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La Petite Chanoinesse/15

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 197-211).

XV


En apprenant qu’Ogier de Chancenay devenait l’hôte de la villa Blanche, Mme de Prexeuil témoigna d’une consternation mêlée de colère.

— Il ne manquait vraiment plus que cela !… Élys commençait à se remettre, peu à peu… Maintenant, si elle le revoit, nous serons bien !

— Que veux-tu, ma pauvre Antoinette, je n’y peux rien ! dit Mme de Baillans. Impossible de mettre à la porte ce glorieux officier, qui a été criblé de blessures, et dont le bras droit restera inerte… Mais enfin, il peut se faire qu’Élys ne le rencontre pas.

— Ce serait bien étonnant !… Il faudra que je m’arrange pour la garder ici le plus possible…

— Tu n’y penses pas, Antoinette ! Cette enfant a besoin d’un exercice modéré, mais régulier.

— Oui, je le sais… Mais alors, que faire ?

— Te confier à la Providence, qui saura bien combiner toutes choses pour le bien de ta pieuse petite Élys.

Mme de Prexeuil hocha la tête… Certes, elle croyait fermement à l’action de la Providence ! Mais l’orgueil, toujours vivace chez elle, lui faisait mettre assez fréquemment au premier plan ses idées personnelles. Ainsi en avait-il été pour la vocation d’Élys. Et maintenant, il aurait été difficile de lui faire admettre que cette même Providence pouvait amener de nouveau sur le chemin de la jeune fille M. de Chancenay.

Mais il était impossible de fuir loin d’ici. Tout d’abord, ses rhumatismes l’immobilisaient, pour un certain temps. Puis le médecin avait recommandé qu’Élys ne passât pas l’hiver à Prexeuil. Mme Antoinette n’ayant pas les moyens d’aller s’installer ailleurs qu’ici, ni même de s’en éloigner momentanément, devait donc se résigner à l’inévitable.

Mais avec quelle inquiétude, quelle sourde impatience !

Elle cherchait un moyen pour empêcher que sa petite-nièce revît Ogier, et n’en trouvait pas. Certainement, un jour ou l’autre, ils se rencontreraient… Et alors, la déraisonnable enfant se monterait à nouveau l’imagination…

Élys connut la présence de M. de Chancenay dès le dimanche suivant.

À la messe de huit heures, les soldats de l’hôpital d’Ursau occupaient des bancs en avant de la grille du chœur, et les officiers de la villa Blanche prenaient place dans les stalles ou dans l’église même, à leur gré. Or, tandis que Mlle de Valromée, arrivée de bonne heure, jetait machinalement un coup d’œil sur les assistants, elle tressaillit tout à coup, et son cœur cessa de battre pendant un moment…

« Lui », c’était lui… pâle, un peu maigri, mais si beau toujours… Il entra dans une stalle et s’agenouilla, le front entre ses mains. Puis, un peu après, il se releva et demeura debout, tourné vers l’autel où commençait le saint sacrifice.

Élys, frémissante d’une joie profonde, pensa : « Il est donc changé ?… Il croit, maintenant ? »

Ce matin-là, de nombreuses distractions s’entremêlèrent à la prière fervente et aux actions de grâces de l’ex-petite chanoinesse. Presque malgré elle, son regard allait sans cesse vers le jeune officier, remarquait son air sérieux, recueilli sans affectation. Cette guerre, avec ses terribles épreuves, l’avait certainement transformé… Mais alors, la tante Antoinette ne pourrait plus objecter ?…

Un espoir délicieux éclaira pendant un moment l’âme d’Élys… Mais, aussitôt, avec un petit frisson d’angoisse, la jeune fille songea : « J’ai promis de ne pas me marier… Et puis, lui ne pense peut-être plus à moi… Depuis deux ans bientôt… ! »

Pourtant, comme elle l’aimait toujours !… plus que jamais, en le revoyant auréolé par l’héroïsme et la souffrance… Et elle se sentait oppressée par une émotion violente, à la seule idée qu’elle allait peut-être se trouver sur son passage, tout à l’heure, qu’elle rencontrerait ces yeux où elle avait vu, autrefois, tant d’impérieux amour.

Mais Mme de Baillans, jugeant qu’il valait mieux attendre une autre occasion, s’arrangea pour sortir avec sa jeune parente quand le groupe d’officiers se fut éloigné. Dehors, elles trouvèrent Mme Salbert, qui les attendait. Assez curieuse — c’était son petit défaut — la bonne dame interrogea :

— Qui est donc ce beau jeune capitaine, blessé au bras, dont la présence, dès ce matin, a fait sensation parmi toutes ces dames ?

