La Philosophie de la Révolution française/02

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La Philosophie de la Révolution française
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 270-296).
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LA PHILOSOPHIE DE LA RÉVOLUTION


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II.

LES HISTORIENS RÉPUBLICAINS ET LES CRITIQUES DE LA RÉVOLUTION[1].


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La plus grande exagération des théories révolutionnaires a surtout coïncidé avec les dernières années du gouvernement de juillet. Depuis cette époque, ces doctrines ont commencé à rétrograder ; la philosophie de la révolution a paru s’apaiser, et elle est entrée dans la voie de l’examen et de la critique. On trouvera sans doute étrange d’entendre dire que l’idée révolutionnaire s’est apaisée de nos jours, lorsque au contraire c’est nous qui en avons vu les plus terribles effets ; mais nous parlons ici des opinions et non pas des actes, et surtout des opinions dans l’ordre de la haute théorie et de la philosophie historique. Or, s’il est vrai que les passions et les préjugés révolutionnaires sont aussi ardens que jamais dans les classes populaires et trouvent encore des organes dans la basse littérature politique, on peut affirmer cependant que depuis une vingtaine d’années ces théories ont cessé de produire des œuvres sérieuses et importantes, et que le courant des esprits élevés s’est plutôt porté en sens inverse. C’est là un fait important et jusqu’à un certain point rassurant, car, s’il est vrai que les idées, surtout les idées sages, mettent beaucoup de temps à descendre dans les foules, il est très certain aussi qu’elles finissent toujours par y pénétrer plus ou moins. Il n’est pas moins certain que les mouvemens populaires deviennent stériles quand ils ne proviennent pas de principes nés au-dessus d’eux : le jacobinisme et le socialisme sont des doctrines venues au monde dans les classes lettrées. Si ces doctrines ne trouvent plus d’aliment dans le sein des classes dirigeantes, il y a lieu d’espérer que leurs conséquences s’atténueront ou s’affaibliront avec le temps. Quoi qu’il en soit de ces prévisions optimistes, reprenons la suite de ces études et conduisons-les jusqu’au temps présent.


I. — LA REPUBLIQUE ANTI-JACOBINS. — MM. MICHELET ET QUINET.

Le jacobinisme socialiste étant le terme le plus avancé de la philosophie révolutionnaire, c’est de ce point qu’il faut partir pour revenir à des idées plus justes et plus modérées. Si la polémique contre les idées fausses est toujours utile, elle l’est surtout lorsqu’elle part des camps les plus voisins de ceux qui défendent ces idées. Par exemple, un républicain qui attaque le jacobinisme a beaucoup plus d’autorité qu’un conservateur. Celui-ci en effet est toujours suspect d’avoir des préjugés, et il en a ; il ne fait pas les concessions nécessaires, et, injuste sur certains points, on peut supposer qu’il l’est sur tous. Il confondra volontiers dans une réprobation commune le jacobinisme et la démocratie, le socialisme et la république, et par là il fortifiera sans le vouloir le jacobinisme et le socialisme de tous les élémens de force réelle que la démocratie et la république peuvent posséder dans l’état social de notre temps. Le républicain au contraire, en combattant le jacobinisme et le socialisme, réduit ces sectes extrêmes à elles-mêmes, et leur enlève l’appoint des principes démocratiques. On aura donc raison de présenter les historiens républicains de la révolution qui se sont séparés du jacobinisme comme ayant rendu à la cause de l’ordre et de la liberté des services plus efficaces peut-être que les historiens rétrogrades et conservateurs. Tel sera le mérite commun de deux écrivains dont les noms sont liés par l’amitié, par l’origine commune de leur célébrité, par la communauté de leurs opinions et l’analogie même de leurs points de vue, MM. Michelet et Quinet, deux noms qui paraissent aussi inséparables que ceux de MM. Thiers et Mignet, et qui de même que ceux-ci se sont appliqués au problème de la révolution ; l’un plus poète, l’autre plus philosophe, tous deux éminens écrivains malgré les mirages qui égarent trop souvent l’imagination de l’un et les nuages qui obscurcissent la pensée de l’autre.

On s’étonne qu’avec l’instrument d’erreur qu’il porte en lui-même, à savoir une imagination excessive, M. Michelet ne se trompe pas plus souvent, et même qu’il saisisse quelquefois avec une merveilleuse justesse la vérité historique. Son histoire de la révolution, fatigante par la forme apocalyptique qu’il adopte systématiquement, n’en est pas moins remplie de vues justes et saisissantes. Nul n’a mieux que lui, par exemple, démêlé un des faits essentiels, peut-être le fait capital de la révolution, à savoir le paysan propriétaire, ou tout au moins le paysan affranchi : c’est ce qu’il appelle « le mariage de la terre et de l’homme. » Nul n’a mis plus en relief un des sentimens les plus vifs et les plus profonds de l’ancienne société française, sentiment encore tout chaud en 89 : l’amour du roi. « J’entends ce mot sorti des entrailles de l’ancienne France, mot tendre, d’accent profond : mon roi ! » C’est ce sentiment même qui explique la défiance et la haine qui ont succédé ensuite. « Avoir cru, avoir aimé, avoir été trompé dans son amour, c’est à ne plus croire à rien ! » Ce que M. Michelet a surtout saisi admirablement, c’est le caractère de spontanéité et d’unanimité qu’a eu la révolution à son début. Il dit avec raison que tout ce qu’il y a de bon est l’œuvre de tout le monde, et que ce qu’il y a de mauvais est l’œuvre de quelques-uns. Les grands faits sociaux se sont produits « par des forces immenses, invisibles, nullement violentes. » Il y a eu là un moment unique dans l’histoire, où le cœur de l’homme s’est élargi. C’était l’explosion d’un sentiment nouveau dans le monde, l’humanité. La révolution aima « jusqu’à l’Anglais, » son éternel ennemi. Qu’on en juge par un trait bien plus étonnant, « les journalistes firent trêve. » Ce sentiment de l’unité par l’union des âmes va chez M. Michelet jusqu’à l’effusion panthéistique. Il s’écrie comme ferait un philosophe hindou : « Ah ! si j’étais un, dit le monde ! Si j’étais un, dit l’homme ! »

Ainsi la révolution a été faite par tous ; elle n’a pas été l’œuvre d’une secte ou d’un parti. Ce vif sentiment de l’unité nationale qui éclate dans la révolution est la réfutation de la théorie jacobine qui sacrifie la France à la gloire de quelques hiérophantes. Pour M. Michelet au contraire, l’acteur principal de la révolution a été le peuple, et « les ambitieuses marionnettes » qui ont cru la conduire doivent être ramenées à leur juste mesure. Comme le peuple est le vrai acteur, il est aussi le vrai juge. Écoutez-le. — Qui a gâté la révolution ? C’est Marat et Robespierre. Le peuple « aime Mirabeau malgré ses vices, et condamne Robespierre malgré ses vertus. — Quelques-uns disent : Le bonhomme a perdu l’esprit. Prenez garde ; c’est le jugement du peuple. » Ce qu’il a retenu de 93, « c’est que la saignée n’en vaut rien. » Bien entendu que le peuple ici ne signifie pas telle ou telle classe populaire, mais tout le monde, c’est-à-dire le pays.

A la fausse histoire qui fait commencer dès l’origine la triste querelle de la bourgeoisie et du peuple, M. Michelet oppose avec raison l’union des classes dans les premiers temps. Jamais, suivant lui, la bourgeoisie ne fut moins égoïste, jamais elle ne sépara moins ses intérêts de ceux des ouvriers et des paysans. N’opposez pas la fraternité à la liberté. C’est la liberté qui peut rendre possible la fraternité. Rien de plus libre que le sentiment fraternel. C’est justement lorsque la révolution a proclamé les droits de l’homme « que l’âme de la France, loin de se resserrer, embrasse le monde entier. » La grande époque, l’époque humaine de notre révolution, a eu pour auteur tout le monde ; l’époque des violens n’a eu pour acteur qu’un très petit nombre d’hommes. Alors la nation entière, sans distinction de partis, presque sans distinction de classes, marcha sous le drapeau fraternel.

Le jacobinisme a été une secte étroite se substituant à la nation. « Les jacobins avaient quelque chose du prêtre. Ils formaient en quelque sorte un clergé révolutionnaire. » Pour M. Louis Blanc, les girondins représentent la bourgeoisie, les montagnards le peuple. Rien de plus faux selon M. Michelet, qui nous paraît être ici dans le vrai historique. Les jacobins n’étaient pas moins des bourgeois que les girondins ; « pas un ne sortait du peuple. » La stérilité des girondins tient non pas à leur qualité de bourgeois, mais à leur fatuité d’avocats. Les deux sectes avaient cela de commun de se croire l’une et l’autre bien au-dessus du peuple : « les deux partis récurrent leur impulsion des lettrés. » C’est une erreur historique grave de transporter nos questions sociales d’aujourd’hui à l’époque de la révolution : elles n’occupèrent jamais que le second plan. On veut voir du socialisme dans toutes les émeutes populaires. C’est insulter au peuple et le rabaisser. « Partout où ils rencontrent du pillage, du brigandage, c’est le peuple, voilà le peuple ! » Selon M. Michelet, la question ouvrière n’existait pas alors, et même « la classe ouvrière n’était pas née. » La France nouvelle, celle du paysan et de l’ouvrier, s’est formée en deux fois : « le paysan est né de l’élan de la révolution et de la guerre et de la vente des biens nationaux. L’ouvrier est né de 1815 et de l’élan industriel de la paix. » Écartez l’hyperbole, et nul doute que ces lignes ne soient l’expression de la vérité.

