La Poésie finlandaise

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DE
LA POÉSIE FINLANDAISE.

À M. VILLEMAIN, MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Il y a, en Finlande, deux littératures et deux poésies : l’une issue du sein du pays même, comme la source profonde qui jaillit du milieu des roches de granit, l’autre apprise dans les écoles et enseignée par une voix étrangère ; l’une qui enlace dans ses larges et forts rameaux les croyances traditionnelles, les mythes religieux, les mœurs anciennes de la nation, l’autre qui est comme le reflet d’une nouvelle histoire et d’une nouvelle civilisation ; l’une enfin qui est l’expression énergique, naïve, spontanée, du peuple même, l’autre qu’il accepte comme une parure. La première s’appelle poésie finlandaise, la seconde poésie suédoise. Celle-là remonte jusqu’aux temps les plus reculés, et s’est perpétuée par le récit oral dans la cabane du bûcheron, dans le pœrte du paysan ; celle-ci a été importée par les beaux esprits, propagée par les livres, et s’adresse surtout aux gens lettrés. Nous essaierons premièrement de parler de la poésie finlandaise, et nous devons dire d’abord quelques mots de la mythologie, qui en est un des élémens essentiels.

Les divers symboles de cette mythologie sont très obscurs et très compliqués. La plupart n’ont entre eux aucune liaison apparente, et il est difficile de les réunir assez étroitement pour en faire un ensemble homogène. Ils ont été, pendant des siècles, méconnus, ignorés par ceux qui auraient pu les recueillir et leur donner quelque fixité[1]. La tradition seule les a transmis d’une génération à l’autre, et l’on conçoit sans peine que cette tradition, venue des contrées de l’Orient, implantée dans les contrées méridionales de la Scandinavie, puis refoulée vers le nord, puis attaquée et proscrite par le christianisme, et ne se conservant que dans des habitations éloignées l’une de l’autre, ait été altérée, disloquée par le temps, par les circonstances, par l’isolement.

Toute cette mythologie, qui a été celle de plusieurs autres peuplades provenant de la même souche, émigrant par la même route, celle des Lapons notamment et des Hongrois peut-être, ressemble maintenant à une médaille effacée en plusieurs endroits, brisée en plusieurs morceaux, ou, si l’on aime mieux, aux membres d’Osiris séparés l’un de l’autre, répandus dans les champs, dans les sables du désert et le long des fleuves. L’idée la plus saisissable qu’elle exprime est le culte de la nature, tel qu’il existe chez les peuples primitifs, l’adoration panthéistique des élémens, le principe de fécondité et de reproduction.

Le dieu suprême des anciens Finlandais est Jumala, le maître des nuages et du tonnerre : d’autres disent Wæinemœinen, le dieu des vers et de l’harmonie. Kawa le géant, après avoir dormi trente ans dans les entrailles de sa mère déchire lui-même le sein qui l’a porté, et en sort le casque en tête et la cuirasse sur la poitrine. Il enfante des filles qui portent des montagnes dans un des plis de leur robe, et douze fils qui étonnent le monde par leur force. L’un de ces fils est Wæinemœinen, un autre Ilmarinen, le roi des vents, du feu, de l’eau, le forgeron par excellence. Au-dessous de ces divinités premières sont les dieux qui régissent une des parties de l’univers. Tuopio est le maître des bois, Akti des lacs, Tuoni de la mort. Kauna règne sur les tombeaux. Sarakka préside aux enfantemens. Plusieurs nymphes dirigent le cours des étoiles, d’autres celui des vents, d’autres celui de la lune. Une quantité d’esprits bienveillans ou mauvais habitent les montagnes, les vallées, les fleuves. Le ciel est représenté comme une immense demeure partagée en neuf régions, couverte de neuf toits, sous lesquels repose le dieu suprême. Le soleil est la tête du dieu, qui apparaît au-dessus de ces toits dorés. Le soir, il se retire de sa lucarne, et de là vient l’obscurité.

Trois puissantes jeunes filles représentent les forces de la nature ; l’une d’elles fait jaillir de son sein un lait noir, la seconde un lait blanc, la troisième un lait rouge. Le lait de la première était le fer brut, celui de la seconde le fer en barre, celui de la troisième l’acier. Un bœuf est né dans la Carélie. « Ce n’était pas, disent les anciens poèmes, l’un des plus grands ni l’un des plus petits. Cependant sa tête touchait aux habitations de Tavaste, et sa queue à celles de Tornéo. Il fallait tout un jour à l’hirondelle pour voler d’une de ses extrémités à l’autre, et tout un mois à l’écureuil pour parcourir la distance qui séparait ses deux cornes. Du sein des vagues sortit un petit homme, haut de trois pouces tout au plus, qui s’élança sur la tête du bœuf et le tua. On en retira six tonnes de graisse et des flots de sang qui remplirent sept bateaux. »

Wæinemœinen s’en va sur sa barque à la recherche du feu, avec un filet de chanvre. Il trouve un poisson et ne peut le saisir. Un petit homme noir, portant des souliers de pierre, un casque de roc, des cheveux qui lui tombent sur les talons et une barbe épaisse, surgit du milieu des vagues, s’empare du poisson, trouve dans ses entrailles un saumon, dans le saumon un brochet, dans le brochet un hareng, dans le hareng un peloton rouge, dans le peloton le feu.

L’orage est représenté sous la forme d’un aigle au bec enflammé, aux yeux étincelans, qui, d’une de ses ailes, couvre la surface d’un lac, et de l’autre voile l’azur du ciel. La guérison des maladies vient d’un petit oiseau, le plus léger, le plus faible de tous les oiseaux, qui s’en va au-delà des mers chercher la boisson qui réconforte les sens et le baume qui ferme les blessures. On l’appelle Méhilæinen. C’est le symbole le plus gracieux de toute cette rude et sauvage mythologie. Il y a aussi un grand sentiment de poésie et une mélancolie touchante dans les différens mythes de Wæinemœinen. C’est lui qui a révélé aux hommes l’harmonie du rhythme et du chant. C’est lui qui leur a donné la harpe comme un instrument de joie et de consolation, pour célébrer leur amour et calmer leur douleur. C’est lui qui a créé le monde et qui le soutient. Nous verrons, dans l’analyse du Kalewala, les diverses facultés et les évènemens que la croyance populaire lui attribuait.

