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La Petite Chanoinesse/12

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 160-171).

XII


L’hiver s’était lentement écoulé, à Prexeuil, sans apporter l’oubli à la petite chanoinesse de Valromée.

Son joli visage avait un peu maigri, et les cernes légers se dessinaient toujours sous les yeux, qui semblaient avoir pris une teinte plus foncée.

Élys accomplissait comme autrefois ses tâches accoutumées, visitait les pauvres du pays, s’occupait du bien-être de ses tantes et des menus travaux de l’intérieur, tout cela de façon calme, ponctuelle, avec un visage paisible et des yeux où demeurait un songe grave, mélancolique.

On n’entendait plus guère maintenant son rire léger, son joli rire d’enfant heureuse, qu’aimait tant Mme de Valheuil. Et son sourire lui-même avait quelque chose de triste, de contraint, qui faisait dire aux gens du pays :

— Comme elle est changée, Mlle Élys !

Ces symptômes d’une peine secrète — car jamais plus Élys n’avait parlé d’Ogier — n’échappaient aucunement à Mme Antoinette, qui s’en irritait et s’en inquiétait. Pourvu que cette enfant n’allât pas tomber malade !… Plus que jamais, la chanoinesse maudissait l’amour, M. de Chancenay et tous les mécréants de son espèce. Ah ! la belle idée, vraiment, qu’avait eue cette pauvre Mme de Valheuil, en léguant sa demeure à ces Chancenay !

Mais quelle que fût son inquiétude, Mme de Prexeuil n’avait pas un instant la pensée de revenir sur sa décision. Élys, pensait-elle, avait trop peu connu ce jeune homme pour conserver de lui un souvenir ineffaçable. Peu à peu, le regret s’affaiblirait, l’oubli viendrait… D’ici là, il y avait un moment difficile à passer. Mais le travail, la prière l’aideraient efficacement dans cette lutte intime contre son imagination — car la chanoinesse persistait à penser que le cœur n’avait pas été profondément touché.

Depuis cet incident, elle nuançait de quelque tendresse, pour sa petite-nièce, son affection jusque-là d’apparence un peu froide, quoique au fond elle eût toujours chéri profondément cette enfant charmante. Élys, de son côté, ne lui gardait pas rancune du refus qui avait brisé un rêve trop beau. Elle comprenait que Mme de Prexeuil agissait pour son bien, dans le désir de lui épargner les grandes souffrances dont avaient pâti sa mère et sa grand’mère. Qu’elle dépassât le but, ceci apparaissait très certain à la jeune fille. Mais Élys continuait de ne pas regretter sa promesse de célibat. Son cœur, tout palpitant d’amour candide et profond, appartenait encore à Ogier, quoi qu’elle fît pour oublier, pour chasser l’image trop chère.

Quelque temps après le départ du jeune homme, la chanoinesse avait dit un jour à sa petite-nièce :

— Comme je tiens à ce que tu juges bien toi-même que ce mariage était impossible, pour la raison que je t’ai donnée, j’ai écrit à notre cousine de Baillans, afin qu’elle prenne des renseignements sur M. de Chancenay par l’intermédiaire de ses parents de Paris. Aujourd’hui, j’ai reçu sa réponse. Elle me confirme ce que je pensais, et ce que lui-même, comme je te l’ai dit, a reconnu implicitement. Son existence n’offre aucune garantie pour le bonheur d’une femme — bien au contraire. Il faut donc te persuader, mon enfant, que ta vieille tante a éloigné de toi l’épreuve douloureuse d’une union mal assortie, qui te réservait d’atroces déceptions.

Un petit frisson avait agité les épaules d’Élys, tandis qu’elle répondait d’une voix un peu étouffée :

— Vous avez bien fait, en ce cas, ma tante.

Et depuis ce moment-là, jamais le nom d’Ogier de Chancenay n’avait été prononcé entre elles.

Le livre de raison demeurait clos maintenant. Sur une page blanche, Élys avait écrit ces mots :

« Aujourd’hui, j’ai promis à ma tante de ne jamais me marier. »

Puis elle avait refermé le petit cahier, pour ne le rouvrir jamais, songeait-elle, car elle venait de murer là sa jeune vie toute frémissante dont elle étouffait courageusement la protestation.



Et pas plus qu’elle, Ogier ne parvenait à oublier.

Vainement, il s’efforçait d’envelopper la jeune fille dans le ressentiment profond qu’il conservait à l’égard de Mme Antoinette, « car, pensait-il, puisqu’elle l’aimait, n’aurait-elle pas dû se révolter, obtenir coûte que coûte le consentement de l’autoritaire vieille dame ? — en un mot renverser tous les obstacles, comme lui était tout disposé à le faire !… » Mais la ravissante image s’élevait malgré tout au-dessus de sa rancune. N’était-ce pas, en partie, parce qu’Élys avait une âme si haute, si délicatement loyale, qu’elle avait éveillé chez lui des sentiments insoupçonnés, qui semblaient si étranges et si doux à son cœur sceptique ? Eût-elle agi comme l’auraient fait d’autres femmes en pareille circonstance, il sentait fort bien que son amour pour elle aurait changé de nature, et perdu cette fleur délicate de l’estime et de la confiance dont il demeurait tout parfumé.

