La Physiologie de la vie et la mort - Doctrines anciennes et nouvelles

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La Physiologie de la vie et la mort - Doctrines anciennes et nouvelles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 197-228).
LA PHYSIOLOGIE
DE
LA VIE ET LA MORT

DOCTRINES ANCIENNES ET NOUVELLES

Nous nous abuserions étrangement si nous croyions que la science contemporaine a, enfin, levé le voile qui a caché jusqu’ici les mystères de la vie et de la mort et qu’elle en a dissipé les ténèbres ; ou si seulement nous prétendions qu’elle est à la veille d’y réussir.

Non : l’énigme reste posée. La physiologie n’en a pas dit le mot. L’obscurité reste profonde. C’est à peine si nous entrevoyons le temps et le point où se lèvera la clarté. Et, d’autre part, comme l’esprit humain ne peut se résoudre à une si longue attente ni s’accommoder de l’ignorance pure et simple, il a toujours demandé et il demande encore aujourd’hui, à l’esprit de système, la solution que la science lui refuse. Il s’adresse à la spéculation philosophique. Or, la philosophie nous offre, pour expliquer la vie et la mort, des hypothèses ; elle nous offre les mêmes qu’il y a trente ans, qu’il y a cent ans, qu’il y a deux mille ans : l’animisme ; — le vitalisme sous ses deux formes : vitalisme unitaire ou doctrine de la force vitale, vitalisme démembré ou doctrine des propriétés vitales ; et enfin, le matérialisme, le mécanicisme, ou l’unicisme, ou le monisme — pour lui donner tous ses noms, — c’est-à-dire la doctrine physico-chimique de la vie.

Il y a donc encore, actuellement, en biologie, des représentans de ces trois systèmes qui toujours se sont disputé l’explication des phénomènes vitaux : il y a des animistes, des vitalistes, des unicistes. Mais on devine bien que d’hier à aujourd’hui, il y a tout de même quelque chose de changé. Ce n’est pas en vain que la science générale et la biologie elle-même ont fait les progrès que l’on sait, depuis la Renaissance et surtout pendant le cours du XIXe siècle. Les vieilles doctrines ont été obligées de se réformer, de renoncer à des parties caduques, de parler un autre langage, en un mot, de se rajeunir. Les néo-animistes de notre temps, ni M. Chauffard en 1878, ni M. von Bunge en 1889, ni M. Rindfleisch plus récemment, ne pensent exactement comme Aristote, saint Thomas ou Stahl. Les néo-vitalistes contemporains, qu’ils se soient illustrés en physiologie comme Heidenhain, ou en chimie biologique comme Armand Gautier, ou en botanique comme Reinke, ne parlent pas, entre 1880 et 1900, le même langage que Paracelse au XVe siècle et Van Helmont au XVIIe siècle, que Barthez et Bordeu, à la fin du XVIIIe, ou seulement que Cuvier et Bichat au commencement du XIXe. Enfin, les mécanicistes eux-mêmes, qu’ils soient des disciples de Darwin et Hæckel comme le plus grand nombre des naturalistes de notre temps, ou des disciples de Lavoisier comme la plupart des physiologistes actuels, sont loin des idées de Descartes. Ils rement le grossier matérialisme du célèbre philosophe. Ils ne font pas, à son exemple, de l’organisme vivant une machine montée, uniquement composée de rouages mécaniques, de ressorts, de leviers, de pressoirs, de cribles, de tuyaux et de soupapes ; voire même de matras, de cornues, d’alambics, réalisant les fermentations, les alcalinités, les acidités et les effervescences qui expliquaient, pour les chimiatres tels que Sylvius Le Boë, tous les phénomènes de la vie.

Tout cela a changé, au moins dans la forme. Les vieilles doctrines ont subi, — à n’envisager même que ces trente ou quarante dernières années, — des modifications plus ou moins profondes. Ces déformations, rendues nécessaires par les acquisitions de la science contemporaine, permettent d’en apprécier les progrès. Elles sont parfaitement propres à rendre compte de la marche des idées générales en biologie. À ce titre elles méritent d’être examinées avec quelque attention. C’est dans cet examen que nous allons entraîner notre lecteur.


I

Le sens le plus général des transformations subies par ces doctrines s’exprimerait en disant qu’elles ont cessé d’exercer leur tyrannie sur la recherche scientifique. Elles ont passé du laboratoire au cabinet de méditation : de physiologiques, elles sont devenues philosophiques.

Ce résultat est l’œuvre des physiologistes d’il y a soixante ans. Il est aussi la conséquence de la marche générale de la science et du progrès de l’esprit scientifique qui montre une tendance de plus en plus marquée à séparer complètement le domaine des faits de celui des hypothèses.

On peut dire que, dans les commencemens du XIXe siècle, malgré les efforts d’un petit nombre d’expérimentateurs véritables, échelonnés depuis Harvey jusqu’à Spallanzani, Hales, Laplace, Lavoisier et Magendie, la science des phénomènes de la vie n’avait pas suivi le progrès des autres sciences de la nature. Elle était restée embrumée de scolastique. Les hypothèses s’y mêlaient aux faits et les agens imaginaires à l’exécution des actes réels, dans une confusion inexprimable. L’âme [animisme), la force vitale (vitalisme) et la cause finale (finalisme, téléologie) servaient d’explication à tout.

A la vérité, c’était aussi le temps où, dans les sciences de la nature inanimée, les agens physiques, les fluides électriques et magnétiques, ou encore l’affinité chimique jouaient un rôle analogue. Mais, il y avait tout au moins cette différence à l’avantage des physiciens et des chimistes, que, lorsqu’ils avaient attribué quelque propriété ou aptitude nouvelle à leurs agens hypothétiques, ils respectaient cette attribution. Les médecins physiologistes, eux, ne respectaient aucune règle ; ils n’avaient aucun frein. Leur force vitale était capricieuse : elle était douée d’une spontanéité qui déroutait les prévisions. Elle agissait arbitrairement dans le corps à l’état sain : elle agissait plus arbitrairement encore dans le corps malade ; et il fallait toute la subtilité du génie médical pour deviner l’allure fantasque du génie morbide. Si nous ne parlons ici que des physiologistes et des médecins, sans citer les naturalistes, c’est que ceux-ci n’entraient pas encore en ligne de compte : leur science était restée purement descriptive : elle ne se préoccupait point de l’explication des phénomènes.


Tel était l’état des choses pendant les premières années du XIXe siècle. Il a duré jusqu’au moment où, grâce aux fondateurs de la physiologie contemporaine, Claude Bernard en France et Brücke, Dubois-Reymond, Helmholtz, Ludwig en Allemagne, il se fit une séparation entre la recherche biologique et les doctrines philosophiques. La délimitation s’opéra dans la physiologie proprement dite, c’est-à-dire pour une partie tout au moins du domaine biologique où l’état d’indivision avait subsisté jusqu’alors. Ce fut là une importante révolution, qui fixa les lots respectifs de la science expérimentale et de l’interprétation philosophique. Il fut entendu que l’une finit où l’autre commence, qu’elles se font suite, qu’elles ne doivent pas se mêler. Il y a seulement entre elles une région équivoque qu’elles se disputent. Cette frontière incertaine se déplace constamment, et la science gagne chaque jour ce que perd la philosophie.

C’est un déplacement de ce genre qui a été régularisé, au temps dont nous parlons. Il fut admis qu’en ce qui concerne les phénomènes qui s’accomplissent dans un organisme vivant construit et constitué, il ne serait plus permis de faire intervenir, dans leur explication, d’autres forces ou d’autres énergies que celles qui sont en jeu dans la nature inanimée. De même que, s’il s’agit d’expliquer le fonctionnement d’une horloge, le physicien n’invoquera point la volonté ou l’art du constructeur ni le dessein qu’il avait en vue, mais seulement les enchaînemens de causes et d’effets qu’il a utilisés ; de même, pour la machine vivante, la plus compliquée, comme le corps humain, ou la plus élémentaire comme la cellule, il ne sera pas permis d’invoquer une cause finale, une force vitale, étrangère à cet organisme et agissant sur lui du dehors, mais seulement des enchaînemens et des ressauts d’effets qui sont les seules causes actuelles et efficientes. En d’autres termes, Ludwig et Claude Bernard surtout chassèrent du domaine de la phénoménalité active ces trois chimères : la Force vitale, la Cause finale, le Caprice de la nature vivante.

Mais l’être vivant n’est pas seulement un organisme tout construit et tout constitué. Ce n’est pas une horloge toute faite. C’est une horloge qui se fait elle-même : c’est un mécanisme qui se construit et se perpétue. Rien de pareil ne se montre à nous dans la nature inanimée. La physiologie a trouvé là sa limite provisoire. Et c’est au delà de cette limite, dans l’étude des phénomènes par lesquels l’organisme se construit et se perpétue, c’est-à-dire sur le terrain des fonctions de la génération et du développement, que les doctrines philosophiques s’étalent et fleurissent. Voilà où est la frontière actuelle de ces deux puissances, la philosophie et la science. Nous la délimiterons d’une manière plus précise, dans un moment. Un savant bien connu, dont l’Allemagne n’est pas seule à déplorer la mort récente, W. Kühne, s’était amusé à étudier la répartition des doctrines biologiques dans le personnel des sociétés savantes et dans le monde des Académies. Il résumait cette sorte d’enquête statistique en disant, en 1898, au Congrès de Cambridge, que les physiologistes étaient à peu près tous partisans de la doctrine physico-chimique de la vie et les naturalistes, en majorité, partisans de la force vitale et de la doctrine des causes finales.