Si M. Michelet combat avec autant d’esprit que de sens historique la doctrine du jacobinisme socialiste, lui-même est à son tour sous l’empire de certaines passions et de certains préjugés qui altèrent singulièrement la justesse de son coup d’œil. Il a deux ennemis, et, comme on dit vulgairement, deux bêtes noires : c’est le prêtre et l’Anglais. De même qu’on disait autrefois que tout était la faute de Voltaire et de Rousseau, tout est, pour M. Michelet, la faute du clergé et de l’Angleterre. Ce sont les deux traîtres de mélodrames qui viennent troubler dans son histoire les candides élans de son mysticisme humanitaire. « Une main perfide, odieuse, la main de la mort, s’est offerte au parti de la liberté, et celui-ci, pour plaire à l’ennemi (le clergé), a renié l’ami (le XVIIIe siècle). » Voilà pour le prêtre. L’Angleterre de son côté trompait la France « par son faux idéal, » par le prestige de ses institutions « locales, spéciales, insulaires. »

On s’étonne aujourd’hui, à la distance où nous sommes du temps où M. Michelet écrivait ces lignes, de cette haine pour l’Anglais qui a presque entièrement disparu de nos mœurs. Les institutions anglaises ne sont plus l’objet de notre haine, elles le seraient plutôt de notre envie. Où est le temps où nous nous croyions le droit de dédaigner ces institutions, et où nous nous persuadions que nous les avions dépassées ? Lorsque M. Michelet nous dit : « L’Anglais est un outil, le Français est un homme ! » nous n’avons pas à renier cette seconde proposition ; mais à qui aujourd’hui fera-t-on croire la première ?

La haine la plus profonde de M. Michelet n’est pas pour l’Anglais, elle est pour le prêtre. Pour lui, la révolution est essentiellement antichrétienne. Il n’y a que deux grandes époques dans l’histoire de l’Europe : le christianisme et la révolution. Sans doute ces deux grandes doctrines ont un principe commun, le principe de la fraternité ; mais la révolution fonde la fraternité « sur l’amour de l’homme pour l’homme ; » le christianisme la fonde sur une parenté commune, sur une filiation qui, du père aux enfans, transmet aussi bien la solidarité du crime que la communauté de sang. En un mot, le christianisme est tout entier dans deux dogmes : le péché originel et la grâce. La révolution est « la réaction tardive de la justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce. » Par exemple, la révolution, en abolissant la noblesse et l’infamie héréditaire, a protesté contre la grâce et le péché originel.

Tout cela est bien théologique et fort arbitraire. Les peuples protestans, qui ne laissent pas que de faire une large part dans leur théologie au dogme de la grâce et du péché originel, sont néanmoins arrivés de leur côté, au moins quelques-uns d’entre eux, à la liberté et à l’égalité, c’est-à-dire au but précisément poursuivi par la révolution. Sans doute la révolution s’est placée à un point de vue qui n’est pas celui du christianisme, à savoir le point de vue du droit naturel, de la liberté et de l’égalité naturelle des hommes, tandis que le christianisme, dans son sens primitif, n’a jamais entendu la liberté et l’égalité qu’au point de vue religieux. C’était comme membres du royaume des cieux et non comme habitant cette terre que les hommes devaient être libres et égaux. Le royaume de Jésus-Christ n’étant pas de ce monde, ce n’était pas ici-bas que les petits pouvaient être élevés et les grands abaissés. C’est ainsi que l’esclavage, le servage, le privilège sous toutes ses formes, trouvaient aisément leur justification, et l’on comprend que l’église elle-même, sans renier ses principes, pût prendre sa place dans ce système d’inégalités plus ou moins adouci par la charité chrétienne, mais en même temps maintenu dans ses principes essentiels par cette idée que la croix est la condition naturelle et légitime du chrétien, et qu’elle est nécessaire pour faire éclater la patience de l’un et le dévoûment de l’autre. À ce point de vue austère et mystique, trop facilement conciliable avec tous les abus du despotisme, la révolution opposait celui de la philosophie du XVIIIe siècle, à savoir que les hommes étaient libres et égaux comme hommes, et non pas seulement comme frères en Jésus-Christ, qu’ils devaient pouvoir tous user de leurs facultés librement et au même titre, et cela sur cette terre et non dans la Jérusalem mystique où on les avait toujours ajournés jusque-là. Ce principe était en effet bien différent du principe chrétien, surtout de ce principe formulé et organisé dans la hiérarchie catholique et papale.

Cependant aucun principe de ce bas monde (même parmi ceux qui se donnent comme venant d’en haut) ne se développe dans la pratique avec la rigueur abstraite des théoriciens. Une fois admis dans l’esprit des hommes, les principes y sont tempérés, modifiés, assouplis par le bon sens, par les circonstances, par le cœur humain, par mille causes qui les empêchent de porter toutes leurs conséquences. Que si théoriquement, par un certain côté, le dogme chrétien pouvait favoriser et justifier l’inégalité sociale, par un autre côté il la combattait et l’atténuait continuellement. Que ce fût au nom de la charité ou au nom du droit pur, que ce fût comme frères en Jésus-Christ ou comme frères en humanité, peu importait au bon sens populaire, peu importait aux cœurs généreux qui tiraient de ces principes tout ce qu’ils contenaient au profit des hommes. C’est ainsi que le principe de la fraternité, en même temps que le progrès nécessaire des choses humaines, amenait une égalité pratique de plus en plus grande, et, lorsqu’au XVIIIe siècle les philosophes sont venus professer leurs principes, et la révolution les appliquer, les chrétiens ont pu dire avec une certaine raison que c’étaient leurs propres principes que l’on empruntait. Sans doute la politique catholique a pu accentuer plus tard, comme le faisaient les philosophes de leur côté, l’opposition du christianisme et de la révolution ; mais, outre que le catholicisme n’est pas tout le christianisme, il se fait toujours dans la pratique des accommodemens que la théorie ne connaît pas. Il est donc excessif de présenter l’antagonisme des deux principes comme absolu, irrémédiable, et M. de Tocqueville a eu raison de dire que c’est plutôt en apparence qu’en réalité que la révolution s’est montrée antichrétienne. Elle n’exclut pas le christianisme ; elle lui laisse la place ouverte parmi les influences morales qui se meuvent dans le sein d’une société affranchie. Sans doute le dogme proteste, car ce qu’il lui faut, ce n’est pas une place dans la société, c’est la possession de la société elle-même ; cependant malgré lui il s’accommodera à cette société, plus chrétienne en réalité que celle qu’il regrette.

Le livre de M. Edgar Quinet, publié quelques années après celui de M. Michelet, se présente avec un caractère bien différent. Entre les deux livres, il y a une date terrible : 1852. L’un et l’autre n’ont pas cessé d’être des croyans, des apôtres ; toutefois dans M. Michelet la foi est encore juvénile, candide, entière ; dans M. Quinet au contraire, on sent un apôtre cruellement trompé, interrogeant avec anxiété le dogme qu’il a jusqu’alors prêché, et, sans cesser d’y croire, se disant à lui-même les plus cruelles vérités. « Tout un peuple, dit-il, s’est écrié : Être libre ou mourir ! Pourquoi des hommes qui ont su si admirablement mourir n’ont-ils pas su être libres ? » Tel est le problème que M. Quinet s’est posé dans son livre sur la révolution, remarquable écrit plein de feu et de passion, de tristesse et d’émotion, et d’une noble philosophie.

Ce n’est pas que l’auteur abandonne la cause de la révolution, loin de là : il veut bien l’accuser lui-même, il sera le premier à dire la vérité à ses héros ; mais il ne veut pas laisser aux adversaires le droit d’abuser contre sa foi des critiques qu’il dirige contre elle. C’est ainsi qu’il défend la révolution du sophisme qui représente la politique révolutionnaire comme une chose inouïe dans le monde, comme si ce fût elle qui eût inventé le principe de la raison d’état. On lui reproche sa politique violente à l’égard des émigrés : Louis XIV n’a-t-il pas expulsé de France 200,000 protestans ? On lui reproche les arrestations arbitraires : n’y avait-il pas les lettres de cachet dans l’ancien régime ? On lui reproche des massacres odieux : n’y a-t-il pas eu dans le monde un Philippe II, un duc d’Albe, une inquisition, une guerre des albigeois, une Saint-Barthélémy ? La révolution est sans doute criminelle d’avoir emprunté aux tyrans leur politique ; mais c’est à l’école de l’histoire qu’elle a emprunté cette politique. D’ailleurs c’est elle-même qui a déposé contre elle. Si la révolution eût été un prince héréditaire, servi par une cour complaisante, entouré d’une nation muette, combien toutes les horreurs qui l’ont ensanglantée et déshonorée eussent-elles été atténuées et adoucies par la tradition ! C’est la révolution au contraire qui, se faisant son procès à elle-même, a prêté des armes à ses adversaires ! Le procès de Carrier, de Fouquier-Tinville, de Lebon, c’est la révolution se jugeant, se punissant, se livrant à la vindicte de l’avenir. A-t-on jamais vu un tyran faire le procès de l’exécuteur des hautes œuvres qui n’a fait qu’obéir à ses ordres ? « Louis XI a-t-il fait le procès de Tristan l’Hermite ?… Les royalistes se sont bien gardés d’intenter un procès à Charette pour les 250 hommes qu’il fit massacrer sur le préau pendant qu’il entendait la messe. »

Si la révolution n’est pas coupable d’avoir inventé la tyrannie, elle est coupable de s’en être servie, et il faut avouer d’ailleurs que la condensation de tyrannie systématique qui a dominé pendant dix-huit mois sous le nom de terreur est un phénomène effroyable qui confond l’imagination, révolte le cœur, ébranle toutes les cordes de la pitié, et semble au-dessus des lois ordinaires de la politique et de l’histoire. Quelles sont les causes et quels ont été les effets de ce phénomène ? C’est ce que recherche M. Edgar Quinet dans un bien remarquable chapitre de psychologie politique sous ce titre : théorie de la terreur.

