La Petite Cady/20

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La renaissance du livre (p. 178-187).

XX

Mme Darquet était absente pour quarante-huit heures, devant assister au mariage d’une parente à Nancy.

Après le repas, que l’institutrice et son élève avaient pris dans la salle de bains, le député dînant dehors, Mlle Armande s’adressa à Cady, d’un air à la fois résolu et gêné, le regard fuyant.

Ma chérie, si cela ne vous ennuie pas de rester seule ce soir, j’ai affaire à sortir… Une conférence par un de mes anciens maîtres de l’Université, à laquelle je désire vivement assister.

Cady ne la regarda même pas, répondant froidement :

— Bien, mademoiselle.

— Il va sans dire que vous me garderez le secret ?… Je ne fais rien de mal, mais madame votre mère pourrait se choquer de cette sortie sans sa permission…

La fillette haussa les épaules sans desserrer les dents. Les niaiseries hypocrites de Mlle Lavernière l’excédaient.

Du reste, ce soir-là, elle ne ressentait contre la maîtresse de son père nulle animosité, nulle curiosité ; seulement, une lassitude extrême l’accablait.

Tournant le dos aux apprêts de toilette minutieux de l’institutrice, elle s’enfonça dans la lecture d’un roman dont le style baroque et les répétitions oiseuses l’exaspéraient, quoique le fond lui plût, de ces contes de rude et libre vie sauvage.

Elle ne parut point entendre l’adieu de Mlle Armande et demeura immobile, le front dans ses mains, captivée par ces lignes, qui mettaient en elle une sorte d’ivresse brutale.

La porte s’ouvrit brusquement ; sa jeune sœur Jeanne dévala dans la chambre en dansant joyeusement.

— Tu viens, Cady ? C’est la fête à miss, et Clémence paie un chouette gueuleton dans la salle à manger ! cria l’enfant d’une petite voix argentine, où l’argot apportait une étrange fausse note.

Et, agrippée aux mains de son aînée indécise, elle l’entraînait.

— Viens, on va rigoler !… Y a Maria, y a Valentin, et puis deux bonnes de la maison, et puis le gros maître d’hôtel du premier, et puis tout plein d’autres !…

Cady la suivit, un peu choquée.

— Dans la salle à manger ?… Eh bien ! ils en ont du culot !…

Elles arrivèrent au moment où on s’attablait, toute l’électricité étincelant sur la profusion des surtouts, des jardinières de fleurs entassées sur la nappe, que maculait déjà le contenu d’une bouteille de vin brisée.

Clémence, la grosse cuisinière, blafarde, aux chairs flasques, aux yeux en trou de vrille, le nez retroussé canaille, relevant la lèvre violacée au-dessus de la brèche des dents, Clémence trônait au milieu du couvert, en face de l’héroïne de la fête, l’Anglaise de Baby.

Celle-ci, trop grande, plate, dégingandée, avec de gros os, une tête de cheval, les pommettes rougies et les yeux éraillés par l’alcool dont elle abusait, montrait, dans le décolletage d’une robe de crêpe de Chine bleu fripée, une chair fine, remarquablement blanche.

— Entrez, les gosses, et venez baffrer ! Pour une fois, vous aurez du bon ! cria Valentin très excité.

C’était en habit noir, cravaté de blanc qu’il avait reçu les invités, avec mille singeries pour blaguer les gens du monde, et quelques obscénités afin de faire rire les convives.

Puis, pour se mettre à table, il avait retiré son habit qui lui « déchirait les entournures ». En manches de chemise, il gesticulait et pinçait galamment ses voisines, l’Anglaise et Paulette, la femme de chambre de la « cocotte d’en face », tandis que Maria le regardait jalousement, s’abandonnant, sans y penser, aux entreprises sournoises du concierge et du gros maître d’hôtel, entre lesquels elle se trouvait.

Le service était fait par la femme de ménage qui nettoyait les escaliers, louée pour la circonstance, ces messieurs et ces dames voulant se payer, pour un soir, l’illusion d’être les maîtres du logis.

Jeanne se glissa auprès du petit groom louche de l’entresol, et Cady se plaça, l’air froid et détaché, à côté de la concierge, une femme douce qui portait le deuil éternel des quatre enfants qu’elle avait perdus.