On en voit la raison. La physiologie s’est en effet cantonnée dans l’explication du fonctionnement de l’organisme constitué, c’est-à-dire sur un terrain où n’interviennent, comme nous le montrerons plus loin, ni d’autres énergies ni une autre matière que les énergies et la matière universelles. Les naturalistes, en revanche, ont considéré plus spécialement, — et d’ailleurs au seul point de vue descriptif, au moins jusqu’à Lamarck et Darwin, — les fonctions de l’espèce, la génération, le développement et l’évolution. Or, ce sont là les fonctions les plus réfractaires, les plus inaccessibles aux explications physico-chimiques. Aussi, quand il a fallu rendre compte de leur accomplissement, les zoologistes, n’ont-ils pas trouvé autre chose, en fait d’agens exécutifs, que la force vitale, sous ses différens noms. Pour Aristote c’est la force vitale elle-même qui, dès qu’elle s’introduit dans le corps de l’enfant, en pétrit la chair et la façonne à la forme humaine. Des naturalistes contemporains, comme les Américains C. O. Whitman et C. Philips, ne raisonnent pas autrement. D’autres, comme Blumenbach et Needham au XVIIIe siècle, invoquaient la même divinité sous un autre nom, celui de nisus formativus. D’autres enfin, se payent de mots : ils parlent d’hérédité, d’adaptation, d’atavisme comme si c’étaient des êtres réels, actifs et efficiens : tandis que ce ne sont que des appellations, des noms qui s’appliquent à des collections de faits.

Ce terrain était donc éminemment favorable à la pullulation des hypothèses. Aussi y abondèrent-elles : théories de Buffon, d’H. Spencer, de Darwin, de E. Hæckel, de His, de Weissmann, de De Vries, de W. Roux. Chaque naturaliste de marque eut la sienne. On ne finirait point de les citer. Mais voici que, déjà, ce domaine de la spéculation théorique est entamé de divers côtés, par l’expérimentation. C’est un physiologiste par J. Loeb, qui a récemment orienté les recherches dans une direction où la zoologie pense trouver l’explication du rôle mystérieux de l’élément mâle dans la fécondation. D’autre part, la première expérience de division artificielle de la cellule vivante (mêrotomie), avec les conséquences qu’elle entraîne relativement au rôle du noyau dans la conservation de la forme vivante et dans sa régénération est également l’œuvre d’un physiologiste expérimentateur. Elle remonte à 1852. Elle est due à Augustus Waller et a été pratiquée sur la cellule nerveuse sensitive des ganglions spinaux et sur la cellule motrice des cornes antérieures de la moelle. Les effets en ont pu être correctement interprétés douze ou quinze ans plus tard. Les zoologistes n’ont fait que répéter, peut-être sans le savoir, cette expérience célèbre, et en confirmer le résultat.

On voit par ce qui précède que l’attaque du réduit vitaliste est commencée. Mais ce serait s’abuser beaucoup que de croire la cause finale ou la force vitale près d’être délogées. La spéculation philosophique a du champ devant elle. Sa frontière peut reculer. Il y aura toujours place pour un vitalisme plus ou moins modernisé.


II

Il y a place encore pour un vitalisme très atténué sur le terrain propre de la physiologie, alors même que cette science borne son ambition à considérer l’être organisé entièrement construit, achevé dans sa forme. L’explication du fonctionnement de cette machine constituée ne peut être complète si l’on ne tient compte du concert et de l’ajustement de ses parties.

Ces parties constituantes ce sont les cellules. On sait que le progrès des études anatomiques a abouti à la doctrine cellulaire. c’est-à-dire à la double affirmation que l’organisme le plus compliqué est composé d’élémens microscopiques tous semblables, les cellules, véritables pierres de l’édifice vivant, et qu’il tire son origine d’une unique cellule, œuf ou spore, cellule sexuelle ou cellule de germination. Les phénomènes de la vie, envisagés chez l’individu formé, sont donc concertés dans t’espace ; de même que, envisagés dans l’individu en formation et dans l’espèce, ils sont enchaînés dans le temps. Ce concert et cet enchaînement sont, aux yeux de la plupart des savans, les traits les plus caractéristiques de l’être vivant. C’est là le domaine propre de la spécificité vitale, des forces de direction de Cl. Bernard et d’A. Gautier, des dominantes de Reinke. Il n’est pas certain, toutefois, que cet ordre de faits soit plus spécifique que l’autre. La génération et le développement ont été considérés par beaucoup de physiologistes, et en dernier lieu par F. Le Dantec, comme de simples aspects ou des modalités de la nutrition ou assimilation, propriété commune et fondamentale de toute cellule vivante.


Ce n’est cependant pas un mince progrès ni un avantage méprisable d’avoir éliminé les hypothèses vitalistes de presque tout le domaine de la physiologie actuelle, et de les avoir, en quelque sorte, refoulées dans son hinterland. C’est l’œuvre des savans de la première moitié du XIXe siècle et particulièrement de Claude Bernard qui a mérité, par là, les noms de fondateur ou de législateur de la physiologie. Ils ont rencontré, dans le vieil esprit médical, un adversaire obstiné, glorieux de ses stériles traditions. Vainement faisait-on observer que la force vitale ne pouvait être une cause efficiente ; qu’elle était un être de raison, un fantôme sans substance, qui s’introduit dans la marionnette anatomique et en fait mouvoir les fils, au gré de quiconque l’invoque : ses adeptes n’ayant qu’à lui conférer une nouvelle sorte d’activité pour rendre compte d’un acte nouveau. Tout cela avait été dit, avec la plus grande netteté, par Bonnet de Genève) et par beaucoup d’autres. On avait dit aussi que l’explication téléologique n’est pas moins vaine, puisqu’elle assigne au présent, qui existe, une cause inaccessible et évidemment inefficiente dans l’ultérieur, qui n’existe pas encore. Ces objections restaient impuissantes.

Aussi n’est-ce point par des argumens de théorie que le célèbre physiologiste est venu à bout de ses adversaires ; c’est par une sorte de leçon de choses. Il n’a cessé de montrer, en fait, et par exemples, que le Vitalisme et la Doctrine des causes finales étaient des erreurs paresseuses qui détournaient de l’investigation expérimentale : qu’elles avaient empêché les progrès de la recherche et la découverte de la vérité, dans tous les cas et sur tous les points où on les avait invoquées. Il a posé le principe du Déterminisme biologique qui n’est pas autre chose que la négation du caprice de la nature vivante. Ce postulat, tellement évident qu’il n’a pas eu besoin d’être énoncé dans les sciences physiques, avait besoin d’être proclamé, en face des adeptes de la spontanéité vitale. Il consiste à affirmer que dans des circonstances déterminées, matériellement identiques, le même phénomène vital se reproduira identique.

Claude Bernard a complété cette œuvre critique en établissant les règles de l’expérimentation chez les êtres vivans ; il a préconisé, comme méthode rationnelle de recherche, la méthode comparative. Elle doit être et elle est, en effet, l’outil quotidien de tous ceux qui travaillent en physiologie. C’est elle qui oblige à instituer, dans toute recherche portant sur les êtres organisés, une série d’épreuves telles que toutes les conditions inconnues et impossibles à connaître puissent être regardées comme identiques d’une épreuve à l’autre ; tandis qu’une seule condition est sûrement variable, à savoir celle précisément dont on dispose et dont on veut connaître, apprécier et mesurer l’influence. Il est permis d’affirmer que les erreurs qui se commettent chaque jour dans les travaux biologiques ont leur cause dans quelque infraction à cette règle tutélaire. Dans les sciences physiques, l’obligation de la méthode comparative est bien moindre. Le plus souvent l’épreuve témoin est inutile[1]. En physiologie, l’épreuve témoin est indispensable.

Si nous ajoutons que Claude Bernard a opposé à l’opinion étroite, chère à l’ancienne médecine, qui arrêtait à l’homme la considération de la vitalité, la notion contraire de la généralité essentielle des phénomènes de la vie, de l’homme à l’animal, et de l’animal à la plante, nous aurons donné, en un raccourci extrême, une idée de cette sorte de révolution qui s’est accomplie aux environs de l’année 1864, date de l’apparition du livre célèbre, l’Introduction à la médecine expérimentale.


Il semble que les idées que nous venons de rappeler soient d’une évidence qui n’a d’égale que leur simplicité. Ces principes paraissent si bien acquis qu’ils font, en quelque sorte, partie intégrante de la mentalité contemporaine. Quel homme de science, aujourd’hui, oserait délibérément expliquer quelque fait biologique par l’intervention de la force vitale ou de la cause finale, évidemment non efficientes ? Lequel, pour rendre compte de l’inconstance apparente d’un résultat, mettrait en avant le caprice de la nature vivante ? Lequel, encore, contesterait franchement l’utilité de la méthode comparative ?

