La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/IV

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Gallimard (p. 218-237).

CHAPITRE IV

LES MOTS

Si Mallarmé écrivit peu, son œuvre rare nous donne la fleur d’un très grand labeur linguistique. Il s’attacha avec ferveur à connaître sa langue. Il se posa à ce sujet les problèmes les plus désespérants, les plus insolubles. La parole fut vraiment le soleil de son monde intelligible, sauf qu’il préféra encore à sa clarté directe sa lumière réfléchie, son clair de lune, qui est certain silence. Il eut plus que personne « le culte du vocable... lequel n’est, en dehors de toute doctrine, que la glorification de l’intimité même de la race, en sa fleur, le parler »[1].

Le mot, pour lui, revêtait une existence très présente et presque hallucinatoire. Le Démon de l’Analogie nous met dans les mains une des clefs de sa « noble faculté poétique ». Enveloppé de musique et de mystère, un mot souvent s’impose à lui, non par sa signification, mais par son corps, qui est sa forme typographique, par son âme, qui est sa sonorité, ou par un secret plus intérieur encore qui ne prête pas à Mallarmé d’autre concept que celui, vide et familier, de « hasard ». Il est, et sans autre raison se légitime par cette existence. Autour de lui s’évoquent d’autres mots et cristallise un vers, une strophe, un poème. (Et quelque chose d’analogue se passe d’ailleurs dans toute organisation poétique.) Mais il peut rester isolé. Ainsi Palmes ! dans Don du Poème, qui paraît simplement un repos, un vide et comme un interrègne de l’imagination liée. Il s’expliquerait, si l’on veut, sur la page que révèle l’aurore, comme une offrande de gloire solitaire et noble ; tout au moins il en propage, musical, le sentiment ; mais il a dû s’imposer, comme la Pénultième, du dehors, et sur le poème il flotte sans s’y mélanger. Le travail postérieur ne vous permet pas de discerner, parmi les mots ensuite survenus, dans le jeu de l’esprit poétique et la disposition des rimes, le vocable initial. Pourtant il semble bien que le sonnet Ses purs ongles soit aménagé sur le mot lampadophore. Plus curieusement,

Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos

nous présente le même dessein que la Pénultième — Est morte. Paphos s’impose, comme une hallucination niée par l’esprit en même temps qu’elle se produit aux sens. Paphos — Est mort. Les treize vers qui suivent développent le Est mort selon un admirable motif de rêve, jusqu’à l’éclat de l’image finale « la corde tendue de l’instrument de musique » fil qui porte comme son fruit de cendre impondérable le « sein brûlé d’une antique Amazone ».

Mallarmé sent intensément cette présence des mots. Chacun, pour lui, semble s’isoler, « d’un lucide contour, lacune ». On dirait que son regard étrange, son œil fin de diamant méditatif et mobile, pénètre dans le papier jusqu’aux racines du mot, qu’en elles il s’ingénie et se perd. Il conçoit l’essentiel de la poésie comme le fait d’écarter toute connaissance, sauf « une piété aux vingt-quatre lettres, comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue, la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers[2] ».

« Il y a des mots que nous n’avions jamais entendus avant tel artiste qui les plaça de manière à nous les révéler dans toute leur beauté. » Propos que lui attribue assez vraisemblablement M. Mauclair[3]. Pour que ces mots fussent entendus, l’exemple de Hugo et la technique du Parnasse avaient donné un moyen mécanique, la rime. La rime riche leur conférait une valeur unique, les transfigurait dans un bain de musique. Mais la rime riche et significative ne fait que souligner par un trait d’archet final ce qu’en effet les poètes et les prosateurs ont pratiqué comme un des secrets de leur art. A-t-on entendu le mot pluie avant d’avoir goûté ce vers de Ronsard sur la rose :

Mais battue ou de pluye ou d’excessive ardeur,

éprouvé, en le son humide et gonflé comme une motte de terre, isolé entre des brèves peu accentuées, les longues ondées de juin sur les prés et les fleurs, coutumières au climat tourangeau ? Ainsi Mallarmé, comme tout bon poète, met à bien des mots le nimbe sacré

Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

(Le Guignon.)

