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La Petite Chanoinesse/09

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 114-124).

IX


M. de Chancenay se trouvait maintenant face à face avec la vieille chanoinesse, visiblement fort surprise de cette réapparition. Il expliquait, en posant le cahier de musique sur une table :

— Je suis arrivé hier soir, ayant affaire par ici… Voici le volume qui appartient à Mlle de Valromée…

— Il ne fallait pas vous donner cette peine, monsieur… J’ignorais que ma petite-nièce fût passée au Pré-Béni…

— Mais oui, madame, j’ai eu le plaisir de saluer Mlle de Valromée. Elle voulait emporter ceci, mais je lui ai dit que je monterais à Prexeuil aujourd’hui… parce que j’avais une demande à vous adresser.

— Une demande ?

Il la vit déjà défiante. Cependant, il poursuivit avec le même calme, bien qu’il fût au fond très vivement ému :

— Je n’ai pu voir Mlle de Valromée sans éprouver pour elle la plus grande admiration, et sans l’aimer aussitôt. C’est donc sa main que je viens solliciter, madame… Évidemment, il eût été plus correct que mon grand-père se chargeât de cette démarche. Mais je suis orphelin, complètement libre…

Mme de Prexeuil l’interrompit, d’un geste bref. Son-visage avait tressailli, et se congestionnait un peu. Les yeux, durs et tout à coup brillants, s’attachaient sur M. de Chancenay…

— Vous demandez la main d’Élys de Valromée ?… après l’avoir vue… combien de fois ?… Deux ?… Trois ?

— Il n’est pas besoin de la voir beaucoup pour juger de ce qu’elle vaut, madame.

La chanoinesse eut une sorte de ricanement sourd.

— En effet ! Cela vous a suffi pour constater qu’elle serait une bien jolie victime à torturer, qu’elle aurait en outre assez d’inexpérience pour se laisser trahir sans protester, tout au moins pendant quelque temps…

— Madame !

Elle l’enveloppa d’un regard méprisant.

— Croyez-vous que je ne me doute pas de ce que vous êtes ?… Riche, oisif, beau cavalier, quelle a été jusqu’ici votre existence ? Oseriez-vous me le dire ?

Un instant surpris par cette virulente attaque, M. de Chancenay, qui ne se laissait pas facilement déconcerter, riposta en contenant son impatience :

— Je ne prétends pas en effet me trouver exempt de reproche. Mais vous pouvez prendre des renseignements, madame, et l’on vous apprendra qu’Ogier de Chancenay a toujours suivi les lois de l’honneur…

— Oui, oui… comme mon beau-frère, Aymard de Valromée, comme mon neveu Jacques… Et les pauvres femmes sont mortes de douleur, abandonnées, après avoir subi toutes les insultes. Voilà, évidemment, des précédents bien faits pour m’engager à vous donner ma petite-nièce, monsieur de Chancenay !

La vieille dame se redressait, agressive, le visage tendu par une indignation mal contenue.

Ogier dit avec un calme forcé :

— Mais, madame, il n’y a pas que ces mauvais ménages-là, dans le monde ! L’union de mon père et de ma mère, par exemple, a été parfaite. Et je suis bien certain, pour mon compte, de rendre heureuse Mlle de Valromée, de ne lui réserver aucune désagréable surprise, car je l’aime très sincèrement, très profondément…

— « Ils » disaient la même chose, avant le mariage. Je connais cela, monsieur… J’ai l’expérience, une dure expérience personnelle. Voilà pourquoi je ne veux pas qu’Élys affronte les aléas de cette terrible aventure qu’est le mariage. Oui, il y a de bons ménages, je ne puis le nier, mais il s’est trouvé qu’en ces dernières générations, notre famille a été fort mal partagée sous ce rapport. J’ai vu souffrir ma mère, j’ai souffert moi-même… Et après cela ma jeune sœur, puis la femme de mon neveu… Non, monsieur, c’est assez ! Je veux préserver ma petite Élys d’un tel sort, comme je l’ai fait déjà pour ma nièce Bathilde. Si elle suit mes conseils, elle ne se mariera pas ; mais en tout cas, jamais je ne la donnerais, ma virginale petite fille, à l’homme que vous devez être.

