La Philosophie d’Élisabeth Browning

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La Philosophie d’Élisabeth Browning
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 834-857).
LA PHILOSOPHIE
D'ELISABETH BROWNING

Elisabeth Barrett Browning, Aurora Leigh, traduit de l’anglais ; Albert Savine.

Voici tantôt une quarantaine d’années que ce beau poème d’Aurora Leigh a paru. En voici à peu près autant que M. Emile Montégut lui consacrait, ici même, une pénétrante et éloquente étude. Si nous y revenons aujourd’hui, — à l’occasion d’une traduction française malheureusement assez médiocre, mais qui n’en a pas moins trouvé, depuis deux ou trois ans qu’elle a paru, des lecteurs, — c’est d’abord que l’œuvre, si admirable soit-elle, est encore bien peu connue en France ; c’est ensuite qu’elle est de celles dont il est toujours permis de reparler, et qui sont si riches en aperçus, en vues ingénieuses et fortes, en beautés de tout genre, qu’on peut, sans présomption, espérer y glaner encore et presque sans fin. Mais c’est surtout que, parmi les poètes étrangers, il n’y en a pas qui soit plus près de nous et de nos préoccupations actuelles, que cette Elisabeth Browning, — dont on peut dire sans crainte qu’elle est le poète le plus philosophe de notre époque, en même temps que l’un des plus exquis et des plus rares par le talent. Vraiment, à le relire, son poème semble d’hier, tant les questions y sont envisagées d’un point de vue tout contemporain, tant l’œuvre, à la prendre dans son ensemble, est une confession du siècle, tant cette âme « généreuse, héroïque, passionnée, » comme l’appelait jadis M. Taine, — cette âme « toute moderne par son éducation, par sa fierté, par ses audaces, par le frémissement continu de sa sensibilité tendue, » s’y est révélée tout entière. Oui, voici bien l’œuvre où elle a mis, comme il est écrit à la première page, « ses plus hautes convictions sur la vie et sur l’art. » C’est un testament philosophique et esthétique. Il n’y a pas de livre plus actuel. S’il existe un évangile de ce christianisme moderne qu’on nous promet, il est là. Voici, par excellence, le livre des « chercheurs d’avenir, » et il n’a qu’un tort pour nous Français : c’est d’être écrit en anglais, et en vers. Mais, à coup sûr, il n’y a pas d’œuvre qui soit, à un plus haut degré, en même temps que la confession d’un grand esprit, le poème d’un siècle. A quelques détails près, qui sont purement anglais, Aurora Leigh est l’Évangile poétique de l’idéalisme contemporain.


I

« L’histoire intime de deux âmes, une double autobiographie morale, » — suivant les expressions de M. Montégut, — « le contraste soutenu de la voix féminine et de la voix mâle, » — suivant celles de M. Taine, — un cœur de femme, en un mot, se heurtant à un caractère d’homme et finalement, après mille déboires et épreuves, s’unissant à lui pour jamais, — voilà tout le poème d’Aurora Leigh.

Écoutons d’abord chacune de ces deux voix.

Plus d’un poète a exprimé les regrets que laisse la jeunesse disparue. Mais qui donc, pourrait-on dire, à propos de cette « subtile et profonde Aurora, » écrira le poème de ceux qui pleurent parce qu’ils n’ont jamais été enfans ? L’héroïne d’Elisabeth Browning a en effet cela de remarquable, et de très moderne, qu’elle n’est pas née jeune : elle l’est devenue, et cela a eu une influence profonde sur toute sa vie. Elle est née en Italie d’un père anglais et d’une mère italienne. Mais de très bonne heure, elle a perdu cette mère : « pauvre étincelle dérobée à une lampe mourante, » elle n’a jamais senti, sur ses tresses blondes, errer des mains de femme, ces mains qui préservent des tristesses précoces et de cette gravité trop tôt venue de la vie. Les enfans n’ont, si on les laisse à eux-mêmes, que trop de penchant à voir les choses plus graves qu’elles ne sont, à revêtir tous les objets d’une solennité factice, à grandir le monde et les hommes : prenez-y garde, nous dit le poète : ces petits sont plus sérieux que vous ne croyez ! ils sourient, oui, mais ce n’est peut-être pas à ce que vous pensez : c’est à cet Infini, dont le murmure résonne en leur âme d’enfant, et que même les nouveau-nés entendent. Prenez garde que ce murmure ne grandisse trop vite en eux, qu’abandonnés à eux-mêmes et non distraits par les bruits du dehors, ils n’entendent le mystérieux océan se gonfler sans cesse, et que le murmure ne devienne tempête. Voilà une conception un peu étrange de la vie morale des enfans. Mais c’est qu’Aurora Leigh songe à sa propre enfance, si peu enfantine. C’est en Italie, tout près de Florence, qu’elle a vécu, elle, ces années décisives. Orpheline déjà de sa mère, elle reste sans père à treize ans : « du choc brusque de la vie et de la mort, s’échappe un éclair funèbre : » du coup, Aurora prend conscience d’elle-même : « Là, écrit-elle (et combien d’autres pourraient aujourd’hui l’écrire comme elle ! ) — à treize ans, — s’arrêta mon enfance. » D’enfant, elle devient femme, et brusquement la vie se dresse en face d’elle, comme une ennemie. Prenons-la avant le conflit décisif, avant le grand combat, avant la lutte entre le rêve et le fait.

Aurora a été élevée à la campagne, en face d’elle-même, en face des monts, des forêts, du ciel. Son père l’a voulu ainsi : il a tenu à ce que la nature fût sa première compagne, et la meilleure, a parce que les enfans sans mère ont besoin, pensait-il, — plus que d’autres, de la mère nature, — et que les chèvres blanches de Pan, avec leurs mamelles chaudes et pleines, — de mystiques contemplations, viennent allaiter, — les pauvres lèvres sevrées des orphelins. » Ainsi ses yeux sont pleins de verdure, son imagination de parfums et de couleurs, sa pensée du monde physique et des « mystiques contemplations » qu’il provoque. Cela est si vrai qu’elle ne saura plus penser, — en véritable poète, — que par images : un trésor d’images, de sons, de rayonnemens et d’harmonies, un frémissement continuel du cerveau en face des choses, une sensibilité d’artiste en un mot, de peintre et de musicien, et de musicien plus encore que de peintre, — c’est Aurora Leigh enfant. Les « châtaigneraies de Vallombrosa, » voilà ses premiers maîtres. Le ciel de l’Italie, de « la terre des tombeaux, » comme elle dit, est son ciel. Il faut, quand on parle d’elle, noter ses paysages : ils sont une partie d’elle-même. Plus tard, elle sentira aussi le charme de la nature du Nord, de cette douce et familière nature, s’insinuant auprès de vous, — « comme le ferait un chien ou un enfant, pour toucher votre main ou tirer votre robe : » nature apaisée et familiale de l’humide Angleterre, paysage du foyer, du bonheur intime, des cœurs satisfaits. Mais, si cette seconde patrie l’attire par instans, la première, la vraie, lui reste plus chère. N’est-elle pas, en effet, cette nature du Midi, l’initiatrice qu’elle a tout d’abord adorée, et qui a formé son être ? Quand, plus tard, elle la retrouve, elle s’écrie : « Me voici, mon Italie, — mes collines à moi ! Vous doutez-vous, ô mes collines, — de l’ardeur qui m’entraîne vers vous ? Sentez-vous ce soir, — le pressant et urgent besoin de mon âme, — ainsi que les mères endormies sentent l’enfant qui tette, — et sourient ? » Le Nord lui répugne. Elle trouve que tout, hommes et choses, y a des airs de « moules trop anciens et trop usés : » la nature y a je ne sais quoi de reposé, d’achevé, de bourgeoisement heureux : « mon âme a hâte de bondir vers le soleil. « Il n’y a que l’air d’Italie où l’âme se fonde, se disperse, s’allège. C’est la seule nature qui parle, vive, sente avec nous et dont nous puissions dire qu’elle est vraiment divine, parce qu’elle est seule à nous répondre quand nous l’interrogeons. Écoutez-la nous décrire une soirée près de Florence :


Graduellement, — les ombres pourpres, avec lenteur, — avaient rempli toute la vallée jusqu’au bord — et inondé toute la ville, qui apparaissait — comme quelque cité noyée dans une mer enchantée, — isolée de la nature entière ; et cette vision vous attirait, — vous remplissant d’un désir passionné de sauter et de plonger, — et de trouver un roi des mers à la voix murmurante comme les vagues, — aux doux yeux perfides, aux boucles lisses, — qu’on ne peut baiser sans en enlever — le sel sur les lèvres.