Long-temps les chants traditionnels, les chants cosmogoniques et théogoniques de la race finlandaise restèrent enfouis dans la demeure du paysan. Le vieillard les disait le soir à sa famille assemblée autour du poêle ; le pêcheur les modulait en voguant le long des fleuves. Les gens lettrés, qui seuls auraient pu les recueillir et en assurer, par l’imprimerie, la fixité, les gens lettrés les dédaignaient. Leurs regards, fascinés par le prestige des beautés antiques, ne distinguaient plus les humbles fleurs de la montagne et de la bruyère ; leur oreille n’entendait que l’harmonie de l’iambe grec ou de l’hexamètre latin. Il a fallu que le génie national s’égarât comme un voyageur à travers les différens points de vue des contrées étrangères avant de revenir aux trésors amassés, comme ceux de Sigfried, dans les forêts de sa terre natale. Il a fallu qu’il fît, comme un étudiant aventureux, le tour de toutes les écoles avant de rentrer dans la grande et sainte école où le rappelait la voix de ses pères, où la harpe des temps anciens vibrait, comme celle d’Ossian, dans les nuages du passé, où la muse du peuple chantait son hymne solennel auprès de son berceau.

Lorsque Gannander écrivit son dictionnaire mythologique, il ne connaissait encore qu’une partie des récits populaires qui servaient de base à son système, et Portan lui-même, cet homme si dévoué à l’étude de la langue, de la littérature, de la poésie finlandaise, n’avait fait qu’entr’ouvrir l’écorce de l’arbre où il cherchait un suc vivifiant. Cependant, vers la fin du XVIIIe siècle, grace à l’intelligence, aux efforts de ces deux philologues, l’impulsion était donnée, la route était ouverte, la Finlande commençait à s’observer elle-même, et les anciens dieux de la nation, dépouillés de leur auréole, bannis de leur trône, proscrits comme des barbares par les scolastiques adorateurs des dieux d’Homère et de Virgile, reprenaient peu à peu quelques attributs de leur puissance première, et frappaient à la porte des académies.

Herder, en cherchant de côté et d’autre les productions naïves réunies dans ses Volkslieder, cueillit d’une main habile quelques fleurs finlandaises. Schröder publia, sous le titre de Finnische runen (Runes finlandaises[2], le texte original et la traduction de quelques traditions mystiques, de quelques chants modernes de la Finlande. Rühs écrivit une histoire de cette contrée, et traça un tableau caractéristique de sa mythologie et de sa poésie. Quand les étrangers donnaient eux-mêmes l’exemple, les hommes du pays ne pouvaient manquer de se mettre à l’œuvre. Ils s’y sont mis avec ardeur ; ils sont descendus dans l’intérieur des mines si long-temps abandonnées, et en ont tiré des trésors.

Une quantité de dissertations, d’analyses publiées dans les dernières années, jettent un nouveau jour sur les questions à demi dévoilées par les écrivains finlandais du XVIIIe siècle. Je citerai entre autres celles de MM. Gottlund[3], Siœgren[4], Arwidsson[5], Colan[6], et de plusieurs rédacteurs du Suomi[7]. M. Topelius s’est acquis un mérite plus grand encore en publiant un recueil de chants finlandais anciens et modernes, et en signalant les habitations lointaines où il les avait rassemblés. Après lui est venu le docteur Lœnrot, qui, profitant des indications de son devancier, s’est mis à la recherche de ces poésies du peuple, de ces traditions orales qui, peu à peu déjà, se disjoignaient, s’altéraient, s’en allaient de côté et d’autre à l’abandon, qui pouvaient se perdre à tout jamais, si l’on ne se hâtait de les reprendre et de les réunir par un même lien. Pendant des années entières, M. Lœnrot a erré à travers les cabanes les plus obscures, les districts les plus reculés de la tribu finlandaise, s’asseyant au foyer du paysan et du pêcheur, interrogeant le vieillard et l’enfant, écoutant d’une oreille attentive leurs récits, leurs souvenirs parfois incertains et confus, et recueillant d’une main tremblante d’émotion et de joie tous les épis de son heureuse moisson. Après tant de longs voyages, tant d’efforts intelligens et continus, il a enfin atteint son but. Il a trouvé les aèdes, et est devenu l’Homère de sa nation. Il a rassemblé et mis en ordre d’une part tous les chants anciens, de l’autre tous les chants modernes, et il en a composé deux cycles poétiques, l’un qui représente les idées cosmogoniques d’un paganisme primitif, l’autre les naïves émotions, les rêves mélancoliques, le caractère et la vie du peuple finlandais. Le premier a pour titre Kalewala[8], le second Kanteletar[9].

Le Kalewala est l’épopée nationale de la Finlande, une épopée d’une forme étrange, d’un caractère sans exemple jusqu’à présent. Ce n’est ni le majestueux et imposant tableau d’Homère, ni la savante composition de Virgile, ni la longue et aventureuse peinture de Ferdussi, ni le chant féerique de l’Arioste, ni la chevaleresque et mystique rêverie de Wolfram d’Eschenbach, ni le drame terrible des Niebelungen. C’est un singulier mélange de conceptions religieuses et de faits historiques, de réalité et de sorcellerie, de détails vulgaires et d’images idéales. On y voit des dieux qui créent le monde et qui tombent sous le dard acéré d’une flèche comme de simples hommes, des géants qui peuvent ébranler les montagnes et qui traînent péniblement leurs bateaux le long des fleuves, une jeune fille dont le regard trouble les maîtres de la terre, une femme qui par sa magie domine les élémens. C’est un recueil de ballades naïves et enthousiastes, qui tour à tour s’abaissent jusqu’aux particularités journalières de la vie domestique, et remontent jusqu’aux plus hautes régions de la poésie ; qui tour à tour représentent par leurs personnifications allégoriques les guerres des diverses tribus finlandaises, le combat des dieux et des mauvais esprits, la lutte de la lumière et de l’obscurité, cette lutte éternelle que les hommes du Nord doivent si bien comprendre.