Le menu était copieux, les mets fins, les vins abondants ; et, même avant que les têtes fussent réellement échauffées, tous riaient et parlaient fort haut pour se prouver à eux-mêmes qu’ils s’amusaient.

Et, dans le décousu des conversations, des lieux communs, des plaisanteries vulgaires, que l’on échangeait, un même thème s’imposait, interminable et obsédant. Les uns et les autres revenaient invinciblement au ressassage de leurs griefs, de leurs rancunes contre leurs patrons. Tous, à tour de rôle ou simultanément, détaillaient les tours joués, les hypocrites représailles, remâchaient leur fiel, exhalaient leur mépris, leur dégoût, leur haine envers ceux qui les payaient, et à l’ombre desquels ils devaient vivre, aveugles, sourds, en rouages silencieux et actifs, plutôt que comme des êtres humains…

Après la vindicte exprimée en termes généraux, pleins d’une emphase redondante, pittoresquement mêlée de termes platement grossiers, chacun arrivait au déshabillage de son propre patron, qu’il peignait en gros par brèves phrases typiques ou par anecdotes innombrables, complaisamment allongées.

— C’est tous des cochons ! déclarait péremptoirement le maître d’hôtel glabre et obèse, aux yeux vicieux. Et quant à leurs gonzesses, avec toutes leurs simagrées, c’est plus chaud que des chattes… Y a pas de saloperies qu’elles ne fassent si elles en trouvent l’occasion.

La femme de chambre du second sur la cour ricana.

— Vous parlez des quatre filles de ma boîte !… Les parents n’osent plus engager de valet de chambre, rapport à ce qu’elles en flambent de suite… Même que l’aînée se serait fait pincer, à ce que l’on dit, et que si le docteur Trajan ne l’aurait pas soulagée à temps, ça aurait fait un joli raffut !…

Le valet du premier, aux quarante ans replets, le profil bourbonien, prit un air noble.

— C’est pas des choses à faire pour un type qui sait vivre !… Une pucelle est toujours une pucelle ; c’est pas parce que c’est la fille des patrons pour qu’un homme propre lui fasse un enfant… On peut s’amuser sans causer de lardon, à moins, comme de juste, qu’on n’ait son idée à soi. S’il s’agit de la patronne, c’est une autre affaire. Si elle encaisse, elle a son mari pour endosser.

La femme de chambre du troisième jeta aigrement :

— Avec cela que les vieilles et les jeunes sont si ragoûtantes !… On voit bien que vous ne les guettez pas comme nous dans leurs cabinets, ça vous en rassasierait !…

Le valet sourit avec une condescendance avertie.

— C’est vrai, en général, mais il y a des exceptions, et j’ai vu des fois des gamines sur lesquelles on n’avait pas envie de cracher. Tenez, il y a de ça six ans, je me trouvais chez des nobles, à la campagne. Oui, une place au vert que j’avais prise pour me refaire. J’étais un peu vanné par Clara Desbords…

La chanteuse ? questionna le cuisinier intéressé.

— Précisément, j’ai été chez elle durant un an. Un record, mon cher, personne n’y a résisté plus de six mois !… On peut dire qu’elle a la passion de la livrée, cette femelle-là !… Ah ! une rude femme !… Vous parlez d’un corps !… Et un de ces tempéraments ! Donc, j’étais à la campagne, et chez mes patrons, vous trouviez une fille unique, une grande jument blonde qui ne manquait pas d’allure. Elle était fiancée à un marin qui naviguait dans les mers de Chine à l’époque… Ah ! j’ai été vite fixé !… La première fois que j’ai fait le salon, elle rappliquait : « Ludovic, ne brouillez pas ma musique. » « Ludovic, prenez garde que mon perroquet s’envole ! » Trois jours plus tard, nous causions de son perroquet, au fond de son alcôve !…

Maria lança furieusement :

— Des chipies !… et avec cela vicieuses, pire que des singes !… Et qui vous considèrent, vous autres, plus bas que des nègres !… Faut que vous ayez guère de cœur pour marcher avec elles !…

— Bast ! ça vaut tout de même la peine ! Quant à moi, j’en connais une que je m’enverrai un jour ! déclara Valentin en clignant de l’œil du côté de Cady. Mais il faut qu’elle ait dix-huit ans et qu’elle soit remplumée… C’est core trop maigre !…

— Tu as peut-être bien déjà tâté ! insinua le cuisinier en s’esclaffant.