De scintillations sitôt le septuor.

(Ses purs ongles.)

Oh sache l’esprit de litige.

(Prose.)

À des glaciers attentatoire.

(M’introduire.)

Il a développé en des méandres subtils de réflexion le texte célèbre,

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.

« À toute la nature apparenté, écrit Mallarmé dans un livre scolaire, et se rapprochant ainsi de l’organisme dépositaire de la vie, le mot présente, dans ses voyelles et ses diphtongues, comme une chair, et dans ses consonnes comme une ossature délicate à disséquer[4]. »

C’est cette dissection même que son livre entreprend, non à vrai dire sur le français : qui donc disséquerait la femme qu’il aime ? mais sur une langue étrangère, propre à l’amphithéâtre, l’anglais. Les Mots Anglais représentent un fort travail, mais on ne peut se défendre d’une stupeur en voyant que Mallarmé leur attribuait une fin pédagogique. Ce sont les imaginations du Cratyle (l’avait-il lu ?) ou mieux encore de M. de Piis. Il évoque, de façon très platonicienne, une science qui, « possédant le vaste répertoire des idiomes jamais parlés sur la terre, écrira l’histoire des lettres de l’alphabet à travers tous les âges, et quelle était presque leur absolue signification, tantôt devinée, tantôt méconnue par les hommes, créateurs de mots ». En attendant, veut-on quelques échantillons de son anatomie des consonnes ? (Il s’agit, ne l’oublions pas, des mots anglais.)

B « cause les sens divers et cependant liés secrètement tous, de production ou enfantement, de fécondité, d’amplitude, de bouffissure et de courbure, de vantardise ; puis de masse ou d’ébullition et quelquefois de bonté et de bénédiction (malgré certains vocables…) significations plus ou moins impliquées par la labiale élémentaire[5] « Le désir, comme satisfait par l, exprime avec ladite liquide, joie, lumière, etc., etc… De l’idée de glissement on passe aussi à celle d’un accroissement par la poussée végétale ou par tout autre mode ; avec r, enfin, il y aurait comme saisie de l’objet désiré avec l, ou besoin de l’écraser et le moudre[6]. »

Il y en a ainsi bien des pages. Le philologue sourira de ces puérilités qui ne sont telles d’ailleurs que par leur exagération et qui ont peut-être (reportez-vous à Steinthal) un fond de vérité, mais elles nous éclairent sur un poète. Elles attestent chez Mallarmé cette imagination visuelle très précise qui s’est incorporé tout le détail matériel du livre. Elles donnent une atmosphère à son hallucination du mot. Les remarques auxquelles, dans une page de voyage, Victor Hugo s’amuse sur la forme des lettres, viennent d’une source analogue. On n’est poète que parce qu’on a conservé certaines habitudes d’enfance. Les lettres des mots, les majuscules initiales, disent aux enfants beaucoup de choses : pour eux nomina numina, et James Sully, dans ses Études sur l’Enfance, cite un petit garçon qui s’était pris d’une très grande et souvent exprimée sympathie pour « ce cher vieux W ».

Un livre était pour Taine un « palais d’idées ». Une page est pour Mallarmé une chambre de mots, mieux une grotte de mots, comme celles des contes orientaux.

« Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette reconnue la plus rare, ou valent pour l’esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence[7] ».

Le mot usuel, celui du langage et des journaux, selon Mallarmé, ressemble si exactement à une monnaie que le plus souvent mettre une pièce dans une main nous dispenserait de parler. La richesse de l’esprit n’est point en monnaies qui aient cours. Ainsi un Oriental au lieu de nos papiers de banque possède dans un coffre des pierres précieuses ; — et des monnaies d’or il tourne l’emploi à celui de bijoux pour ses femmes, Mallarmé admire en Beckford « le collectionneur se procurant les mots brillants et vrais et les maniant avec même prodigalité et même tact que des objets précieux, extraits de fouilles[8] ». Comme existent pour des monnaies anciennes l’usage de leur circulation et l’usage de leur beauté propre, les mots comportent à la fois ce qui se dit du discours, leur suite ordinaire, et « ce qui ne se dit pas du discours », l’éclat substantiel qui souligne, lucide contour, leur mystère, les reflets que sur eux, indépendamment des connexions techniques, allument les mots voisins.