Toutes ces ballades ont été composées à diverses époques, dans divers lieux, et confondent souvent dans leur allure sans entraves les idées les plus contradictoires et les temps les plus opposés. La Vierge Marie vogue sur le même fleuve que le dieu Wæinemœinen, et la sorcière de Pohiola parle à sa fille comme une femme chrétienne. En prenant l’une après l’autre les pages de ce poème, on dirait un canevas d’une longue tapisserie revêtue de toutes sortes de couleurs, décousue, abandonnée en certains endroits, puis reprise par un ouvrier plus laborieux que fidèle, qui ne s’est point soucié de suivre un plan uniforme, qui a jeté çà et là, selon son caprice, des nuages et des rayons de soleil, des physionomies nouvelles et des incidens inattendus ; et si imparfait qu’il soit dans ses détails, si incohérent qu’il apparaisse dans son ensemble, ce canevas a je ne sais quel charme indéfinissable qui attire et subjugue l’attention. Quand une fois on en a vu les premières arabesques, il est impossible de l’abandonner sans l’avoir déroulé, contemplé dans toute son étendue.

Une analyse succincte de ce poème en fera mieux comprendre le caractère que tout ce que nous pourrions en dire.

Au premier chant, apparaît le dieu Wæinemœinen, qui a passé trente étés et trente hivers dans le sein de sa mère, qui a vainement invoqué dans l’obscurité de sa demeure la lumière de la lune, du soleil et des étoiles. Las enfin d’être ainsi captif, il brise lui-même sa prison au milieu de la nuit, court sur le rivage, se fabrique un cheval léger « comme un brin de paille, » et s’en va vers la mer. Un Lapon, qui a depuis long-temps pressenti l’apparition du dieu et qui lui a juré une haine mortelle, l’attend au bord de la grève et lui lance ses flèches. Les deux premières se perdent dans l’espace ; la troisième atteint Wæinemœinen, et il tombe au milieu des vagues, hors d’état de continuer sa route. Dans sa solitude et son abandon, il crée des îles, il creuse des baies, il façonne des bancs de sable. Un aigle passe dans les airs et laisse tomber quelques œufs sur le sein du dieu, qui les réchauffe sous ses membres, puis les fait rouler dans la mer. Avec ces œufs, Wæinemœinen crée le soleil, la lune, les étoiles, qu’il invoquait déjà avant sa naissance, et la terre, où il a marché. Ce premier chant est d’un bout à l’autre rempli des plus bizarres contradictions.

Toutes les merveilles opérées par le dieu ne le tirent point de sa douloureuse situation. Il continue à être le jouet des flots et des vents, et ne sait si, après avoir formé la terre, il doit bâtir une maison sur les vagues ou une maison dans l’air. Tandis qu’il délibère sur cet important problème, un coup de vent l’emporte dans le voisinage de la sombre demeure appelée Pohiola. Il pleure et se lamente. Louhi, le maître de la maison de Pohiola, vient à son secours, l’aide à regagner le rivage et lui donne à boire et à manger. Wæinemœinen pleure encore et regrette son pays natal. Louhi promet de le faire reconduire aux lieux qu’il désire revoir, s’il lui fabrique le sampo avec des plumes de cygne, un fil de laine, un grain de blé, un morceau d’une quenouille. Aucun des commentateurs de la mythologie finlandaise n’a pu expliquer encore ce que c’était que ce sampo, dont il est fréquemment question dans les anciennes poésies. M. Lœnrot pense que c’était l’image du dieu suprême Jumala ; d’autres en font un ornement mystérieux, ou une nouvelle boîte de Pandore ; d’autres enfin, un instrument destiné tout simplement à moudre le blé, c’est-à-dire une de ces meules dont on se sert encore chaque jour dans les habitations d’Islande, de Norvége, de Finlande. Quoi qu’il en soit, Wæinemœinen ne peut forger le sampo ; mais il promet de le faire fabriquer par son frère Ilmarinen, l’habile ouvrier. La confiante hôtesse le laisse partir. Cependant les malheurs de Wæinemœinen ne sont pas encore finis.. En s’en allant, il aperçoit la charmante fille de Pohiola, et l’invite à s’asseoir près de lui dans un traîneau. La cruelle beauté ne cède pas si promptement ; elle veut voir des preuves de force et d’adresse. Elle demande à Wæinemœinen de fendre un crin de cheval avec un couteau sans pointe, de frapper sur un œuf sans le briser, de construire un bateau sur le roc sans que la hache touche au roc. À la troisième épreuve, la fortune abandonne Wæinemœinen. La hache lui entre dans le genou. Il essaie de guérir lui-même sa blessure ; malheureusement il a oublié les paroles magiques qui seules pourraient apaiser sa douleur, et il s’en va à la recherche d’un sorcier. Celui-ci se rappelle ce que le dieu a oublié. Il connaît son métier de sorcier et l’exerce avec dextérité, en sorte qu’après avoir été soumis à son opération, Wæinemœinen se retrouve plus fort qu’il ne l’était avant sa blessure. Il arrive enfin sur le sol natal, engage son frère à se rendre à Pohiola pour y fabriquer le sampo. Ilmarinen refuse d’aller dans ce pays sauvage. Wæinemœinen l’attire dans la forêt, et par un chant magique soulève une tempête qui emporte le forgeron à Pohiola. La prévoyante maîtresse de maison le reçoit avec empressement et lui présente sa fille, parée de ses plus riches vêtemens. Le jour, il travaille à confectionner le sampo ; la nuit, il tâche, mais inutilement, de gagner le cœur de la jeune fille.