Le maître d’hôtel ricana.

— Hé, hé, les fruits verts ont du bon !

Bien qu’elle ne perdît pas un mot de cet entretien, Cady restait imperturbable, la pensée planant au-dessus de ces grossièretés. Même, l’allusion personnelle qu’elle saisit parfaitement ne la toucha guère. Elle se contenta de jeter un regard dédaigneux au jeune valet, qui ne le remarqua pas. Il s’adressait à présent à l’Anglaise, la main audacieusement fourrée dans son corsage.

— Mâtin, c’est doux !

Elle bégaya, demi-saoule :

— Oh ! vilain sale ! voulez-vous bien pas toucher mon peau !…

Il se pencha et cueillit un baiser sur ses lèvres.

— Ton pot ?… De quel pot parles-tu, mon ange.

— Oh ! vous embrassez joliment, master Valentin !

— N’est-ce pas ? fit le jeune homme avec une emphase comique. Et au lit, tu parles que c’est mieux encore !

— Oh ! vraiment ? soupira la miss, avec un hoquet d’ivrogne.

Le maître d’hôtel eut un gros rire et fit un geste.

— Allons, mes enfants, essayez de suite ! La carrée des patrons est par là !

Par plaisanterie, Valentin se leva, arrondissant le bras vers l’Anglaise.

— Je t’attends, ma chérie.

Comme l’autre, étourdie, se soulevait sur sa chaise, Maria se récria avec colère :

— Tu n’as pas honte, Valentin !… Cette soulaude !… On n’a pas encore mangé le rôti et elle en a déjà par-dessus la bonde !…

La miss gesticula, très digne.

— Vous, impolie !… Vous, chameau de Française !…

Maria se leva violemment.

— Ah ! sortez-la !… Vous n’allez pas me laisser insulter par cette roupie anglaise !…

Valentin la calma du geste.

— Allons, voyons, pas tant de foin, tu nous barbes !

Et, pesant sur l’épaule de l’Anglaise, il la fit se rasseoir.

— Crie : Vive la France ! » et qu’il n’en soit plus question.

Sans prêter attention au tumulte, Clémence, la cuisinière, tout en sirotant du bourgogne auquel elle ajoutait un petit verre de cognac, déversait dans le sein du concierge, qui ne l’écoutait que de temps à autre, ses rancœurs et ses ressouvenirs :

— Treize ans que je suis dans la maison, monsieur, cela peut compter !… Et vous pourriez croire qu’on a des égards ?… Pas le moindre ! J’en suis encore à exiger un congé pour revoir ma famille qui s’a éteinte sans que j’assiste jamais à aucun enterrement. Mais je suis trop bonne, et ce serait à croire que « Julienne » a le mauvais œil, tant elle m’interloque… Et pourtant, Dieu sait si je pourrais marcher dessus et lui faire baisser les yeux !… Vous pensez si j’en sais long… et le pourquoi et le comment de toutes choses !… Une créature qui a fait la vie autrefois, pire qu’une traînée ! Mais quoi, ça avait le sac et tous ces salaupiauds se traînaient à genoux devant elle !… Après la noce, ne croyez pas qu’elle se soit refroidie de suite… Et la grande qui est là ne sort pas de la fabrique du mari, je vous l’affirme !… Une histoire pas propre… Un petit jeune homme que le mari s’en servait pour ses élections, pendant que la femme s’en régalait… et, un beau jour, je te plaque !… si bien que lui en est devenu loufoque et qu’il a ingurgité une mauvaise drogue dont il a passé !…

Cady, sur laquelle jusqu’alors coulait le verbiage de la cuisinière sans qu’elle parût l’entendre, tourna la tête et ses yeux assombris s’attachèrent avidement sur la bavarde.