Ce « roi des mers, » elle l’a cherché toute sa vie. Trait distinctif de cette âme de poète, et sur lequel nous reviendrons : elle ne s’arrête pas aux formes : elle y veut un horizon spirituel, une perspective infinie, un arrière-plan où se joue le rêve. « J’avais des relations avec l’invisible, » dit-elle de son enfance. Qu’importe l’Océan, si « le roi des mers » ne se cache sous la vague qui déferle ? et qu’importe, dira-t-elle plus tard, la vie, sans un symbole qui l’explique et l’enveloppe comme d’une buée ? Je sentais un vent doux qui venait du pays des âmes. Comme elle l’a senti vivre derrière le rideau mobile du temps, l’étrange contrée où les âmes vont après la mort et d’où nous vient parfois je ne sais quel souffle d’un éternel printemps !

Par un contraste attendu, ce qu’elle emprunte à cette société de la nature, en même temps que le besoin de vivre de la vie des choses, c’est la passion d’être seule. Aurora enfant est une sauvage. Il est vrai qu’à la mort de son père, cette solitude soudaine où elle s’est trouvée l’a rendue comme folle. Le monde lui semblait un grand désert vide et morne. On l’emmène en Angleterre, « les oreilles pleines encore du silence de son père, » de ce père adoré, maintenant muet pour jamais. Que ce ciel est bas ! Il semble qu’on puisse le toucher du doigt : « toutes choses sont estompées, ternes et vagues. » Elle sanglote et s’écrie : « Je suis trop jeune, trop jeune encore pour être seule ! » Sûrement, ces longs jours monotones, et qui ne veulent pas finir, ne lui laisseront pas la force de vivre. Mais bientôt, et une fois le premier effarement passé, son isolement même prend à ses yeux un charme secret, parfois très doux et parfois un peu amer. C’est une habitude d’enfance qui se développe et reprend le dessus, — celle de vivre seule en face des choses et de n’avoir pour témoin aucune âme humaine. Voici qu’elle trouve, avec plus d’un de nos contemporains, une beauté triste au « mélancolique désert. » Cela lui semble bon de n’avoir pour confidens que le ciel, que la mer, que la nuit. « Mon âme, écrit-elle avec orgueil, n’est pas réduite à la mendicité… Je puis vivre au moins de la vie de mon âme sans les aumônes des hommes. » Reconnaissez-vous, sous l’éducation première de cette sauvage jeune fille, la fierté du poète qui ne veut rien devoir qu’à la Muse, — lisez à la nature ou au démon intérieur ? Voilà ce que lui ont appris « les chèvres blanches de Pan : » être soi, rien que soi, se replier et s’abriter en son légitime orgueil, être « un esprit seul, » comme dit Vigny. Libre aux autres de trouver cela étrange, quand elle sera plus âgée, qu’une femme se drape ainsi dans son manteau, et de s’étonner quand ils voient « une âme — (toujours ce mot) — dans mes yeux. » C’est une noble chose, et digne d’un cœur vaillant, de traverser ainsi la foule, sans bassesse comme sans fierté mauvaise : « les foules sont très bonnes pour y méditer, quand nous sommes assez forts pour cela. » Mais combien ils sont rares, ceux qui sont assez forts pour fermer l’oreille aux bruits des foules et, au milieu de la cohue des hommes, rester eux-mêmes !

Est-ce payer trop cher cet austère bonheur que de lui sacrifier quelques fausses douceurs, quelques plaisirs frelatés ? Et quels plaisirs que ceux du monde où maintenant vit la jeune orpheline, de cette société figée dans la glace de ses préjugés natifs ! Élevée par une tante sèche de cœur et dévote, elle sent, en face des conventions étroites et glacées, s’éveiller toutes ses pudeurs, toute sa candeur, toute son ingénuité. Elle hait « ce fiel des âmes douces, » qui est la vertu des dévots. Elle méprise cette vie terne, réglée et faussement utile, « existence d’oiseau né en cage, » qui est celle des femmes dans ce pays où le sort l’a jetée. Elle bondit et se cabre sous le joug de cette éducation factice qu’on veut lui imposer, à elle, l’enfant des solitudes et des horizons infinis : savoir « de combien de pieds le Chimborazo dépasse le pic de Ténériffe, » « dessiner d’après des gravures des néréides fort bien drapées, » apprendre à préserver son français, comme d’une épidémie, des « souillures de Balzac et du néologisme, » — fi donc ! Que ferait-elle, comme le dit spirituellement M. Montégut, de « la tisane morale que lui présentent incessamment, dans un vase anglican, les doigts glacés de sa tante ? » Vivre de la vie intérieure, la seule vraie vie : grandir seule, sous l’œil de Dieu ; découvrir ce monde nouveau pour elle, et qui l’enchante, de la pensée et des livres, que lui faut-il de plus ? Un peu moins de sermons, de grâce ! « Il y a des livres moraux faits pour exaspérer la vertu : » oui, certes, et de même une certaine morale dégoûte de la morale. Éternellement révoltée contre ce qui est faux, conventionnel, artificiel, telle nous trouvons Aurora enfant ou jeune fille, telle elle restera. Il y a une révoltée en elle, mais une révoltée sans faux orgueil et sans attitudes dramatiques. Elle a la fierté, en même temps que la modestie, des grands cœurs. Jamais elle n’oublie qu’elle est patricienne, orpheline et poète. Et, à cette dignité près, qui est rare, elle est bien de son temps.

Avec cela, parfaitement franche, d’une franchise savoureuse et charmante : douleur et joie, triomphes et déconvenues, faiblesses et piqûres d’amour-propre, elle nous dit tout. Elle n’a aucun des petits travers des femmes supérieures. Elle ne surfait ni ses mérites, ni ses défauts. Elle est délicieusement sincère.

Il y a des momens où cette solitude, dont elle était si fière tout à l’heure, lui pèse bien lourdement : elle l’avoue, alors, sans fausse honte. Mais le plus souvent la vie l’emporte, et la joie, et le besoin d’espérer. Elle ne cède pas alors au désir de se hausser sur un piédestal de poétique mélancolie : elle confesse franchement que le vent a tourné. Si son enfance lui a paru sombre, combien ses vingt ans lui semblent bons ! « Aurora Leigh, la plus matinale des aurores, » l’appelle son cousin Romney. De fait, jamais existence de jeune fille n’a été plus pareille à une aube rosée que celle d’Aurora vers la vingtième année. Il n’y a rien tel que ces natures longtemps comprimées, refoulées et assombries par la vie pour éclater tout à coup, par poussées de sève, dans un bouillonnement magnifique et fécond. On dirait qu’elles veulent regagner le temps perdu et même prendre par avance la revanche des heures tristes. Jouissons de la lumière et, selon le mot d’Amiel, de « la joie dissoute dans l’atmosphère, » puisque les soucis et l’inquiétude sont là qui nous guettent, prêts à nous ressaisir au premier tournant. Et d’ailleurs, ne sont-ce pas ceux-là mêmes qui souffrent le plus dont on peut dire à coup sûr qu’ils seront les plus heureux ? N’y a-t-il pas, en définitive, une balance des joies et des peines ? et n’est-ce pas une justice secrète qui veut que, pour être entièrement heureux, il n’y ait rien de tel que d’avoir été d’abord très misérable ? C’est en effet ce qui arrive à Aurora le jour de ses vingt ans : « Je tenais la création entière dans ma petite coupe… J’avais juin en moi, avec ses foules de rossignols chantant dans la nuit, — et ses boutons rougissans par l’entrebâillement du calice. — Je me sentais si jeune, si forte, si sûre de Dieu ! » C’est comme une expansion généreuse d’une ardeur longtemps contenue, un désir d’embrasser l’univers d’une seule étreinte. Quelqu’un lui dit : « Vous, vous êtes jeune comme Eve, quand l’aube de la nature mettait son reflet sur son visage : » expression poétique et charmante d’un sentiment vrai. Très femme par l’acuité de ses souffrances, elle ne l’est pas moins, — maintenant que l’avenir lui rit, — par l’intensité de sa joie. Espérance et tristesse, doute et épanouissement des premières croyances, tout cela est exprimé avec une parfaite franchise. Où donc trouver, dans toute notre littérature psychologique, un autre exemple de cette chose unique : — une jeune fille contant elle-même ses impressions d’adolescence et l’éveil glorieux de son âme à la vie ?

Deux rêves surtout poursuivent Aurora : l’un, c’est d’être une grande artiste, un grand poète ; l’autre, — qui ne l’a deviné déjà ? — c’est d’être aimée.