Ce que les physiologistes d’aujourd’hui, après Claude Bernard, ne feraient plus, ceux d’hier, avant lui, le faisaient : et, non les moindres. Longet, par exemple, en pleine Académie, à propos de la sensibilité récurrente, et Colin (d’Alfort) en communiquant ses résultats statistiques sur la température des deux cœurs, acceptaient, d’une façon plus ou moins explicite l’indétermination des faits vitaux. Et, que parlons-nous de nos prédécesseurs ? Les naturalistes d’aujourd’hui n’agissent pas autrement. Voici que, de nouveau, nous voyons reparaître, dans des explications qui se prétendent scientifiques, le fantôme de la cause finale. On rend compte de tel fait par la nécessité pour l’organisme de se défendre ; de tel autre, par l’obligation où est l’animal à sang chaud de maintenir sa température constante ; on voit des zoologistes expliquer la fécondation, ainsi que le leur reprochait récemment M. Le Dantec, par l’avantage que l’animal retire d’une double lignée ancestrale. Aussi bien pourrait-on dire, comme le fait observer L. Errera, que les inondations du Nil se produisent afin d’apporter la fertilité à l’Egypte.

Il ne faut donc point déprécier le merveilleux travail qui a émancipé la physiologie moderne de la tutelle des vieilles doctrines. Les témoins, qui ont vu s’accomplir cette révolution en ont apprécié l’importance : et, voici ce que disait l’un d’eux, à l’apparition de cet ouvrage, l’Introduction à la médecine expérimentale, qui ne contenait pourtant qu’une partie de la doctrine :

« On n’a rien écrit, disait-il, de plus lumineux, de plus complet, de plus profond, sur les vrais principes de l’art si difficile de l’expérimentation. Ce livre est à peine connu parce qu’il est à une hauteur où peu de personnes peuvent atteindre aujourd’hui. L’influence qu’il exercera sur les sciences médicales, sur leur progrès, sur leur langage même, sera immense. On ne saurait la préciser dès à présent ; mais la lecture de ce livre laissera une impression si forte que l’on ne peut s’empêcher de penser qu’un esprit nouveau va bientôt animer ces belles études. » Voilà comment s’exprimait Pasteur en 1866. Voilà ce qu’il pensait de l’œuvre de son aîné et de son émule, au moment où il allait lui-même imprimer à ces « belles études » un mouvement de rénovation dont l’importance et les conséquences sont sans équivalent dans l’histoire de la science. Par leurs découvertes et leur enseignement, par leurs exemples et leurs principes, Claude Bernard et Pasteur ont donc réussi à soustraire une partie du domaine des faits vitaux à l’intervention directe des agens hypothétiques, des causes premières. Ils ont dû laisser toutefois à la spéculation philosophique, aux Forces directrices, à l’Animisme, au Vitalisme, un champ provisoire immense, celui qui correspond aux fonctions de génération, de développement, à la vie de l’espèce et à ses variations. C’est là que nous allons les retrouver.


III

On apprend aux enfans que la nature comprend trois règnes : le règne minéral et les deux règnes vivans, animal et végétal. C’est là tout le monde sensible. Puis, au-dessus se place le monde de l’âme. Les écoliers n’ont donc pas de doutes sur les doctrines que nous discutons ici. Ces doctrines posent, en effet, la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité fondamentales de ces trois ordres de phénomènes : ceux de la nature, ceux de la vie, ceux de la pensée. L’animisme, le vitalisme, l’unicisme ne sont, en réalité, que les diverses manières de répondre à cette question : les manifestations vitales, psychiques et physico-chimiques sont-elles essentiellement distinctes les unes des autres ? Les vitalistes distinguent la vie de la pensée ; les animistes les confondent. Dans le camp adverse les mécanicistes, matérialistes ou unicistes, font la même confusion ; mais, de plus, ils refusent de distinguer les forces qui sont en jeu chez les animaux et les plantes d’avec les forces générales de l’univers ; ils confondent tout : âme, vie, nature inanimée.

Ces problèmes appartiennent par beaucoup de côtés à la spéculation métaphysique. Ils ont été discutés et résolus par les philosophes de l’antiquité en des sens divers pour des raisons et par des argumens que nous n’avons pas à examiner ici, et qui, d’ailleurs, n’ont point changé. Mais, par un de leurs côtés, ils appartiennent à la science et sont justiciables de ses progrès. Cuvier et Bichat, par exemple, croyaient que les forces en action chez les êtres vivans étaient non seulement différentes des forces physico-chimiques, mais en opposition, en lutte, avec celles-ci. Aujourd’hui, ces deux illustres savans professeraient certainement une opinion contraire.

Les doctrines précédentes relèvent donc, jusqu’à un certain point, de l’expérience et de l’observation. Elles en sont justiciables, dans la mesure où celles-ci peuvent nous renseigner sur le degré de différence ou d’analogie que présentent entre eux les faits psychiques, vitaux et physico-chimiques. Or les investigations scientifiques ont pu nous éclairer à cet égard. Il n’est pas douteux que les analogies et les ressemblances de ces trois ordres de manifestations ont apparu de plus en plus nombreuses et frappantes avec le progrès de nos connaissances. Aussi, dans les sciences biologiques, l’animisme ne compte-t-il aujourd’hui qu’un petit nombre de partisans ; le vitalisme, sous ses différentes formes, en compte davantage : la grande majorité est attachée à la doctrine physico-chimique.


L’animisme et le vitalisme séparent l’un et l’autre de la matière le principe recteur qui la dirige : ce sont, au fond, des doctrines mythologiques, quelque chose comme une forme du paganisme ancien. La fable de Prométhée ou celle de Pygmalion en contiennent tout l’essentiel. Un principe immatériel, divin, dérobé à Jupiter par le Titan ou obtenu de la complaisance de Vénus par le sculpteur cypriote, descend de l’Olympe et vient animer la forme, encore inerte, modelée dans le marbre ou dans l’argile. En un mot, il y a une statue humaine : un souffle s’y surajoute, s’y insinue, feu du ciel, force vitale, étincelle divine, âme ; et la voici vivante. Mais ce souffle aussi peut l’abandonner ; un accident survient ; un rien, un caillot dans une veine, une piqûre dans le cœur ; un grain de sable dans le rein, un grain de plomb dans le cerveau : la vie s’échappe ; il ne reste plus qu’un cadavre. Un instant a suffi pour détruire le prestige. — C’est bien de cette manière que tous les hommes se représentent la scène de la mort : un souffle qui s’échappe ; quelque chose qui s’envole, ou qui s’écoule avec le sang. Le génie heureux des Grecs en avait fourni une image gracieuse : ils se représentaient la vie ou l’âme sous la forme d’un papillon (Psyché) fuyant le corps comme une sorte de léger phalène qui ouvre ses ailes de saphir.

Mais cet hôte subtil et temporaire de la statue humaine, cet étranger de passage qui fait du corps vivant une maison habitée, quel est-il décidément ? Selon les animistes, c’est l’âme même, au sens où l’entendent les philosophes ; l’âme immortelle et raisonnable. Pour les vitalistes, c’est un personnage différent et inférieur, une sorte d’âme de seconde majesté, la force vitale, ou, d’un simple mot, la vie.


IV

L’animisme est la plus ancienne et la plus primitive des conceptions qui se soient présentées à l’esprit humain. Mais, en tant que doctrine coordonnée, elle est la plus récente. Elle n’a reçu, en effet, son expression définitive qu’au XVIIIe siècle, du médecin philosophe et chimiste Stahl.

L’une des premières curiosités de l’homme primitif, du sauvage, c’est, d’après Tylor, la différence du corps vivant d’avec le cadavre : celui-ci est une maison habitée ; celui-là est la maison vide. Pour ces intelligences rudimentaires, l’habitant mystérieux est une sorte de double ou duplicata de la forme humaine. Il ne se révèle que par l’ombre qui suit le corps éclairé par le soleil, par l’image qui se reflète dans l’eau, par l’écho qui répète la voix ; il ne se voit qu’en songe, et les figures qui peuplent et animent les rêves ne sont autre chose que ces êtres dédoublés, impalpables. Certains sauvages pensent qu’au moment de la mort le double, ou l’âme, va se loger dans un autre corps. Quelquefois chaque personne, au lieu d’une seule de ces âmes, en possède plusieurs. D’après Maspéro, les Egyptiens en auraient compté au moins cinq, dont la principale, le ka ou double, serait la répétition aériforme ou vaporeuse de la forme vivante. Ces âmes en voyage, qui abandonnent les corps pour en occuper d’autres. peuplent l’espace. Après avoir été la cause de la vie dans les corps quelles animaient, elles réagissent du dehors sur les autres êtres et sont la cause de toutes sortes d’événemens inattendus. Ce sont des esprits bien faisans ou malfaisans.

L’analogie conduit inévitablement les esprits simples à étendre les mêmes idées aux animaux et aux plantes ; en un mot, à accorder des âmes à tout ce qui vit, âmes plus ou moins nomades, vagabondes ou interchangeables, selon la doctrine de la métempsycose. M. L. Errera, que nous suivons ici, fait observer que cette doctrine primitive, coordonnée, hiérarchisée et poétisée, est à la base de toutes les mythologies antiques.