— Le capitaine de Chancenay… le marquis de Chancenay, châtelain de Sarjac, vous savez ?

— Ah ! mais oui !… Celui qui a eu des tas de citations, et la Légion d’honneur, et tout ce qu’on peut récolter à la guerre, sans parler des blessures !… Eh bien, ma chère amie, s’il lui plaît de faire ici la pluie et le beau temps, parmi notre jeunesse féminine…

Mme de Baillans l’interrompit :

— C’est en effet un homme charmant, de toutes façons : fort intelligent, aimable, et qui paraît très sérieux.

Élys dit d’une voix un peu tremblante, en s’efforçant — vainement — d’empêcher la rougeur de monter à son visage :

— Mes tantes et moi l’avons connu à Gouxy, quand il est venu, il y a deux ans, conduire le deuil de sa cousine, Mme de Valheuil, notre excellente amie.

Mme de Baillans déclara, comme si elle se souvenait à l’instant du fait :

— Ah ! oui, c’est vrai, Antoinette m’avait écrit que c’était la marquise de Chancenay qui héritait du Pré-Béni… À ce moment-là, nous ne nous doutions, ni les uns ni les autres, que de telles circonstances nous réuniraient.

En revenant vers la villa Blanche, Mme de Baillans prit la main d’Élys, et, la mettant sous son bras, dit en regardant la jeune fille avec affection :

— C’est donc là, ma chérie, ce M. de Chancenay qui désirait t’épouser, et pour lequel ta grand’tante m’a fait demander quelques renseignements, naguère ?

Élys rougit de nouveau, en répondant :

— Oui, c’est lui, ma cousine.

— Ah ! ah !… Et il ne t’était pas indifférent, je crois, ma petite fille ?

Elle sourit, devant l’émotion d’Élys.

La jeune fille dit avec un accent frémissant :

— J’étais prête à accepter… Mais ma tante m’a dit qu’il n’était pas digne.

— Non, pas tout à fait, alors… Peut-être, aujourd’hui, est-il différent… Et si cette objection-là n’existait plus, ta tante n’aurait pas de raison pour s’obstiner dans son refus.

La petite main trembla sous le bras de Mme de Baillans.

— Elle m’a fait promettre de ne me marier jamais, ma cousine.

Mme de Baillans sursauta.

— Par exemple !… J’ignorais cela !… Mais c’est une folie ! À ton âge, pauvre petite, et si charmante !… Il faut, absolument, la faire revenir là-dessus !

Élys secoua la tête.

— Ma tante est très tenace dans ses décisions.

— Bah ! bah ! nous verrons !… Et puis, ma mignonne, Gabrielle et moi allons bien voir, d’ici à quelque temps, ce que vaut M. de Chancenay. S’il y a changement, chez lui, s’il répond, moralement, à son aspect fort sympathique, je t’assure bien que nous la forcerons à changer d’avis, cette tante Antoinette !

Comme il n’y avait personne sur la route, Élys se pencha pour embrasser l’excellente femme.

— Chère, chère cousine !

Mme de Baillans couvrit d’un regard malicieux le joli visage déjà ranimé par l’espoir.

— On l’aime toujours, alors ? On ne l’a pas oublié, petite fille ?

Avec un sourire frémissant, Élys murmura :

— Oh ! non !

En approchant du pavillon, la jeune fille demanda :

— Dois-je apprendre à ma tante que j’ai vu M. de Chancenay, cousine Fabienne ?

— Oui, ce sera mieux. Antoinette verrait d’un mauvais œil des cachotteries. D’ailleurs, elle connaît sa présence ici, et sait la quasi-impossibilité que vous ne vous rencontriez pas. Donc, parle franchement, ma chère petite.

En conséquence, Élys, quand elle se retrouva près de sa grand’tante, dit en essayant de raffermir sa voix :

— Il paraît que M. de Chancenay est au nombre des convalescents arrivés dernièrement. Je l’ai vu aujourd’hui à l’église, avec les autres officiers de la villa.

Mme Antoinette dit simplement :

— Ah !

Et il ne fut plus question du nouvel hôte de la villa Blanche.

Ce même jour, dans l’après-midi, M. de Chancenay passa non loin du pavillon avec un de ses camarades de régiment, le lieutenant Blavet, soigné au même hôpital que lui, et retrouvé encore à la villa Blanche, où il était arrivé un mois auparavant. Désignant la gentille habitation garnie de feuillages grimpants, Ogier demanda :

— C’est ici, je crois, que demeurent Mme Jarmans et sa mère ?