Elle a une foi touchante en la poésie : elle croit fermement à l’Art, de la foi de ceux qui ont au front un signe d’élection. Vivre de la vie de l’artiste, c’est vivre deux fois : « Poésie, cela signifie vie dans la vie. » Puis, l’art est bienfaisant, et Aurora a un grand désir d’être utile et bonne. Disons mieux : l’art est le bienfait suprême, et quelle meilleure occasion pour elle de répandre sur le monde cette charité qui déborde, et d’être utile, d’une utilité rare et supérieure, et de se sentir un rouage, — si petit soit-il, — de la machine universelle ? Non, non, rien ne vaut la bienfaisance de l’art. « Les poètes deviennent poètes en ne méprisant rien, » et, mieux encore, en aimant toutes choses. De plus, l’art, c’est la gloire, et elle est comme ivre de renommée. On pense, en la lisant, à ces artistes italiens de la Renaissance, qui, après les longs travaux anonymes du moyen âge, venaient de retrouver tout à coup le vin capiteux de la célébrité. Être celle qu’on regarde, qu’on admire, qu’on envie, — non pas, il est vrai, parce qu’elle a écrit quelques vers harmonieux ou peint en rimes sonores quelques belles nymphes, dryades ou napées, — mais parce qu’elle tient « cette clé d’argent qui ouvre la porte des sens à l’esprit » (définition toute platonicienne de la poésie) — quel rêve ! Le jour où elle a vingt ans, elle court au jardin et, fièrement, se couronne de lierre : « J’aime le lierre : il ne craint pas de gravir — les hauteurs ardues : il est aussi bon pour croître sur des tombes — que pour s’enrouler autour d’un thyrse ; charmant aussi — (et cela ne nuit pas) quand on l’enroule autour d’un peigne ; » et, rieuse, elle en orne ses cheveux blonds.

Qui donc oserait l’appeler romanesque ? Le vilain mot et la sotte chose ! Non, elle a une bien trop haute idée de l’amour pour en faire un jeu de l’imagination. A ses yeux, c’est proprement « le sacrement des âmes. » Elle n’ose pas, dans son ingénuité, y songer encore, car elle n’a que vingt ans : « L’amour, écrit-elle, est une chose auguste que l’on n’ose pas toucher de si grand matin. » Elle ne le connaît encore que par les livres, par les poètes surtout. Mais d’avance elle frémit, elle frissonne à son approche. Elle le sent plus « terrible » qu’on ne veut dire, et plus saint. Surtout, elle le veut décisif et définitif : le don de toute une vie. Du jour où elle aimera, elle sent bien que tout sera changé pour elle : auprès de l’homme qui la prendra, elle ne veut plus être qu’un « ver de terre » et elle s’écriera tout comme la petite servante Paméla, dans Richardson : « Sa nature est divine. » Toute la journée, elle se redit les derniers mots de son père mourant et le conseil, si étrange en apparence, qu’il lui donnait en la quittant pour toujours : « Aime, aime, mon enfant, aime ! » — « Ici, dit-elle, il finit de souffrir. — Aime, mon enfant ! — Avant que j’eusse répondu, il était parti, et je n’avais plus personne à aimer dans le monde ! »

Maintenant, le mot suprême résonne toujours en elle. Mais comment le suivre, ce dangereux conseil, et pourquoi ? Pourquoi ne pas rester seule, dans sa fierté, dans sa chasteté ? Comment satisfaire à la fois ce triple besoin de sa nature, l’amour, l’action et l’art, — l’implacable trinité qui préside à sa vie ? Puis, quel est l’homme qu’elle aimera, j’entends qui l’aimera comme elle veut être aimée, sans abdiquer entre ses mains ce qu’il y a de noble en elle, sans cesser d’être un grand poète et une intelligence ?


II

Ici se pose le délicat problème qui est le centre du poème d’Aurora Leigh.

De l’amour et de l’art, de l’art et de l’action, qui doit l’emporter, qui doit céder en nous ? Et, s’il y a entre ces élémens une conciliation possible, où la trouver ? Qui dit l’art, dit-il un luxe de la vie, ou parle-t-il d’une des forces essentielles de toute société humaine, du moins dans nos temps modernes, où le luxe est devenu nécessité ? Qui dit l’amour, dit-il un sentiment délicieux ou cruel, mais toujours passager, ou désigne-t-il l’un des élémens constitutifs de notre être, sans lequel nous ne pouvons ni durer ni nous développer ? Qui dit l’action enfin, dit-il un délassement du repos, ou parle-t-il, avec Voltaire, du « but même de la vie ? » Sommes-nous faits pour aimer ou pour agir, pour agir ou pour rêver ? De l’amant ou du poète, du poète ou de l’homme d’action, — entendez ici du réformateur de la société (c’est la forme que l’action a surtout prise aux yeux d’Elisabeth Browning), quel est le plus digne du nom d’homme ? Qu’y a-t-il de plus souhaitable en ce monde ? S’appeler Shakspeare et avoir écrit Macbeth ? S’appeler Dante et avoir aimé Béatrice ? Ou, plus prosaïquement, mais plus utilement, — dira la voix commune, — avoir redressé quelques torts, réformé quelques abus, semé un peu de bien autour de nous, et soulagé quelques milliers de malheureux ?

Grave question, que neuf hommes sur dix résolvent en ne la posant pas. Ils agissent, aiment et rêvent tour à tour, sans se demander, des trois emplois possibles de la vie, quel est le meilleur. Mais les cœurs et les esprits d’élite le sentent qui s’impose à eux, comme une obsession, ce problème de l’emploi de la vie. Pour la plupart, c’est un tourment de quelques années, — de ces années vagues et vides encore de la jeunesse, où l’homme a le temps de se demander ce qu’il fera de ses forces ; puis la vie survient, et ses nécessités, et le succès même qui, les lançant dans une voie, leur interdit les autres. Quelques-uns, pourtant, les plus nobles, ne se consolent jamais d’avoir eu à choisir — et telle fut Elisabeth Browning. Poètes, ils envieront la gloire de l’homme d’action ; amans, ils rêveront de chanter leur amour ; puissans et agissans, ils se demanderont avec inquiétude si un peu de rêve ne valait pas, en définitive, toute cette fièvre ; éternellement mécontens de n’avoir pas réalisé tout l’idéal qu’ils portent en eux et qui les étouffe : esprits rares pour qui la vie est vraiment, — suivant le mot d’un rêveur contemporain, — « un enfantement de l’âme, » et qui veulent la connaître, l’épuiser toute, ou mourir.

Mais, hélas ! comment concilier l’inconciliable ? L’amour parfait, l’amour absolu n’est-il pas exclusif de cette possession de soi et de cette entière lucidité qui est la faculté propre de l’artiste ? Et à son tour, l’art ne suppose-t-il pas une souplesse de la pensée, un abandon, une faculté de se déprendre de soi, que l’action interdit ? Quelqu’un a dit bien justement : « Pour agir, rien n’est plus utile que l’étroitesse de la pensée, jointe à l’énergie de la volonté. » Mais alors, — et si cela est vrai, — comment un vrai poète serait-il un grand homme d’action ? Entre tant de partis qui s’offrent à nous dans la vie pratique, tant de devises et tant d’étendards, pourquoi le rêveur choisirait-il ceci plutôt que cela ? Pourquoi dans cette foule se rangera droite plutôt qu’à gauche ? Et si l’on est convaincu, comme le sont généralement les poètes, de l’énorme portée de chacun de nos actes et, si je puis dire, de leur répercussion à l’infini, comment ne pas reculer devant cette responsabilité si grossière et si lourde ?