La terreur a d’abord été un accident. Robespierre et Saint-Just l’ont changée en système. D’un vertige passager, les terroristes firent l’âme et le tempérament de la révolution. Une autre cause fut le mépris des individus, triste legs des âges. La révolution fut bientôt une sorte d’être abstrait, une idole qui n’a besoin de personne, qui peut sans dommage pour elle-même engloutir les individus les uns après les autres, et grandir de l’anéantissement de tous. « Autant vaudrait dire que les hommes pourraient être anéantis sans dommage pour l’humanité. » Cette théorie étrange conduisait la révolution à faire sans cesse le vide autour d’elle, sans s’apercevoir que c’était elle-même qu’elle détruisait. Une autre cause de la terreur fut, qui le croirait ? la philanthropie. Les révolutionnaires élevés à l’école de Jean-Jacques Rousseau croyaient que l’homme et le peuple sont bons naturellement ; cependant, comme le mal persistait, il fallait qu’il y eût trahison, conspiration. Ils attribuaient à la volonté humaine ce qui était le fait de la nature des choses. « Si vous eussiez pu descendre dans l’âme des terroristes, vous eussiez vu un bien autre spectacle, car non-seulement le passé à demi dompté rugissait autour d’eux, mais ils en portaient une partie en eux-mêmes ; ils étaient complices sans le savoir de la conspiration qu’ils dénonçaient. »

Telles étaient les causes de la terreur ; quelles en étaient les conséquences ? La première, c’est que le terrorisme employé comme système ne peut pas avoir de fin. On est condamné à l’employer toujours ou à périr, car la barbarie crée sans cesse de nouveaux ennemis qui n’épient que l’occasion d’éclater. De plus, les hommes une fois habitués à être conduits par la peur, il n’y a plus moyen de rien obtenir d’eux par une autre voie. On défend la terreur par la nécessité de sauver la révolution, et l’on invoque le succès pour justifier les moyens. Ce succès, où est-il ? « Il fallait ces supplices pour tout sauver, et moi, après une expérience de quatre-vingts ans, je demande aujourd’hui avec la postérité : Que pouvait-il donc nous arriver de pis ? » On a déjà vu la terreur au moyen âge, sous le nom de l’inquisition. Pourquoi les hommes sont-ils plus indulgens pour l’inquisition que pour le terrorisme ? C’est que, les terroristes plaçant leur idéal sur terre et promettant instantanément la félicité pour tous, le démenti donné par la réalité à leurs promesses était trop flagrant. Tout le monde sait en effet que la cité de Saint-Just ne s’est point réalisée, et que ses auto-da-fé ont été stériles ; mais la cité de saint Dominique et de Sixte-Quint échappe aux yeux mortels.

Le livre de M. Edgar Quinet se termine par l’examen anxieux de ce problème : la France sortira-t-elle de la révolution par la liberté ou par le despotisme ? La crainte de tous les esprits libéraux est de voir la France retourner au bas-empire. Il semble que ce mal soit conjuré à l’heure où nous écrivons. Cependant nul ne peut prévoir l’avenir. L’une des raisons que donne l’auteur en faveur de ses espérances, c’est qu’en France il n’y a pas de plèbe comme à Rome, et que le peuple n’y est pas devenu « populace. » Est-ce bien vrai ? Et n’aurions-nous pas encore cette dernière épreuve à subir ? Tandis que l’on se relève d’une part, et que la liberté se reprend à espérer, ne voit-on pas d’autre part le mal démagogique arriver à des proportions effroyables, égaler par ses forfaits sans compensation l’horreur des crimes révolutionnaires ? C’est un aspect des choses que l’auteur ne pressent pas assez ; il ne voit dans la terreur qu’un système machiavélique, imité des cours et des aristocraties, né des traditions du despotisme, et l’engendrant à son tour. Il n’a pas assez vu dans la révolution le côté démagogique, aussi réel que le précédent, la multitude envahissant les assemblées politiques, promenant les têtes au bout des piques, clabaudant dans les sociétés populaires, et courant à la guillotine comme à un spectacle. Un tel peuple, il faut l’avouer, n’est pas bien loin d’être ou de devenir une populace. L’auteur ne signale point assez cette démagogie si connue des anciens et si bien décrite par leurs publicistes, cette démagogie qui est la vraie mère du césarisme, lequel n’est à son tour que la démagogie couronnée. A côté des faiblesses de la tradition révolutionnaire pour l’autorité et la dictature, il ne faut point oublier ses faiblesses pour les mouvemens désordonnés. Tout ce qui s’insurge est toujours le peuple ; tout ce qui viole la loi, c’est le peuple ; tout ce qui est ignorant, brutal, c’est le peuple ; tout ce qui veut quelque ordre et quelque règle, quelque limite, c’est toujours la trahison, le privilège, la réaction. Si quelque chose peut contribuer à changer un jour malheureusement ce peuple en populace, c’est cette faiblesse pour ses erreurs et ses fautes, qu’il ne faut point confondre avec une juste pitié pour ses misères. Que la démocratie, après avoir répudié, comme le fait M. Quinet, la tradition de la dictature révolutionnaire, répudie également la tradition de la démagogie révolutionnaire ; si lui-même l’eût fait dans une occasion récente, il eût travaillé plus efficacement pour sa cause que par le silence, car, si la victoire devait un jour, pour notre malheur à tous, appartenir au césarisme, ce serait la crainte de la démagogie qui lui livrerait encore une fois nos destinées, les hommes de tous, les temps et de tous les pays étant toujours prêts à sacrifier la liberté à la sécurité.


II. — LA CRITIQUE FRANCAISE. — LA CRITIQUE ALLEMANDE. — M. DE TOCQUEVILLE. — M. DE SYBEL.

L’année 1852 a déterminé une véritable crise dans la philosophie de la révolution française. Une profonde déception, une déviation inouïe des principes jusque-là chers au pays, on le croyait du moins, une tendance malheureuse à sacrifier les résultats moraux de la révolution aux résultats matériels, une nouvelle forme d’absolutisme se produisant sous le prestige même des idées qui avaient dû effacer à jamais le despotisme du monde, — en même temps une science un peu plus étendue, une comparaison de notre état avec celui des peuples voisins, la triste conviction trop justifiée par l’expérience que plusieurs de ces peuples, sans tant de crises ni de désastres, avaient atteint peu à peu par le cours des choses cette liberté politique que nous avions rêvée et que nous avions manquée, et même, au point de vue de quelques grandes libertés sociales, nous avaient devancés et surpassés, tandis qu’un grand peuple au delà de l’Atlantique réalisait à la fois dans toute son étendue ce grand programme de liberté et d’égalité dont nous commencions déjà à sacrifier la moitié, sauf plus tard à abandonner l’autre : toutes ces vues, toutes ces réflexions, expériences et comparaisons ont contribué à jeter des doutes sur cette croyance à la révolution que tous partageaient à quelque degré, les sages avec réserve, les exaltés avec fanatisme, mais qui semblait faire partie de la croyance de la France en elle-même, croyance que tant de grandeur dans le passé et dans un passé si récent paraissait justifier.

De là une direction toute nouvelle donnée aux théories récentes sur la révolution française. On commence à être frappé du peu de respect que la révolution avait eu pour la liberté de l’individu, de son culte pour la force, de son idolâtrie pour la toute-puissance du pouvoir central ; on se demande si, en établissant dans le monde moderne l’égalité des conditions, la révolution, comme autrefois l’empire romain, n’avait pas préparé les voies à une nouvelle forme de despotisme.

Aucun publiciste n’a été plus frappé de cette pensée que le célèbre et pénétrant Alexis de Tocqueville, et il l’avait eue bien avant tout le monde. Le premier, dans son livre si original de la Démocratie en Amérique, il avait, dans des temps pacifiques, modérés, constitutionnels, menacé les peuples modernes « de la tyrannie des césars, » prédiction étrange que nulle circonstance, nul événement, nul symptôme apparent ne paraissait autoriser. Plus tard, justifié en quelque sorte par les événemens, il reprenait cette pensée et la développait avec la plus rare sagacité dans son beau livre sur l’ancien Régime et la révolution.