L’animisme moderne fut quelque chose de beaucoup plus étroit. C’était une doctrine médicale, c’est-à-dire à peu près exclusive à l’homme. Stahl l’avait adoptée par une sorte de réaction contre les exagérations de l’École mécaniciste de son temps. C’est l’âme intelligente, raisonnable qui, selon lui, fait vivre le corps. Elle gouverne la substance corporelle, et la dirige vers un but assigné. Les organes sont ses instrumens. Elle agit sur eux directement, sans intermédiaires. Elle fait battre le cœur, contracter les muscles, sécréter les glandes, fonctionner tous les appareils. Il y a plus : c’est elle-même — âme architectonique — qui a construit et entretient ce corps qu’elle régit.

C’est le mens agitat molem de Virgile, que La Fontaine a traduit :


Un esprit vit en nous et meut tous nos ressorts.


Il est remarquable que ces idées, d’un spiritualisme excessif et outré, aient été mises en avant précisément par un chimiste et un médecin, tandis que des idées toutes contraires étaient admises par des philosophes partisans décidés de la spiritualité de l’âme, comme Descartes et Leibniz. Stahl avait été professeur de médecine à l’université de Halle, médecin du duc de Saxe-Weimar, et, plus tard du roi de Prusse ; il mourut à Berlin en 1734. Il a laissé une œuvre médicale et chimique importante, d’un caractère à la fois théorique et expérimental. Il est le créateur de la célèbre théorie du phlogistique qui subsista, en chimie, jusqu’à Lavoisier.

L’animisme a subsisté plus longtemps, entretenu par le zèle de quelques rares fidèles. Mais après les spirituelles moqueries de Bordeu, en 1742, il ne fit plus que végéter[2]. Il faut signaler cependant une tentative de restauration de ce système, faite en 1878 par un médecin bien connu de la génération qui nous a précédés, E. Chauffard. Tout en conservant la doctrine dans ses traits essentiels, le savant médecin s’était proposé de la mettre en harmonie avec la science moderne et de la dégager de tous les reproches qui lui avaient été adressés.


Ces reproches étaient nombreux. Le plus grave est d’ordre philosophique. Il est tiré de la difficulté de concevoir une action directe et immédiate de l’âme, considérée comme principe spirituel, sur la matière du corps. Il y a un tel abîme, — creusé par l’esprit philosophique lui-même, — entre l’âme et le corps qu’il est impossible de comprendre un commerce entre eux. On ne saurait seulement entrevoir comment l’âme pourrait devenir un instrument d’action.

C’était là le problème qui tourmentait le génie de Leibniz. Descartes, précédemment, l’avait tranché brutalement, comme Alexandre le nœud gordien : il avait coupé l’âme du corps, et fait de ce dernier une pure machine au gouvernement de laquelle l’autre n’avait point de part. Il attribuait aux forces brutes toutes les manifestations saisissables de l’activité vitale. — Leibniz, lui aussi, dut rejeter toute action, tout contact, tout rapport direct, tout lien réel entre l’âme et le corps et imaginer entre eux une relation simplement métaphysique, l’harmonie préétablie : « Les âmes s’accordent avec les corps en vertu de cette harmonie, préétablie dès la création, et nullement par une influence physique, mutuelle et actuelle… Tout se fait dans les âmes comme s’il n’y avait pas de corps, et tout se fait dans les corps comme s’il n’y avait pas d’âme. » À ce point, on touche presque au matérialisme scientifique. Ce frêle lien de l’harmonie préétablie, qui unit si lâchement le corps à l’âme, il est facile aux matérialistes de l’écarter et de ramener l’organisme sous le seul empire de la mécanique et de la physique universelles.

Le point faible de l’animisme de Stahl était donc la supposition d’une action directe exercée sur l’organisme par un principe spirituel, distinct, hétérogène.

M. Chauffard n’est pas tombé dans ce défaut. Il a, conformément aux idées modernes, uni ce que les anciens philosophes et Stahl lui-même séparaient, l’activité de la matière et l’activité de l’âme. « La pensée, l’action, la fonction, dit-il, s’enlacent dans une invincible union. » C’est la doctrine classique — mais non pas claire — tant de fois reproduite : Homo factus est, anima vivens, que Bossuet a exprimée dans la formule célèbre : « L’âme et le corps forment un tout naturel. »


Une seconde objection adressée à l’animisme, c’est que l’âme agit avec conscience, réflexion, volonté, et que ces attributs essentiels ne se retrouvent point dans la plupart des phénomènes physiologiques qui sont automatiques, involontaires et inconsciens. L’opposition de ces caractères a conduit les vitalistes à leur conception du principe vital distinct de la pensée. M. Chauffard, d’accord ici avec MM. Bouillier et Tissot, et Stahl lui-même, n’accepte point cette distinction : il ne consent point à rompre l’unité du principe vivifiant et pensant. Il préfère attribuer à l’âme deux modes d’action : l’un qui s’exerce sur les actes de la pensée, où elle procède avec conscience, réflexion, volonté ; l’autre s’exerçant sur les phénomènes physiologiques qu’elle régit « par des impressions sans conscience, par des déterminations instinctives, suivant des lois primordiales[3]. » Cette âme-là n’est guère conséquente à sa définition : c’est une âme nouvelle, une âme somatique, singulièrement voisine de cette âme rachidienne qui, selon un physiologiste allemand bien connu, Pflüger, siège dans chaque rondelle de moelle épinière et préside aux mouvemens réflexes.

Cette double modalité de l’âme, cette dualité admise par Stahl et ses disciples, répugnait à l’école vitaliste. Elle lui paraissait une hérésie, entachée de matérialisme. Et elle l’était en effet. De là, la force et la faiblesse de l’animisme. Il admet un principe animateur unique pour toutes les manifestations de l’être vivant, pour les faits supérieurs de l’ordre de la pensée et pour les faits inférieurs, de l’ordre corporel : il abaisse la barrière qui les sépare ; il comble le fossé entre les diverses formes de l’activité humaine ; il les assimile les unes aux autres.

C’est précisément ce que fait le matérialisme : il ramène, lui aussi, à un seul ordre les phénomènes psychiques et les phénomènes physiologiques, entre lesquels il ne voit plus qu’une différence de degré, la pensée n’étant qu’un maximum du mouvement vital, ou la vie qu’un minimum de pensée. A la vérité le but des deux écoles est tout contraire : l’une prétend relever l’activité corporelle à la dignité de l’activité pensante et spiritualiser le fait vital ; l’autre abaisse le premier au niveau du second ; elle matérialise le fait psychique. Mais, si les intentions sont différentes, le résultat est identique : l’unicisme spiritualiste est sur la pente de l’unicisme matérialiste. Un pas de plus et l’âme, confondue avec la vie, sera confondue avec les forces physiques.

En revanche, la double modalité a cet avantage d’écarter l’objection tirée de l’existence de tant d’être vivans à qui l’on ne saurait attribuer une âme pensante : les fœtus anencéphales, les jeunes des animaux supérieurs, les animaux inférieurs et les plantes vivant sans pensée ou avec un minimum de pensée véritable et consciente. Le partisan de l’animisme répond que cette activité physiologique est une sorte d’âme qui se connaît à peine, une lueur de conscience. La connaissance de soi-même, la conscience, ont, dans cette doctrine, toutes sortes de degrés. Au contraire, aux yeux des vitalistes ce sont des faits absolus, qui ne comportent pas de transition, pas de transaction entre l’être et le non-être.

C’est cette conception de la continuité de l’âme et de la vie ; c’est l’affirmation d’une dégradation possible de la pleine conscience, à la simple lueur de connaissance, et enfin à l’activité vitale inconsciente, qui ont sauvé l’animisme d’un naufrage complet. Et c’est pour cela que cette vieille doctrine a conservé jusqu’à notre époque quelques rares adeptes. Un savant allemand, G. von Bunge, bien connu pour ses travaux dans le domaine de la chimie des organismes, a professé, dans un ouvrage paru en 1889, des opinions animistes : il attribue à la matière des organismes un principe recteur, qui est une sorte d’âme vitale. Un naturaliste distingué, Rindfleisch (de Lübeck), s’est également rangé parmi les partisans du néo-animisme.


V

Le Néo-Vitalisme contemporain a subi, lui aussi, de notables atténuations par rapport au Vitalisme primitif. Celui-ci faisait du fait vital quelque chose de tout à fait spécifique, à la fois irréductible aux phénomènes de la physique générale et à ceux de la pensée. Il isolait absolument la vie, la séparant de l’âme, en haut, et en bas de la matière inanimée. La séquestration est aujourd’hui beaucoup moins rigoureuse : la barrière qui subsiste du côté psychique s’est abaissée du côté de l’ordre matériel. Les néo-vitalistes actuels reconnaissent que les lois de la physique et de la chimie sont observées dans le corps vivant comme en dehors de lui : les mêmes forces naturelles interviennent ici et là : seulement elles sont « autrement dirigées. »

L’ancien Principe vital était une sorte de divinité païenne anthropomorphique. Pour Aristote, cette force, l’anima, la Psyché, travaille, pour ainsi dire, avec des mains humaines ; selon un mot célèbre, elle est placée dans le corps vivant « comme un pilote sur le vaisseau, » comme le sculpteur ou le praticien en face du marbre ou de l’argile. Et, de fait, nous n’avons pas d’autre image claire d’une cause étrangère à l’objet ; nous n’avons pas d’autre représentation d’une force extérieure à la matière que celle qui nous est offerte par l’artisan qui fabrique un objet ou, en général, par la personne humaine, avec son activité libre ou supposée telle, tendue vers un but à réaliser.

