La Peur chez l’Amour

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La Peur chez l’Amour


La peur. — Il y a trois aiguilles à ta pendule. Pourquoi ?

L’amour. — C’est ici l’usage,

La peur. — Mon Dieu, pourquoi ces trois aiguilles ? Comme je suis inquiète…

L’amour. — Rien de plus naturel, de plus simple. Calmez-vous. La première marque l’heure, la deuxième entraîne les minutes, et la troisième, toujours immobile, éternise mon indifférence.

La peur. — Plaisanterie. Je pense que vous n’oseriez pas prétendre… Non, tu n’oserais pas…

L’amour. — Mettre mon cœur au cran d’arrêt ?

La peur. — Je ne comprends rien à ce que vous dites.

L’amour. — Et quand je me tais ?

La peur. — Oh !… je saisis beaucoup mieux.

L’amour. — C’est bien cela, l’explication.

La peur. — Quelle explication ?

L’amour. — Celle que je ne veux pas vous donner.

La peur. — J’aurais dû me douter en venant ici que tout y était singulier…

L’amour. — Sauf la pluralité de mon existence. Je ne me contente pas d’être double ; je suis souvent triple.

La peur. — En venant chez toi j’ai traversé un boulevard, désert jusqu’à l’infini, et j’ai longé un grand mur, un mur si haut et si long qu’au-dessus on apercevait les cimes de quelques arbres comme, à peine, des houppettes de clowns. Je suis certaine que derrière ce mur il y a un cimetière.

L’amour. — Il y a toujours un cimetière derrière un mur.

La peur. — Il ne faut pas plaisanter sur les choses que l’on ne connaît pas.

L’amour. — Je n’ai pas l’habitude de plaisanter sur les choses reconnues d’utilité publique et ordinaires… Je ne trouve très drôle que la peur. Quand vous tremblez, j’ai envie de rire.

La peur. — Vous n’êtes pas aimable…

L’amour. — Je suis aimé. Cela me suffit.

La peur. — Dans ce mur, si haut, si long, j’ai enfin découvert une petite porte extrêmement étroite et d’apparence sans serrure.

La peur. — J’estime que ma porte ne doit pas avoir de sexe. C’est plus chaste.

L’amour. — J’ai pourtant fini par l’ouvrir, à tâtons.

La peur. — Excellente… effraction, Madame. La nuit, toutes les portes sont grises, ouvertes.

L’amour. — Je suis entrée dans du noir, dans une allée sombre qui coulait comme un torrent au fond d’un gouffre, et j’ai levé la tête pour chercher Dieu.

L’amour. — Autre effraction, puisque vous n’y croyez point.

La peur. — Je n’y crois pas… mais j’en ai peur, cela me réconforte.

L’amour. — Absurde. Absurde. Absolu. Absolu.

La peur. — Je suis arrivée chez toi ou par l’absurde ou par l’absolu, cela importe peu si je suis arrivée. Mais je commence à croire que je deviens l’errante d’un mauvais rêve. Ta demeure n’existe pas et, toi-même, tu es une chimère.

L’amour. — Rien n’est chimérique ici. Vous pouvez toucher tout ce qui m’appartient. Vous pouvez le toucher, à la condition de ne pas l’emporter, car, vraisemblablement, cela ne vous appartient pas.

La peur. — … J’ai cherché Dieu, oui, et j’ai trouvé, très là-haut, dans le ciel, ou dans le plafond de cette allée qui coulait comme le torrent d’un gouffre, une espèce de clarté d’eau. En sorte qu’il y avait deux torrents à franchir, l’un avec les pieds, l’autre avec la tête. Et ce mur inexplicable, ce haut mur de cimetière continuait, formant un angle…

L’amour. — L’angle d’éternité.

La peur. — Vous avez l’air d’ignorer comment cela se passe chez vous. Écoutez-moi donc sérieusement.

L’amour. — Je m’occupe très peu des bagatelles de ma porte.

La peur. — Vous avez tort. C’est effrayant.

L’amour. — Continuez donc à perdre votre temps. Le mien est désormais fixé par la troisième aiguille.

La peur. — Sur ma tête, la clarté d’eau diminuait et, à mes pieds, de la boue augmentait. Je marchais dans une vase aux relents de musc. Des sorcières viennent, la nuit, vider leurs eaux de toilette sous la fenêtre des jeunes hommes. Des sorcières qui écrasent dans leurs mains, rouges de sang, des cervelles de rats musqués en guise de savon. Une bouillie infâme. Tout à coup l’eau claire du ciel fila entre deux toitures et disparut, charriant des étoiles, toutes les étoiles. Il n’y eut plus de liberté, mes pieds s’enracinèrent au sol. Vous savez, sans doute que la liberté cesse quand les étoiles tombent ?