Sur ces entrefaites arrive un autre amoureux, d’une nature tout opposée à celle des deux précédens, d’un caractère aussi passionné, aussi entreprenant que celui de Wæinemœinen le sage, de Wæinemœinen le vieux, comme l’appellent les traditions, est prudent et réservé. Il s’appelle Louminkainen, et l’on ne sait à quelle race il appartient ; ce qu’il y a de sûr seulement, c’est que sa mère est une habile sorcière. Elle prévoit les malheurs auxquels il va s’exposer, et veut l’empêcher de quitter le seuil paternel. Tous ses conseils sont autant de paroles perdues : Louminkainen aime la jolie fille de Pohiola et veut la demander en mariage. Pour l’obtenir, il faut qu’il tue d’abord un élan dans les domaines de Hiisi, le redoutable géant qui gouverne les forêts. Cette première épreuve accomplie, il faut qu’il s’empare d’un cheval sauvage ; enfin, qu’il atteigne un cygne sur le fleuve de la mort. Ici il est surpris par un sorcier qui lance contre lui un serpent venimeux. Il tombe dans les eaux du fleuve, et le courant l’emporte dans l’empire des morts, où les fils de Tuoni le coupent en morceaux. Sa mère, ne le voyant pas revenir, part avec les ailes de l’alouette pour Pohiola, apprend de quel côté il est allé, et le cherche pendant de longs étés et de longs hivers. « Elle ne sait pas, dit le poème, elle ne sait pas, la pauvre mère, ce qu’il est devenu, à quelle chair la chair de son fils est mêlée, dans quel sang coule son sang, s’il est encore sur les vagues ou sur la terre, sur les rochers ou dans les bois. Elle erre dans les forêts comme un sanglier ; elle se glisse dans l’eau comme un serpent aquatique ; elle court à travers les pins comme un écureuil, et à travers les rocs comme une hermine ; elle le cherche sous le feuillage des arbres, sous les touffes de gazon, sous les racines de la bruyère. Elle interroge le sentier de la montagne, la lune et le soleil : le sentier et la lune ne l’ont pas vu ; le soleil lui dit qu’il est au-delà des mers, dans le fleuve des morts. » Elle se fait faire alors un rateau d’acier dont les dents ont cent brasses de longueur, traîne ce rateau dans les vagues profondes, retire l’un après l’autre les membres de son fils ; quand tous ces membres sont réunis, elle invoque le secours de Méhilæinen. L’oiseau magique s’envole au-delà des régions du soleil et de la lune, pénètre dans les propres sources du créateur, trempe ses ailes dans le miel de la vie, puis revient vers la pauvre mère, qui, à l’aide du baume céleste, ressuscite son fils.

Cependant Wæinemœinen veut retourner à Pohiola et demander la main de la belle jeune fille. Par malheur sa mémoire infidèle a encore perdu le souvenir des trois mots puissans, des trois mots magiques, sans lesquels il n’ose entreprendre ce voyage difficile. Il veut aller les chercher dans l’empire des morts. Les filles de Tuoni tâchent de s’emparer de lui et lui jettent, au moment où elles le croient endormi, un réseau de fer sur le corps, Wæinemœinen, qui est sur ses gardes, se change en pierre et roule dans le fleuve, puis se change en serpent et passe à travers les mailles du réseau. Il sait qu’il peut encore trouver les mots dont il a besoin dans la bouche du vieux Wipunen ; mais la route est longue et difficile : il faut passer sur les pointes d’aiguilles des jeunes filles, sur les glaives acérés des hommes, sur les haches de combat des héros. Il se fait des souliers, des gants de fer, une armure de fer, se met en chemin, et arrive au lieu où repose Wipunen, sur le sol où il repose depuis si long-temps qu’une forêt épaisse s’est élevée sur son tombeau. Wæinemœinen renverse la forêt, plonge un pieu de fer dans la bouche de Wipunen, qui se réveille et cherche vainement à se dégager du rude instrument qui le torture et le déchire. Il se résout enfin à céder au vœu de son terrible adversaire, et chante un chant magique. Le fleuve, en l’entendant, cesse de soupirer et la mer de gémir.

Maître de son secret, Wæinemœinen se dirige vers Pohiola, et son frère Ilmarinen y arrive en même temps que lui. Louhi, en le voyant venir, engage sa fille à prendre Wæinemœinen pour époux. La jeune fille préfère Ilmarinen, qui cependant ne peut obtenir sa main sans avoir encore accompli trois travaux herculéens. Le premier est de labourer un champ plein de vipères, le second de dompter des ours et des sangliers, le troisième de prendre sans aucun instrument de pêche un brochet dans le fleuve de la mort. Ces trois épreuves faites, le mariage est décidé, et le pauvre Wæinemœinen s’en retourne fort triste.

Les noces se préparent à Pohiola. Le grand bœuf dont la tête et la queue touchent aux deux extrémités de la Finlande doit être servi sur la table du banquet ; pendant tout un été et tout un hiver, on travaille à brasser la bière qui doit réjouir les convives. L’écureuil et la marte y apportent les ingrédiens qui la font fermenter ; l’oiseau magique y répand le miel qu’il est allé chercher au-delà de neuf mers. Louhi invite au festin de noces les pauvres et les vagabonds, les boiteux et les paralytiques ; elle veut aussi avoir des chanteurs, et Wæinemœinen, surmontant sa douleur, arrive avec sa harpe et chante pendant trois jours.

La noce finie, la jeune fille se met à pleurer selon l’usage ancien qui existe encore dans quelques districts de la Finlande et de l’Estonie. Elle pleure et s’écrie : « Je le savais, je le savais, une voix me l’avait dit dans les années fleuries de mon printemps : tu ne resteras pas sous la tutelle de ta mère, dans le sein de ta nourrice. Un époux viendra te chercher, tu auras un pied sur le seuil de ta demeure, un autre dans son traîneau. C’était là le rêve de mon cœur, l’espoir de mes années fleuries. Maintenant mon départ approche, mon espérance se réalise. J’ai un pied sur le seuil de ma demeure, un autre dans le traîneau de mon époux. Cependant je ne m’en vais pas avec joie, je ne quitte pas avec bonheur la maison d’or où j’ai passé ma jeunesse. Je m’éloigne et je pleure. Ma mère bientôt n’entendra plus ma voix, mon père ne verra plus mes larmes. Comment les autres fiancées peuvent-elles être gaies ? Comment leur cœur peut-il être dans ce moment joyeux comme une aurore de printemps ? Moi, je suis triste comme le pauvre cheval que l’on vend, comme la pauvre jument que l’on emmène. Ma pensée est sombre comme une nuit d’automne, sombre comme une obscure journée d’hiver ! »

La mère alors prend la parole, la console et lui donne des avis. Tout ce chant est comme une idylle charmante, tantôt pleine d’une grace naïve, tantôt parsemée de détails domestiques qui peignent avec vérité les mœurs actuelles de la Finlande. « Ne t’afflige pas ainsi, lui dit-elle. On ne t’emmène pas dans un marais, on ne te conduit pas dans un ruisseau. Tu as épousé un homme excellent, un guerrier hardi, un habile forgeron, un maître de maison qui mange un pain pur, et qui en donnera à sa femme un plus pur encore, un chasseur qui s’en va sur les bruyères désertes, dans les forêts, et ne laisse pas ses chiens dormir sur la paille. Trois fois déjà, dans ce printemps, il a préparé le bain de vapeurs, trois fois il a peigné sa chevelure, trois fois il s’est essuyé le corps avec des branches sèches.