Les personnifications de ce genre, ces entités mythologiques, ces êtres imaginaires, ces fictions ontologiques qui, pour nos prédécesseurs, remplissaient continuellement la scène, ont définitivement disparu : elles n’ont plus de place dans les explications scientifiques de notre temps. Les néo-vitalistes les remplacent par l’idée de direction, qui est une autre forme de la même idée de finalité. L’enchaînement des causes secondes, dans l’être vivant, est tel qu’il semble réglé conformément à un plan et dirigé en vue de son exécution. La tendance qui existe dans chaque être vers l’exécution de ce plan, c’est-à-dire vers sa fin, donne l’impulsion nécessaire à cette exécution. A cet égard, on peut répéter que la Force vitale dirige des phénomènes qu’elle ne produit pas et qu’exécutent en réalité les forces générales de la Physique et de la Chimie.

L’impulsion directrice, considérée comme réelle, est l’expression dernière du Vitalisme moderne. Si l’on va plus loin, on sort enfin de la doctrine : on ne peut plus se réclamer d’elle. C’est ce qu’a fait Claude Bernard. Il n’a pas considéré l’idée de direction comme un principe réel. Le lien des phénomènes, leur harmonie, leur conformité à un plan que l’intelligence saisit, leur appropriation à un but qu’elle aperçoit, ne sont autre chose qu’une nécessité de l’esprit, un concept métaphysique : le plan qui s’exécute n’a qu’une existence subjective ; la force directrice n’a pas de vertu efficiente, de puissance exécutive ; elle ne sort pas du domaine intellectuel où elle est née, et ne vient point « réagir sur les phénomènes qui ont donné l’occasion à l’esprit de la créer. »

C’est entre ces deux idées extrêmes que se déroulent toutes les nuances de la doctrine vitaliste. Au point de départ on trouve une force vitale personnifiée, agissant comme on l’a dit, en quelque sorte avec des mains humaines qui façonnent la matière obéissante ; c’est la forme primitive et pure de la doctrine. A l’autre extrême on trouve une force vitale qui n’est plus qu’une idée directrice, sans existence objective, sans rôle exécutif ; simple concept par lequel l’esprit réunit et conçoit une succession de phénomènes physico-chimiques. On touche de ce côté à l’Unicisme.

C’est surtout, du côté opposé, vers le monde psychique que les premiers vitalistes prétendaient se barricader. Nous venons de voir qu’ils ne raffinaient pas tant que ceux d’aujourd’hui : le Principe vital était pour eux un agent réel et non pas un plan idéal en voie d’exécution. — Mais, ils distinguaient ce principe spirituel d’un autre qui coexiste avec lui, chez les êtres vivans supérieurs, et au moins chez l’homme, l’âme pensante. Ils l’en séparaient, avec énergie, parce que l’activité de celle-ci se traduit par la connaissance et la volonté, tandis qu’au contraire, les manifestations de celle-là échappent précisément, pour la plupart, à la conscience et à la volonté.

Nous ne sommes, en effet, informés en rien de ce qui se passe dans nos organes, à l’état normal ; leur parfait fonctionnement ne se traduit à nous d’aucune autre manière que par un obscur sentiment de bien-être. Nous ne sentons pas les battemens de notre cœur, les dilatations périodiques de nos artères, les mouvemens du poumon ou ceux de l’intestin, les glandes qui sécrètent, les mille manifestations réflexes de notre système nerveux. L’âme qui se connaît est pourtant ignorante de tout ce mouvement vital : elle lui est, par conséquent, étrangère. C’est là ce qu’ont déclaré tous les philosophes de l’antiquité. Pythagore distinguait l’âme véritable, l’âme pensante, le Nous, principe intelligent et immortel caractérisé par les attributs de la conscience et de la volonté, d’avec le principe vital, la Psyché, qui donne au corps le souffle et l’animation, et qui est une âme de seconde majesté, active, passagère et mortelle. Aristote faisait de même : il mettait d’un côté l’âme proprement dite, mens ou intellect, c’est-à-dire l’entendement avec ses lumières rationnelles ; de l’autre côté était le principe recteur de la vie, la Psyché irraisonnable et végétative.

Cette distinction est évidemment très commode. Les phénomènes vitaux ne s’arrêtent pas aux animaux supérieurs, et à l’homme à qui nous pouvons reconnaître une âme raisonnable ; ils s’étendent à l’immense multitude des êtres plus humbles à qui l’on ne saurait attribuer des facultés si hautes, les invertébrés, les animaux microscopiques et les plantes. En revanche, elle a l’inconvénient de briser délibérément toute continuité entre l’âme et la vie : continuité qui est le principe de l’animisme et de l’unicisme, et, on peut le dire, le vœu même de la science et sa tendance indéniable.

Quant à la philosophie, elle satisfait à la nécessité d’établir l’unité de l’être vivant, d’une autre manière que nous n’avons pas à considérer ici. Elle attribue à l’âme plusieurs puissances distinctes : puissances de la vie végétative, puissances de la vie sensitive, puissances de la vie intellectuelle. Et cette autre solution du problème serait, selon M. Gardair, entièrement conforme à la doctrine de saint Thomas.


Le vitalisme a atteint son expression la plus parfaite dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec les représentans de l’Ecole de Montpellier, Bordeu, Grimaud et Barthez. Ce dernier surtout contribua à le faire prévaloir dans le milieu médical. Erudit de premier ordre, collaborateur de d’Alembert pour l’Encyclopédie, il exerça sur la médecine de son temps une action tout à fait prépondérante. Fixé à Paris pendant une partie de sa carrière, médecin du roi et du duc d’Orléans, on peut dire qu’il employa au profit de ses doctrines toutes les formes d’influence qui pouvaient contribuer à leur succès. — A sa suite, les écoles médicales professèrent que les phénomènes vitaux sont les effets immédiats d’une force sans analogues en dehors du corps vivant. — Cette conception régna, sans partage, jusqu’au temps de Bichat.

Après Bichat, le vitalisme de Barthez, plus ou moins modifié par les idées du célèbre anatomiste, a continué à dominer dans toutes les écoles de l’Europe jusque vers le milieu du XIXe siècle. Le fondateur de la physiologie en Allemagne, Jean Müller, admettait, vers 1833, l’existence d’une force vitale unique, « connaissant tous les secrets des forces de la physique et de la chimie, mais agissant en conflit continuel avec elles, comme cause et régulatrice suprême de tous les phénomènes. » Ce principe disparaissait dans la mort sans laisser de traces. — L’un des créateurs de la chimie biologique, Justus Liebig, mort en 1873, partageait ces mêmes idées. — Le célèbre botaniste Alphonse de Candolle, qui a vécu jusqu’en 1893, avait professé, au début de sa carrière, que la force vitale était l’une des quatre forces qui régissent la nature, les trois autres étant : l’attraction, l’affinité, la force intellectuelle. Flourens, en France, faisait du principe de la vie l’une des cinq propriétés ou forces qui résident dans le système nerveux. Un auteur contemporain, Dressel, en 1883, a essayé de remettre en honneur ce vitalisme un peu primitif, unitaire et efficient.


Une autre question s’était posée, entre temps, relativement à ce principe vital. Il s’agissait d’en préciser le siège : en un mot, de le situer dans l’organisme. Est-il répandu partout, ou bien réside-t-il en quelque point d’où il étendrait son action sur toutes les parties du corps ? Un savant célèbre de la fin du XVIe siècle, van Helmont, à la fois médecin et alchimiste, avait proposé une première solution, d’ailleurs fort bizarre. Le principe vital, selon lui, était logé dans l’estomac, ou mieux à l’orifice de sortie de cet organe, dans l’antre du pylore : il était le « portier de l’estomac. ».

L’idée hébraïque était plus raisonnable : la vie était liée au sang et se répandait avec lui par le moyen des veines dans l’organisme tout entier : elle s’écoulait des blessures en même temps que le liquide sanguin. Il faut voir là l’origine de l’interdiction, chez les Juifs, de faire usage de viandes qui ne seraient pas exsangues.

En 1748, un médecin nommé Lorry vit qu’une blessure très limitée en une certaine région de la moelle épinière provoquait une mort subite. La position de ce point remarquable fut précisée en 1812 par Legallois et plus parfaitement encore par Flourens en 1827. Il est situé dans le bulbe rachidien, au niveau de l’union du cou avec la tête ; exactement, sur le plancher du 4e ventricule près des origines de la huitième paire. C’est ce que l’on a appelé le nœud vital. De l’intégrité de ce point qui n’est pas plus gros que la tête d’une épingle dépend la vie de l’animal. Ceux qui croyaient à une localisation du principe vital s’imaginèrent avoir trouvé le siège cherché. Mais il eût fallu, pour cela, que la destruction de ce point fût irrémédiable et entraînât la mort. Ce n’est pas ce qui a lieu. Si l’on détruit le nœud vital et que l’on entretienne artificiellement la respiration, au moyen d’un soufflet, l’animal résiste : il continue à vivre. C’est seulement le mécanisme nerveux incitateur des mouvemens respiratoires qui a été atteint dans une de ses parties essentielles.