Ogier se leva, en disant d’une voix qui frémissait de colère contenue :

— J’espère que vous réfléchirez, madame, avant de maintenir cette décision ?… Mlle de Valromée a, d’ailleurs, quelque voix au chapitre. C’est son avenir que vous engagez ainsi…

— J’en prends toute la responsabilité. Ne gardez aucun espoir, monsieur. Élys est sérieuse, pleine de bon sens, elle comprendra fort bien les motifs de mon refus, au cas où je jugerais utile de lui apprendre votre démarche… Mais, au fait, vous lui avez peut-être parlé déjà ?

— Oui, madame, j’ai fait connaître ce matin à Mlle Élys — oh ! de façon très correcte, rassurez-vous ! — les sentiments qu’elle m’inspire et mon vif désir de la voir devenir ma femme.

Un éclair de contrariété passa dans le regard de la chanoinesse.

— Ah ! vraiment !… Et elle ne m’en a rien dit… Vous avez cherché à la circonvenir, à prendre ce pauvre petit cœur de jeune fille, pour vous en faire un allié près de moi ? Eh bien, monsieur, vos calculs seront déçus. Ne comptez pas que jamais je revienne sur mon refus, quelle que soit l’impression que vous ayez produite sur ma petite-nièce.

— En ce cas, madame, je n’ai qu’à me retirer, en vous priant d’agréer tous mes regrets de vous avoir ainsi dérangée.

Il prit congé, courtois jusqu’au bout, bien que son âme bouillonnât d’irritation.

Quand il eut disparu, Mme de Prexeuil se leva, et demeura un moment immobile, le visage contracté par l’anxiété. Puis, d’un pas lourd, elle sortit du salon, monta l’escalier de pierre, entra dans la chambre d’Élys.

La jeune fille, qui songeait, les mains jointes sur son ouvrage, eut un léger tressaillement, et son teint s’empourpra.

Mme de Prexeuil, s’approchant, prit un siège près de sa petite-nièce. Son regard se fixa sur les yeux très émus, qui ne se détournaient pas.

— Élys, pourquoi as-tu jugé bon de me cacher que tu avais vu ce matin M. de Chancenay ?

— Ma tante, je comptais vous le dire… et tante Bathilde le savait, d’ailleurs. Je le lui ai appris aussitôt… de même que… que ce qu’il m’avait demandé… Mais il souhaitait que je ne vous parle pas de ceci avant la visite qu’il devait vous faire…

— Oui, parce qu’il se doutait que je ne serais pas accueillante à sa requête ?… Et toi, tu as fait ce qu’il voulait, cet étranger, qui t’a dit des paroles dorées, comme « ils » savent si bien en prodiguer, pour prendre les pauvres cervelles de femmes ? Tu t’es rendue coupable d’une dissimulation à l’égard de ta vieille tante, qui t’a élevée de son mieux, qui veut éloigner de toi le malheur…

— Ma tante !

La jeune fille se penchait, saisissait la main de la chanoinesse.

– … Pardonnez-moi !… Je n’avais pas l’intention de vous offenser, chère tante Antoinette !

— J’en suis certaine… mais tu as cédé, un instant, aux suggestions de ce M. de Chancenay. Maintenant, c’est fini, j’en suis persuadée. Nous ferons donc le silence là-dessus…

Élys se redressa, en pâlissant un peu.

— Est-ce que… ma tante… est-ce que… vous lui avez refusé ?…

Un léger tressaillement courut sur le visage de la vieille dame.

— Oui… C’était la seule réponse que j’avais à lui faire.

— Pourquoi ?

Les yeux d’Élys s’animaient d’une ardente expression d’angoisse, la voix prenait une intonation presque impérative.

Mme Antoinette tressaillit de nouveau, et dit âprement :

— Ah ! tu avais commencé de te laisser prendre, comme une pauvre créature sans défiance que tu es ? Parce qu’il est jeune, de physionomie agréable, parce qu’il sait complimenter, mentir en beau langage, voilà ton imagination en déroute ! Ma pauvre petite ! Je suis là, heureusement, pour te préserver, pour te dire : « Il faut oublier cela. »

Élys, les lèvres tremblantes, répéta :

— Pourquoi ?