Qu’il s’agisse d’une femme et la question devient cent fois plus embarrassante encore. Elle a beau se redire avec Elisabeth Browning ou, — c’est tout un, — avec Aurora Leigh : « Ceins tes reins toi-même, » ne compte que sur toi : souviens-toi que « la jeunesse est austère ; » sache que la vie dira non à la plupart de tes demandes ; prépare-toi aux refus les plus outrageans et aux disgrâces les plus injurieuses : agis, agis pour ne pas mourir. Il ne suffit pas de dire : « Je veux marcher à tout prix. » Il faut, pour cela, une route tracée et la force d’avancer sur ce chemin. Que d’obstacles ! Et d’abord la femme est trop faible. Il y en a plus d’une qui pourrait dire avec Aurora : « Mon père avait enveloppé sa petite fille dans un grand manteau d’homme, sans s’inquiéter s’il lui allait ou nom. » Ce père viril lui a appris que le prix d’une existence se mesure au bien qu’on fait, qu’il n’y a de bon en nous que ce qui est utile à autrui, qu’à se renfermer en soi on se ronge le cœur et que les forces se consument : il l’a élevée, en un mot, non comme une fille, mais comme un fils. Seulement, il a oublié de lui apprendre comme elle ferait pour forcer les barrières de la vie et braver les sourires des foules. Il ne lui a pas dit qu’une femme, et surtout qu’une jeune fille, qui agit trop, s’expose au dédain de tous et au scepticisme des meilleurs ; que la femme moderne est condamnée à tourner dans un cercle étroit ; qu’elle n’a d’autre issue, d’autre débouché à son énergie que l’amour et le mariage : qu’il lui faut, avant toute science, savoir se replier sur elle-même et souffrir en silence, et qu’enfin la valeur de la femme, — il y a de gros et bons livres qui l’affirment, — est infinie, « pourvu qu’elle se tienne au coin de son feu, » et ne dise jamais oui où le monde dit non. Quelle souffrance pour le cœur ardent d’Aurora Leigh ! Quelle entrave ! Quel carcan !

Puis, pour agir, il faut penser, et, de bonne foi, comme le demande Romney, est-ce que les femmes pensent ? Elles sentent, souffrent, pleurent, s’agitent, rient et se désespèrent. Mais pensent-elles ? Ce sont de charmantes compagnes, il est vrai, mais du cœur, non de l’intelligence. Penser, songez-y, ce n’est pas seulement rêver tout éveillé : c’est comme le dit à Aurora son cousin Romney, — « la voix mâle » du poème, celui en qui l’auteur a personnifié le sérieux de la vie, et la tristesse des choses, — c’est s’élever du fait à l’idée, du particulier au général, du relatif à l’absolu. Or les femmes sont essentiellement individualistes, personnelles, esclaves du fait et du détail, — et c’est pourquoi, conclut Romney, elles ne sauraient occuper utilement leur rang dans la bataille sociale. « L’humanité, pour vous autres femmes, c’est tel enfant, c’est tel homme ! » Ce n’est pas, ne sera jamais l’ensemble des êtres humains. Jamais femme n’a souffert pour une idée ; jamais femme n’a pleuré sur la folie du monde ; jamais femme n’a rêvé de sauver les hommes. Sauver un homme, beaucoup de femmes ont fait cela : sauver les hommes, elles ne l’ont su ni ne le sauront jamais : « Vous ne nous donnerez jamais un Christ ! » Faute de cœur ? Non certes, mais faute de cette vue claire de l’ensemble des misères humaines, qui est le propre de la raison virile. « Femmes que vous êtes, et rien que femmes, personnelles et passionnées, vous nous donnez de tendres mères, de parfaites épouses, de sublimes madones, des saintes admirablement patientes. » Mais jamais on ne verra sortir de vos rangs un de ces esprits qui transforment le monde : car le monde est mené par les idées, et vous n’avez à nous donner que du cœur. L’humanité n’a que faire des aumônes de votre bonté non plus que de la nôtre : ce qu’elle veut, c’est le droit, c’est la justice, qui vous est aussi indifférente qu’un « problème d’algèbre, » et vous ne savez qu’aimer et que plaindre. Sans doute, cela même fait, dit-on, votre supériorité en amour : « Personnelles et passionnées, » vous aimez plus profondément, plus sûrement. Tandis que l’amour n’est pour l’homme qu’un « agrandissement de soi, » il est pour la femme son but à lui-même. Mais ne voyez-vous pas que cet amour même, ce qu’il gagne en profondeur, il le perd en noblesse, et qu’il n’y a pas lieu d’en être si fières, comme d’une vertu ? Car l’amour, s’il n’est ennobli par des fins plus hautes, ce n’est, — pour parler franchement, — que de l’égoïsme à deux ; et, si le mot est vieux, la vérité est toujours neuve.

Il ne faut pas s’y tromper. Aux yeux de Romney, — comme à ceux de beaucoup parmi nos contemporains, — rien au monde ne se légitime plus que par l’utilité de la race. C’est pourquoi, vous êtes, Aurora, d’un autre temps que le nôtre. Vous auriez dû naître à l’enfance du monde, alors que l’humanité n’avait pas encore pris conscience de ses propres fins. Vous êtes visiblement en retard sur nous, les sages : — « Le paradis de l’amour est aussi démodé que celui d’Adam : » on n’y croit plus. Faites nager un cygne sur une rivière industrielle au milieu des fabriques de Birmingham ou de Manchester, du bruit des turbines et du charbon des cheminées : il y sera aussi déplacé que l’Amour, dieu des poètes, le serait au milieu du vacarme et du tumulte de ce siècle. Il faut, Aurora, pour longtemps encore, nous passer de musique : il y a des sifflets d’usines qui décidément font trop de bruit et nous rompent les oreilles, quoi que nous fassions.

Incapable d’agir et incapable d’aimer comme il faudrait, vous vous réfugiez dans l’art. Hélas ! là encore vous êtes dupe. Le temps est fini des nymphes, tritons et dieux marins, bons à décorer des fontaines, à orner des pelouses, à mettre une tache claire dans un fourré. — « Qui donc a le temps, je dis une heure, songez-y, de s’asseoir sur un talus pour écouter le tintement d’une cymbale que tient une main blanche ? » — Cela aussi est d’un autre âge. Nous sommes gens trop pratiques et trop ménagers de nos forces pour « sculpter des noyaux de cerises. » Or que faites-vous d’autre, vous, femmes, de grâce ? Quelques vers aimables, quelques pensées mignardes gracieusement enchâssées dans des rimes soignées, que pouvez-vous nous donner de plus ? — « Les femmes, a dit Schopenhauer, — d’accord, une fois par hasard, avec Romney Leigh, — sont et resteront dans leur ensemble les Philistins les plus accomplis et les plus incurables. » — Certes, il nous faut de l’art encore : mais ce n’est pas, Aurora, celui que vous croyez. Ce qu’il nous faut, c’est le poème de la souffrance humaine : — « Il nous faut maintenant le meilleur dans l’art, ou point d’art. » — Entendez-vous ce cri qui s’élève de tous les points du monde, cette grande clameur vers la justice et vers le droit ? C’est ce cri de détresse qu’il faut rendre. Sujet austère, je le veux bien ; mais c’est le seul digne d’un grand poète. Donnez-nous un poème « aussi réel que notre douleur, ou laissez-nous à cette douleur qui nous rend divins nous-mêmes par l’espérance et la patience. » — Mais ce poème, l’écrirez-vous ? une femme l’écrira-t-elle jamais ? J’en ai peur : il y faut un courage, une vigueur, une sombre énergie qui veulent, comme l’action elle-même, le génie d’un homme.

Ainsi, ou à peu près, parle Romney Leigh, et Aurora l’écoute sans trop le croire.

Mais elle est perplexe cependant. Voici sa vingtième année. Que fera-t-elle donc de sa vie et de ces dons si rares qu’elle a reçus du ciel ? Que fera Romney lui-même de sa vie à lui ? Elle le lui demande. Il répond, comme nous nous y attendons et comme plus d’un parmi nous serait tenté de répondre, par ces temps de socialisme endémique : — « Mon âme est assombrie, — à force de contempler cette somme des maux humains… — Puis-je faire autre chose… que d’y consacrer mes années, ma force, ma pensée, — et d’être parmi les sauveteurs, si toutefois il y a un salut, — dans cette détresse sociale ? Le sang de l’humanité, — qui bat dans mes veines, est assez fort pour me soutenir dans le devoir. » — Voilà bien les accens de « la voix mâle » s’opposant à ceux de « la voix féminine. » C’est un noble caractère que Romney, et très moderne, lui aussi : énergique, concentré, poussant le devoir jusqu’à l’ascétisme, capable des plus grands dévoûmens comme des plus durs sacrifices. D’un mot, Romney, c’est l’action.

Agissons, c’est sa philosophie, même au risque de nous tromper : agissons pour ne pas mourir, puisque aussi bien la douleur des autres nous tue. Et comme Aurora lui demande : — « Où allons-nous donc, que je le sache, moi aussi ? » — Il lui dit :


Toute la création, depuis l’heure de notre naissance, — nous trouble de questions. Pas une pierre — qui ne crie derrière nous, à chaque pas que nous faisons, lassés, — où vas-tu ? où vas-tu ? Je laisse les pierres répondre aux pierres. — C’est assez pour moi et pour mon cœur de chair — d’écouter les prières de mes semblables : — « Tout le frisson de mes nerfs est pour les hommes. » — Ils crient : — « Du secours ! de l’espérance ! du pain dans la maison ! — du feu quand il gèle ! » — Il faut qu’il y ait une réponse.