La vie ne réside donc pas plus dans ce point que dans le sang ou dans l’estomac. L’expérience ultérieure a prouvé qu’elle résidait partout ; que chaque organe jouit d’une vie indépendante. Il est, suivant la forte expression de Bordeu, « un animal dans l’animal, » ou suivant celle de Bichat, « une machine particulière dans la machine générale. »

Qu’est-ce donc que la vie, c’est-à-dire l’activité biologique de l’individu, de l’animal, de l’homme ? C’est évidemment la somme ou plutôt le concert de ces vies partielles des différens organes. Mais dans ce concert il semble qu’il y ait certains de ces instrumens qui dominent et soutiennent les autres ; il y en a dont l’intégrité est plus nécessaire à la conservation de l’existence et de la santé, et dont la lésion entraîne plus fatalement la mort. Ce sont le poumon, le cœur et le cerveau. On meurt toujours, disaient les anciens médecins, par l’altération de l’un de ces trois organes. La vie repose donc sur eux, comme sur un appui à trois pieds. De là la notion du trépied vital. Ce n’est plus un siège unique que l’on trouvait, pour le principe vital, mais une sorte de trône à trois étais. La vie se décentralisait.

Ce n’était là qu’un premier pas, bientôt suivi de beaucoup d’autres, dans cette voie de la décentralisation vitale. L’expérimentation montra, en effet, que tout organe séparé du corps peut continuer à vivre, si l’on réussit à lui fournir les conditions convenables. Et ici, il n’est pas question seulement des êtres inférieurs ; des plantes que l’on bouture ; de l’hydre que Trembley coupait en morceaux dont chacun régénérait une hydre entière ; des nais que Ch. Bonnet sectionnait en fragmens, qui tous reconstituent une annélide complète.

Le résultat est le même chez les vertébrés supérieurs ; l’expérience est seulement beaucoup plus difficile à réaliser. Au congrès de physiologie de Turin, en 1901, Locke a fait battre le cœur d’un lapin, pendant des heures, aussi énergiquement, aussi régulièrement, que s’il était en place, en le suspendant à l’air libre, dans une chambre à la température ordinaire, sous la seule condition de l’irriguer avec un liquide convenablement composé. L’animal était mort depuis longtemps. Il avait été fricassé et mangé le matin même par le préparateur qui nous montrait ce cœur si actif et si bien vivant qui avait échappé à la casserole. La même expérience se répète dans tous les laboratoires de physiologie, d’une manière plus facile, avec le cœur de la tortue ; cet organe, extrait du corps, mis en rapport avec des tubes de caoutchouc qui représentent ses artères et ses veines, rempli de sang défibriné de cheval ou de bœuf pris aux abattoirs, fonctionne pendant des heures et des jours, lançant le liquide sanguin, dans son aorte de caoutchouc, comme il le lançait dans l’aorte vivante.

Il est inutile de multiplier ces exemples ; arrêtons l’énumération et concluons : on réussit à faire vivre tous les organes, hors de leur place naturelle, pendant plus ou moins de temps : les muscles, les nerfs, les glandes, et jusqu’au cerveau lui-même. Chaque organe, chaque tissu, jouit donc d’une existence indépendante ; il vit et fonctionne pour son compte. Sans doute, il participe à l’activité de l’ensemble, mais on peut l’en séparer sans le reporter, pour cela, dans la catégorie des substances mortes. Il y a, pour chaque partie aliquote de l’organisme, une vie partielle et une mort partielle.

Cette décentralisation de l’activité vitale, chez les êtres complexes, s’est étendue, ultérieurement, des organes aux tissus, et des tissus aux élémens anatomiques, aux cellules. C’est cette notion décentralisatrice qui a donné naissance à la seconde forme du vitalisme, forme adoucie et atténuée, c’est-à-dire au pluri-vitalisme ou doctrine des propriétés vitales.


VI

Les partisans de la doctrine des propriétés vitales ont démembré le principe recteur unitaire et indivisible de Bordeu et Barthez. Ils en ont fourni, en quelque sorte, la monnaie. Le pluri-vitalisme consiste à admettre l’existence de puissances spirituelles d’ordre inférieur qui régissent les phénomènes de plus près que ne le faisait le principe vital. On va voir ces puissances, moins élevées en dignité que l’âme raisonnable des animistes, ou que l’âme de seconde majesté des vitalistes unitaires finir par s’incarner dans la matière vivante dont elles ne seront plus que des propriétés. Plus rapprochées, en conséquence, du monde sensible, elles s’accorderont plus facilement avec l’esprit de recherche et le progrès scientifique.

Le défaut des conceptions précédentes, leur illusion commune avait consisté à chercher la cause hors de l’objet ; à demander l’explication des phénomènes vitaux à un principe étranger à la matière vivante, immatériel, sans substance. Ce défaut va être atténué ici. Les pluri-vitalistes en viendront progressivement à considérer les propriétés vitales comme des modes d’activité inhérens à la substance vivante dans laquelle et par laquelle elles se manifestent, dérivant de l’arrangement des molécules de cette substance, c’est-à-dire de son organisation. C’est presque notre conception actuelle.

Mais ce progrès ne se réalisera qu’au terme de l’évolution de la doctrine pluri-vitaliste. A ses débuts, celle-ci semble une aggravation de son aînée, et une forme encore plus outrée du paganisme mythologique qu’on lui reprochait. Les archées, les blas, les propriétés, les esprits, font, tout d’abord, l’effet des génies ou des dieux que les anciens avaient imaginés pour présider aux phénomènes naturels de Neptune secouant les eaux de la mer et d’Éole pressant l’outre des vents pour déchaîner la tempête. Il semble que ces divinités du monde antique, ces nymphes, ces dryades et ces sylvains se soient métamorphosés au moyen âge, dans cette période raisonneuse et philosophante de l’histoire de l’humanité, en causes occultes, en puissances immatérielles, en forces personnifiées.


Le premier des pluri-vitalistes fut Galien, le médecin de Marc-Aurèle, l’auteur célèbre d’une encyclopédie dont la plus grande partie a été perdue et dont un livre est resté l’oracle et le bréviaire anatomique de tout le moyen âge. Selon lui, la machine humaine était dirigée par trois sortes d’esprits : les esprits animaux, qui président à l’activité du système nerveux ; les esprits vitaux qui gouvernent la plupart des autres fonctions ; et, enfin, les esprits naturels, qui régissent le foie et sont susceptibles de s’incorporer au sang. Au XVIe siècle, avec Paracelse, les esprits de Galien devinrent les esprits olympiques ; ils présidaient encore au fonctionnement des organes, foie, cœur, cerveau ; mais ils existaient aussi dans tous les corps de la nature.

Enfin, la doctrine fut constituée par van Helmont, médecin, chimiste, à la fois expérimentateur et philosophe, esprit pénétrant et fumeux où beaucoup de vérités profondes s’alliaient à des rêveries fantastiques. Répugnant à admettre l’action directe d’un agent immatériel, tel que l’âme, sur la matière inerte, sur le corps, il combla l’abîme qui les séparait en créant toute une hiérarchie de principes immatériels auxquels était dévolu le rôle de médiateurs et d’agens d’exécution. Au sommet de cette hiérarchie était placée l’âme pensante et immortelle : au-dessous, l’âme sensitive et mortelle, ayant pour ministre l’archée principal, l’aura vitalis, sorte d’agent incorporel que l’on peut assimiler au principe vital, et qui siégerait à l’orifice de l’estomac : au-dessous, enfin, des agens subalternes, les blas ou vulcains placés dans chaque organe et en dirigeant le mécanisme avec intelligence, à la façon d’un ouvrier habile.

Ces imaginations chimériques ne sont pourtant pas aussi loin qu’on pourrait le croire de la doctrine des propriétés vitales. Quand nous voyons un muscle se contracter, nous disons que ce phénomène est dû à une propriété vitale, c’est-à-dire sans analogue dans le monde physique, à savoir la contractilité ; le nerf possède de même deux propriétés vitales, l’excitabilité et la conductibilité, que Vulpian proposait de confondre en une seule, la neurilité. Ce ne sont là que de simples appellations, que des noms destinés à abréger le discours. Mais, pour ceux qui croient que c’est quelque chose de réel, ce quelque chose n’est pas bien éloigné des blas de van Helmont, vulcains cachés dans le muscle ou le nerf et se traduisant ici par la contraction, là par la production et la propagation de l’influx nerveux ; c’est-à-dire par des phénomènes dont nous ne connaissons pas encore les analogues dans le monde physique, mais dont nous ne saurions dire qu’ils n’existent pas.


Les archées et les blas de van Helmont n’étaient qu’une première et grossière ébauche des propriétés vitales. Xavier Bichat, le fondateur de l’anatomie générale, fatigué de toutes ces entités incorporelles, de ces principes sans substance que la biologie traînait après elle, entreprit de s’en débarrasser à la manière des physiciens et des chimistes. La physique et la chimie de son temps rapportaient les manifestations phénoménales aux propriétés de la matière, gravité, capillarité, magnétisme, etc. Bichat fit de même. Il rapporta les manifestations vitales aux propriétés des tissus vivans, sinon de la matière vivante. Ces propriétés, on n’en connaissait encore qu’un petit nombre : l’irritabilité de Glisson, — qui est l’excitabilité des physiologistes actuels, — et celle de Haller qui, précisément, n’est autre chose que la contractilité musculaire. — Il s’agissait de découvrir les au très.