De là, chez Mallarmé, ces touches sensuelles, ces taches de couleur, ces notations de nuances instantanées, ces interférences de reflets, toute cette vie matérielle des mots derrière laquelle se dissimule le schème logique, non comme une armature préconçue, mais comme le creux plus grossier d’un relief métallique.

La page même que je viens de citer en est un exemple. Sa clarté se lie si intimement à la « poétique » qu’elle exprime, que pour la traduire, la déformant d’ailleurs, en logique liée, je suis obligé de la prendre par le biais des images mêmes qu’elle suggère, et en dehors desquelles elle n’est rien.

Et cette figure, donnée aux mots, de pierres précieuses, revient chez Mallarmé avec une insistance bien caractéristique. Des noms transcrits littéralement par Leconte de Lisle dans ses traductions il dit : « Ces mots non traduits gardent le charme des bijoux authentiques dont un sculpteur enrichirait ses marbres purs[9] ». Les mots « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries[10] ». On reconnaît la boutique d’orfèvre où, pour les Parnassiens, tenait le monde. Gautier, qui intitulait Émaux et Camées un des livres que vénérait l’école écrivait de Banville dans son Rapport de 1867 : « Banville a le sentiment de la beauté des mots. Il les aime riches brillants et rares et il les place, sertis d’or, autour de son idée, comme un bracelet de pierreries autour d’un bras de femme ». Ce sont ces fleurs de pierreries, mots du poète, que Mallarmé dans le Toast Funèbre suscite sur le tombeau de Gautier.

M. Maurras, en deux articles parus le lendemain de la mort du poète[11] raisonne son antipathie contre Mallarmé en le rattachant à ce qu’il n’aime pas. « Il représente, l’ayant poussé à l’outrance, la perfection du système des parnassiens, et le dernier développement de l’art romantique. » M. Maurras alors rappelle Hugo, la souveraineté du mot : « Le mot jusque-là asservi tout au moins à son sens, c’est-à-dire à un certain objet qu’il représentait, est désormais pris en lui-même, uniquement choyé pour sa valeur musicale, son coloris ou sa forme. De là l’indifférence des Parnassiens au fond des sujets évoqués. Ces messieurs se contentaient d’assortir des mots à de certains thèmes et l’essentiel était pour eux d’obtenir un assortiment réussi. »

La poésie peut tout s’assimiler sous la beauté des mots. Elle peut se passer de tout sauf de la beauté des mots. Comme dans les pertes de la mémoire, cela lui reste en dernier qui a été acquis en premier, et cela c’est le mot que tous, enfants, nous avons chanté pour lui-même avant de l’employer comme un signe. Et je ne crois pas qu’il faille ici nommer plus spécialement les Parnassiens, qui ne furent nullement indifférents au fond des sujets, s’acharnèrent à en chercher de rares, se firent historiens, furent bibliothécaires et chartistes. Il faut en croire leurs œuvres plus que leur dire. Dans leur boutique d’orfèvre, la marchandise ne vaut pas l’enseigne ; leurs assortiments de mots sont généralement pauvres, et je crois bien que parmi eux Heredia seul eut le sens propre et exubérant du mot. Et puis, prendre le mot en lui-même, pour lui-même, est bien un cas pathologique, mais Mallarmé dans le Démon de l’Analogie ne l’a pas présenté autrement. L’usage du mot, en toute poésie, comporte deux limites, dont l’une est tantôt plus proche de lui, et tantôt l’autre : c’est le sens de la phrase d’abord, c’est le vers ensuite, mot supérieur, élargi, « le vers, dit Mallarmé, n’étant autre qu’un mot parfait, vaste, natif[12] ». Les balancements, les ruptures et les rétablissements d’équilibre entre ces trois pouvoirs — mot, phrase et vers — font la vie poétique, à l’image de la vie politique et de la vie psychologique. Et Mallarmé nous présente une occasion rare d’étudier cette vie, non seulement dans le tissu réalisé de sa poésie, mais dans la courbe de son évolution.