L’amour. — … Toile tombe. Parfaitement.

La peur. — J’étais devant une autre porte plus hermétique encore. Deux marches, dont la première manquait

L’amour. — Dont la première… Et sur quoi reposait la seconde, Madame ?

La peur. — Sur rien. On savait qu’il y avait eu une première marche parce que la place restait brèche. Et la seconde vous mène cependant à un seuil ! Peut-être bien que ce trou de la première marche était un soupirail, un jour de cave…

L’amour. — Et de souffrance, j’entends.

La peur. — Je n’ai pas cru cela tout de suite. On ne croit que ce qui vous fait plaisir. Au bout d’une heure et d’une année, j’ai posé le bout du pied sur cette seconde marche et l’ai sentie résistante.

L’amour. — Rien ne résiste que les choses qui sont posées sur le vide… Ainsi voyez le globe.

La peur. — J’ai monté l’escalier chimérique d’où on ne redescend plus.

L’amour. — Vous avez gravi l’échelle des sphères comme le compas d’un astrologue. Ce n’est pas nouveau, mais, vous l’avez fait sans vous en douter, car c’est un pou trop logique pour vous.

La peur. — J’ai gravi… comme le compas d’un astrologue ? Vous n’allez pas me dire que j’ai les jambes maigres, peut-être ! Laissez-moi poursuivre mon récit.

L’amour. — Eh !… Poursuivez, Madame. Moi, je me repose en vous attendant au but, car je suis fort paresseux. Bonsoir.

La peur. — C’est dans votre corridor de malheur que j’eus un avant-goût de la mort ! L’hermétique porte une fois ouverte (celle-là n’avait point de serrure, seulement un heurtoir de cuivre, et elle s’ouvrit comme fondant sous les coups répétés), je suis entrée, serrant les lèvres et les narines pour ne pas aspirer l’air d’une maison maudite. En même temps que moi pénétrait un chien. Je ne sais quel chien. Il avait plus peur que son maître (j’étais son maître, puisqu’il me suivait aveuglément jusqu’ici), il se collait contre mes jupes, il léchait mes mains et les rendait humides sous l’angoisse de sa langue presque froide. J’avais envie de le tuer ou de le saisir affectueusement dans mes bras pour le supplier de ne pas me quitter. C’était un bon chien ; il ne grondait pas, tout en flairant les choses suspectes de cette demeure. Il aurait dû gronder. Le cri d’un animal m’aurait certainement rappelée aux sentiments naturels. Et on ne peut que se laisser aller aux sentiments surnaturels, puisqu’ils sont en dehors de nous. Je sentais bien que la fidélité d’un chien ne peut balancer la douceur des ailes de l’inconnu, qui sont membraneuses. Il ne fallait pas me dire que dans le noir il y a des yeux humains, et que l’infini est une pupille ; il ne fallait pas me dire que des yeux terminent en oiseaux noirs le réseau des nerfs humains, cet arbre éclaboussant la nuit de ses ramifications électriques, et dont le test d’une fulgurite serait le miroir mort. Je suis maintenant dans un pays où les chiens tremblent sans oser aboyer. Au fond du corridor gire un escalier pâle. Les marches rechignent à la lumière. Ce doit être un escalier qui mord. Il va se refermer sous mes pieds, me happer les pieds. Je ne monterai pas. Et je monte ! Le chien m’abandonne, je devine bien qu’il recule devant les dents mortuaires de l’escalier. Je monte en tournant, mais ce n’est pas moi qui tourne, c’est la spirale pâle. Elle a le mouvement lent et très vertigineux d’un navire énorme secoué par la mer. Mon cœur me manque à chaque marche et je retrouve mon cœur dès que je lui tourne le dos. Je dois tourner autour de mon cœur. Il est on ne sait quel bec de gaz au milieu de la cage de l’escalier pâle. Il fait cette lumière que je ne vois point. Nouvelle porte. Oh !… Celle-ci est jolie. Elle est toute transparente, en améthyste claire, d’un violet rose. C’est peut-être un simple vitrail. Elle est scellée de plomb comme un cercueil. Derrière elle glissent, avec une paresse molle, des corps de reptiles. Deux serpents blancs. Quand ils s’appuient sur le verre, des cloques se forment et crèvent en bulles d’air lilas. Ces serpents blancs ont des ventouses. Ils ont des pattes. De longues pattes filandreuses. Ce vitrail déforme les objets qui sont derrière et la porte nouvelle qui s’ouvre — me montre deux bras, simplement des bras…

L’amour. — Les miens.

La peur. — Me voici dans une chambre extraordinaire.

L’amour. — En effet. Il n’y a qu’un lit.

La peur. — Et ce n’est pas le tien.

L’amour. — Tout au plus celui où je dors quand vous êtes là.