« Ne t’afflige pas ainsi, ne t’épouvante pas de quitter ta mère. Ton époux possède de grands troupeaux, cent bêtes à cornes, mille bêtes aux mamelles pesantes, mille autres couvertes de laine.

« Ne t’afflige pas ainsi, ne t’épouvante pas de quitter ta mère. Ton époux n’a pas une terre où la moisson ne mûrisse, pas un sillon où l’avoine manque, pas un champ où le blé ne pousse. Au bord de chaque ruisseau, ton époux a un grenier plein de grains, des amas de semences en chaque endroit, une forêt où il cache son pain, une autre où le froment jaunit, de l’argent en quantité.

« Ne t’afflige pas ainsi, ne t’épouvante pas de quitter ta mère. Ton époux a des coqs de bruyère qui voltigent autour de lui, des coucous dorés qui couvent dans ses bois, des grives qui viennent gaiement se poser sur les rênes de ses chevaux.

« Et maintenant écoute, ma douce enfant, ma jeune sœur que je vais quitter, mon chant d’amour, ma plante verte, écoute les paroles de la vieille femme. Tu t’en vas dans une autre demeure, tu vas trouver une autre mère. Il n’en est pas dans une maison étrangère, auprès d’une nouvelle mère, comme dans la maison paternelle, sous la garde de la nourrice. Ne sors pas légèrement le soir, au clair de la lune ; le mal qui se fait, on le sait dans la maison. Le mal qui se fait, le mari le sait.

« Il faut que tu prennes garde aussi soigneusement aux rudes discours du vieillard, à sa langue acérée et lourde comme une pierre, aux froides paroles du beau-frère, aux propos moqueurs de la belle-sœur. Si le vieillard est fougueux comme un sanglier, et sa femme farouche comme un ours, si le beau-frère est acerbe comme un serpent, et la belle-sœur aiguë comme un clou, il faut que tu leur montres la même patience, la même humilité que si tu te trouvais devant ta propre mère ; il faut que tu aies la même soumission envers le vieillard, le même respect envers le beau-frère.

« Écoute, mon enfant, les paroles de la vieille femme. Il ne faut pas qu’une maîtresse de maison reste toujours à la même place ; elle doit visiter la grange, entrer dans la chambre où l’enfant pleure, le pauvre petit enfant qui ne peut pas parler, qui ne peut dire s’il a froid ou s’il a faim, jusqu’à ce qu’un ami lui vienne, jusqu’à ce que la voix de sa mère arrive à son oreille. »

La bonne mère se tourne ensuite vers le jeune époux et lui dit : « Fiancé, mon bon frère, il ne faut pas que tu emmènes notre douce colombe pour lui faire souffrir le besoin, pour qu’elle pétrisse du pain d’écorce de bouleau, ou des gâteaux de paille. Il faut que tu l’emmènes dans une riche maison, pour tirer le grain de l’armoire, pour manger des gâteaux avec de la crème, pour goûter un pain de froment, pour pétrir une pâte pure.

« Fiancé, mon bon frère, il ne faut pas que tu enseignes à notre douce colombe le chemin qu’elle doit suivre avec le fouet du maître ; il ne faut pas qu’elle soupire sous la corde, qu’elle pleure sous la verge, qu’elle gémisse sous la lanière. Songe à ses fraîches années, songe à son cœur de jeune femme. Donne-lui tes leçons avec calme. Instruis-la quand la porte est close, instruis-la par la parole la première année, par le regard la seconde, par le geste léger la troisième. Si alors elle ne répond pas à tes vœux, tire un jonc du marais, une plante sèche des champs, touche-la avec la pointe d’une baguette, châtie-la avec un roseau, avec une branche d’arbre couverte de laine.

« Si alors elle ne t’obéit pas, prends une verge dans la forêt, prends une branche de bouleau, cache-la sous ton habit, afin que les habitans d’une autre maison ne puissent la voir ; frotte-lui les épaules, assouplis-lui le dos. Ne la frappe point sur les yeux ni sur les oreilles, de peur qu’en voyant son visage meurtri, le beau-père et le beau-frère ne demandent si elle a été attaquée par le sanglier et maltraitée par les ours. »

La jeune fille cependant pousse de longs soupirs. La douleur est dans son ame, les larmes coulent de ses yeux. Elle éclate en sanglots et dit : « Je n’ai pas été autrefois plus malheureuse que les jeunes filles, ni plus pâle que les poissons du lac. À présent, je suis plus malheureuse que les autres jeunes filles, et plus pâle que les poissons du lac.

« Comment récompenserai-je ma mère du lait dont elle m’a nourrie et mon père de sa bonté ? Je te remercie, mon père, de l’asile où tu m’as élevée, des alimens que tu m’as donnés. Je te remercie, ma mère, toi qui m’as bercée dans mon enfance, portée toute faible dans tes bras, et nourrie de ton sein. Je vous remercie, braves gens de la maison, ô mes amis d’enfance, vous avec qui j’ai vécu, avec qui j’ai grandi dans mes belles années.

« Maintenant il faut que je quitte la maison d’or, la chambre de mon père, la demeure hospitalière de ma mère.

« Que le bonheur soit avec toi, ô ma chère chambre, couverte de lambris ! il me sera doux de revenir ici, de te revoir encore. Que le bonheur soit avec toi, chambre de mon père, avec ton plancher de bois ! Que le repos soit à jamais dans cette habitation, dans les beaux arbres qui l’entourent, dans les champs que je vais quitter, dans les forêts pleines de fruits savoureux, dans le lac avec ses cent îles, dans la vallée où j’ai grandi avec la bruyère ! »

Ilmarinen emporte la jeune fille dans un traîneau et s’écrie « Adieu, maison de Pohiola, adieu, arbustes du ruisseau, arbres puissans de la forêt, broussailles des champs, fruits de la vallée, et vous, plantes du lac, et vous, rameaux de l’aulne, tiges du bouleau, racines du sapin, adieu. »

Et il s’éloigne, tenant d’une main les rênes de son cheval, de l’autre enlaçant le corps de sa jeune femme, un genou hors du traîneau, un genou près d’elle. Le cheval court avec rapidité, le traîneau glisse légèrement sur la neige. Bientôt Ilmarinen distingue la fumée de son toit ; il arrive à la porte de sa demeure, et sa mère est là qui accourt avec tendresse au-devant de la jeune mariée, et les festins recommencent, et Wæinemœinen, reprenant sa harpe, célèbre tour à tour dans ses chants les hôtes de la maison.