Celle-ci poursuivit, buvant toujours son mélange à petits coups, tandis que sa voix s’empâtait peu à peu :

— Ensuite, ça a été un autre jeune homme, et puis un ministre… Lorsque, tout à coup, elle a dételé : croyez bien que c’est parce qu’elle était trop esquintée pour risquer le coup… Un jour, elle s’a fait faire un affront, dont elle n’est pas revenue… Et c’est pour lors qu’elle n’a plus trotté après les hommes… Mais, ce qu’elle s’en est appuyé, la salope !…

Lentement, la tête de Cady s’était courbée. Du doigt, elle traçait inconsciemment des dessins sur la nappe. Elle se sentait singulièrement étourdie, avec une sorte de nausée.

La femme du concierge toucha doucement son coude, murmurant avec timidité :

— Si vous n’avez plus faim, mademoiselle, vous feriez peut-être mieux d’aller vous coucher. Cady ne répondit pas, ne bougea pas, paralysée par une invincible inertie.

Cependant, le repas s’avançait. Une des jeunes femmes de chambre s’étira.

— Ah ! on a assez mangé !… Si on danserait ?

— Et la musique ?

L’Anglaise se jeta un verre de champagne dans le gosier et se dressa, inspirée :

— Oui, la gigue !…

Le maître d’hôtel rit.

L’ont-ils dans le sang, leur danse, ces Angliches !

Le cuisinier, qui avait fait des saisons à Brighton, se mit à siffler un « hornpipe » célèbre.

Des applaudissements éclatèrent.

— Bravo !… La gigue, l’Anglaise !…

Valentin avait couru à la cuisine et rapporté deux poêles et des cuillers de bois.

— V’là l’accompagnement !…

Le gros valet et le maître d’hôtel s’emparèrent des poêles sur lesquelles ils frappèrent à tour de bras, pendant que le cuisinier dirigeait le rythme de son sifflet aigu.

Comme irrésistiblement emportée, l’Anglaise bondit au milieu de la pièce et se mit à se démener.

— Cré bon Dieu ! elle en a tout de même du nerf ! constata avec stupéfaction le valet de chambre replet.

En face de la miss, Valentin gigotait de son mieux,

— Ça va-t-il ?

— Bravo !

— Ah ! bon sang, ce qu’on sue !

Et le jeune homme retira sa chemise, aux applaudissements et aux rires énervés de l’assistance féminine, restant le torse complètement nu, blanc et imberbe.

— Très allumé, le maître d’hôtel brailla :

— À toi, l’Anglaise !

L’ivrognesse entendit, et, en une seconde, déchira, arracha ses vêtements, sans cesser de danser, apparut entièrement nue, tandis que de véritables hurlements joyeux et des tempêtes de rire éclataient.

Debout, droite, les mains nouées derrière, Cady contemplait, impassible, ce spectacle : la nudité épileptique de l’Anglaise, celle à peine plus décente du valet, ainsi que les faces congestionnées des spectateurs.

La concierge répéta de nouveau près d’elle, d’une douce voix suppliante :

— Mademoiselle, allez-vous-en !…

Mais, sans l’écouter, frappée par un fait inattendu, qui la fit subitement sortir de son apparente indifférence, la fillette s’élança en avant avec un cri d’indignation.

— Baby !… Que fais-tu, Baby !

Grisée, folle, la petite Jeanne, par esprit d’imitation, venait d’enlever sa robe, et, aux côtés de sa gouvernante, agitait de toutes ses forces ses petits membres nus sous la chemise, courte.

— La gigue !… Je veux danser la gigue avec miss !

Personne ne l’écoutait ni ne la remarquait. Le sifflet du cuisinier claironnait l’air monotone, les poêles heurtées résonnaient de plus en plus fort, des houles de rires et d’encouragements aux danseurs emplissaient la pièce.

Cady bondit sur sa sœur, et, malgré la résistance de l’enfant, l’enleva dans ses bras et fuit en l’emportant, tout son être soulevé de colère. Une sorte d’instinct maternel se levait en elle pour préserver sa jeune sœur, alors que pour elle-même, elle demeurait indifférente.

Précisément à cette minute, l’Anglaise s’effondrait à terre, sa gorge s’écrasant sur le tapis, vomissant des flots de boisson avec d’atroces haut-le-cœur.

Des cris de protestation s’élevèrent :

— En voilà un choléra ! s’écria Maria en se bouchant le nez.

Ce fut une débandade générale. La femme de ménage resta seule pour réparer le désastre, ranger la pièce et traîner péniblement le corps de la gouvernante jusqu’à sa chambre.