Il y réfute ceux qui ont cru que la révolution était essentiellement anarchique. C’était, selon lui, prendre l’apparence pour la réalité, la forme pour le fond. Sans doute, la révolution a beaucoup détruit ; comme elle était appelée à mettre fin au régime féodal, elle a dû s’attaquer à la fois à tous les pouvoirs établis, ruiner toutes les influences reconnues, effacer les traditions et « vider en quelque sorte l’esprit humain de toutes les idées sur lesquelles s’étaient fondés jusque-là le respect et l’obéissance. » Ce ne sont là que des débris ; du sein de ces ruines amoncelées s’élève un pouvoir central immense, absorbant et engloutissant dans son unité toutes les parcelles d’autorité et d’influence dispersées auparavant dans les pouvoirs secondaires et éparpillées dans le corps social, — pouvoir auquel on n’avait jamais rien vu de comparable depuis la chute de l’empire romain. Les gouvernemens fondés par la révolution sont fragiles sans doute ; tout fragiles qu’ils sont, cependant ils sont cent fois plus puissans que les gouvernemens antérieurs, « fragiles et puissans par les mêmes causes. » A l’envi de la révolution, les princes nouveaux à leur tour détruisent partout les pouvoirs moyens pour établir leur despotisme ; la révolution, qui avait été « leur fléau, » est devenue « leur institutrice. »

Mais, si la révolution a pu servir d’exemple aux monarques absolus, il faut reconnaître qu’elle-même n’a fait que suivre l’exemple déjà donné antérieurement par la monarchie absolue : aussi est-il vrai de dire, selon Tocqueville, qu’elle a beaucoup moins innové qu’on ne le croit généralement. Elle a étonné par son explosion subite et extraordinaire ; toutefois cette explosion n’était elle-même que la suite d’un long travail antérieur et d’une œuvre à laquelle avaient coopéré de nombreuses générations. À ce point de vue, Tocqueville n’a pas de peine à démontrer combien sont superficielles les opinions de ceux qui, comme Burke, eussent voulu que la révolution se mît à rassembler les débris du passé et à reconstruire ce qu’il appelle « l’ancienne loi de l’Europe. » C’était justement cette ancienne loi qui tombait en ruines de toutes parts, et que la révolution est venue définitivement abolir ; « c’était de cela même qu’il s’agissait et non d’autre chose. »

Quand la révolution a commencé, on l’a prise d’abord pour un accident, puis quand elle a duré et épouvanté le monde, on l’a prise pour un prodige, pour un monstre, pour un « miracle, » c’est le mot de de Maistre. Tocqueville établit parfaitement qu’elle n’a été ni un accident ni un miracle, qu’elle préexistait déjà tout entière en puissance dans l’ancien régime. Au lieu de la montrer détruisant tout, comme disent ses adversaires, reconstruisant tout, comme disent ses admirateurs, Tocqueville la rattache à l’ancien régime par des liens secrets et profonds. C’est ainsi qu’il prouve par une suite de recherches aussi neuves qu’ingénieuses : — que la centralisation administrative est une institution de l’ancien régime et non une création de la république et de l’empire, comme on le dit ordinairement, — que ce que l’on appelle la tutelle administrative est une institution de l’ancien régime, — que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires sont des institutions de l’ancien régime, — que déjà sous l’ancien régime la France était de tous les pays de l’Europe celui où la capitale avait le plus de prépondérance sur les provinces, et absorbait le plus tout l’empire, — que la France était aussi le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux, — que c’est l’ancien régime qui acheva l’éducation révolutionnaire du peuple, — que les réquisitions, la vente obligatoire des denrées, le maximum, sont des mesures qui ont eu des précédens dans l’ancien régime, aussi bien que l’arbitraire des procédés judiciaires. « L’ancien régime a fourni à la révolution plusieurs de ses formes ; celle-ci n’y a joint que l’atrocité de son génie. »

De ces considérations, il semblerait résulter que la révolution n’a rien apporté de nouveau dans le monde, qu’on ne la justifierait d’avoir innové qu’en lui enlevant toute originalité propre. Tocqueville ne va pas jusque-là ; il reconnaît au contraire que c’est une révolution « immense, » et il en signale avec profondeur la grande nouveauté : c’est qu’elle est la première des révolutions politiques qui ait agi à la manière des révolutions religieuses. Les caractères communs aux unes et aux autres sont le cosmopolitisme et le prosélytisme. « Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une patrie ; la révolution française n’a pas eu de territoire propre. On l’a vue rapprocher ou diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes et frères des étrangers. » Du cosmopolitisme naît le prosélytisme. La révolution pénètre partout comme les religions, par la prédication et la propagande. » La cause de ces ressemblances, c’est que la révolution, comme la religion, a considéré « l’homme en général » au lieu de tel homme, de telle nationalité particulière. C’est ce qui avait frappé de Maistre, sans qu’il comprît bien la portée de ce fait. Par là, la révolution a pris le caractère d’une religion, « religion s’ans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui néanmoins, comme l’islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats et de ses apôtres. »

On s’explique difficilement une telle passion appliquée à une œuvre qui, s’il fallait en croire les principes antérieurement exposés, eût été déjà presque entièrement réalisée ; mais ce serait mal comprendre la pensée de M. de Tocqueville que d’en tirer une telle conclusion. La société nouvelle que la révolution devait faire apparaître préexistait déjà sans aucun doute, sans quoi elle n’eût pas réussi à s’établir ; l’œuvre eût échoué, comme elle avait échoué au moyen âge, au XVIe siècle, toutes les fois que les agitateurs avaient tenté une pareille entreprise. Cette société future était enveloppée et cachée à tous les regards et à elle-même par une autre société qui semblait subsister seule et avoir toutes les apparences de la vie, quoiqu’elle fût ruinée de toutes parts et dans toutes ses bases, à savoir la société féodale. Détruire les derniers vestiges des institutions féodales pour y substituer un ordre nouveau plus uniforme et plus simple, qui devait avoir pour base l’égalité des conditions, telle fut l’œuvre propre de la révolution française. N’est-ce pas assez pour en faire une révolution immense, et n’est-ce pas là une œuvre assez originale ? Cette œuvre devait amener « une affreuse convulsion pour détruire et extraire du corps social une partie qui tenait à tous ses organes et qui faisait corps avec le tout. »

Ainsi Tocqueville justifie en un sens la révolution, et en un autre sens il la critique, mais autrement que ne le font d’ordinaire ses censeurs ou ses amis. Il la justifie en montrant qu’elle n’a pas été aussi novatrice, ni par conséquent aussi absurde que le disent les partisans du passé. Elle a bien cherché à fonder un ordre social sur la raison pure, sur l’idée abstraite du droit et de l’humanité ; mais en cela même elle n’a fait que réaliser ce que tout l’ordre des temps antérieurs avait préparé. Elle est donc à la fois dans le vrai philosophique et dans le vrai historique. En revanche, Tocqueville cherche à éveiller nos inquiétudes sur l’une des conséquences possibles de la révolution, à savoir l’établissement d’un nouvel absolutisme, l’absolutisme démocratique ou césarique, l’effacement de l’individu, l’indifférence du droit, l’absorption de toute vie locale par le centre, et par suite l’extinction de toute vitalité dans les parties : mal dont Tocqueville a peut-être (espérons-le) exagéré la portée, mais qui, ayant son germe déjà dans toute notre histoire, a été propagé et aggravé sans nul doute à un degré extrême par la révolution. Telle est la moralité que nous suggère le livre de M. de Tocqueville. Son livre est d’ailleurs d’un historien plus que d’un moraliste ; il explique plus qu’il ne juge. Il recherche les causes et les effets plutôt qu’il ne fait la part du bien et du mal. Ce n’est pas un ami, ce n’est pas un ennemi, c’est un observateur. On sent bien au fond la passion qui l’anime, et son impartialité n’est pas de l’indifférence ; il fait taire son cœur, et il cherche à nous communiquer des vérités plus que des préceptes.