À ce chant nuptial succède un épisode dont l’incorrigible Louminkainen, qui a déjà passé par l’empire des morts, est encore le héros. Il a appris les projets de mariage, il veut les faire échouer, il veut retourner à Pohiola et épouser lui-même la jeune fille. En vain sa mère lui représente avec angoisse les douleurs qu’il a déjà souffertes, les dangers auxquels il va de nouveau s’exposer. Le tenace Finlandais ne redoute rien, il veut partir, il part, et, en apprenant que le mariage auquel il voulait s’opposer est conclu, que sa bien-aimée est loin, il entre dans une telle fureur, qu’il appelle au combat tous ceux qui l’entourent, et commence par tuer le maître de la maison. Il revient chez sa mère et lui raconte ce qui s’est passé. La pauvre mère l’engage à se dérober aux poursuites de ses ennemis, elle lui indique un refuge dans une île où il passe d’abord une heureuse vie au milieu d’un grand nombre de jeunes filles. On dirait l’île enchantée de Circé, et il est probable qu’il y a plus d’un souvenir de la tradition grecque dans ces chants du peuple finlandais.

Un beau jour, Louminkainen s’aperçoit que son bateau est brûlé. Il en reconstruit un aussitôt, s’abandonne de nouveau à la mer, et arrive sur la grève de Pohiola. La terrible sorcière du logis amasse alors une quantité de frimas et enchaîne l’embarcation du voyageur aventureux dans les glaces. Lui-même n’échappe qu’avec peine à la rigueur subite du froid, se retire dans une forêt inconnue, et s’écrie dans l’amer repentir de sa témérité « Malheur à moi, pauvre homme ! dans quel péril me suis-je jeté ! Combien de jours, combien d’années faudra-t-il que j’erre vainement ? Maintenant ma mère pleure à son foyer, ma nourrice se désole : — Où est mon fils, dit-elle, mon fils abandonné ? Est-il dans les champs de Tuoni, dans les sombres plaines des morts ? Pauvre femme que je suis ! mon fils à présent n’arrête pas le coq de bruyère dans son essor, les petits oiseaux dans leur vol, l’hermine dans sa course, l’écureuil dans ses sauts.

« Hélas ! non, ma bonne mère, ma tendre nourrice. Tu as élevé sous ton aile une troupe de colombes et de cygnes. Le vent cruel est venu et les a dispersés. L’orage a renversé et brisé la barque des frères. Nous formions autrefois, dans des temps meilleurs, un cercle nombreux ; la maison était remplie de mes sœurs, le bateau rempli de mes frères. À présent, il n’en reste pas un.

« Je me souviendrai toujours des douces années d’autrefois. Je grandissais comme une plante vigoureuse dans notre maison. J’étais beau comme la fleur des champs. Beaucoup de gens alors arrêtaient leurs regards sur moi, et remarquaient ma force. Maintenant mon visage est noir comme les baies de la forêt.

« Je connais le sol où je suis né, et la chambre où j’ai été élevé. Je ne connais pas le lieu où la mort me surprendra. »

Après cet épisode, nous revenons aux principaux héros du poème. Ilmarinen a acheté un esclave qui, selon la tradition, a rompu ses langes et déchiré ses lisières trois jours après sa naissance. On lui donne un enfant à garder, l’esclave égorge l’enfant et brûle le berceau. On lui commande de défricher une forêt, il y jette un sort, et rien n’y peut plus croître. La femme d’Ilmarinen l’envoie paître ses troupeaux, et, pour le punir de ses méchancetés, elle lui donne un pain dans lequel elle a mis une grosse pierre. Le maudit esclave, en trouvant cette pierre, massacre son troupeau et revient au logis avec une quantité d’ours et de sangliers qui tuent la femme d’Ilmarinen. L’esclave s’enfuit. Ilmarinen pleure jour et nuit son épouse chérie, et, ne sachant comment la remplacer, il fabrique une femme d’or et d’argent ; mais il ne peut lui donner la parole, et, quand il repose auprès d’elle, il la trouve trop froide. Il en fait présent à son frère, qui la prend avec joie dans ses bras et s’écrie, après l’avoir serrée sur son cœur : « Ô vous, enfans des nouvelles générations, tant que le monde subsistera, tant que la clarté de la lune brillera dans le ciel, ne vous faites pas une fiancée d’or et d’argent. L’or et l’argent jettent un froid glacial sous les plus chauds vêtemens. »

Ilmarinen, désolé de son veuvage, entreprend un voyage à Pohiola pour y trouver une nouvelle fiancée, et en revient sans avoir pu atteindre son but. À son retour, il raconte à Wæinemœinen de quel bonheur on jouit à Pohiola par le magique effet du sampo. Wæinemœinen l’engage à se joindre à lui pour s’emparer de ce talisman précieux. Ilmarinen cède à ses instances, se forge une grande épée et une magnifique armure, puis tous deux cherchent des chevaux pour entrer en campagne. Mais Wæinemœinen entend un bateau qui soupire au bord de la mer et se plaint d’être abandonné dans l’oisiveté, de ne plus sillonner les vagues, de ne plus combattre. Les deux héros, touchés de ces plaintes, le prennent pour faire leur voyage. Wæinemœinen se place au gouvernail, Ilmarinen rame. Ils rencontrent Louminkainen, qui a une vengeance à exercer à Pohiola et se joint gaiement à eux. Tout à coup leur bateau s’arrête et cesse d’obéir à la rame impatiente. Wæinemœinen regarde d’où peut venir l’obstacle qui les empêche d’avancer et s’aperçoit que leur barque est entravée par un énorme brochet ; il tue le brochet à coups d’épée, prend ses arêtes, les dispose en forme de harpe, y met des cordes faites avec les crins des chevaux fougueux de Hiisi, des poulains de Lempo, l’esprit mystérieux, et la harpe est achevée, la harpe qui, dans ses profondes mélodies, doit avoir tour à tour l’accent terrible et solennel des vagues où le dieu a pris ses branches d’ivoire et le soupir mélancolique du bois où il a façonné ses cordes.