Ses premières œuvres le montrent découragé par la maigreur de sa veine, par la sécheresse de son développement. C’est alors qu’il rêve d’une poésie strictement formelle, d’un pur travail de mots. Je ne dis pas qu’il le pratique, mais qu’il le rêve. Le poème Las de l’amer repos est son Art Poétique d’alors. Épuisé par un travail stérile sous la lampe « qui sait pourtant son agonie » il veut « délaisser l’art vorace d’un pays cruel » et s’absorber minutieusement dans une peinture délicate avec amour suivie comme celle du « Chinois au cœur limpide et fin ».

<poem style="font-style: italic; margin-left: 1.2em;"> Serein je vais choisir un jeune paysage Que je peindrais encor sur des tasses, distrait. Une ligne d’azur mince et pâle serait Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue ; Un clair croissant perdu par une blanche nue Trempe sa corne calme en la glace des eaux, Non loin de trois grands cils d’êmeraude, roseaux. </ref>

Pas de tableau chargé. Un ciel de porcelaine nue. Du blanc, le blanc vivant de la page intacte, — le blanc où par un effort d’ingéniosité, de réflexion, de tourment intérieur, il idéalisa son impuissance. Le « distrait » qui pointe au bout du vers comme un pied de ballerine, il le faut déjà sentir, détaché en sa parabole d’absence, comme un pur vocable mallarméen. Il matérialise imperceptiblement et d’un point au crayon désigne tout cela qui reste intéméré, la blancheur nue de la porcelaine à laquelle se réfèrent et dans laquelle palpitent, plus délicates d’isolement, les très menues lignes éparses, lac, croissant, roseaux, sans que rien transgresse les bords de la tasse fine (et pour l’artiste alors rien n’est d’autre dans l’univers). Distrait définit, en le situant dans le poète, le rapport des lac, croissant, roseaux, au milieu blanc, entre eux circulant, qu’ils respirent. C’est l’art que condensera encore (reconnaissez le retour du procédé) le

Salut,
Solitude, récif, étoile,
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.

Joignez à ces images celle des fleurs détachées « parmi l’heure et le rayon du jour », celles des pierreries solitaires entre leurs feux mutuels, et vous avez, semble-t-il à l’état de symbole, la pointe extrême de l’esthétique des mots seuls, moins parnassienne qu’hugolienne, le dernier « rameau subtil demeuré les vrais bois mêmes ».

Apparence seulement. Cette poésie des mots purs, retirée du bain oratoire, puis descriptif, où la tinrent en suspension le romantisme et le Parnasse, elle ne nous est pas tout à fait inconnue, mais bien plutôt qu’ailleurs nous la trouverions dans le symbolisme même, dans les premiers vers de M. Stuart Merrill, ou encore de Jean Moréas

Les cerfs s’en sont allés, la flèche emmi les cornes.
Aux durs accords des cors les cerfs s’en sont allés.

Je n’oserais dire que Mallarmé lui-même s’en soit expliqué, mais enfin il a voulu s’en expliquer, et il s’est défendu d’avoir réalisé une poésie de mots. Ces lignes, réponse dans l’Enquête de Jules Huret, nous éclairent suffisamment. « L’enfantillage de la littérature jusqu’ici a été de croire, par exemple, que choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c’était faire des pierres précieuses. Eh bien non. La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d’âme, c’est indûment qu’on s’en pare ».

Il est bien vrai que le mot n’a pas pour lui comme il l’a pour les descriptifs une valeur consubstantielle à l’objet qu’il évoque. Il n’a pas non plus cette valeur de sonorité pure, comme celle que l’on trouverait chez les poètes symbolistes que j’ai cités, ou dans les strophes si vainement splendides d’Emmanuel Signoret. La valeur du mot dépend moins du sens qu’il implique pour la pensée, moins du son qu’il rend à l’oreille, que de tout cela qu’il évoque, des lointains qu’il suscite, de la vapeur fuyante où il se dégrade. C’est dans ce sens que doit s’entendre l’image des reflets mutuels dont s’éclairent les pierreries. On saisira mieux si on compare ici Mallarmé avec les Épigones du Parnasse. Lisez un sonnet de Heredia, au hasard.