Tandis que la France, revenant sur les causes de ses défaillances, appliquait à la révolution ; une critique sincère et indépendante, l’Allemagne de son côté procédait à la même critique avec cette haine froide et systématique dont, nous avons ressenti depuis les terribles effets. Tel est le caractère de l’histoire de la révolution française de M. de Sybel[2], ouvrage rempli de documens neufs et curieux, mais où il ne faut pas chercher l’ombre de l’impartialité. L’auteur combat la révolution française, et parce qu’elle est la révolution, et parce qu’elle est française. Il lui refuse toute invention pour le bien, et ne lui laisse que l’originalité du mal. Cependant, malgré ses efforts dénigrans, plus d’un aveu lui échappe en faveur de l’utilité, de la justice et, des bienfaits de cette révolution qu’il déteste. C’est ainsi que, pour aller tout droit aux résultats matériels, qui sont les moins contestables parce que l’imagination n’a rien à y voir, il nous apprend que la France de l’ancien régime était, sous le rapport de : l’industrie et des métiers, quatre fois moins riche, et, sous le rapport de l’agriculture et du commerce, trois fois moins riche qu’elle ne l’est à l’époque actuelle. Pour ce qui est de l’inégalité des impôts, il estime que les classes privilégiées eussent dû payer 35 millions de plus qu’elles ne faisaient, que les frais de corvée qui pesaient exclusivement sur le bas peuple s’élevaient à 20 millions, les frais de milice à 6 millions, que les droits perçus directement sur les paysans par les propriétaires s’élevaient à 40 millions, ce qui, en additionnant toutes ces sommes, donne un total approximatif de 100 millions pris sur les uns pour enrichir les autres. Ajoutez que, selon M. de Sybel, le budget de l’ancien régime était supérieur à celui de tous les gouvernemens qui on suivi, sauf le comité de salut public, qu’il équivalait à ce que serait aujourd’hui en France un budget de 2 milliards 400 millions, c’est-à-dire celui que les derniers événemens ont amené. Ajoutez enfin les abus intolérables de la perception, et vous comprendrez ce que les classes pauvres et laborieuses devaient souffrir d’un pareil état social. Ces faits suffisent à prouver qu’un changement était devenu absolument nécessaire. Malgré son humeur hostile, toujours prête à chercher le mal, l’auteur allemand ne peut lui-même échapper à l’enthousiasme qu’a inspiré à toutes les âmes nobles la célèbre nuit du 4 août. Tout en citant le mot de Mirabeau, qui l’appelait « une orgie, » il s’écrie : « Il ne faut pas reprocher à cette assemblée, comme on le fait souvent, la ruine d’un système impossible à soutenir ; c’est pour toujours qu’elle a conquis dans la nuit du 4 août la liberté du travail, l’égalité des droits, l’unité de l’état. »

On s’étonne qu’après avoir admiré la nuit du 4 août, l’auteur se montre si sévère pour la déclaration des droits, qui n’a été après tout que la formule abstraite des principes du 4 août. Une fois le régime féodal détruit, que restait-il, sinon la liberté et l’égalité comme principes de l’ordre nouveau ? On peut accorder que cette déclaration était trop abstraite, et Mirabeau pouvait avoir raison de dire qu’elle eût dû suivre, et non précéder l’établissement de la constitution ; après tout, quand nous relisons aujourd’hui cette déclaration célèbre, nous sommes embarrassés de dire quel est l’article que l’on devrait supprimer, et que les hommes éclairés cesseraient volontiers de considérer comme une des bases de l’état social. Sans doute il est toujours dangereux de parler de droits aux hommes, et si l’on pouvait les établir sans les proclamer, en quelque sorte sans qu’on s’en aperçût, cela serait bien désirable. Malheureusement l’homme est un animal qui raisonne, animal rationale, il est doué de la faculté de penser. Il pense donc nécessairement à ses droits, et il les conçoit sous une forme abstraite, aussitôt qu’il en éprouve le besoin. L’abstraction et la généralisation sont la grandeur de l’homme en même temps que sa faiblesse.

Si l’auteur allemand fait une part à la légitimité, à la nécessité même de la révolution, c’est à la condition d’en nier toute l’originalité. C’est au XVIe siècle, à la réforme allemande, qu’il faut remonter, d’après lui, pour avoir la véritable origine de l’affranchissement de l’Europe, et la révolution française n’a été que la dernière expression de ce grand mouvement. C’est une grave erreur, selon l’auteur allemand, de voir dans cette révolution a le point de départ d’une époque nouvelle. » Que voulait-elle ? Le respect de la dignité humaine, la liberté du commerce et du travail, l’établissement de rapports constans et faciles entre les citoyens d’une même patrie, la liberté de conscience et de pensée. Or ce sont ces mêmes principes qui avaient soulevé l’Allemagne contre l’église catholique, la Hollande contre l’Espagne, l’Angleterre contre les Stuarts, et l’Amérique contre l’Angleterre. Ainsi tout ce qu’il y a de bon dans la révolution française vient de la réforme ; tout ce qu’il y a de mauvais lui appartient en propre. Confondant les moyens révolutionnaires avec les théories de la révolution, il fait le procès de celle-ci, sans s’apercevoir que toutes ses attaques retombent aussi bien sur la réforme elle-même, et en général sur toutes les époques de l’histoire. C’est ainsi que la révolution, suivant l’historien allemand, mit « le vol des propriétés à la place de la liberté économique, » comme si la sécularisation des biens ecclésiastiques par les princes protestans eût été un hommage rendu au droit de propriété. Il nous dit qu’à la justice elle avait substitué la persécution des hautes classes, comme si la persécution des catholiques n’eût pas été partout, au XVIe siècle, la conséquence du triomphe de la réforme. « Elle a annihilé le pouvoir gouvernemental, » comme si l’anarchie n’eût pas été partout le caractère du XVIe siècle et d’une partie du XVIIe. « Il n’y eut d’autre autorité pendant deux années en France que celle de la force brutale, » comme si la raison et l’humanité eussent régné en Allemagne pendant l’affreuse guerre de trente ans.

A ces accusations, qui peuvent si facilement être rétorquées contre le mouvement protestant du XVIe siècle, s’en ajoutent d’autres, qui confondent l’esprit, tant elles se retournent d’elles-mêmes contre la politique prussienne, dont l’auteur est naturellement l’intrépide défenseur. « La révolution, dit-il, a détruit la moralité politique des peuples, et introduit en Europe l’esprit de conquête. » Ainsi le partage de la Pologne et la spoliation de la Silésie sont des modèles de moralité politique, et sont exempts de tout esprit de conquête ! Pour ce qui est du premier événement, que l’auteur a étudié avec le plus grand soin, et qui est l’épisode le plus curieux de son livre, il reconnaît expressément « qu’aucun des partis polonais n’avait été coupable envers la Prusse de la moindre offense. » Il reconnaît que la Prusse a été « agressive » envers la Pologne « dans le sens le plus complet du mot et sans l’ombre d’un droit. » Et cependant l’auteur ajoute avec une sérénité qui encore une fois confond l’esprit que la résolution de s’approprier une province polonaise était la seule qui fût « compatible avec le devoir du gouvernement prussien. » Il peut donc être du devoir du gouvernement prussien de s’approprier ce qui lui convient sans avoir reçu aucune offense et sans l’ombre d’un droit. En professant de telles maximes, on accuse la révolution d’avoir détruit la moralité politique ! Pour ce qui est de l’occupation de la Silésie, l’auteur fait remarquer avec satisfaction « que cet événement ne portait atteinte un moment à l’ordre légal de l’Europe que pour proclamer ensuite avec un redoublement d’énergie le principe du maintien de la loi et des traités. » Ainsi violer le droit public pour s’emparer d’une proie, et le rétablir bien vite avec énergie pour garantir la sécurité de la spoliation, voilà, il faut l’avouer, un merveilleux exemple de moralité. Sans doute ces sortes de faits ne sont que le tissu de l’histoire elle-même ; la politique n’a été que trop souvent le triomphe de la force et de la ruse, et la révolution n’a pas échappé à cette triste loi ; mais quel grossier sophisme de lui imputer comme une invention propre l’esprit de conquête, comme si les Charles-Quint, les Frédéric II, les Charles XII, les Pierre le Grand, les Catherine, comme si tous ceux qu’on appelle les grands politiques, eussent obéi jamais à d’autres mobiles qu’à celui de l’avidité, de l’esprit de pillage et de folle ambition ! Si un peuple devenu conquérant mérite quelque excuse, ne serait-ce pas plutôt celui qui, provoqué dans ses foyers, refoule l’invasion[3], et qui, entraîné d’ailleurs par une fougue naturelle, enivré par des succès éblouissans, se précipite sur ceux qui ont voulu porter atteinte à son indépendance, étouffer sa liberté ?

Quant à l’originalité propre de la révolution, nous avouons, pour notre part, être assez peu sensible à la question de savoir si elle est un point de départ ou une conséquence, un commencement ou un couronnement. Qu’elle soit juste et qu’elle ait raison, c’est la seule chose importante. Plus on démontrera qu’elle se rattache à la révolution américaine, à la révolution d’Angleterre, à celle des Pays-Bas, à la réforme de Luther, plus on prouvera par la même raison que ce n’est pas une révolution arbitraire et a priori, née de fausses conceptions et d’utopies abstraites, qu’elle est au contraire, comme tous les grands mouvemens de l’histoire, une résultante de tout ce qui a précédé, plus on réfutera par là le paradoxe de l’école historique, selon laquelle il semble que les préjugés et les privilèges auraient seuls une histoire, tandis que le droit n’en aurait pas !