Le dieu Wæinemœinen offre cette harpe aux vieillards : ceux-ci essaient de la faire vibrer, et leur tête tremble ; l’accord ne suit pas l’accord, le son joyeux ne répond pas au son joyeux. Il la présente aux jeunes gens : ils essaient de la faire vibrer, et leurs mains tremblent ; l’accord qu’ils en tirent n’est pas un véritable accord, le son joyeux ne répond pas au son joyeux. Le gai Louminkainen la prend, puis l’habile Ilmarinen, et ni l’un ni l’autre ne peut lui donner la vibration harmonieuse. Wæinemœinen l’envoie à Pohiola, et tous les habitans de la maison, hommes et femmes, jeunes garçons et jeunes filles, l’essaient tour à tour et n’en tirent que des sons discordans. Le vieillard se réveille dans son repos et s’écrie avec impatience : Cessez de faire ainsi gémir cet instrument, ce bruit fatigue mes oreilles, ses rudes vibrations troubleront mon sommeil pendant toute une semaine. Si la harpe du peuple finlandais n’est pas plus harmonieuse, laissez-la dormir en silence, jetez-la au fond des vagues, ou mettez-la entre les mains du maître. La harpe répond : Je ne mérite pas d’être jetée au fond des vagues, je résonnerai doucement sous la main du maître.

« Alors, dit le chantre du Kalewala, alors le sage Wæinemœinen, ayant purifié ses mains, s’assied sur un roc, au bord de l’onde argentée, pose la harpe sur ses genoux, la tient sous ses doigts, et s’écrie d’une voix élevée : Que celui qui n’a pas encore connu la douceur du chant, le charme de la mélodie, s’approche et écoute. Et il joue sans effort et il chante. Ses doigts courent sur les lianes et sur les cordes de la harpe ; le son harmonieux s’élève dans l’air, l’accent joyeux répond à l’accent joyeux. L’accord musical s’échappe des branches d’ivoire de la harpe, de ses cordes de crin.

« Nul animal dans les forêts ne continue sa course, nul oiseau dans l’air ne poursuit son vol. Le sanglier écoute dans son antre marécageux, l’ours sort de sa tanière, de sa tanière entourée de sapins ; il s’avance vers la barrière de la forêt, la barrière tombe, l’ours s’élance sur les arbres et se balance sur les rameaux, tandis que Wæinemœinen répand de tous côtés ses joyeux accords.

« Le vieux maître de la forêt, le sombre Tuopio, avec sa longue barbe, s’approche aussi, prête l’oreille, et tous les animaux dont il est le roi le suivent. Sa femme met ses bas bleus, noue des cordons rouges autour de ses souliers, monte sur les tiges de bouleau, se berce sur les branches de l’arbre, écoute les sons de la harpe et la mélodie de ses cordes.

« Il n’est pas un animal vivant dans les bois, pas un être vivant dans l’air, pas un oiseau léger, qui ne s’avance et baisse la tête pour entendre ces doux accords. L’aigle vient des régions élevées, le vautour descend des nuages, la mouette s’arrête sur les vagues, le cygne sort des lacs ; les petits pinsons, les alouettes et les serins accourent se percher sur les épaules du dieu.

« Le soleil avec ses rayons éblouissans, la lune avec sa douce lumière, s’arrêtent dans le ciel et éclairent la harpe.

« Il n’est pas un animal vivant dans les eaux qui n’agite ses nageoires et ne s’approche pour entendre. Les saumons et les truites, les brochets et les phoques accourent à la fois ; les petits poissons glissent jusque sur les bords de l’onde et s’arrêtent pour écouter le chant de Wæinemœinen.

« Atho, le roi des vagues, le vieillard à la barbe verte, s’avance sur son siége de nacre ; la belle reine des eaux peignait avec son peigne d’or ses longs cheveux et les essuyait avec une brosse d’argent. Lorsque le chant harmonieux arrive à son oreille, le peigne d’or tombe de ses doigts, la brosse d’argent s’échappe de ses mains ; elle s’élance en toute hâte, s’élève au-dessus des flots, et, la poitrine appuyée contre un roc, écoute, ravie, les sons de la harpe, les merveilleuses mélodies du chant.

« Il n’y a pas un héros, pas un homme au cœur endurci, pas une femme qui ne soit émue jusqu’aux larmes. Les jeunes et les vieux pleurent, et ceux qui sont mariés et ceux qui ne le sont pas, et les garçons, et les filles, et les petits enfans : tous pleurent en écoutant les touchantes harmonies de la harpe finlandaise. Wæinemœinen pleure aussi ; la source des larmes s’ouvre doucement dans son cœur, les larmes s’amassent sous sa paupière et coulent plus nombreuses que les fruits de la forêt, que les têtes d’alouettes, que les œufs du coq de bruyère ; elles roulent sur ses larges joues, sur sa forte poitrine, sur ses genoux et sur ses pieds ; elles pénètrent à travers ses cinq camisoles de laine, ses six ceintures d’or, ses sept robes bleues, ses huit vêtemens de vadmel : elles roulent sur les rives de l’onde, et de ces rives elles tombent dans les flots limpides où elles se changent en perles. »

J’éprouve un grand regret à rendre si mal, dans une prose décolorée, cette page du Kalewala, qui, avec la mélodie, la richesse d’images des vers finlandais est, sans contredit, une des plus belles et des plus ravissantes pages qui existent dans la poésie ancienne et moderne.