<poem style="font-style: italic; margin-left: 1.2em;"> À l’ombre de la voûte en fleurs des catalpas Et des tulipiers noirs qu’étoile un blanc pétale, Il ne repose point dans la terre natale. La Floride conquise a manqué sous ses pas.

Un vil tombeau messied à de pareils trépas. Linceul du conquérant de l’Inde occidentale, Tout le Meschacébé par dessus lui s’étale. La panthère et l’ours gris ne le troubleront pas.

</poem/>

Il dort au lit profond creusé par les eaux vierges.
Qu’importe un monument funéraire, des cierges,
La croix et la chapelle ardente de l’ex-voto,

Puisque le vent du Nord parmi les cyprières
Passe et dit à jamais d’éternelles prières
Sur le grand fleuve où dort Hernandez de Solo !

C’est le tombeau du Conquistador. Placez à côté celui du Poète.

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief!
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne.

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur.

Du sonnet parnassien, la plus grande part de la beauté est faite des mots rares, exacts et pittoresques. Pas un soupçon de cheville. Une prose descriptive pourrait rompre le rythme du vers, elle n’aurait pas un seul mot à changer. Chacun de ces mots dit splendidement et avec plénitude tout ce qu’il veut dire, il équivaut formellement à l’objet. La perfection de cette équivalence est réalisée, en principe, par les noms propres, qui n’admettent, à côté du leur, pas d’autre sens évoqué. De là leur éclat dans la poésie parnassienne, la dilection avec laquelle ils sont cueillis, toute cette Armeria somptueuse, salle à manger d’Éviradnus, qui s’allie parfaitement aux goûts historiques de l’école. Les mots de cette poésie, immobilisés en un sens clair, plastique, sont des points d’arrêts, des images au repos.

Chez Mallarmé au contraire le mot est toujours pris de profil dans quelque acception rare. Au lieu de dire tout ce qu’il veut dire, il ne dit pas tout ce qu’il peut dire. Il n’équivaut pas à son objet, mais à quelque sujet qui penserait sous un angle personnel cet objet. Mallarmé ne se soucie pas de la beauté sonore des noms propres : il ne les emploie que pour les taire aussitôt, comme à la fin de la Prose pour des Esseintes. Ses mots sont des centres de divergence d’où se disperse un sens musical, je ne dis pas un son musical. Un mot est une image qui se défait dans la pensée mouvante.

Il en est ainsi de presque tous les mots essentiels du sonnet sur Poe, — sauf voix étrange amené par la rime. Grief forme un bel et pur type de mot mallarméen. Désastre a malheureusement, par son pluriel, traîné à des fins de vers. Surtout ces mots ne nomment pas, pour les faire, joyaux verbaux, des pierres précieuses ; mais au- cun, même les plus matériels, hydre, ange, tribu, sol, nue, bas-relief, tombe, bloc, granit, borne, n’existe par lui-même ; il existe par l’état d’âme sous-jacent qu’il indique, il est placé en porte-à-faux, on en trouve le sens allusif par une sorte de mouvement tournant. Là, « il y a symbole, il y a création ». C’est toujours notre idée qui sculpte le bas-relief. J’ai cité un sonnet connu, et qui peut se comparer de près à un sonnet parnassien. Mais tous les derniers sonnets, d’un mallarmisme plus concentré, plus inflexible et plus nu, offriraient des démonstrations encore plus convaincantes.

J’y cueille cet autre terme de comparaison, curieux. Ce sont les deux tercets du sonnet : Tout orgueil fume-t-il du soir.

Affres du passé nécessaires
Agrippant comme avec des serres
Le sépulcre de désaveu

Sous un marbre lourd qu’elle isole
Ne s’allume pas d’autre feu
Que la fulgurante console.

Ils allégorisent une console : les cuivres brillent sous les reflets d’un feu qui s’éteint, comme des griffes, comme une logique du passé irrévocable qui saisit du bois la masse obscurcie et vague ; le bois, forme de sépulcre, tord en arrière le désaveu impuissant de cette nécessité, de cette règle claire et froide, qui l’assiègent. Tableau hollandais de cuivres dans l’ombre, qui dégagent un symbole. Or les deux tercets expriment la même image, le premier en termes mallarméens, le second en termes ordinaires, plastiques, et qu’avouerait un Parnassien. On a dans cette fin de sonnet une sorte d’inscription bilingue, unique je crois chez Mallarmé (n’y aurait-il pas pensé en l’écrivant ?) Les vers, et presque les mots, se correspondent, deux par deux, invertis en reflet : 3 et 4, 2 et 5, 1 et 6.