Tout en rattachant cependant la révolution au mouvement protestant du XVIe siècle, il faut aussi savoir l’en distinguer. La révolution est issue de la philosophie française du XVIIIe siècle, laquelle est tout autre chose que la réforme protestante. Celle-ci a pu arriver à l’idée de la liberté et de l’égalité, mais elle n’en est pas partie. La rédemption par le Christ, tel est son principe fondamental : les droits de l’homme, tel est le principe de la philosophie du XVIIIe siècle et de la révolution. C’est bien en effet par le développement du principe protestant que l’on est arrivé à cette conséquence ; toutefois la conséquence est bien éloignée du principe, et elle a un tout autre caractère. Or ce principe des droits de l’homme, c’est le XVIIIe siècle qui l’a formulé, et c’est la révolution qui s’est fait fort de l’appliquer dans l’intérêt du genre humain. De là un caractère de généralité qui a frappé tous les observateurs, et a fait de cette grande période une crise pour l’humanité en général, toutes les autres révolutions protestantes étant plutôt des révolutions locales. Celle d’Amérique seule a déjà un caractère plus général et plus abstrait : cela tient aux mêmes causes que pour la révolution française ; elle a également, aussi bien que celle-ci, reçu l’empreinte de l’esprit du XVIIIe siècle, et il ne faut pas d’ailleurs les séparer l’une de l’autre, la France étant pour moitié dans le succès de la révolution américaine.

M. de Sybel ne serait pas de son temps, s’il ne considérait comme une conséquence fatale et logique de la révolution l’établissement du « césarisme, » c’est-à-dire du système qui reconnaît, dit-il, l’égalité des droits pour tous, et ouvre à tous la carrière du service de l’état, mais qui entraîne à sa suite « les prohibitions commerciales, la servitude de la presse et de l’enseignement et l’oppression de l’église. » Ce sont là des assertions vagues, et même, sur certains points, contraires aux faits, car il se trouve précisément que c’est le césarisme qui a essayé d’introduire en France la liberté commerciale. Quant à l’oppression de l’église, on ne sait trop à quels actes l’auteur veut faire allusion. Le point le plus faible de ce réquisitoire, c’est de prendre un accident pour une loi. Ce qui paraît bien le propre de la révolution, c’est d’avoir été jusqu’ici impropre à fonder un gouvernement, et on ne peut la justifier sur ce fait ; cependant le césarisme n’en est pas plus la conséquence nécessaire que la monarchie constitutionnelle ou la république. L’avenir résoudra cette question, et partir d’un fait accidentel pour le transformer en loi absolue est un procédé peu scientifique. Enfin M. de Sybel, ainsi que tous les écrivains du même temps, reproche à la France d’avoir ignoré le principe du self-government, d’avoir exagéré la centralisation, comme si la Prusse était un modèle de self-government, et comme si elle avait peu de goût pour la centralisation ! En résumé, la critique française et la critique allemande, par des motifs différens, aboutissent à la même conséquence, à savoir que la révolution a péché par deux grands vices, le culte de la force, l’exagération de l’idée de l’état. Tandis que l’une impute ces deux maux à la révolution, comme si elle les eût créés, l’autre plus profonde en trouve l’origine dans l’histoire. Cette phase de la critique française, représentée par Tocqueville, va être bientôt dépassée en France même par une autre critique plus sévère et plus hardie.


III. — LES DERNIERS CRITIQUES. — MM. E. RENAN ET COURCELLE-SENEUL.

De tous les écrivains remarquables qui dans notre siècle ont remué les esprits, il n’en est pas un qui n’ait tenu à honneur de s’expliquer sur la révolution. M. Cousin, dans son introduction aux Fragmens politiques, M. Guizot, dans ses Mélanges politiques, M. de Rémusat, dans sa Politique libérale, d’un souffle si noble et si généreux, Mme G. Sand, dans ses romans et dans mille pages éparses, tous ont émis des jugemens intéressans, dignes d’être recueillis, sur les principes, les causes, les effets, les lacunes de la révolution ; mais ces vues rentreraient toutes plus ou moins dans les cadres déjà signalés ; nous devons nous borner dans ce travail rapide à ce qui paraît être une phase précise et nouvelle de la philosophie de la révolution. Or, ce caractère, nous croyons le trouver dans les quelques pages éparses que M. Ernest Renan a consacrées, selon l’occasion, à ce grand sujet. On voudrait qu’il les eût condensées et développées dans un ouvrage ; mais telles qu’elles sont, et même dans leur état de dispersion, elles constituent une manière de penser particulière et très arrêtée, qui est véritablement, selon l’expression hégélienne, un moment de l’idée de la révolution. Avons-nous besoin de dire que tout ce qui sort de cette plume a une souplesse, une grâce de formes qui rendent tout spécieux, et qui, malgré la rébellion d’un froid jugement, captivent et subjuguent le lecteur ?

Jusqu’ici nous avions rencontré bien des amis, bien des ennemis de la révolution, amis de toutes nuances, ennemis de tous degrés, mais en général tous les ennemis venaient d’un certain camp, tous les amis de l’autre. En général, du côté de la foi orthodoxe, étaient les adversaires, du côté de la libre pensée les adhérens. Si l’on avait vu des croyans passer à la cause de la révolution, on n’avait guère vu d’incrédules qui lui fussent contraires. Ici, c’est un libre penseur qui se range parmi les ennemis déclarés, ou tout au moins parmi les censeurs très sévères de la révolution : c’est l’un des maîtres de la critique qui défend la foi monarchique et aristocratique contre les préventions des démocrates, c’est l’auteur de la Vie de Jésus qui donne la main à l’auteur du Pape. De là l’originalité piquante et en même temps la faiblesse des vues politiques de M. Renan.

Il paraît du reste avoir passé par plusieurs phases d’opinion à l’égard de la révolution française. Lui-même nous apprend qu’il en a subi d’abord comme tout le monde le prestige, et qu’elle l’avait subjugué par son air de fierté et de grandeur ; toutefois une étude plus attentive le conduisit à une plus grande sévérité. Cette seconde phase d’opinion place M. Renan à peu près dans la même nuance d’opinion que M. de Tocqueville, et que tout le parti libéral du second empire : il y mêlait seulement quelque chose de l’école historique, et comme c’était la mode alors, d’un peu de germanisme. Il reprochait à la France d’avoir sacrifié « l’élément germanique à l’élément gaulois, » c’est-à-dire la liberté à l’égalité, ou le principe individualiste au principe de l’état. Telle paraît être l’opinion de M. Renan dans ses premiers travaux[4]. Il n’y avait rien dans ces critiques qu’un ami sincère de la révolution ne pût accepter, et de tous côtés, par des chemins différens, les esprits libéraux tendaient à se réunir dans cette opinion moyenne, à la fois contraire au socialisme et au césarisme, ces deux écueils de l’esprit révolutionnaire.

Bientôt nous voyons apparaître dans les écrits de M. Renan un point de vue nouveau tout différent du précédent. Ce n’est plus seulement le sacrifice de l’individu à l’état, de la liberté à l’égalité, qui est l’objet de ses critiques, c’est le principe d’égalité lui-même. La démocratie n’est plus, comme le pensait Tocqueville, un état sage et juste, d’ailleurs nécessaire, qu’il faut corriger, surveiller, perfectionner. La passion de l’égalité est une passion grossière qu’engendre la pauvreté des vues ; l’aristocratie devient un idéal devant lequel notre pauvre société d’aujourd’hui paraît plate et vulgaire, en même temps que dévorée des plus basses passions. L’erreur de la démocratie est de ne pas comprendre que la société est « une hiérarchie ; » c’est un vaste organisme où des classes entières doivent vivre « de la gloire et des jouissances des autres. » Le paysan de l’ancien régime « travaille pour les nobles, » et les aime pour cela ; il jouit « de la haute existence que d’autres mènent avec ses sueurs. » Tandis que la jalousie démocratique ne sait pas voir les beautés du régime féodal et aristocratique, la philosophie « revêche et superficielle » de cette école n’a jamais rien compris au rôle de la royauté. Cette royauté française fut plus qu’une royauté, elle fut « un sacerdoce. » Pour elle, la France avait créé « un nouveau sacrement. » Ce roi sacré « faisait des miracles. » Cette religion de Reims fut la religion de Jeanne d’Arc : elle en vécut, elle en mourut. « Légende incomparable, fable sainte ! » En face de ce tableau enchanteur du passé, la société nouvelle fait triste figure : c’est « un régiment matérialiste où la discipline tient lieu de vertu. » Le peuple sorti de la révolution est « un peuple rogue et mal élevé. » Le principe de toutes nos lois est « la jalousie. » Dans la fausse philosophie démocratique, la vertu n’est que « l’âpre revendication du droit, » et la race la plus vertueuse est « celle qui fait le plus de révolutions. » Il y a encore des races vertueuses dans le monde, mais ce ne sont point les races démocratiques, ce sont des races féodales, les Lithuaniens, les Poméraniens, comprenant encore le devoir « comme Kant, » ce dont il est permis de douter[5].

On ne peut nier ce qu’il y a d’ingénieux et de profond dans ces observations critiques. Si, comme le dit Aristote, lorsqu’on veut redresser un bâton courbé, il faut le courber en sens contraire, on peut croire que ces avertissemens amers à l’endroit de la démocratie et de ses vices sont d’une grande opportunité ; cependant c’est à la condition que ces critiques ne soient prises que comme des avertissemens, et non comme des vérités absolues, car alors elles ne serviraient plus à rien. Dire que la société féodale est supérieure à la société de la révolution n’est qu’une vérité spéculative, intéressante pour le philosophe et pour l’historien ; ce n’est pas une vérité politique, car la politique n’a rapport qu’à l’action et à la possibilité. Il peut être légitime de rendre à la royauté et à l’aristocratie un juste hommage ; mais cette peinture rétrospective d’un passé à jamais détruit ne peut en rien nous servir à corriger les maux du temps présent. Le huitième sacrement a perdu sa vertu ; le roi ne fait plus de miracles. Disons plus, depuis longtemps la royauté n’en faisait plus lorsqu’elle a succombé. Hélas ! à la légende de Reims avait succédé la légende du Parc-aux-Cerfs. La nation est-elle si coupable d’avoir cessé de croire ?