— Cet homme n’est pas digne de toi, mon enfant.

— Comment le savez-vous ?

— J’en avais l’impression… Et lui-même l’a implicitement reconnu.

Élys pâlit davantage, et baissa lentement les paupières sur le regard où passait une lueur de souffrance.

Il y eut un long silence… Puis Mme de Prexeuil posa, d’un geste volontaire, ses doigts noués par les rhumatismes sur la main glacée de la jeune fille.

— Écoute-moi encore, Élys… Je ne voulais pas traiter cette question avant deux ou trois ans, mais puisqu’il le faut, parlons-en aujourd’hui…

Élys ne bougea pas, ne releva pas les paupières…

La chanoinesse poursuivit :

— Je suis âgée, je puis être rappelée à Dieu d’un moment à l’autre. Tu resteras donc seule avec ta tante Bathilde. Celle-ci est faible, incapable de te guider. Or, je voudrais t’assurer contre les surprises de ton imagination, contre les entraînements de ton cœur… Élys, ta mère, ta grand’mère ont eu dans le mariage la plus douloureuse existence. Je les ai vues tant souffrir que je me suis juré de te prémunir contre un tel sort. C’est pourquoi, mon enfant, comme je ne serai probablement plus là dans quelques années, je te demande ceci : promets-moi de repousser toutes les demandes en mariage qu’on pourrait t’adresser, après ma mort.

Élys continuait de garder les yeux baissés. Elle dit d’une voix un peu étouffée :

— C’est une grave décision que vous exigez là, ma tante.

— Je n’exige pas. Je te demande seulement de considérer que j’ai en vue de t’épargner des souffrances… Tu vivras ici avec ta tante Bathilde, tu continueras les œuvres charitables qui t’occupent déjà ; puis, quand tu seras seule, tu trouveras asile comme dame pensionnaire dans un couvent, si tu ne veux pas rester à Prexeuil…

Élys, immobile, parut songer un moment.

Puis elle leva les yeux sur Mme Antoinette, et dit avec tranquillité :

— Je vous fais la promesse que vous me demandez, ma tante.

Il y avait, dans son accent, dans son regard, une sorte d’indifférence douloureuse qui frappa la chanoinesse. Tout le sang avait disparu du joli visage, et les lèvres elles-mêmes semblaient pâlies.

Mme Antoinette se pencha, pour mettre un baiser sur le front de sa petite-nièce.

— Tu es raisonnable, mon enfant. Tu comprends que je veux te faire bénéficier de ma dure expérience… Allons, oublie vite cet épisode, mets un frein à ton imagination de petite fille encore ignorante de la vie, de ses désillusions, de ses laideurs.

Élys dit avec la même tranquillité :

— Mais oui, ma tante, j’essayerai.

La chanoinesse quitta la pièce. Un pli soucieux barrait son front. Cette folle enfant était capable de souffrir pendant quelque temps… Ah ! misérable amour ! Il fallait qu’il vînt chercher jusque dans sa solitude la petite chanoinesse de Valromée, pour lui faire connaître son malfaisant pouvoir !… Heureusement, il n’avait pu encore exercer trop de ravages dans ce cœur de jeune fille, et peu à peu le souvenir charmeur du beau Chancenay s’évanouirait.

Dans sa chambre, Élys continuait de rester immobile. Elle avait joint les mains sur ses genoux et regardait machinalement le portrait de sa mère, placé en face d’elle : délicat visage aux yeux doux, au sourire mutin, car cette photographie représentait la vicomtesse de Valromée toute jeune femme, peu de temps après son mariage.

Un chat sortit d’une corbeille, vint en s’étirant jusqu’à la fenêtre et sauta sur l’appui, en miaulant pour attirer l’attention de sa maîtresse.

Mais Élys ne bougea pas. Elle songeait : « Que m’importait de faire cette promesse à ma tante ?… Puisque je ne peux pas l’épouser, lui… »

Elle eut un long frisson de souffrance, et sur sa joue glissa une larme, que d’autres suivirent, lourdes, brûlantes, venues du cœur douloureux qui, déjà, s’était donné, dans toute la candide chaleur de son innocence.