Que devons-nous faire pour commencer ? Aimer les foules, nous mêler à elles, savoir regarder de près et sans frémir les ulcères de l’humanité. Qui veut panser une plaie la nettoie d’abord. Mêlons-nous à ces misérables, gagnons leur confiance, aguerrissons-nous contre le spectacle de leurs maux et de leur mort. Nous avons à payer une lourde dette, une dette d’honneur d’autant plus lourde et plus sacrée que nous ne l’avons pas contractée. Elle nous vient de bien loin, cette dette : elle a quelques siècles, quelques centaines de siècles peut-être de durée. Nos pères l’ont contractée pour nous et nous payons la rançon de leurs folies et de leurs crimes. Maintenant nous vivons sur un cimetière : à chaque coup de pioche que nous donnons jaillissent des ossemens du sol fétide. D’où vient cela ? C’est que les iniquités des siècles passés ont jonché la terre de cadavres et qu’elle est humide encore du sang des victimes. C’est la grande « crise des siècles » qui menace de durer toujours, si les hommes de bonne volonté ne se raidissent un jour contre le mal et ne font au torrent une infranchissable barrière. Que sommes-nous auprès de cette foule ? Quel droit avons-nous de penser à nos plaisirs, à nos intérêts, à nos amours ? Ames molles et coupables, nous reculons devant l’œuvre de réparation. Le monde est « fou de douleur et de péché : » il a la peste. Que faites-vous, assis au bord des chemins, dans la verdure des buissons ? — Je voudrais agir ; mais je ne sais comment faire. — Levez-vous : moi non plus, je ne sais trop. Il se peut que mon remède soit un leurre : qu’importe ? quand 100, ou 1,000 ou 100,000 hommes auront usé leur vie à satisfaire le sphinx, peut-être qu’un jour, lassé de nos cris et de notre angoisse, il répondra.

Ainsi Romney mettra son énergie au service de la plus noble cause. Mais ne faut-il pas à l’énergie un soutien ? à la volonté un appui ? Et c’est pourquoi, au début du poème, Romney demande à Aurora, qu’il aime, d’être sa femme : — « Votre sexe, qui est faible pour l’art, est fort pour la vie et pour le devoir. » — Il espère qu’elle voudra être son inspiratrice et sa consolatrice aux jours d’épreuves. Mais elle refuse : en véritable femme, elle entend être aimée pour elle-même, non pour une idée : — « Ce que vous aimez, Romney, ce n’est pas une femme, c’est une cause. » — Elle veut l’amour, mais sans partage. Ils se quittent. Chacun ira de son côté. L’un agira sur les hommes, l’autre vivra de la vie du poète. L’un sera un grand philanthrope ; l’autre écrira de beaux vers et exprimera de nobles pensées. Ainsi ils exprimeront chacun l’une des deux faces de l’âme moderne. A travers quelles épreuves, quel drame pathétique et inoubliable, c’est ce que je laisse au lecteur le soin de chercher, ou de retrouver dans le poème, que je n’ai pas à raconter ici. Je voudrais seulement, puisque j’ai essayé de poser ce qu’on peut appeler « le problème moral » d’Aurora Leigh, indiquer brièvement quelle solution l’auteur nous laisse entrevoir.

Et ici je laisse parler une troisième voix, qui est, — autant que je puis juger, — celle d’Elisabeth Browning elle-même.


III

Plusieurs années se sont écoulées. Romney et Aurora viennent de se retrouver : l’un, aveugle, déçu, brisé par de longs et inutiles efforts, méconnu dans ses intentions, bafoué et ruiné par ceux-là justement, — ô ironie du sort ! — qu’il prétendait sauver, — mais non pas pourtant désespéré ; l’autre célèbre, heureuse d’être illustre et consciente du bien que ses poèmes ont fait, mais inconsolable au fond de n’avoir réalisé que la moitié de son rêve, et, cette moitié même, imparfaitement. Du haut d’une terrasse, au-dessus de Florence, — cette première et vraie patrie d’Aurora Leigh, — leur conversation, parfois lyrique, parfois ironique, semblable tantôt à une satire, tantôt à un hymne, à une prière, à un élan d’amour, — s’élève vers les étoiles. Peut-être qu’en complétant avec le reste de l’œuvre cet immortel dialogue, il nous sera donné d’entrevoir la pensée du poète sur l’action, sur l’art, sur l’amour.

Et d’abord comment agir, et pourquoi ? Il faut ici écarter tout d’abord le grand sophisme cher à nos contemporains : le culte de « l’humanitairerie, » comme eût dit Musset.

L’un des mérites de ce profond analyste qu’était Elisabeth Browning est sans doute d’avoir mis en lumière ce qu’il y a de conventionnel, d’arbitraire et d’injustifiable en somme dans le culte de l’humanité. Et notez que, pour ce qui est d’agir, c’est le nœud du problème. Agissons, nous disait tout à l’heure Romney Leigh, — et combien d’autres le disent et le redisent tous les jours, nous le savons de reste, — agissons parce que l’humanité souffre, ayons « la religion de la souffrance humaine. » Incapables d’agir parce que c’est le devoir, ou tout au moins ne sachant trop où notre devoir réside, ni même s’il réside quelque part, agissons par pitié, par bonté, par miséricorde. C’est une religion simple, qui demande une très petite dose de loi, et qui convient aux cœurs faibles et volontiers larmoyans. Elle a de plus l’avantage de ne choquer personne et d’avoir l’air bénin des choses très antiques. D’autres, plus ambitieux et plus systématiques, disent, — et Romney disait avec eux tout à l’heure : Que la solidarité humaine, qui est un fait incontestable, nous fortifie et nous console. Nous sommes certains, si nous le voulons bien, de diminuer la somme des maux en ce monde, et c’est, après tout, la seule chose qui importe. Sans doute, l’œuvre est difficile et surtout il ne faut pas compter en voir les fruits. Notre vie est trop courte pour réparer tant de maux séculaires. Il se pourrait que le grain ne levât que sur nos cendres. Qu’importe ? Nous ne sommes pas solidaires seulement des générations vivantes, mais encore des générations futures. L’humanité est une grande famille, où l’épargne des ancêtres profite aux arrière-neveux. Vous êtes, nous disent les apôtres de l’école humanitaire, trop enfermés dans les limites de votre personne. Sachez abdiquer votre moi, apprenez une fois pour toutes que vous n’êtes rien par vous-même. Vous n’êtes qu’un soldat dans une grande armée : qu’importe la mort d’un soldat au prix de la victoire finale ? Vous disparaîtrez, sans aucun doute, mais du moins vous aurez planté un jalon sur la route du progrès, semé quelques idées, agi pour le triomphe final du bien. Que vous faut-il de plus ? Il faut savoir vivre d’une espérance et mourir les yeux tournés vers l’Orient.

Ce rêve est noble, il faut le reconnaître, mais ayons le courage de dire avec Elisabeth Browning que c’est un rêve.

Travaillez, nous dit-on, pour le bien futur. Songez, suivant la formule d’un personnage de M. Renan, qu’un « Dieu se fait avec vos pleurs, » et que le mal présent est la condition même du bien futur. A quoi Romney, — mais un Romney désabusé et plus philosophe, un Romney seconde manière, — répond justement : « Mais moi, je sympathise avec l’homme, non avec Dieu, et quand je me tiens près d’un lit de mort, c’est la mort pour moi ; » et, empruntant une comparaison à la paléontologie, il ajoute : « Remarquez ceci : c’eût été une pauvre consolation pour la race des mastodontes de savoir, avant de devenir fossiles, que bientôt leur place dans la vie serait prise par les éléphans ; ils n’étaient pas, eux, des éléphans, mais des mastodontes ; et moi, qui suis un homme semblable aux hommes qui sont maintenant, et non à ceux qui seront peut-être un jour, je compatis aux maux des hommes dans l’agonie du présent. »