— En effet, depuis qu’elles ont laissé leur villa aux blessés… Il y a là une petite cousine de ces dames qui est ravissante… oui, ce que j’ai vu de plus joli dans ma vie !

Ogier sourit.

— Quel enthousiasme, mon cher ami !

— Je vous assure que Mlle de Valromée le mérite !

M. de Chancenay eut un brusque mouvement.

Mlle de Valromée ?

— Oui… Vous la connaissez ?

Déjà le jeune homme réprimait son émotion.

— J’ai connu des personnes de ce nom… La jeune fille était fort jolie, en effet.

— C’est probablement la même. D’ailleurs, nous l’apercevrons un de ces jours, car elle sort souvent avec Mme Jarmans ou Mme de Baillans.

Ogier dit en essayant de prendre un ton indifférent :

— Elle est une parente de ces dames ?

— Oui. Elle est là, paraît-il, avec une vieille tante. Toutes deux sont venues du Jura, où elles habitent généralement, à cause de la jeune fille qui n’est pas bien portante.

Et avec un sourire, le lieutenant ajouta :

— Vous savez, dans ces petits pays, on est au courant de tout !… Et puis, nous autres, les célibataires, nous nous intéressons naturellement beaucoup à cette délicieuse personne. Mais elle est un peu fière, un peu triste, et pas coquette du tout ! L’antithèse d’une petite infirmière de l’hôpital d’Ursau, jolie, elle aussi, quoique beau coup moins, et dans un autre genre. Elle se fait extrêmement remarquer, par ici. Je crois qu’elle s’occupe plutôt de chercher des admirateurs que de soigner les blessés de là-bas !

Et, du doigt, il désignait le toit de la maison Bignard, qu’on voyait d’ici, entre les arbres.

Ogier dit machinalement :

— Cela se voit parfois.

Sa pensée lui échappait, s’en allait vers Élys… Quoi ! elle était ici, la bien-aimée petite chanoinesse ?… Il la reverrait, celle qui avait été pour lui une si pure, si forte égide, en ces jours d’épreuves ! Une joie profonde gonflait son cœur, et il n’entendait plus que d’une oreille distraite les propos de son compagnon.

La grand’tante était là aussi… Mais il serait peut-être possible de lui faire considérer le changement survenu depuis le moment où Ogier de Chancenay lui avait demandé, pour la première fois, la main de sa petite-nièce. Dans le sang de ses blessures, dans le dévouement à ses hommes, dans le repentir sincère du croyant, Ogier avait fait disparaître les taches de son existence passée. Maintenant, il était un homme nouveau, conscient de ses devoirs, de ses responsabilités, à jamais incapable de reprendre le gaspillage de sa vie, tel qu’il le pratiquait avant la tourmente au cours de laquelle son âme avait enfin connu la lumière, et s’était purifiée dans la souffrance, dans l’héroïsme jailli de tout son être, comme une source longtemps comprimée.

Non, maintenant, il ne se jugeait plus indigne d’Élys… Mais comment le faire admettre à Mme de Prexeuil ?

Tout en causant, les deux officiers avaient atteint Ursau. Des soldats blessés les croisèrent en les saluant… Et l’un d’eux s’arrêta brusquement, la main à son képi, en s’écriant joyeusement :

— Mon capitaine !

— Tiens, c’est toi, Paulet !… Tu es à l’hôpital d’ici ?

— Oui, mon capitaine, depuis quinze jours… Blessé une seconde fois, mais pas tant que l’autre, où j’étais bien fichu, si vous ne m’aviez pas em porté !

Tandis que M. de Chancenay adressait quelques mots bienveillants au blessé, une infirmière tourna le coin de la rue, près d’eux, et laissa échapper une exclamation :

M. de Chancenay !

Il se détourna, et retint avec peine un mouvement de vive contrariété, en disant avec une froide surprise :

— Ah ! Mlle Doucza !

— Quelle rencontre inattendue ! Êtes-vous donc à la villa Blanche ?

Elle lui tendait, en parlant, sa main qu’il serra du bout des doigts… Et les yeux gris s’attachaient à lui avec un intérêt passionné.

— Oui, mademoiselle, depuis quelques jours.

— Vous avez été blessé gravement ?… Mais vous allez mieux maintenant ?

— Beaucoup mieux… sauf le bras, qui ne servira plus.