Il n’est pas besoin de rappeler, — puisque Cl. Bernard a écrit cette histoire ici même, il y a vingt-cinq ans, — l’erreur commise par Bichat et adoptée par la plupart des savans de ce temps, tels que Cuvier en France, et J. Müller en Allemagne. Ce fut de considérer les propriétés vitales, non seulement comme distinctes des propriétés physiques, mais comme opposées à elles. Celles-ci conservent le corps, celles-là tendent à le détruire : elles sont toujours en lutte : la vie est la victoire des unes ; la mort est le triomphe des autres. De là la définition célèbre de Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ; » ou celle de l’Encyclopédie : « La vie est le contraire de la mort. »

Cuvier a illustré cette conception dans un tableau saisissant. Il représente une jeune femme dans tout l’éclat et la force de la jeunesse, brusquement frappée par la mort. Les formes sculpturales s’affaissent, et montrent la saillie anguleuse des os : les yeux tout à l’heure étincelans deviennent ternes : l’incarnat du teint fait place à une pâleur livide, la souplesse gracieuse du corps à sa rigidité. Des changemens plus horribles ne tardent point à se produire. Les chairs passent au bleu, au vert, au noir ; une partie s’écoule en sanie putride, une autre s’évapore en émanations infectes, A la fin il ne reste plus rien que quelques principes minéraux salins ou terreux : tout le reste s’est dissipé.

Que s’est-il passé, d’après Cuvier ? Ces altérations sont l’effet des agens extérieurs, l’air, l’humidité, la chaleur. Ceux-ci ont agi sur le cadavre comme ils agissaient sur le vivant ; mais leur assaut était sans effet tout à l’heure parce qu’il était repoussé par les propriétés vitales ; il a réussi maintenant que la vie a disparu. — Nous savons aujourd’hui que les agens extérieurs sont innocens de ces désordres. Les coupables sont les microbes de la putréfaction. C’est contre eux que luttait l’organisme, et non point contre les forces physiques.

L’erreur de Bichat et de Cuvier était inexcusable, même en leur temps. Leur tort l’ut de n’attacher point l’importance qu’elles méritaient aux recherches de Lavoisier qui avait proclamé, à propos de la chaleur animale et de la respiration, l’identité d’action des agens physiques dans le corps vivant et dans le monde extérieur.

D’autre part, Bichat avait eu une illumination de génie en décentralisant la vie et en dispersant les propriétés vitales dans les tissus, ou, comme on dirait aujourd’hui, dans la matière vivante. C’est de la comparaison entre la constitution et les propriétés de la matière vivante et celles de la matière inanimée que doit jaillir la lumière.


VII

On peut maintenant comprendre ce qu’est le néo-vitalisme de notre temps. Il a revêtu deux formes : l’une plus scientifique, l’autre plus philosophique.

Sa forme savante lui a été donnée par le savant physiologiste de Copenhague Ch. Bohr et par le professeur de Breslau, Heidenhain, qui fut une des lumières de la physiologie allemande contemporaine. Le cours de leurs recherches amena ces deux expérimentateurs, chacun de son côté, à soumettre à une nouvelle enquête les idées de Lavoisier et celles de Bichat sur les rapports des forces physico-chimiques avec les forces vitales.

Il ne s’agit point d’une enquête universelle qui aurait été instituée délibérément en vue de faire la part respective des facteurs physiques et des facteurs physiologiques dans l’accomplissement des diverses fonctions. Un tel travail aurait eu de quoi occuper plusieurs générations. Non : c’est incidemment que la question s’est posée. Ch. Behr a étudié avec un soin extrême les échanges gazeux qui s’accomplissent entre l’air et le sang dans le poumon. Le mélange gazeux et le liquide sanguin sont en présence : une membrane mince, mais formée de cellules vivantes les sépare. Cette membrane va-t-elle se comporter comme ferait une membrane inerte, dépourvue de vitalité ? On sait alors, d’après les lois de la diffusion gazeuse, comment les choses se passeront. Eh bien ! elles ne se passent point ainsi : les mesures les plus soigneuses, de pressions, de solubilités, ne laissent point de doute à cet égard. Les élémens vivans de la membrane pulmonaire interviennent donc pour troubler le phénomène physique. Les choses se passent comme si les gaz échangés étaient soumis non pas à une simple diffusion, fait physique, ayant ses règles ; mais à une véritable sécrétion, phénomène physiologique ou vital, obéissant à des règles, fixées aussi, mais différentes des premières.

D’autre part, Heidenhain était amené, vers le même temps, à des conclusions analogues en ce qui concerne les échanges liquides qui s’accomplissent dans l’intimité des tissus entre les liquides (lymphes) qui baignent extérieurement les vaisseaux sanguins et le sang que ceux-ci contiennent. Le phénomène est très important, puisqu’il est le prologue des actions de nutrition, et d’assimilation. — Ici encore, les deux facteurs de l’échange sont mis en relation à travers une paroi mince, celle du vaisseau sanguin. — Les lois physiques de la diffusion, de l’osmose et de la dialyse permettent de prévoir comment les choses se passeraient si la vitalité des élémens de la paroi n’intervenait point.

Heidenhain crut observer qu’elles s’accomplissaient autrement. Le passage des liquides est troublé par le fait que les élémens cellulaires sont vivans. Il prend les caractères d’un acte physiologique et non plus d’un fait physique. — Ajoutons que l’interprétation de ces expériences est difficile et qu’elle a donné lieu à des controverses qui durent encore.

Ces deux exemples, autour desquels il serait possible d’en grouper quelques autres, ont amené certains physiologistes à réduire l’importance des facteurs physiques dans le fonctionnement de l’être vivant, au profit des facteurs physiologiques. Il semblerait par là que la force vitale, pour employer une forme de langage un peu critiquable, soustrait, dans une certaine mesure, l’être organisé à l’empire des forces physiques, — et cette conclusion est une forme du néovitalisme contemporain.


Le néovitalisme contemporain a encore revêtu une autre forme plus philosophique que scientifique, par où il se rapproche davantage du vitalisme proprement dit. Nous voulons parler de la tentative récente de M. Reinke[4] en Allemagne. M. Reinke est un botaniste de mérite qui sait distinguer le domaine spéculatif de la science, de son domaine positif et les cultiver l’un et l’autre avec succès.

Ses préoccupations sont analogues à celles de M. A. Gautier, de Chevreul, et de Cl. Bernard lui-même. Il croit, avec ces maîtres, que le mystère de la vie ne réside pas dans la nature des forces qu’elle met en jeu, mais dans la direction qu’elle leur donne. Tous ces penseurs sont frappés de l’ordre, du sens imprimés aux phénomènes qui se déroulent dans l’être vivant, de leur enchaînement, de l’apparente adaptation qu’ils présentent à un but, de l’espèce d’impression qu’ils donnent d’un plan qui s’exécute. Et cette réflexion amène M. Reinke à s’appesantir sur l’idée de « force directrice. »

Les énergies physico-chimiques sont sans doute les seules qui se manifestent dans l’être organisé, mais elles y sont dirigées comme un aveugle l’est par un guide ; il semble qu’un double les accompagnerait à la façon d’une ombre. Ce guide intelligent de la force matérielle aveugle, c’est ce que M. Reinke appelle une dominante. Rien ne ressemble davantage aux blas ou aux archées de van Helmont. Les énergies matérielles seraient ainsi appariées à leurs blas, à leurs dominantes, dans les organismes vivans. Il y aurait donc chez ceux-ci deux catégories de forces : des « forces matérielles » ou, pour mieux dire, des énergies matérielles, obéissant aux lois de l’énergétique universelle ; et, en second lieu, des u forces spirituelles, » intelligentes, les dominantes. Quand le sculpteur modèle la statue, il y a dans chaque coup qui fait sauter un éclat de marbre, autre chose que la force vive du marteau ; il y a la pensée, la volonté de l’artiste qui réalise un plan. Dans une machine, il n’y a pas que des rouages ; il y a derrière eux la finalité que l’auteur y a mise en les agençant pour un but déterminé. Les énergies dépensées dans le fonctionnement sont réglées par l’agencement, c’est-à-dire par les dominantes issues de l’intelligence du constructeur.

Ainsi en est-il dans la machine vivante : les dominantes, dans ce cas, ce sont les gardiens du plan, les agens de la finalité. Il y en a pour régler le fonctionnement du corps vivant : il y en a pour régler son développement et sa construction. — Telle est la seconde forme, la forme philosophique, finaliste et outrée du néo-vitalisme contemporain.