Cette révolte de la personnalité et du sens intime, — comment ne pas le croire avec le poète ? — ce n’est pas égoïsme : c’est revendication légitime des droits de l’individu, sacrifiés indûment à ceux de l’espèce. Eh quoi ! compter pour rien notre personne, sacrifier notre désir, annihiler notre volonté, abaisser toutes nos pensées et nos espérances devant le sentiment de l’universel, pour assurer un bonheur problématique à des hommes qui, un jour, vivront sur cette planète, — si elle existe encore, ce qui est à tout le moins incertain, — d’une vie aussi provisoire et aussi précaire que la nôtre, est-ce là tout l’idéal qu’on me propose ? Eh ! pourquoi sacrifierais-je ce que je suis et ce que j’ai à des fantômes sans consistance, qui, eux aussi, si je vous en crois, n’auront rien de mieux à faire que de se sacrifier à leur tour ? Quelle est cette monstrueuse immolation de vies humaines sur l’autel du plus chimérique des dieux ? Si je ne suis, en effet, qu’un soldat obscur dans une armée, ceux pour qui vous voulez que je travaille et que je me dévoue, que seront-ils donc de plus ? Et, si je proteste, au nom de mon individu, contre cette absorption de ma personnalité dans le groupe humain, que fais-je donc que de légitime ? N’est-ce pas après tout la nature même qui a mis en moi cet attachement à notre personne, et la loi suprême, n’est-ce pas l’individualisme ? La plus solide des réalités, — quelques-uns disent la seule, — n’est-ce pas mon être, ma vie, ma pensée ? Et me demander de sacrifier tout cela à je ne sais quelles ombres mobiles, n’est-ce pas me demander de renoncer à ma nature, qui est précisément de vouloir mon bonheur propre et de réaliser mes fins à moi ? Cette religion humanitaire dont vous voulez que je vive n’est qu’une « rêverie » ou qu’un fanatisme d’un nouveau genre. Elle n’a pas encore atteint son apogée, elle n’a pas revêtu toutes les formes dont elle est susceptible : et voici déjà que nous en sentons toute la fragilité, que le sophisme nous saute aux yeux, que nous comprenons combien le placement de nos efforts est infructueux et décevant. On nous dit : Nous n’avons de prix et de raison d’être qu’autant que nous sommes membres de la grande communauté humaine, car « toute la nature trahit le mépris de l’individu. » La nature physique, peut-être ; mais toute la morale n’est qu’une protestation contre ses lois. Il faut avoir le courage de dire, avec Romney, aux prophètes fiévreux de ce nouvel Évangile, à ceux qui prétendent ériger en dogme ce rêve d’un cerveau malade : « Nous avons besoin de plus de calme dans le travail ; — il nous faut savoir mieux les limites de notre œuvre, — savoir mieux que chaque homme est, pour la race, comme un nouvel Adam, — tenu de veiller, comme Adam, à garder, — intacte et pure sa propre personne, — sous peine de voir échouer tous ses efforts pour aider le monde. » Oui, chaque homme est un nouvel Adam : ce qui veut dire que, si chacun de nous est un terme, chacun de nous aussi est un commencement. Nous ne sommes pas seulement le résultat et le produit net des générations précédentes : nous sommes encore le point de départ et la cause volontaire des générations futures que nous modifions, soit en bien, soit en mal, à notre gré, comme une matière pétrissable, — et cela suffit à rendre notre personne infiniment précieuse. Rouages d’une machine, soit ; mais rouages d’un genre unique, qui vont ou s’arrêtent à leur gré, accordent ou refusent leur concours, et à qui il est permis de dire : « Cela sera » ou « cela ne sera pas. » Oui, l’humanité est grande, plus grande que vous ne le dites ou que vous ne le pensez. Mais elle n’est grande qu’autant que chacun de nous la veut ainsi et parce que « la poussière humaine, » c’est de la poussière d’esprits et de libres volontés. En un mot, la société humaine, c’est, suivant le mot d’Elisabeth Browning, « le total bruyant des unités silencieuses. » Mais, pour qu’il y ait un total, il faut des unités réelles : de là le prix de la personne. L’humanité vaudra ce que vaut chacun de nous. Elle n’a point de prix par elle-même, point de dignité ou de majesté innées. Pour se ravaler au niveau des dernières espèces animales, il lui suffit de le vouloir. Qui l’adore en masse adore donc un fétiche, une idole de bois, Moloch ou Baal : ce sont des dieux que vous faites à plaisir, et nous savons de quel limon on les pétrit : ils fondront au premier soleil. Si vous voulez me faire croire à l’humanité, faites d’abord que je croie à l’homme, et, si vous voulez établir le prix de la vie de l’espèce, montrez-moi d’abord le prix de la vie individuelle.

De là, de cette incertitude où nous sommes à l’égard de l’humanité et de sa valeur future ou absolue, vient la nécessité d’être modestes : « Moins de programmes, nous qui n’avons pas la prescience ! — Moins de systèmes, nous qui sommes tenus, et ne tenons pas ! — Moins de statistiques de masses à sauver, — par nations et par sexes ! Fourier est vide, — Comte, absurde, Cabet, puéril. — Il n’y a point de règles de vie sans la vie. » Voilà bien le Romney de la seconde période, celui qui est revenu des rêves humanitaires et qui a touché du doigt le creux des systèmes. Voilà, dirai-je aussi, celui à qui vont toutes nos sympathies, toutes nos volontés. « Le monde est vieux ; mais ce vieux monde attend l’époque où il sera renouvelé. — C’est pourquoi il faut que des cœurs nouveaux, vivant d’une vie individuelle — s’élèvent. « Il faut être prudent et se défier des utopies. Dieu seul est capable de faire du monde ce qu’en voudraient faire les socialistes en chambre, « un jardin anglais. » Car ils méconnaissent, eux, le prix de la personne, le prix de l’âme. Ils croient que le bonheur, c’est le bien-être. Ils pensent guérir la lèpre morale à force de « bains publics. » Ils s’imaginent que « le pain de l’homme fait toute sa vie. » Erreurs funestes : la vie se développe, non du dehors au dedans, mais du dedans au dehors. « On n’arrive à l’homme que par l’âme. » « La société, a dit plus sèchement M. Secrétan avec un sens profond des nécessités du moment, qui sont, au fond, des nécessités permanentes, — la société repose sur la conscience et non pas sur la science : la civilisation est avant tout chose morale. » Ce qu’il faut éveiller et satisfaire en nous, ce n’est pas, — ou ce n’est pas d’abord, — ce qui nous est commun à tous, les instincts, la soif, la faim, la vie du corps, mais bien ce qui est le propre de l’homme : la personne morale et la recherche du bonheur vrai.

Mais ce bonheur, quel est-il, et où le trouver ? Dans le travail seul et dans l’effort. Car ainsi seulement la personne se développe. « Oh ! la vie ! — combien de fois nous la rejetons, en pensant : « Assez, — assez de la vie ! voici une raison d’en finir : ici, il nous faut rompre avec la vie, — sous peine d’être indignes ! Nous voici frustrés, — mutilés, morts à l’espérance : adieu la vie ! » — Ainsi, comme des enfans mutins, nous fermons les yeux, — et croyons tout fini. Puis la vie nous appelle — d’une voix transformée, apocalyptique, — qui vient d’en haut, d’en bas, ou d’autour de nous : — peut-être l’appelons-nous la voix de la nature ou de l’amour, — nous trompant nous-mêmes, parce que nous avons plus de honte à avouer nos compensations que nos deuils : — enfin, c’est la voix de la vie ! enfin, nous faisons notre paix avec la vie ! » De fait, nous renaissons à l’action, et par suite la personnalité se réveille en nous. Le malheur n’est que l’abandon de notre personne, qui s’engourdit ou se glace. Le travail, c’est la joie : « La vertu s’enflamme au toucher de la joie comme une joue d’homme posée sur une main de femme. » Mais, de même que chacun de nous a sa façon d’être heureux et que la joie est en un sens chose tout individuelle, de même aussi le travail, étant individuel également et personnel, acquiert par là un prix inestimable. « Le droit au travail est ce qu’il y a de meilleur en ce monde. » Cette vérité banale, vous la méconnaissez donc en présentant le travail comme un mal qu’il faut combattre et restreindre. Ne dites pas aux hommes : « Le beau jour où vous ne ferez plus rien ! » Car, au fond, c’est le but que vous leur proposez : un monde où chacun aura le maximum de jouissances pour un minimum d’efforts. Le pauvre idéal ! Et l’étrange illusion que de vouloir dispenser également le droit à l’action, comme si l’action n’était pas ce qu’il y a de plus personnel en nous et par suite de moins susceptible d’être jaugé, réglé, mesuré ! Comme si c’était, encore une fois, un mal, un ennemi ! « Qui craint Dieu craint de rester assis à l’aise : » et, comme l’inaction est le fait de ceux qu’on appelle, par ironie sans doute, les heureux du monde, ainsi se trouve justifié ce mot tout évangélique : « Malheur à qui sort du repas rassasié ! » Il n’y a d’autre morale, — le siècle aura beau dire, — que la privation volontaire et qu’un peu d’ascétisme.