La position instable et les significations détournées de ces mots paraissent communiquer à Mallarmé une perpétuelle inquiétude. Il remarque qu’il est très rare qu’un poète sache, outre la sienne, quelque langue. « Nécessaire infirmité peut-être qui renforce, chez eux, l’illusion qu’un objet proféré de la seule façon qu’à leur su il se nomme jaillit natif[13] ». Poète muni de deux langages, se référant fréquemment à l’anglais, il paraît chercher par delà ces langues le mot qui avec une pureté de source « jaillit natif ». Il s’attache à des éléments visuels qui ne dépendent pas de la langue parlée, la ponctuation, les blancs. Il semble croire, en platonicien, à l’existence idéale d’une langue unique et parfaite, qui manque. Et peut-être cette existence idéale, sein brûlé de l’Amazone, est-elle faite de ce manque même. « À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut[14] ». Nous pensons avec des mots, mais « la diversité sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon, se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité[15] ». Ce qui signifie que dans la multiplicité des langues, dans le hasard qui subsiste en chaque langue, les différentes formes de la vérité linguistique sont fragmentées. Un mot, dans une langue idéale, nous donnerait l’intuition que de tout temps il a été fait pour le sens qu’il exprime. Il apparaîtrait œuvre non de convention, de « hasard », mais de nécessité. On reconnaît la doctrine du Cratyle, si bien apparentée au reste du platonisme. « Mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. À côté d’ombre opaque ténèbres fonce peu ; quelle déception devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair[16] ». Le vers a pour fonction de recréer cette langue idéale, de conférer au mot, sous son rayonnement même, son poids et sa profondeur. Il « remunère le défaut des langues, complément supérieur ». Idée lumineuse et juste qui éclaire, me semble-t-il, la technique du vers en la rapprochant de celle de la peinture ; les mots dans le vers, comme les couleurs dans un tableau, deviennent des valeurs. On le ferait sentir en prenant comme exemples les mots mêmes que cite Mallarmé. Le timbre obscur de jour s’éclaircira dans un vers en monosyllabes aux interstices baignés de lumière.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Nuit se foncera par un entourage de mots graves ou par une répétition comme dans ces vers de Victor

Hugo…

Une nuit (c’est toujours la nuit dans le tombeau)
Prions, voici la nuit, la nuit grave et sereine.

Mais la nuit transparente, de clarté douce, s’exprima aussi par des touches monosyllabiques et des syllabes claires.

La nuit de l’eau dans l’ombre argente la surface.

Ainsi, le fait que, poétiquement, le vers, système de rapports, et non le mot, existe, que le vrai mot est le mot intégral et non le mot de détail, signifie ceci : le mot constitue essentiellement une puissance de suggestion, il exerce sa suggestion sur les mots voisins avant de l’exercer par leur intermédiaire sur le lecteur. Mais, entre le mot et le vers, il y a un intermédiaire, un échafaudage nécessaire, c’est la phrase grammaticale. Tout vers est en même temps une phrase. Et voilà ce qui fait pour Mallarmé le scandale poétique. Son Art poétique, celui qu’expriment les pages de prose citées plus haut, Las de l’amer repos, le Toast Funèbre, la Prose pour des Esseintes, consiste à purifier le vers non, comme on l’a cru, de sa signification réelle, mais de ce qui dans cette signification appartient à la phrase, à la prose. Et sur sa prose même cette conception du vers a influé pour lui faire un style. La loi sera alors celle-ci : prédominance des substantifs, des touches ou des taches colorées, absence, autant que possible, des mots qui matérialisent les rapports en objets au lieu de les confier à la pensée active du lecteur. L’ennemi à exorciser reste le développement oratoire. Il semble que Mallarmé soit gêné dans une langue à flexion, que son écriture aussi veuille

Imiter le Chinois au cœur limpide et fin.