Mais puisqu’Élys demeurait inaccessible, à quoi bon se torturer l’esprit avec son souvenir ? Il fallait, à tout prix, éloigner celui-ci… Déjà, la photographie prise au Pré-Béni avait été enfermée dans un tiroir que n’ouvrait jamais Ogier. Puis le courant des distractions mondaines l’emportait à nouveau, et il essayait de s’y étourdir, de chasser la hantise qui le poursuivait partout.

Dans ce même but, il prenait un apparent intérêt à la grâce câline de Sari, à ses reparties drôles, qui l’amusaient l’année précédente. Mais la jolie Hongroise le laissait, au fond, parfaitement indifférent. Elle ne s’y trompait pas, d’ailleurs, et disait à sa mère :

— Je le sens toujours tellement loin de moi par la pensée ! Pour lui, je suis la distraction du moment, rien autre chose — un joli hochet dont on s’amuse, pour le laisser dans un coin quelque beau jour, quand il a cessé de plaire.

Mme Doucza levait les épaules.

— Que veux-tu, mon cher cœur, il faut en prendre ton parti ! Comme tu me le disais naguère, M. de Chancenay, sous son amabilité d’homme du monde, est un grand seigneur très dédaigneux, qui nous considère de haut. Tu ne le changeras pas, je le crains bien, ma chère petite, en dépit de toute ton habileté.

– Et moi, j’en suis sûre maintenant… Ce que je voudrais savoir, par exemple, c’est à quoi — à qui, plutôt, il peut bien penser, quand son regard devient lointain, et prend une expression si nouvelle chez lui — une expression de tristesse, de rêverie ardente. Jamais ses yeux ne sont plus beaux qu’à ce moment-là !… Mais dès que je lui parle, c’est fini. De nouveau, je retrouve l’ironiste parfois si mordant, spirituel et charmant toujours, et qui se laisse aimer — sans aimer jamais lui-même.

Mme Doucza écoutait ces doléances avec une impatience à peine dissimulée. Elle était fort nerveuse, depuis quelque temps, visiblement préoccupée. Quand sa fille lui demandait : « Qu’as-tu donc, maman ? », elle répondait évasivement… Sari n’insistait pas, trop occupée elle-même par le regain d’attention que lui accordait M. de Chancenay pour se soucier des faits et gestes de sa mère.

Un soir de juillet, Ogier, répondant à une invitation de Mme Doucza, vint passer quelques moments dans le salon clair et coquet, où se trouvaient réunies une vingtaine de personnes, dont un romancier féminin en vogue, une jeune actrice amie de Sari, une grosse dame, voisine d’étage des dames Doucza, qui étalait de fort beaux bijoux sur un flamboyant corsage couleur mandarine… puis, comme élément masculin, une importante personnalité politique, un spécialiste en laryngologie qui essayait de percer, en se glissant dans tous les mondes, un journaliste, un vieil officier en retraite, dont le fils occupait une situation considérable dans l’état-major… et, naturellement, M. de Pardeuil, toujours assidu près de la belle veuve.

Sari avait attiré Ogier vers un canapé d’angle qui, avec une table légère et quelques sièges, formait, derrière de hautes plantes vertes, une sorte de petit salon dans le grand. Et elle lui confiait avec une moue d’ennui, tandis qu’à quelques mètres d’eux les conversations se poursuivaient :

— Figurez-vous que maman, hier, a décidé tout d’un coup que nous partirions pour Biarritz, dans quelques jours ! Je ne sais quelle idée lui a passé par l’esprit, car il était convenu que nous resterions ici jusqu’au 4 ou 5 août. Elle prétend qu’elle est fatiguée, qu’il lui faut l’air de la mer… Enfin, peu m’importerait, si je n’étais ainsi privée de vous plus tôt que je ne le pensais.

Elle penchait sur l’épaule d’Ogier sa petite tête rousse. D’un geste distrait, il prit les doigts un peu courts, aux ongles brillants, et fit glisser les bagues élégantes qui les entouraient, en répliquant nonchalamment :

— Si vous êtes encore à Biarritz au début de septembre, j’irai peut-être y passer quelques jours, en revenant de Dinard, avant de m’installer à Sarjac.

— Oh ! la charmante idée ! Je vais vivre dans cet espoir, jusque-là… Car le temps me semblera si long !

— Ne vous réjouissez pas trop. Si nous avions la guerre, comme certains le pensent ?

