La Petite Cady/7

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La renaissance du livre (p. 63-66).

VII

Dans l’auto qui filait à grande allure le long du boulevard Saint-Germain, Mlle Armande, un peu effarée, essayait vainement de faire parler Cady.

— À qui est cette automobile ?… Comment s’est-elle trouvée là pour vous prendre, à la porte ?

Cady s’étalait avec enchantement sur les coussins de panne bleu-ciel. Elle montra le bouquet de fleurs de Nice entre les glaces claires, le miroir, la pendulette, le coffret rempli de menus objets : flacon de parfum, boîte de poudre de riz, bâton de rouge pour les lèvres…

— Vous voyez bien que c’est à une dame !…

— Qui est cette dame ?… Votre tante ? Cady éclata de rire.

— Oh ! non !… Ma tante n’a pas d’auto… Cela lui ferait mal aux nerfs !…

— Alors qui ?

Cady pointa tout à coup du doigt vers l’extérieur.

— Regardez !…

Mlle Armande sursauta avec effroi.

— Quelqu’un !…

— Mais non… tout simplement la Chambre des députés… Maman et père sont là, derrière ces murs…

Puis, brusquement, elle s’effondra sur le tapis.

— Mon Dieu, qu’avez-vous ?

— C’est Malifer, le second secrétaire de papa ! expliqua-t-elle. Il traversait la chaussée… On a manqué de l’aplatir !… C’est ça qui en aurait fait une affaire !… Voyez-vous qu’on aurait arrêté l’auto, dressé procès-verbal ! et qu’il aurait fallu donner notre nom !…

Mlle Armande pâlissait.

— Ah ! Cady, vous m’entraînez dans des aventures absurdement dangereuses !…

On traversait la place de la Concorde ; Cady se releva du fond de la voiture.

— Je vous dis des blagues !… Si on avait zigouillé Malifer, c’est le chauffeur qui aurait répondu… Nous, on se serait défilé…

Devant le Palais de Glace, elle sauta à terre et glissa le petit billet dans la main du chauffeur qui souriait.

— Tenez, Émile !…

— Merci, mademoiselle Cady !…

La clarté du cirque de glace, le ronflement causé par les patineurs lancés à toute vitesse, le tapage du grand orgue électrique éblouirent, abasourdirent Mile Armande qui ne savait littéralement ce qu’elle voyait. Cady l’entraîna.

— Elles sont déjà là !

Mlle Armande retrouva à peu près ses sens devant le visage aimable d’une femme d’une quarantaine d’années, courte et grosse, vêtue sans élégance, qui lui tendit la main dès les premiers mots de Cady.

— Enchantée de faire votre connaissance, mademoiselle Lavernière !… Je suis Mme Garnier, l’institutrice de Mlles Serveroy, les nièces de M. Cyprien Darquet.

Dix minutes plus tard, les deux femmes causaient avec une subite confiance, les jeunes filles envolées sur la glace et se confondant parmi la foule des autres patineurs.

Mme Garnier hochait la tête, un sourire désillusionné aux lèvres.

— Oui, ma pauvre petite, vous êtes en plein désarroi… sentant bien qu’il n’y a pas moyen de lutter contre ces mauvais singes ou ces poupées folles qui nous sont confiées… et, d’autre part, vous redoutez les représailles maternelles, au cas où l’on découvrirait vos défaillances. Eh bien, à ce sujet, je vous dis tout de suite : n’ayez aucune crainte… L’impunité vous est assurée, comme à nous toutes gardiennes de ces malfaisants troupeaux qu’il nous faut bien laisser brouter à tort et à travers… Non seulement les enfants sont forcément nos complices et nos défenseurs, mais les mères ne se soucient guère de la vérité et l’ignorent toujours… veulent toujours l’ignorer !… pour avoir la paix, pour être libres, pour n’avoir ni à combattre, ni à se tracasser, ni à se reprocher leur veulerie, leur égoïsme, leur sottise, leur lâcheté à remplir leurs devoirs de mères !…

— Ah ! que vous avez raison, et que vous les connaissez bien ! s’écria Armande avec un élan de haine. Si vous l’entendiez, ma patronne !… dégoulinant ses grandes phrases : « J’exige que vous préserviez ma fille de tout contact vulgaire. Elle n’aura aucune familiarité avec les domestiques… Elle sera ignorante de tout jusqu’à son mariage… » Miséricorde, il faut voir le phénomène dont il s’agit ! Une enfant qui parle un argot de voleur !… Qui en remonterait à une sage-femme… et qu’on trouve cachée dans tous les coins avec un voyou de valet de chambre ! Une enfant qui leur est plus inconnue que si elle était au Thibet.

Mme Garnier l’apaisa du geste.

— Chut ! ne parlez pas si haut, vous nous feriez remarquer. Et puis, quoi, c’est la vie !…

— Alors, chez vous, c’est pareil ! questionna Mlle Armande curieusement.

— On ne saurait guère comparer Mme Serveroy à Mme Darquet. Cependant en ce qui touche la question des enfants, aux résultats obtenus, c’est identique.

— Mme Serveroy est la sœur de M. Cyprien Darquet, n’est-ce pas ?

— Oui… elle avait épousé un riche fabricant de pâtes alimentaires qui a eu la discrétion de mourir après seulement quatre ans d’union.

— Mme Serveroy ne s’est pas remariée ?

— Elle l’aurait pu : elle était riche, jolie, jeune encore ; et soyez sûre que si elle ne l’a pas fait, ce n’est pas par dévouement pour ses filles ! Elle a préféré se dorloter… C’est une malade imaginaire… une égoïste dont vous ne trouverez pas facilement le second numéro !… Rien n’existe que pour elle, qu’à cause d’elle… On a inventé la terre pour qu’elle y marche, le soleil pour qu’il la chauffe…

— Eh bien, vous devez en avoir de l’agrément auprès de cette femme-là…

« Et vos petites sont-elles aimables ?… Vous êtes-vous attachée à elles ?

Mme Garnier haussa les épaules.

— Oui et non !… C’est si rosse, si vide !…

Mlle Armande allait poser de nouvelles questions, lorsque Mme Garnier, se penchant tout à coup, consulta la pendule placée en face d’elle.

— Déjà quatre heures !

Et, avec un regard inquisiteur à sa jeune collègue, elle demanda :

— Puis-je vous considérer dès à présent comme une amie et solliciter un service ?

— Mais certainement, assura Armande sans hésiter, quoique un peu surprise.

— J’aurais besoin de m’absenter une heure ou deux. Voulez-vous garder mes élèves avec la vôtre ?… Je viendrai les reprendre vers cinq heures.

Mlle Armande sourit.

— Bien volontiers, le service est léger et je vous le rendrai souvent si vous le désirez.

Mme Garnier parut enchantée et serra vigoureuse- ment la main d’Armande.

— Accepté, et à charge de revanche !

Et elle disparut si vite qu’Armande ne put deviner par où elle avait passé.

— Où diable court-elle, si pressée ? se dit-elle. Ce n’est pourtant pas à un rendez-vous galant !…