Son idéal serait des caractères juxtaposés, sans phrase ni grammaire, où l’ordre syntaxique ne déformerait pas la pureté des mots, où l’esprit de la syntaxe serait chez le lecteur, non la réalité de la syntaxe sur le papier. Même le pluriel, qui attente au mot, est souvent évité, remplacé par l’exposant maint, qui idéalise en quelque sorte le nombre. Pareillement, des formes verbales, la plus employée est l’infinitif. Tout cela n’apparaît pas encore de façon patente dans ses premiers poèmes. Pourtant Victor Hugo ayant dit dans le Sacre de la Femme

Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur,

Mallarmé, par une rencontre probablement, écrit dans les Fleurs :

Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier.

C’est précisément le verbe qui a disparu comme inutile, descriptif, oratoire.

Si nous passons au détail de ses mots, nous sommes frappés de son horreur du cliché. Je ne sais s’il a, par son effort constant, réalisé le paradoxe d’écrire absolument sans clichés. Je vois sur les premiers Poèmes quelque abus de la syllabe sonore et métallique : d’or, joaillerie parnassienne un peu facile. Dans le poème en prose Frisson d’Hiver, il écrit : « N’as-tu pas désiré, ma sœur au regard de jadis, qu’en un de mes poèmes apparussent ces mots : La grâce des choses fanées ? » Et malgré la fidélité à remplir le vœu d’une femme aimée, il ne s’est jamais résolu à inscrire dans quelque poème public une expression dont usent volontiers les conférenciers pour dames. C’est jusqu’au style très exclusivement qu’il goûtait cette sorte de grâce. Peut-être pourtant le mot lui resta-t-il, car il l’emploie dans Don du Poème.

Avec le doigt fané presseras-tu le sein
Par qui coule en blancheur sibylline la femme,

mais avec une précision originale et un souci tourmenté de créer : il s’agit de marquer le contraste de la chair, au doigt, usuelle, travailleuse, un peu jaunie, avec le jaillissement lilial, la pure blancheur du sein.

Mallarmé ne francise pas des mots latins, selon la méthode de l’écolier limousin, usitée sans succès vers 1889 dans les revues « jeunes ». Mais, amateur de langue neuve, il a le goût des mots et des expressions repris en leur sens étymologique et exact, lorsque ce sens, délaissé par l’usage est devenu d’apparence excentrique et précieuse : ainsi authentique, en tant que. Il représente un peu cet effort érudit et artificiel, qui a d’ailleurs propagé une végétation récente de clichés, cette constante référence, pour en déduire une signification plus pure, au type latin des mots. Je dis bien déduire, et il n’est pas certain que ce soit là un rajeunissement, un baptême des mots français par de l’eau fraîche ; peut-être est-ce sur leur front une cendre inquiétante par laquelle semblent les rappeler leurs pères ensevelis de Rome. Ainsi « les roues assoupissant l’interjection de fleurs », « l’effort à proférer un vocable », « une nudité de héros tendre diffame[17] ». « Cent affiches s’assimilant l’or incompris des jours », « Ne divulgue pas du fait d’un aboi indifférent l’ombre ici insinuée[18]. » Ce n’est pas autrement, mais c’est avec un sens plus robuste des ressorts de la langue que Victor Hugo écrit :

Tout avait la figure intègre du bonheur…
C’est trop peu d’être blanc, le lys était candide…

Mallarmé transfère volontiers une épithète du sens d’objet au sens d’agent :

Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux,

entendez jetés au hasard, les enlaçant confusément.

Figurent un souhait de tes sens fabuleux,

entendez non objet de fable, mais qui engendrent des fables. Et rien de plus naturel dans une poésie où les mots sont des foyers de suggestion.

Comme tout poète il se plaît à certains mots, qui reviennent dans sa prose autant que dans ses vers et forment, reconnus, des noyaux lumineux. Ce sont parfois de vieux restes parnassiens, des lambeaux de rime incorporés dans le vers comme désastre, — des mots dont, par une heureuse rencontre, le sens et la portée demeurent consubstantiels à leur sonorité : tel considérable, terme en effet ample et étoffé, et qui lui sert souvent de superlatif de grandeur. La gerbe de fusées, un soir de fête nationale, est un « considérable emblème d’or et de moissons[19]. »

S’il ne fait ton princier amant
Dans la considérable touffe
Expirer comme un diamant
Le cri des gloires qu’il étouffe.

