’avoir pas senti la caresse chaude de ces lèvres frémissantes, et, cependant, elle éprouvait un plaisir aigu et meilleur encore aguicher l’homme et à le décevoir.

— Il n’y a pas de public, répondit-il.

— Il peut y en avoir.

Il réfléchit, la regarda sournoisement, quasi menaçant, et se leva :

— Venez.

— Où ?

— Eh bien, je ne sais pas, moi… Dans quelque restaurant du Bois… À cette heure-ci, nous serons tranquilles.

— Vous êtes toqué !… Et mon institutrice ?

— Elle m’a l’air passablement complaisante, hein ?…

— Vous verrez.

— Non… dites ?…

— Du tout !… Elle est convaincue que je fais manger les perruches.

— Quelles perruches ?

— Celles du bâtiment là-bas.

— Et vous ne pouvez pas la semer pendant une heure ou deux ?

— Certes non.

Une lueur de contrariété durcit les traits du jeune homme.

— Ce soir alors, venez…

Cady sourit énigmatiquement.

— Peut-être pourrais-je… Mais pourquoi viendrais-je ?…

Il sourit d’un air fat :

— Vous devez le savoir !… Car, enfin, si je vous ai suivie, c’est que vous m’y avez invité… Vous ne direz pas le contraire ?…

— Non, je ne mens pas, moi… Je vous ai trouvé gentil, et j’ai désiré vous voir encore et vous parler.

— Très bien. Alors, nous nous entendrons… Donc, voici ce que nous allons faire ? Vous continuez votre promenade ; je vais essayer mon auto, et, à huit heures tapant, on se retrouve devant la Madeleine… Je vous conduirai dîner dans un petit restaurant discret, rue Caumartin… Cela va ?

Elle le regarda dans les yeux :

— Vous devez être très rosse ?

— Moi ?… Pas du tout, je suis un excellent garçon.

Elle secoua la tête :

— Depuis que nous causons, vous ne m’avez pas dit une chose gentille, ni même aimable.

Il parut embarrassé.

— Écoutez !… Je ne suis pas à mon aise… Vous êtes une drôle de petite bonne femme, vous savez !… Mais vous verrez, quand nous serons bien chez nous… Je suis très tendre avec les femmes, et, auprès de vous, je sens que je serai épatant…

— Je vous plais ?

Les yeux du jeune homme flambèrent, puis se noyèrent dans une volupté brève et intense. Ses lèvres se crispèrent.

— Oui, beaucoup, fit-il bas, la voix changée…

Puis il lui serra la main avec une hâte.

— Séparons-nous, cela vaut mieux… A ce soir, c’est entendu ?

— Oui.

— Pas de lapin, surtout ?

— Non.

Il se pencha brusquement, effleura le visage de la jeune fille.

— À ce soir.

Et il s’éloigna.

Cady le suivit du regard, et renversa sa tête en arrière, un rire muet d’ironie joyeuse illuminant sa physionomie :

— Ce qu’il est gourde ! murmura-t-elle.

Et, avec des sauts de chèvre, elle regagna la palmeraie.

— Comme vous avez tardé, Cady, remarqua Mlle Armande.

La fillette prit un air innocent :

— Ces perroquets sont des amours !… Il y avait surtout un petit ara huppé, l’air content de lui !…

Elle s’étouffa dans un éclat de rire.

Mlle Armande se levait.

— Où allons-nous, à présent ?

— Voir les sauvages, pardi !…