Peut-être objectera-t-on à Romney Leigh qu’en attendant le plus, il n’est peut-être pas mauvais d’avoir le moins et qu’à défaut du pain de l’âme, on peut essayer de donner aux hommes le pain du corps. Non certes, le bien-être n’est pas le bonheur ; mais c’en est peut-être le commencement. Nous qui cherchons une règle de nos actes, il nous semble qu’ici du moins nous pouvons tous agir sans nous tromper : bâtir des asiles, fournir du pain aux affamés, soigner les malades, fortifier les mourans, certes, ce n’est pas réaliser le bonheur en ce monde. (Qui donc le réalisera jamais ? Et n’est-ce pas une folie coupable que ce rêve qui hante un peu tous les cerveaux, ce rêve puéril du « Paradis sur terre, » suivant le mot d’un autre poète ? ) Mais c’est du moins à un mal certain substituer un moindre mal, peut-être même un peu de bien.

D’accord, nous répond le poète par la bouche de Romney. Mais n’oublions pas que la vie n’a de prix que dans la mesure où elle développe la personne. Or la personne, qu’est-ce, si ce n’est l’esprit ? Le grand ennemi de ce temps, c’est l’écrasement de l’esprit par les sens : « Nous sommes grossièrement portés, — à nous en tenir à la réalité palpable, comme les chiens tiennent un os… Nous mangeons de la boue, — comme ces peuples lointains, au lieu du blé d’Adam — et du vin de Noé : de la boue par poignées, de la boue par tas : nous nous emplissons de boue jusqu’à la gorge — et nous prenons la couleur noire de l’argile — dont nous vivons. » Ce qu’il faut surtout, c’est laver les yeux des hommes, que cette boue a souillés. Combien en est-il encore, de ces yeux, qui s’ouvrent à la splendeur du ciel ? Pourtant nous vivons dans la lumière, mais nous ne la voyons pas. « La terre est pleine du ciel. » Mais nous allons parmi ces merveilles sans les apercevoir. De cette troupe d’histrions en voyage qui est la race humaine, et qui passe sur cette route, poussant son chariot et fredonnant ses chansons, à peine si de loin en loin il s’en trouve un pour s’asseoir au bord du chemin, ôter ses sandales, rêver et admirer un instant : les autres cueillent des mûres sur les buissons et s’amusent sottement à s’en barbouiller le visage.

Ce qu’Elisabeth Browning nous propose en échange de ce grossier matérialisme, c’est une religion bien antique et une foi vieille comme le monde ; mais à quel point renouvelée, imprégnée d’un souffle vivifiant, animée et comme transfigurée par l’expérience morale et par l’autorité d’une vie d’efforts, c’est ce que je ne saurais dire. Il faut lire, et dans l’original, ces pages admirables, toutes platoniciennes par le souffle poétique, toutes modernes par l’expression un peu inquiète et un peu tourmentée, toutes chrétiennes et même mystiques par leur envolée audacieuse dans le monde invisible : — « Si tu veux être poète, avait dit Milton, que ta vie soit un poème ! » — Si tu veux sentir, nous dit l’auteur d’Aurora Leigh, la grandeur de l’idéal qu’on te propose, commence par te dépêtrer de la boue et de la fange. Alors seulement tu seras digne de voir et d’entendre. C’est une expérience à faire. Le prix n’en vaut-il pas la peine ? Il ne faut pas démontrer le bien aux hommes, mais le faire sentir à leur cœur. Le plus grand raisonneur du monde, s’il n’a éprouvé cela certaines lois, est un sourd qui parle d’harmonie : — « Si un homme pouvait sentir, — non pas une fois dans l’extase de l’artiste, — mais chaque jour, jour de fête, de jeûne ou de travail, le sens spirituel qui brûle à travers, — les hiéroglyphes du monde visible, — il peindrait désormais le globe avec des ailes, — il révérerait les poissons et les oiseaux, le taureau et la terre, — et son corps même, son corps d’homme. » — Alors il serait semblable à Aurora, quand, sur la terrasse au-dessus de Florence, elle a retrouvé Romney : une joie infinie l’embraserait, le soulèverait de terre. Il dirait comme ils disent, sous le ciel étoile : — « Toutes les fois que cette étoile scintille, il naît des âmes, — qui, elles aussi, travailleront. Que la nôtre soit calme. — Nous devrions avoir honte d’être assis sous les étoiles, — impatiens de n’être rien. » — Il faut savoir communier avec l’invisible, deviner, sous les formes fragiles, le type éternel, et, sous les réalités, leur symbole. La Nature et l’Esprit, séparer ces deux choses, c’est « vouloir la mort ! » car toute la création n’est qu’un hommage mystique à l’Idée. Seule, l’Idée existe et vit d’une vraie vie. Mais tel est notre matérialisme que, aveugles aux seules réalités, nous nous en tenons aux faits, qui ne font que les traduire. Nous nous obstinons à ne voir que l’envers des choses, à peu près comme des spectateurs qui voudraient juger la pièce du fond des coulisses.


Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l’éternelle obscurité.


Soit. Mais parfois cette nuit s’éclaire tout à coup, et, d’un coup d’œil, il nous est donné d’entrevoir l’ensemble des choses. Alors il nous apparaît clairement que nous prenions la nuit pour le jour et la pâle lueur des étoiles pour la clarté du soleil.

Un symbolisme très poétique et très noble, un idéalisme ardent et d’une audace qui d’abord déconcerte, puis séduit infiniment par ses envolées mêmes, un christianisme très moderne, enfin, sans rien d’officiel, comme dit M. Taine, et sans autre Dieu que « celui d’une âme ardente et féconde en qui la poésie devient une piété ; » — voilà, je pense, le fond de la religion d’Elisabeth Browning.


IV

Je demande pardon au lecteur du détour que nous venons de faire, en apparence seulement. Il fallait montrer quelle est, suivant le poète, l’inanité des premiers espoirs de Romney Leigh, — et comment ils se sont modifiés au contact de l’expérience, — avant de revenir aux premiers rêves d’Aurora. Peut-être verra-t-on plus clairement maintenant pourquoi et comment, à travers les épreuves de la vie, ceux-ci se sont fortifiés en somme et élargis.

Dans une religion comme celle d’Elisabeth Browning, rien n’est plus nécessaire que l’art. Qu’est-ce, en effet, que l’artiste, sinon précisément la traduction des symboles ? Ars est homo additus naturœ, écrit Bacon. Ici Aurora, le poète, a beau jeu sur Romney, l’homme d’action. Pourquoi Romney a-t-il faibli ? C’est sans doute pour avoir négligé cette force incomparable de la poésie : entendez par là, non pas seulement l’art de faire des vers ou d’aligner des rimes, mais encore toute cette puissance qu’a notre âme de s’élever au-dessus des faits et d’exprimer l’invisible : « Garder ouverte la route entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas, » c’est, en un mot, le rôle du poète. Rappeler aux hommes qu’il faut marcher les yeux levés, non attachés au sel ; que nous ne connaissons de l’univers que la moindre partie ; que, derrière ce rideau de nuées, se cache la lumière ; que, de notre propre personne enfin, nous ne savons que peu de chose, étant capables d’un développement presque infini et non soupçonné, c’est la tâche qu’Aurora s’est assignée. Et, par un paradoxe de la destinée, tandis que Romney, l’homme du siècle, des faits et de la science, échouait piteusement, elle, la rêveuse, l’utopiste, l’inspirée, réussissait contre toute espérance et éveillait plus d’un écho dans plus d’un cœur. Ne serait-ce pas que son ingénuité de jeune fille avait raison contre la philosophie de son cousin, quand, à vingt ans, elle lui disait : « Il faut une âme pour entraîner les foules, ne fut-ce qu’à nettoyer leur bouge ; il faut l’idéal pour enlever gros comme un cheveu de la poussière du réel ? » Cela semble une folie, d’abord. Mais les hommes, — ceux du moins qui ne pensent pas, autant dire presque tous, — sont ce que les font quelques volontés et quelques esprits : c’est une race effroyablement moutonnière. Or cette facilité même des masses à se laisser mener, si elle inquiète le penseur, le rassure aussi : car, si elle permet trop souvent le triomphe du mal, elle assure également, pour peu que nous le voulions, le triomphe du bien. Seulement, il y faut la foi robuste des poètes : il faut être comme obsédé, comme harcelé par l’idée du bien et de l’universel symbolisme : « Pour moi, dit Aurora, toujours — j’ai senti cette idée me donner la chasse dans les solitudes de la vie ; — ainsi Jupiter poursuivait Io ; et, jusqu’à ce que cette main divine — se pose, souveraine, sur moi, et jusqu’à ce que sur ma tête — elle lasse descendre sa grande paix immuable, — le taon infatigable me harcèlera de ses piqûres. — Cela doit être. L’Art est le témoin de ce qui est — derrière ce spectacle du monde. »

Et par cela seul il est bienfaisant. Il ne faudrait pas croire qu’elle le réduise à n’être que le serviteur très humble de la morale : poesis ancilla theologiœ. On lui ferait injure en le supposant et en oubliant qu’avant d’être Anglaise elle est Italienne, et compatriote de l’Arioste, avant de l’être de Milton. Non, l’art n’est à la remorque d’aucune théorie. Par cela seul qu’il est l’art, c’est-à-dire une interprétation du monde des phénomènes par l’esprit, il est grand, il est utile. Expliquer la vie des choses, la faire aimer, — et non pas seulement celle des choses proches et familières, mais celle des choses que nous ne pouvons qu’entrevoir. Car elle dirait aux poètes, comme M. Sully Prudhomme :


Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
O vous qui prétendez en dénombrer les flots !