La peur. — Il est en bois d’if.

L’amour. — Les tourterelles roucoulent tout aussi à leur aise sur les branches d’un if.

La peur. — Mais les racines des ifs plongent dans le ventre des morts.

L’amour. — Alors les ifs s’appellent des cyprès. N’exagérons rien !

La peur. — Comme vous tenez aux distinctions honorifiques des arbres, mon Dieu ! Vous ne perdez jamais la tête, vous ?

L’amour. — Il est certain que je ne vous connais pas !

La peur. — Te connais-tu toi-même ?

L’amour. — Avec plaisir. Je l’avoue… selon, à Delphes, le temple d’Apollon.

La peur. — Il ne faut pas parler légèrement dans cette chambre, car elle est si sombre qu’on y entend filer les araignées de son cerveau.

L’amour. — Depuis que vous parlez sérieusement elles ont filé toute la toile du voilier qui m’emporte loin de vous.

La peur. — Elle a deux fenêtres cette chambre, deux fenêtres au nord…

L’amour. — Le soir, seulement.

La peur. — Le jour ne doit jamais pénétrer ici, n’est-ce pas ?

L’amour. — Si, quand je change de chemise.

La peur. — Et quel est ce paravent de glaces ?

L’amour. — C’est la cage où j’enferme le jour… c’est-à-dire…

La peur. — Non ! Aucune plaisanterie de ce genre. Cette chambre est sacrée.

L’amour. — Consacrée, Madame.

La peur. — N’exagérons rien. Il n’y fait pas froid, pourtant.

L’amour. — Les tropiques, à peu près… surtout depuis que vous la fixez au nord.

La peur. — Je veux regarder par la fenêtre.

L’amour. — Choisissez. Il y a une croisée pour voir venir et une pour voir s’en aller. À la première pend un espion d’argent fumé, presque noir. À la seconde fleurit un pot de basilic, dont les fleurs jaunes ont le parfum violent de l’haleine des chattes. Je n’ouvre jamais la seconde parce que je n’aime pas les fleurs… et encore moins l’haleine musquée des chattes, viles preneuses de rats.

La peur. — Oh ! ce mur, ce mur qui monte jusqu’au ciel et qui bouche l’espace !

L’amour. — Il y a, derrière, une armée qui attend des ordres pour me proclamer roi… ou me fusiller. Je l’ai fait bâtir afin de ne pas être troublé par la perspective.

La peur. — On entend le bruit de l’Océan.

L’amour. — C’est le vent dans l’allée, joint au passage des omnibus transatlantiques.

La peur. — L’espion reflète des nuages qu’on ne peut pas apercevoir puisque le ciel est fermé. On dirait une âme de nègre qui rêverait de formes blanches. Je suis terrifiée par cet espion.

L’amour. — Attendez ! Avec un peu de salive et mon mouchoir, je vais vous l’éclaircir.

La peur. — Ne faites pas cela. Nous y verrions des mots écrits. Rentrons vite. Quelqu’un vient. J’ai entendu toute la mer monter… et aussi les transatlantiques.

L’amour. — Regardez donc encore, maintenant.

La peur. — Je vois une femme, une femme très pâle, avec des yeux d’eau verte, qui se penche à la même fenêtre que nous. Je vois qu’elle a des siècles… parce qu’elle s’appuie sur un arbre de vingt ans dont les deux branches sont en guirlandes. C’est la Mer et l’Amour. Elle s’appuie sur un mai d’une blancheur d’hostie, un mai qui a le corps d’un homme souple, et, membres à membres, vagues à vagues, frissons de peau à frissons de peau, la Mer essaye d’envahir l’Amour, et l’Amour essaye de résister à la Mer. (Peut-être n’est-ce aussi qu’une mère et son fils, un rejeton très naturel.) Je vois encore des nuages qui bondissent en escadrons de croupes rondes. Je vois… encore que je ne vois plus rien. J’ai voulu me pencher et j’ai failli perdre l’équilibre. Rentrons.

L’amour. — Vous avez eu le vertige pour de bon, cette fois.

La peur. — Oui, j’ai craint de me reconnaître dans cette femme éternellement perfide : la Mer montante !

L’amour. — Allons, regardez-moi en face et ne divaguez plus, à travers vos vagues et vos frissons inutiles ! Que voyez-vous encore ?

La peur. — Je vois fort mal votre vrai visage, mais, au-dessus de lui, j’aperçois le cadran bleu de votre étrange pendule où il y a trois aiguilles…

L’amour. — La première marque l’heure, la deuxième entraîne les minutes, et la troisième, toujours immobile, éternise mon indifférence.

La peur. — Ah !… Tu ne m’aimes plus !

L’amour. — Il ne fallait avoir peur que de cela, Madame.


Alfred Jarry