Bouffée aussi, en lequel il goûte une harmonie pareille du signe à ce qu’il signifie, et que Chateaubriand, en fin connaisseur de mots, avait déjà apprécié : « Bonaparte dont la bouffée généreuse était exhalée. » — Furie, généralement la conviction, l’ardeur et l’angoisse du génie qui travaille, — Maint si fréquent. — Les mots négatifs, qui expriment, avec une ferveur sous une paupière baissée, un repos, un silence, un vide, nonchaloir, absence, fuite. — Des mots qui mettent autour d’un terme usuel plus d’hermétisme rare : grimoire, désuétude. — Laps, pris absolument, qui épouse si juste le cours silencieux du temps.

Dans maint, laps, pli, il aime sans doute ces monosyllabes coulants et silencieux, sortes de larmes de saint Laurent, qui font la beauté de la poésie anglaise. Mais par quelle perversité cet artiste délicat des mots paraît-il rechercher, dans sa prose, certains termes vraiment affreux ? Est-ce pour la vider davantage d’harmonie oratoire ? Que font là ces deux bottes reprises aux gendarmes de Jules Moinaux : « Il leur fallait s’amuser nonobstant[20]. » « Subséquemment aux assauts d’un médiocre dévergondage[21] », — ou des vocables comme « circonstanciaient sa beauté[22] », « poursuivre une jouissance dans la différenciation de quelques brins d’herbe[23] » ? Pourquoi par « une simple adjonction orchestrale[24] » évoquer sous son ceinturon de garde national l’adjonction des capacités ? Et l’on pose un pied nu sur un tesson de bouteille sale quand, aux pages 91 et 155 de Divagations, on rencontre le mot, ornement de la langue électorale et parlementaire : compromission.

« Cratyle a raison de dire qu’il existe des noms naturels aux choses, et que tout homme n’est pas un artisan de noms, mais que l’est celui-là seul qui considère quel nom est naturellement propre à chaque chose et qui sait en reproduire l’Idée dans les lettres et les syllabes ». Ainsi parle Platon dans le Cratyle. Telle est la pensée de Mallarmé, la raison de son goût instinctif pour certains mots qui semblent reproduire en leurs lettres et en leurs syllabes leur Idée même. Mais entre les éléments des mots une telle concordance n’existe que par la plus rare exception. C’est au poète, seul artisan de noms qu’il appartient d’en réaliser la plénitude. Or son art ne s’exerce que sur ces groupes de noms qui sont les vers. Comme l’individu isolé n’est selon Comte qu’une abstraction sociale, le mot, dont heureusement j’ai très mal réussi à isoler l’étude, n’est qu’une abstraction rythmique. Le vrai mot c’est le vers, et ces lignes de Mallarmé continuent exactement celles de Platon : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère[25]. »


  1. Villiers, p. 35.
  2. La Musique et les Lettres, p. 42.
  3. Le Soleil des Morts, p. 91.
  4. Les Mots Anglais, p 7.
  5. Les Mots Anglais, p. 65.
  6. Les Mots Anglais, p. 89.
  7. Divagations, p 290.
  8. Divagations, p. 103.
  9. Les Dieux de la Grèce, p. 294.
  10. Divagations, p. 246.
  11. Revue Encyclopédique 1898, p. 904 — et Soleil 15 septembre 1893,
  12. Villiers, p. 34.
  13. Divagations, p. 112.
  14. La Musique et les Lettres, p. 46.
  15. Divagations, p. 242.
  16. Divagations, p. 242.
  17. La Délégation et les Lettres, p. 46.
  18. La Gloire.
  19. Villiers, p. 52.
  20. Divagations, p. 93.
  21. Divagations, p. 28.
  22. Divagations, p. 31.
  23. Divagations, p. 41.
  24. Divagations, p. 144.
  25. Divagations, p. 251.