C’est, je pense, toute sa théorie. « Voyez la terre, la verte terre, aussi certainement humaine que notre corps… » Il n’y a qu’un dogme de l’art, et c’est la vie universelle ; et la poésie n’a qu’un but, qui est de débrouiller l’écheveau des liens ténus qui unissent l’homme aux choses. Croyez-vous donc, ô Romney, que des doigts de femme ne s’y entendent pas ? Et, pour être femme, en a-t-on moins cette vertu suprême de l’artiste, la sympathie ?

Au fond, une seule chose est essentielle : c’est que le poète ait en lui le principe de vie. Comment rendrait-il la vie des choses, s’il ne vit lui-même, et, puisque tout, en définitive, est Esprit, s’il n’a la vie de l’esprit ? Telle est, dans sa simplicité, et, — il faut bien le dire, puisque nous avons changé et compliqué tout cela, — dans sa candeur, l’idée d’Elisabeth Browning sur la poésie. — « L’Art, c’est la vie, et vivre, c’est souffrir et peiner ; » mais non pas peiner par l’imagination seule, non pas rêver seulement qu’on peine ou qu’on souffre. Pourquoi donc la poésie aurait-elle l’inconsistance des rêves ? Il faut qu’elle soit si virile et si vraie que Romney lui-même ne puisse plus se demander pourquoi elle existe.

Mais, de toutes les formes de la vie, quelle est donc la plus harmonieuse, la plus complexe, la plus vraiment divine ? De tous nos sentimens, quel est le plus vulgaire à la fois et le plus noble, celui qui, plongeant ses racines dans les sens, s’épanouit dans l’esprit pur, celui qui surexcite entre tous toutes les facultés de notre être ? « L’âme, dit Amiel, doit se créer sans relâche. » Or, elle se crée surtout par l’amour. « L’art est grand, se dit Aurora à la fin de son récit, mais l’amour le surpasse. » Il ne faut pas seulement que l’art soit action, il faut qu’il soit amour. C’est une illusion de toutes jeunes âmes, — l’illusion d’Aurora à vingt ans, — c’est un sacrifice héroïque et absurde, de se résigner, par orgueil, à n’être pas aimées. Comment, en effet, « une artiste parfaite » se développerait-elle dans « une femme imparfaite ? » Oui, Romney avait raison de dire à une jeune fille, comme elle, qu’elle ne pouvait rien savoir et rien dire des réalités de la vie. Mais l’amour est un grand maître, et par lui, la raison des femmes devient virile. A mesure qu’elle avançait en années, elle l’a compris, en voyant les rêves de la première jeunesse se décolorer peu à peu, les fleurs de l’adolescence se faner et se flétrir. C’était comme un suaire qui, lentement, la couvrait toute : Oh ! dit-elle,


Rester assise seule — et penser pour toute consolation, — que ce soir même — des amans fiancés, penchés l’un vers l’autre, — sans cesser d’écouter, à demi distraits, le bruit charmant de leur haleine, — lisent peut-être quelqu’une de nos pages, — et s’arrêtent frémissans (comme si leurs joues s’étaient touchées), — quand telle ou telle strophe, en harmonie avec leur âme, — semble, comme un flot, porter leur propre pensée : « Voilà ce que je sens — pour toi ! » « Et moi, pour toi : ce poète sait ce qu’est l’amour éternel ! »


Hélas ! elle l’ignore, celle qui a écrit ces lignes : elle a cru qu’elle l’ignorerait toujours. C’est pourquoi, maintenant que Romney lui est revenu, elle sent « comme une pluie chaude de passion » qui lui mouille les yeux. C’est l’orage qui éclate et rafraîchit l’atmosphère. « O Art, mon Art, tu es grand, mais l’Amour est plus grand ! — L’Art est un symbole du ciel, mais l’Amour est Dieu… Je ne voulais pas être une femme comme les autres, — une femme simple qui croit à l’amour… O Romney, je suis bien changée depuis ! »

Cette fin du poème est une chose unique. Jamais sans doute, en aucune langue, l’amour n’a été exprimé en accens plus passionnés et pourtant plus purs, plus brùlans et pourtant plus chastes. Jamais hymne n’a été plus caressant à la fois et plus austère, plus frémissant et plus voilé, plus enflammé et plus pieux. Il faut renoncer à traduire l’intraduisible. Celle-là seule, il est permis de le dire (puisqu’elle l’a dit elle-même), pouvait écrire ces pages, qui, au milieu de la vie, à l’heure où les ombres s’allongent, a été, comme Elisabeth Browning, sauvée par l’amour.

Mais, si la passion satisfaite et nécessairement exceptionnelle n’est pas une loi de notre nature, ce sont des lois du monde moral, et les premières des vertus, que la foi et que l’espérance. Or le poème se termine sur un cri d’espérance et sur un acte de foi. C’est trop peu dire : il finit sur un élan mystique. Romney lève au ciel ses yeux aveugles : « Je compris, dit Aurora, que son âme voyait, » et elle cite les paroles du prophète de Pathmos : « Le premier fondement était de jaspe, le second de saphir, le troisième, de chalcédoine… et le dernier, d’améthyste. » Ce qu’ils voient tous deux, c’est la Jérusalem de l’avenir, celle qui sortira, triomphante, des efforts de l’homme. Mais si cette croyance leur est revenue, et cette fois définitive, c’est au prix de mille épreuves : là, sans doute, est la moralité suprême de l’œuvre d’Elisabeth Browning, celle qui nous intéresse surtout, nous qui n’avons pas su trouver encore cette foi si ferme, celle que, — réduits ici à ne pas raconter le poème, — nous n’avons pu qu’imparfaitement dégager. Elle s’impose pourtant. La vérité, non plus que le bien, ne se cueille comme un fruit mûr. Il faut la mériter, comme il faut mériter l’amour et l’art par un effort tout individuel et tout personnel, sans compter sur autrui. C’est une erreur, et même une faute, de dire que nous ne le pouvons pas. Chacun de nous peut gagner au moins l’une des récompenses offertes. Car nous avons en nous des forces énormes, plus grandes mille fois que nous ne le soupçonnons ; mais, au lieu de les concentrer, nous les gaspillons follement et les jetons au vent. C’est pourquoi nous ne croyons pas à un avenir de bonheur et de justice, bien que cet avenir (et cette pensée est effroyable) dépende de nous. Il faudrait, pour y croire, avoir commencé à le réaliser en nos cœurs.

Assurément, ce n’est pas là une grande découverte. Mais si l’idéalisme du poète d’Aurora Leigh n’est pas nouveau en ses traits essentiels, — et, à vrai dire, il serait étrange qu’il le fût, — il me semble pourtant qu’il a le mérite de poser nettement le problème social de ce temps, et sur son vrai terrain, qui est le réveil de la conscience morale. Il y a des époques où il y a quelque nouveauté à rappeler aux hommes que la civilisation est affaire d’âme. « Ou concentre-toi, ou meurs. » Ce mot de Michelet pourrait servir d’épigraphe à cette inoubliable Aurora Leigh. Concentre-toi, et ressaisis-toi. Alors peut-être tu pourras dire avec Elisabeth Browning, et avec tous ceux qui, sans trop y compter peut-être, rêvent un rajeunissement spirituel de la race humaine : « It is the hour for souls. Voici l’heure des âmes. »


JOSEPH TEXTE.