Le tableau que fait M. Renan de l’ancien régime peut être vrai idéalement. On partage volontiers l’admiration qu’il inspire ; toutefois, si l’on veut être conséquent avec soi-même, on ne peut sérieusement proposer ce régime comme un modèle, sans admettre en même temps le principe sur lequel il reposait : le principe religieux. De là un argument ad hominem auquel le spirituel critique ne saurait échapper. Admettons théoriquement qu’une société fondée sur la hiérarchie et sur les privilèges vaut mieux qu’une société livrée à la poursuite brutale de l’égalité ; qui ne voit que l’un des piliers de cette société hiérarchique était la foi ? Qui ne voit que l’inégalité n’est supportable aux hommes que quand elle vient de Dieu ? Et comment se figurer qu’un homme qui ne croit plus à l’église continuera de croire à son seigneur et à son roi ? Rendez-nous la sainte ignorance du moyen âge, et nous aimerons encore nos seigneurs (en supposant qu’on les aimât tant), nous aimerons nos rois, nos prêtres, nos églises, nos reliques. Pour retrouver ce temps d’innocence, il faudrait que l’esprit d’examen consentît à disparaître et rendit les armes à toutes les vieilles autorités. La critique peut-elle nous demander de croire encore à la sainte légende de Reims lorsqu’elle nous dépouille de la légende de Jésus ? On ne doit point, dans la société nouvelle, prendre et rejeter ce qui convient, au gré de ses goûts personnels, prendre le principe de la liberté de la pensée et de la science, et rejeter le principe de l’indépendance personnelle. Tout cela forme une société une, qui n’a pas encore trouvé son assiette, mais qui n’a plus rien de commun avec cette du moyen âge. La politique consiste à voir les choses comme elles sont, et non comme on voudrait qu’elles fussent. L’utopie du passé est aussi dangereuse peut-être que l’utopie de l’avenir.

C’est d’ailleurs un procédé trop facile de prendre le bien d’un côté, de l’autre le mal, d’idéaliser l’un et d’exagérer l’autre. Ce n’est pas ainsi que l’histoire rigoureuse doit procéder, et c’est confondre la politique avec l’esthétique et la poésie. Il faut comparer chaque société avec ses biens et ses maux, sans exagérer par l’imagination ni les uns ni les autres : or ce travail fait avec soin donnerait peut-être des résultats bien différens de ceux que proclame notre brillant critique. Sur un point essentiel, on peut dire que la lumière est faite : c’est la question du bien-être. On reconnaît au moins sur ce point la supériorité de la société nouvelle ; toutefois on en parle avec quelque dédain, comme d’une chose de peu d’importance en comparaison des beautés morales et poétiques du régime aristocratique. Cependant, lorsque nous lisons dans Vauban que le dixième de la population était réduit à la mendicité, il faut reconnaître qu’il y avait quelques ombres à ces beaux tableaux. Encore une fois, la politique n’est pas l’esthétique. Elle n’a pas le droit de traiter de haut le bien-être des hommes, et il est permis de dire que le vrai critérium d’une société bien constituée est précisément ce bien-être si méprisé. Une société riche est une société qui travaille ; une société qui travaille n’a pas de mauvaises mœurs, quoi qu’on puisse en dire sur les fausses apparences que présentent les grandes villes. Une société qui a des mœurs a de bons soldats et avec de l’instruction elle aura de bons citoyens. Telle est la série de faits qui permet de conjecturer que, malgré les crises les plus douloureuses, une telle société a en elle-même les moyens de salut, sans aller se reprendre à des institutions épuisées, qui ont perdu toute leur vertu. Que si cependant cette société avait en soi un principe de corruption véritablement incurable, on se demande si ce principe ne lui a pas été transmis par le passé, et si la révolution, au lieu d’en être la cause, n’en serait pas uniquement le rendre impuissant.

Dans un autre de ses écrits[6] M. Renan a résumé en quelques aphorismes hardis et cruels le procès de la révolution française. On peut regretter une ces critiques si vives ne soient pas accompagnées de preuves suffisantes. La révolution, dit-il, a été une tentative infiniment honorable ; mais ce n’est là qu’une politesse faite au peuple français, car il ajoute aussitôt que c’est « une expérience manquée. » Pourquoi manquée ? Expliquez-vous. Au contraire rien n’a mieux réussi que les réformes sociales de la révolution ; elles ont traversé tous les régimes, et il n’est pas besoin d’être un grand prophète pour prédire qu’elles résisteront à tous les assauts. Une expérience aussi solide et aussi durable n’est pas une expérience manquée. Le code de la révolution semble avoir été fait, selon M. Renan, pour quelqu’un qui naîtrait « enfant trouvé, et mourrait célibataire. » A quel article du code s’applique cette critique ? S’agit-il de l’égalité des partages ? Cette égalité suppose précisément un père qui n’est pas célibataire, et des enfans qui ne sont pas enfans trouvés. On ne s’explique pas davantage un code qui rend tout « viager, » comme si le code civil eût aboli l’héritage, « où les enfans sont un inconvénient pour le père, » comme si, dans l’ancien régime, les filles des familles nobles n’étaient pas un grand inconvénient, puisqu’on en faisait des religieuses malgré elles, et comme si les cadets aussi ne fussent pas un inconvénient, qui n’avait de compensation que dans les faveurs du roi. Le code de la révolution est encore un code « où l’homme avisé est l’égoïste qui s’arrange pour avoir le moins de devoirs possible ; » hélas ! il en a été ainsi de tous les temps, et l’on ne voit pas en quoi les privilèges, en permettant plus de jouissances à l’homme avisé, auraient pour résultat de le rendre moins égoïste !

Nous ne pensons pas nous tromper en supposant que M. Renan, sans renier ces critiques, serait plus disposé aujourd’hui à relever les grands aspects de la révolution qu’à en accuser les erreurs. Désabusé, il nous l’apprend, dans quelques-unes de ses illusions germaniques, fort étonné, paraît-il, que les soldats allemands eussent des passions grossières et brutales « comme les soudards de tous les temps, » il ne serait peut-être pas aussi prompt qu’autrefois à sacrifier « l’élément gaulois à l’élément germanique. » Avec la sagacité si rare qui le caractérise, il comprend aussi que ce n’est pas le moment d’affaiblir aucune des forces vives du pays, et l’une de ces forces est la croyance en la vérité de la révolution, croyance qui n’implique nullement l’aveuglement sur ses erreurs. Tel nous paraît être l’esprit des dernières pages écrites par M. Renan, et qui sont au nombre des plus nobles[7]et des plus belles qu’il ait écrites. Il y revendique contre l’Allemagne l’originalité du génie français : « L’Allemagne, dit-il, ne fait pas de choses désintéressées pour le reste du monde. Très noble sans doute est le libéralisme allemand se proposant pour objet moins l’égalité des classes que la culture et l’élévation de la nature humaine en général ; mais les droits de l’homme sont bien aussi quelque chose. Or c’est notre XVIIIe siècle et notre révolution qui les ont fondés. » On le voit, ici l’éminent critique relève l’idée de la révolution précisément dans ce qu’elle a de plus philosophique, de plus général, de plus humain ; il la relève dans ce que l’école historique a le plus attaqué, les droits de l’homme. Là en effet est la pierre angulaire de la révolution, et c’est sur cette pierre que l’humanité future bâtira son église. Construisons le temple, si nous le pouvons, sans ébranler la pierre.

Un autre critique a été plus loin encore que M. Renan dans ses sévérités contre la révolution. Les brillans travaux de M. Montégut sont trop récens et trop présens encore à l’esprit du lecteur pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Il ne se contente pas de proclamer « la banqueroute » de la révolution, mais il la déclare « irrévocable. » Il est peut-être bien dangereux de prononcer de telles paroles. Nous ne savons si la banqueroute de la révolution est irrévocable ; mais ce qui est certainement irrévocable, c’est la révolution elle-même. Hors de là, c’est l’abîme. Il n’y a que trois types de société possibles : la société de l’ancien régime, celle de la révolution, celle du socialisme. La première a péri sans retour ; si la seconde a fait banqueroute, il ne reste que la troisième. C’est ainsi que, pour guérir un mal, on nous y précipite de plus en plus.

Dans un autre ordre d’idées, l’auteur d’un écrit récent sur l’héritage de la révolution[8], M. Courcelle-Seneul, signale à son tour « l’avortement » de la révolution ; mais d’abord il ne croit pas cet avortement irrévocable, et de plus il n’entend pas par là que la révolution aurait été un fruit malsain, mal venu, mal conçu ; au contraire ce fruit, bon en lui-même, aurait été, suivant lui, vicié et mutilé par de faux médecins et de coupables charlatans, en d’autres termes par de mauvais gouvernemens. Il proteste, comme Tocqueville et tous les écrivains de l’école libérale, contre les tendances autoritaires et centralisatrices de notre société ; mais au lieu de rapporter ces tendances, comme on le fait d’ordinaire, à la révolution elle-même, il affirme que c’est contre cela même qu’elle a été faite. C’est l’ancien régime qui seul est coupable, et, si nous sommes encore sous le règne d’un despotisme administratif, fiscal, universitaire, clérical, militaire, en un mot « du mandarinisme, » c’est que l’édifice détruit par la révolution a été en grande partie reconstruit par l’empire et par tous les gouvernemens ultérieurs, le parti républicain lui-même n’ayant pas été moins empressé que les autres à utiliser cette grande machine à son profit.