VIII

La doctrine uniciste ou moniste offre une troisième manière de concevoir le fonctionnement de l’être vivant, en nivelant et confondant ses trois formes d’activité, spirituelle, vitale et corporelle. Elle a eu son expression dans 1’« iatro-mécanicisme » et dans l’« iatro-chimisme, » au XVIIe et au XVIIIe siècle, et, plus récemment, dans la doctrine physico-chimique de la vie, d’une part, enfin, d’autre part, dans le « matérialisme contemporain. »

Le matérialisme n’est pas seulement une interprétation biologique, c’est une interprétation universelle qui s’applique à toute la nature, parce qu’elle repose sur une conception déterminée de la matière. On se retrouve ici en face de l’éternelle énigme qui s’est posée à la curiosité des philosophies relativement à ce problème fondamental, de la force et de la matière. On sait quelle solution lui donnèrent les philosophes d’Ionie, Thaïes, Héraclite, Anaxagore et Démocrite, qui écartèrent toute puissance spirituelle, étrangère à la matière, du gouvernement de celle-ci. L’explication du monde, l’explication de la vie, étaient réduites au jeu des forces physiques ou mécaniques. Épicure, un peu plus tard, soutenait que la connaissance de la matière et de ses diverses formes rend compte de tous les phénomènes et, par conséquent, de ceux de la vie.

Descartes, en séparant nettement le monde métaphysique, — c’est-à-dire l’âme définie par son attribut, la pensée, — du monde physique ou matériel caractérisé par l’étendue, aboutissait pratiquement au même résultat que les matérialistes de l’antiquité. Le corps vivant était pour lui une pure mécanique, comme il l’était pour eux.

C’est en cela que consiste la doctrine des iatro-mécaniciens dont on peut regarder Descartes comme le fondateur, à défaut des philosophes grecs. Ces idées jetèrent assez d’éclat pendant deux siècles, et se montrèrent assez fécondes avec Borelli, Pitcairn, Haies, Bernouilli et Boerhaave pour justifier le mot de Bacon que « la philosophie d’Épicure avait fait moins de tort à la science que celle de Platon. » L’école iatro-mécanicienne dura, d’une existence tenace, jusqu’à Bichat.

C’est par une réaction contre ses exagérations que Stahl créa l’animisme, et l’école de Montpellier le vitalisme. On peut se faire une idée du caractère outré de ses explications par la lecture de Boerhaave : pour ce célèbre médecin, les muscles étaient des ressorts, le cœur était une pompe ; le rein était un crible ; la sécrétion des sucs glandulaires se produisait par le mécanisme du pressoir ; la chaleur du corps résultait du frottement des globules du sang contre les parois des vaisseaux ; elle était plus grande dans le poumon parce que les vaisseaux de cet organe étaient supposés plus étroits que les autres. — L’insuffisance de ces explications amena à l’idée de les compléter par le secours de la chimie naissante. Celle-ci, toute rudimentaire qu’elle fût, voulut sa part dans le gouvernement des corps vivans et dans l’explication de leurs phénomènes ; et l’on vit les distillations, les fermentations et les effervescences jouer leur rôle, rôle excessif et prématuré. L’iatro-chimisme n’est, d’un point de vue général, qu’un aspect de l’iatro-mécanique : c’en est aussi un auxiliaire. Sylvius Le Boë et Willis en furent les représentans les plus éminens. Cette doctrine devait rester effacée jusqu’au temps des grands progrès de la chimie, c’est-à-dire, jusqu’à Lavoisier. Elle a pris, depuis lors, une importance grandissante, particulièrement à l’époque contemporaine. La tendance générale est aujourd’hui de regarder l’acquisition de la forme spécifique ou morphogénie, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus particulier et de plus caractéristique chez les êtres vivans, comme une conséquence de la composition chimique de leur substance.


Les écoles biologiques contemporaines ont fait beaucoup d’efforts pour se dégager de toute compromission philosophique : elles ont écarté, le plus souvent, le problème psychologique ; elles se sont interdit de pénétrer dans le monde de l’âme. Par là, la doctrine physico-chimique de la vie s’est constituée, à l’abri des difficultés et des objections spiritualistes. Mais cette prudence n’exclut pas la tendance. Il est hors de doute, comme le dit Armand Gautier, que « la vraie science ne saurait rien affirmer, mais aussi rien nier, au delà des faits observables, » et que « c’est une science à rebours que celle qui ose assurer que seule la matière existe et que seules ses lois gouvernent le monde. » Il n’en est pas moins vrai qu’en établissant la continuité entre la matière brute et la matière vivante, on rend vraisemblable, aussi, la continuité entre le monde de la vie et le monde de la pensée.

D’ailleurs, et sans vouloir entrer dans le vif de cette controverse, il n’est que trop évident que l’on ne s’entend pas sur les termes que l’on emploie, et particulièrement sur celui de « matière » et de « lois de la matière. » Il n’est pas nécessaire de répéter que le moule géométrique où Descartes avait enfermé la philosophie est brisé depuis longtemps. Le célèbre philosophe, en définissant la matière par le seul attribut de l’étendue, ne nous permet pas d’en comprendre l’activité, révélée par tous les faits naturels ; et en définissant l’âme par la seule pensée, il nous ôte la ressource d’y chercher le principe de cette activité matérielle. Cette matière purement passive et qui ne consiste que dans l’étendue, cette matière nue était un pur concept pour Leibniz. Un philosophe de notre temps, M. Magy, a dit que c’était une illusion sensorielle. Les corps de la nature nous offrent une matière revêtue d’énergie, formée par l’union indissoluble de l’étendue avec un principe dynamique inséparable. Les stoïciens déclaraient que la matière est mobile et non pas mue, active et non pas inerte. C’est aussi la pensée de Leibniz qui lui associait indissolublement un principe actif, une « entéléchie. » D’autres ont dit que la matière est un « assemblage de forces ; » l’espace, « le lieu de forces, » ou avec le P. Boscowich « un système de points indivisibles et inétendus. »

Dans cette conception, l’école matérialiste trouve l’explication de toute phénoménalité. Propriétés physiques, phénomènes vitaux, faits psychiques, ont leur fondement dans cette activité immanente. L’activité matérielle est un minimum d’âme ou de pensée qui, par une gradation continue et une complication progressive, sans solution de continuité, sans saut brusque de l’homogène à l’hétérogène, s’élève à travers la série des êtres vivans jusqu’à la dignité de l’âme humaine. — L’observation des transitions, décalque imparfait de la méthode géométrique des limites, permet ainsi de passer de l’activité matérielle à l’activité vitale et de là à l’activité psychique.

Dans ce système, l’énergie matérielle, la vie, l’âme, ne seraient que des combinaisons de plus en plus complexes de l’activité consubstantielle aux atomes matériels. La vie paraît distincte de la force physique et la pensée de la vie, parce que l’analyse n’en est pas assez avancée. Ainsi, le verre paraissait distinct aux anciens Chaldéens du sable et du sel avec lequel ils le formaient. De même, encore, l’eau se distingue aux yeux des modernes de l’oxygène et de l’hydrogène qui la constituent. — Toute la difficulté est de comprendre ce que « l’arrangement » des choses peut introduire de nouveau dans leur aspect, ce que leurs combinaisons qui ne sont que des arrangemens nouveaux des parties élémentaires, — peuvent y amener de variété apparente. C’est cette ignorance qui conduit à les considérer comme hétérogènes, irréductibles et distinctes en principe. Le phénomène vital, complexus de faits physico-chimiques nous apparaît ainsi comme d’une essence différente de ceux-ci ; et c’est la raison pour laquelle nous imaginons des dominantes » et des « forces directrices » plus ou moins analogues à ce principe recteur sidéral de Kepler, qui, avant la découverte de l’attraction universelle, réglait l’harmonie du mouvement des planètes.


Telles sont, avec leurs transformations successives, les trois doctrines générales, les trois courans principaux, entre lesquels a été ballottée la biologie. Ils sont suffisamment signalétiques de l’état de la science positive à chaque époque. Mais on est étonné qu’ils ne le soient pas davantage. C’est qu’en effet ces conceptions sont trop générales ; elles planent de trop haut sur la réalité. Plus caractéristiques à cet égard seront les théories particulières sur les manifestations principales de la matière vivante, sur sa perpétuité par la génération, sur le développement par lequel elle acquiert sa forme individuelle, sur l’hérédité. C’est là qu’il importe de saisir le dessin et le plan de l’édifice qui « s’exécute pour ainsi dire aveuglément, » par les efforts d’une armée de travailleurs, de jour en jour plus nombreuse. — Ce sera l’objet de notre prochaine étude.


A. DASTRE.

  1. Dans une étude sur la méthode expérimentale publiée récemment dans le Dictionnaire de Physiologie, M. Ch. Richet écrit ces lignes : « Il faut donc, toujours, sans se lasser, faire des expériences comparatives. Je ne crains pas de dire que cette comparaison est la base de la méthode expérimentale. » C’était, en effet, ce que Claude Bernard enseignait par maximes et par exemples.
  2. Bordeu, dans la thèse qu’il soutint à Montpellier, en 1742, à l’âge de vingt ans et qui fonda sa réputation, s’égayait des besognes que les animistes imposaient à l’âme « qui a soin d’humecter la bouche lorsqu’il faut » ou « dont les colères produisent les symptômes de quelques maladies » ou encore « que les suites du péché originel rendent incapable de bien conduire et diriger le corps. »
  3. La Vie. Études et problèmes de biologie générale, 1878.
  4. Reinke, Die Welt als That. Berlin, 1899.