Et, saluant, il fit le mouvement de s’écarter.

Mais Sari s’écria :

— Laissez-moi vous féliciter !… Vous vous êtes conduit en héros, paraît-il !

Ogier dit froidement :

— Il y a beaucoup de héros dans l’armée française, mademoiselle. Je n’ai pas droit à des félicitations particulières, car je n’ai fait que mon devoir.

— Oh ! que vous êtes modeste !… Mais vous connaissez Paulet, c’est vrai !

Elle désignait le soldat qui restait là, au garde à vous, ne sachant trop s’il devait se retirer.

— … Il a raconté dans tout l’hôpital que son capitaine l’avait sauvé, au péril de sa vie.

— Paulet est un brave garçon, très reconnaissant… Viens me voir un de ces jours à la villa Blanche, mon ami.

— Oui, mon capitaine, avec bien du plaisir !

Et, tout rouge de joie fière, le soldat pressa le pas pour rejoindre ses camarades.

Sari dit avec son plus doux regard :

— Cet homme a un véritable culte pour vous, monsieur ! Et il y a de quoi, car il vous doit beaucoup, ainsi qu’il nous l’a appris.

— C’est un devoir facile de se montrer bon, secourable à l’égard de ces pauvres gens… Mais, mademoiselle, nous vous retenons là…

Et, avec une politesse hautaine, l’officier salua, puis s’éloigna avec son compagnon.

Le lieutenant demanda :

— Vous la connaissez donc, cette demoiselle Doucza ?

— Oui… autrefois… C’est d’elle, je m’en doute, que vous me parliez tout à l’heure ?

— Précisément !

Ogier eut un méprisant sourire.

— Cela ne m’étonne pas.

Puis, après un court silence, il reprit :

— Elle se disait Hongroise, de par son père. Quant à la mère, qui se prétendait Française, je crois que sa nationalité gagnerait à être étudiée de près… Mais, comment expliquer ce fait qu’une étrangère appartenant à l’une des nations belligérantes soit admise comme infirmière dans un hôpital français ?

— Oh ! mon cher ami, ceci rentre dans la catégorie de certains mystères troublants qu’il ne nous appartient pas d’élucider !… D’ailleurs, Mlle Doucza se donne comme Roumaine.

— Ah ! bon !… Il est vrai qu’il y a des Roumains en Hongrie, ce qui lui permet de rendre plausible cette transformation.

Ogier leva les épaules, en ajoutant :

— Je la reconnais bien là, rusée, habile… Et la mère, qu’est-elle devenue ? Ce serait intéressant à savoir.

— Mais elle habite Biarritz, paraît-il. Elle est venue deux fois voir sa fille… C’est une belle personne, blonde, élégante…

— Qui, j’en ai le soupçon, doit faire de bonne besogne pour le compte de nos ennemis. Cette idée m’était venue peu de temps avant la guerre… La dame s’était procuré d’influentes relations dans les milieux politiques, ce qui lui a probablement permis, ainsi qu’à sa fille, d’éviter le camp de concentration. Et ces mêmes relations ont ensuite servi à la jeune personne pour se faufiler dans une de nos formations sanitaires.

— Eh ! mais, ce serait grave !

— Oui… mais qu’y faire ? Il y a des yeux volontairement fermés, vous le savez comme moi.

— Hélas !

Cette rencontre avait très vivement contrarié M. de Chancenay. Il connaissait assez Mlle Doucza pour se douter qu’elle essayerait de reprendre avec lui les rapports interrompus par la guerre. Très tenace, elle ne se laisserait décourager qu’après beaucoup de vaines tentatives… Et celles-ci, dans cette petite ville, ne passeraient pas inaperçues, naturellement.

Or, cette perspective était fort désagréable à Ogier, étant donné surtout que Mme de Prexeuil et sa petite-nièce pouvaient en entendre parler. Quels potins ne ferait-on pas là-dessus !… Et Mme Antoinette serait la première à ne pas croire que M. de Chancenay, sa bête noire de jadis, voulait ignorer les avances de cette jolie personne.

Si elle avait pu voir, cependant, quel abîme s’était creusé entre le Chancenay d’autrefois et celui-ci, âme énergique, réfléchie, tout orientée vers une vie nouvelle ! Ah ! certes, pour lui-même, il ne craignait rien de Sari, qu’il méprisait plus que jamais !… Et d’ailleurs, quelle femme au monde serait capable de lui faire oublier un seul instant Élys, la bien-aimée, qui était là, si près ?… qu’il allait peut-être revoir bientôt ?