Ces vues mériteraient d’être démontrées historiquement et appuyées sur des preuves plus nombreuses et plus précises ; c’est ce que ne fait pas l’auteur, son but étant plutôt de proposer un plan de reconstruction politique que de nous donner une explication historique ou philosophique de la révolution. De sérieuses objections peuvent lui être adressées ; sans doute c’est très faussement que l’on a quelquefois fait valoir en faveur du césarisme une prétendue indifférence de la révolution pour la liberté, et que l’on a systématiquement réduit le but de 89 à l’égalité des conditions sous un gouvernement fort. L’auteur a raison de protester en faveur des principes de la révolution contre ceux qui veulent les accaparer au profit d’une dictature quelconque ; mais est-il bien vrai que la révolution elle-même soit aussi innocente qu’il le dit des excès autoritaires qu’il reproche à la société ? Que la dictature de 93 s’explique plus ou moins par les nécessités de la guerre, toujours est-il que dès ses premiers pas la révolution s’est trouvée engagée dans les voies de la tyrannie. Cette dictature n’était pas seulement militaire, elle était encore politique et même sacerdotale, puisqu’elle allait jusqu’à imposer de force la vertu. On ne saurait donc disculper la révolution d’avoir frayé les voies au pouvoir militaire et de lui avoir préparé les moyens de la paralyser et de l’asservir.

On peut se demander également si le libéralisme radical de l’auteur n’est pas lui-même empreint de cet esprit de spéculation a priori qui est l’excès de l’esprit français. On ne saurait trop réagir contre l’esprit de routine, de bureaucratie et de mandarinisme ; nous lui accorderons sur ce point la vérité de ces critiques, quoiqu’elles fussent peut-être plus efficaces si elles étaient exprimées avec plus de modération. Donnez la plus grande extension possible au principe de l’initiative individuelle, rien de mieux ; il restera toujours une certaine force des choses qui fera qu’en France le gouvernement est nécessairement plus puissant qu’ailleurs. Un pays continental est fatalement un pays militaire ; nous ne le voyons que trop, hélas ! par une cruelle expérience ; or un pays militaire est un pays où le pouvoir est fort, car, plus il a de responsabilité ; plus il doit avoir de moyens d’action. Ce sont là des conditions fâcheuses d’existence, dont il faut accepter les conséquences en les réduisant au strict nécessaire. La politique abstraite a raison de poser les vrais principes ; mais la politique concrète a pour objet de faire concorder ces principes avec les élémens tels quels d’une situation donnée. Nous sortirions d’ailleurs de notre objet, si nous voulions suivre l’auteur dans ses plans de reconstruction sociale et politique, sur lesquels nous ne serions pas toujours d’accord avec lui ; nous admettons entièrement sa conclusion, qui est aussi la nôtre, à savoir qu’il ne peut être question de réagir contre la révolution, mais qu’il faut au contraire reprendre son œuvre, la consolider, la continuer en se servant des études faites et des expériences acquises pendant soixante-dix ans.

Ce qu’il faut condamner en effet dans la révolution, ce ne sont pas les principes, ce sont les moyens. Le but était sage et juste ; les moyens ont été détestables, et les moyens ont souvent altéré les principes et leur ont communiqué leur propre corruption. Il s’est fait alors une confusion dans l’esprit des hommes, le mot de révolution ayant signifié à la fois le but et les moyens. Il faut savoir à la fois admirer le but qui est bon, réprouver les moyens qui sont mauvais. C’est ainsi qu’il faut être fidèle à l’esprit de la révolution, tout en répudiant l’esprit révolutionnaire.

Tout le procès de la révolution peut se ramener à cette antinomie. La révolution a voulu atteindre le droit et n’a su employer que la force, de sorte qu’en même temps qu’elle cherchait à établir la justice, elle la violait, et que les partis exagérés qui prétendaient la représenter dans sa pureté, ont fini par confondre la justice avec la force, et appeler liberté un appétit insatiable de tyrannie. La force est sans doute l’auxiliaire de la justice, et un instrument nécessaire des choses humaines ; une société régulière ne peut s’en passer. De plus, lorsque le droit est par trop violé ici-bas par les pouvoirs légaux, quel autre moyen de le redresser que la force ? L’Amérique, l’Angleterre, la Hollande nous en ont donné l’exemple ; mais la force ne peut être admise que comme moyen de résistance à l’oppression, et non comme moyen d’oppression. De plus, l’emploi de la force ne doit être que rare et exceptionnel, il ne doit pas dégénérer en habitude. Tel est le double vice de notre révolution, que la force, au lieu d’y avoir été seulement un moyen de résistance, y est devenue un instrument de despotisme, et qu’au lieu de servir pendant un temps de crise et par exception, elle s’y est transformée en une habitude. Sans doute, on s’explique facilement ce vice dans un pays de monarchie absolue, où a toujours manqué tout élément de liberté pratique, et qui n’a été libre que par l’esprit. Quelles que soient les causes du mal, il n’en est pas moins devenu constitutionnel. L’appel à la force et le gouvernement par la force est le credo des partis révolutionnaires, et les autres partis leur ont trop souvent emprunté les articles de ce credo. Aujourd’hui il faut renoncer à tout jamais à ces tristes traditions. Ne parlons plus du passé : chacun pourra trouver de bonnes raisons pour condamner ou justifier tel ou tel événement. Acceptons-les, sans les juger, comme irrévocables et comme ayant amené l’état actuel, c’est-à-dire la reprise de possession de la souveraineté par le souverain. Quoi qu’on puisse dire de telle ou telle politique, le fait éclatant, c’est que maintenant la France s’appartient à elle-même et qu’elle n’est entre les mains d’aucun parti. Ici commence une nouvelle ère de notre histoire. Nul ne peut dire ce qu’elle sera, toutefois il est permis de dire ce qu’elle doit être. Elle doit être, elle peut être une ère de droit, et non le triomphe de la force ; elle doit être non la surprise du pouvoir par quelques-uns, mais le libre usage de la souveraineté entre les mains de tous. Le premier qui recommencera à rentrer dans le cercle infernal sera traître envers la patrie.

On prétend que toutes les expériences politiques ont été faites en France. Non, elles ne l’ont pas été. Il en est une qui reste à faire et qui est décisive, c’est celle du gouvernement du pays par lui-même. Jusqu’ici ce sont les partis qui se sont emparés du pays ; il faut aujourd’hui que ce soit lui qui se serve des partis, et qu’il les subordonne à lui-même. Nul parti, pas plus les conservateurs que les démocrates, n’a un droit absolu au gouvernement du pays. Les uns se croient ce droit parce qu’ils représentent à leurs propres yeux les principes de l’ordre ; les autres se croient le même droit, parce qu’ils se figurent représenter exclusivement le progrès, l’avenir, la justice. Les uns et les autres se trompent ; ils doivent leurs services au pays, mais ils n’ont aucune autorité sur lui : c’est lui qui est le seul juge. Le jour où ils accepteront sincèrement et définitivement l’autorité de ce juge suprême, l’esprit révolutionnaire sera vaincu, et la cause de la révolution sera gagnée.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Le livre de M. de Sybel est de 1853 ; la traduction française, de Mlle Marie Bosquet, est de 1859.
  3. Il est vrai que l’auteur allemand essaie d’établir 1° que la France n’a pas été provoquée, mais que c’est elle qui a provoqué ; 2° qu’elle n’a pas refoulé l’invasion, mais que cette invasion s’est arrêtée elle-même par timidité, désunion et incapacité. Ces assertions ne peuvent être admises que sous bénéfice d’inventaire, vu l’esprit de haine, de sophistique qui anime l’ouvrage et dont nous avons donné les preuves. D’ailleurs un peuple qui se croit attaqué est aussi excusable que celui qui l’est réellement, et, si ses ennemis sont ineptes, ce n’est pas une raison pour qu’il leur pardonne plus volontiers, leur sachant gré de leur ineptie. Ainsi, même dans l’hypothèse fort controversable de M. de Sybel, l’esprit de conquête de la révolution s’explique naturellement par les passions les plus ordinaires du cœur humain.
  4. Voyez Essais de morale et de critique, 1869, les chapitres sur M. Guizot et M. de Sacy.
  5. Kant est précisément un des philosophes qui ont le plus contribué à représenter la vertu « comme une âpre revendication du droit, » et qui ont le plus combattu la soumission de l’homme à l’homme. Rien de plus démocratique que la morale de Kant, et l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur cette morale est manifeste.
  6. Questions contemporaines, préface.
  7. La Réforme intellectuelle et morale, préface, Paris 1872.
  8. Paris 1872.