— Mais non, mais non ! La guerre ! Jamais la France ne la voudrait ! Pour éviter cela, elle acceptera tout…

M. de Chancenay l’interrompit avec une sèche vivacité.

— Où donc avez-vous pris ces idées-là ?… Il est vrai que la France est pacifiste à outrance, mais j’ai confiance qu’au moment décisif, elle saura se souvenir de son magnifique passé d’honneur.

— Oh ! oui, oui !… Ce n’est pas cela que je veux dire… Mais elle épuisera tous les essais d’entente avant d’en arriver là.

— C’est possible… Eh bien, que raconte-t-il donc, cet imbécile ?

Le politicien, répondant à une interrogation de la maîtresse du logis, s’étendait en abondantes digressions sur les affaires extérieures de la France. L’excellent champagne de Mme Doucza n’était peut-être pas étranger à cette prolixité peu habituelle chez lui, du moins à ce degré… Ogier, impatienté, dit entre ses dents :

— Qu’a-t-il besoin d’aller faire connaître à tout venant ces choses-là ?

Sari se mit à rire.

— Quelle importance cela peut-il avoir ? Il n’y a ici que de bons Français, ou des amis de la France.

— Je l’espère, car…

La voix de Mme Doucza s’éleva, calme et prenante…

— Cher monsieur, comme tous ces détails sont intéressants, pour nous tous, patriotes dans l’âme ! Nous voyons là quelle force représente la France — force morale, force matérielle aussi… N’est-il pas vrai, commandant, que tout est prêt pour repousser l’envahisseur, au cas où il oserait tenter cette folie ?

Ogier eut un tressaillement léger. Pourquoi cette voix, entendue souvent, lui produisait-elle aujourd’hui une impression si désagréable ?… Il y discernait des notes singulièrement fausses, qui éveillaient chez lui une défiance vague.

« Ces gens sont trop bavards ! » pensa-t-il avec une sorte d’irritation, en entendant le commandant entrer dans quelques détails, au sujet de lacunes existant dans l’armement. « Mme Doucza se dit Française, c’est vrai… mais au fond, on ne sait trop ce qu’elle est. Et puis, ne convient-il pas de se méfier, à moins d’être absolument sûr de ses interlocuteurs ? »

Tout l’impatientait, d’ailleurs, ce soir — tout, jusqu’aux regards amoureux de Sari. Aussi ne s’attarda-t-il pas dans le salon clair, en dépit des instances de Mlle Doucza et des aimables reproches de sa mère. Distraitement, il répondit : « Mais oui, sans doute, » à Sari qui lui demandait : « Je vous reverrai, n’est-ce pas, avant notre départ ?… » En réalité, il avait décidé de couper court à ces relations qui, tout à coup, lui déplaisaient profondément. Un instinct venait de l’avertir que la belle veuve et sa fille — celle-ci consciemment ou non — jouaient le rôle de piège… Dans quel but ? Il songeait : « Espionnage, peut-être ? Nous sommes infestés de cette race-là… Mais en ce cas, je ferais peut-être mieux de continuer à les voir, pour me rendre compte et essayer de les dévoiler ? »

Puis, en levant les épaules, il murmura :

« À quoi bon ? En admettant que j’aie vu juste, elles ne seront pas plus inquiétées que d’autres, dont on tolère bénévolement — quand on ne les protège pas — les louches agissements. »



Dix jours plus tard, Ogier, dans sa tenue de sous-lieutenant de dragons, prenait congé de ses grands-parents, le deuxième jour de la mobilisation. Il s’en allait avec une sorte de joie triomphante, comme à une fête. La bravoure héréditaire des Chancenay, leur goût des armes, des glorieuses aventures de la guerre s’agitaient en lui, chassaient l’indolence de l’esprit et du cœur, fruit de sa vie d’élégant oisif et d’homme trop adulé. Son patriotisme, toujours vivant mais qui sommeillait un peu, dans une atmosphère trop frivole, s’éveillait ardent et fougueux. À Mme de Chancenay qui se lamentait, il répondit :

— Mais, grand’mère, c’est le plus beau jour de ma vie !

Et après un instant de silence, il ajouta, un sourire un peu amer sur les lèvres :

— Si j’y reste, mieux vaut que ce soit moi qu’un autre. J’aurai du moins été de quelque utilité à mon pays.

Dans son portefeuille, il emportait la petite photographie d’Élys. Avant de l’y enfermer, il avait longuement contemplé le doux visage aux yeux souriants, pleins de candeur profonde, et il avait murmuré passionnément :

— Priez pour moi, Élys, ma bien-aimée toujours… ma seule bien-aimée ! En allant défendre la France, c’est vous aussi que je défends, petite Française chérie, pour laquelle je ne puis que cela, puisqu’il nous est interdit d’être l’un à l’autre.