Le chant achevé, Wæinemœinen pose la harpe dans le bateau, s’avance vers Pohiola, et déclare qu’il veut avoir la moitié du sampo. — Non, lui dit Louhi, on ne peut partager l’hermine, et l’écureuil est trop petit pour trois. Wæinemœinen plonge, par sa magie, tous les habitans de la maison dans un lourd sommeil. Les héros s’emparent du sampo, l’emportent dans leur barque et s’élancent gaiement sur la mer. Trois jours après, ils approchent de leur but, ils distinguent les portes de leur demeure, Wæinemœinen entonne un chant joyeux. Une des servantes de Pohiola l’entend, pousse un cri, et tout le monde s’éveille. Louhi court à l’endroit où était caché son sampo, et ne le trouve plus. La sorcière implore le secours du puissant Ukko, elle le prie de jeter sur la route des voyageurs un de ses plus terribles orages, Ukko exauce ses vœux : l’orage soulève les vagues profondes de la mer, et Wæinemœinen y perd sa harpe chérie. Ilmarinen, épouvanté, gémit de s’être confié aux flots. Son sage frère le console et lui dit : — Les larmes ne nous arrachent pas au danger, les gémissemens ne nous sauvent pas des mauvais jours.

Cependant Louhi, non contente d’avoir, par ses invocations, excité la tempête, s’élance sur son bateau, et poursuit les ravisseurs du sampo. Au moment où elle approche, Wæinemœinen lui jette un roc qui brise la barque où elle est assise. Pour assouvir sa vengeance, elle se change en aigle, prend ses rameurs sous ses ailes, vole sur le mât de l’embarcation du dieu, saisit avec ses serres le sampo, et s’efforce de l’enlever. En vain Ilmarinen et Louminkainen la frappent avec leur épée : elle reste attachée à sa proie et ne la lâche pas. Wæinemœinen ne se sert point de son glaive, il prend seulement la rame du gouvernail, et en donne à droite et à gauche des coups si rudes, que tous les hommes cachés sous les ailes de Louhi tombent dans la mer, et qu’elle-même a les doigts meurtris et brisés, à l’exception d’un seul, avec lequel elle jette le sampo dans les flots. Une partie du précieux talisman tombe au fond des vagues, une autre est emportée sur le rivage par le courant ; Louhi ne garde que le couvercle du trésor. La sorcière, furieuse, répand les maladies mortelles autour de la demeure des héros. Wæinemœinen chasse ces fléaux dans un autre pays. Elle ensorcèle le soleil et la lune, et cache leur lumière. Ilmarinen et son frère montent à la huitième voûte du ciel, pour savoir d’où viennent ces ténèbres profondes. Là ils font jaillir le feu de la pointe de leurs épées. Une étincelle tombe sur la terre et l’embrase. Le soleil et la lune sont encore invisibles : Ilmarinen fabrique deux astres d’or et d’argent ; mais ils ne répandent aucune clarté. Wæinemœinen se résout alors à tenter encore une fois le voyage de Pohiola. Il s’avance intrépidement dans la maison hostile, et demande où sont les deux globes de lumière qui éclairent le monde. On lui répond qu’ils sont à tout jamais cachés dans les flancs d’une montagne. Wæinemœinen provoque tous ses ennemis au combat, et leur coupe la tête. Il revient auprès de son frère, tous deux tentent de pénétrer dans l’intérieur de la montagne magique, et leurs efforts sont inutiles. Ilmarinen rentre dans sa forge, et se met à fabriquer des instrumens pour briser le rempart de roc. Louhi, sous la forme d’une alouette, s’approche de lui, et lui demande ce qu’il fait. — Un collier de fer, répond-il, pour la femme de Pohiola. La sorcière, effrayée, court dégager le soleil et la lune de leurs entraves, et revient annoncer cette nouvelle à Ilmarinen, qui la porte en toute hâte à son frère ; le dieu de la poésie entonne aussitôt un chant enthousiaste.

Il semble que l’épopée symbolique de la Finlande devrait se terminer là. Le combat du mal et du bien est fini. Les dieux ont vaincu les esprits mauvais, les noires ténèbres se sont entr’ouvertes aux rayons du jour, la clarté des astres célestes a ravivé le monde. Mais Wæinemœinen a perdu sa harpe dans l’orage, et le peuple finlandais est trop amoureux de la poésie pour se représenter son dieu suprême privé du magique instrument qui attendrit la nature entière.

Un jour, il s’en allait à travers champs, la tête baissée, songeant à la joie qu’il éprouverait à faire vibrer encore les cordes mélodieuses. Il aperçoit un bouleau solitaire qui soupire et pleure, il lui demande d’où vient sa tristesse, et le bouleau lui répond : « Je pleure de me voir ainsi abandonné sans appui dans ce lieu funeste. Souvent, pendant l’été, les bergers impitoyables me torturent et me lacèrent. Ils déchirent mon écorce blanche, ils épuisent ma sève. On frappe sur ma tige, on coupe mes rameaux. Trois fois déjà, dans le cours de cette saison, la hache cruelle est tombée sur ma tête, sur mes flancs et sur ma couronne. Voilà pourquoi je pleure, et toute ma vie je pleurerai d’être abandonné sans soutien, dans ce lieu funeste, à l’approche du rude hiver. Chaque année la douleur me change, ma tête est pleine de sollicitude, et ma face pâlit aux jours froids, à la triste saison. Le vent d’orage me dépouille de mes feuilles, j’aurai froid quand viendra l’hiver, je serai faible et nu, exposé aux frimas et à la tempête. — Console-toi, lui dit le dieu compatissant ; je veux changer ta douleur en joie, je veux faire résonner harmonieusement tes rameaux. » Et avec les branches du bouleau, Wæinemœinen se façonne une nouvelle harpe ; puis il erre encore à travers champs, et rencontre une jeune fille qui soupire et murmure une parole d’amour. — Jeune fille, lui dit-il, fais-moi un doux présent ; donne-moi six de tes cheveux. Elle penche la tête en riant, lui donne les beaux cheveux longs qu’il demande, et il en fait des cordes pour sa harpe, et il chante avec bonheur. Les coteaux s’inclinent dans la vallée pour l’entendre, les montagnes de cuivre tressaillent, les rocs répètent ses accords, les vieux troncs d’arbres dansent en cercle autour de lui. Son chant résonne dans six villages, dans sept paroisses. L’aigle, en l’écoutant, oublie sa couvée dans son aire, et les larges pins se courbent humblement quand le dieu de la poésie passe sous leurs rameaux.

Mais voilà qu’un nouveau dieu apparaît avec sa pure auréole sur la terre de Wæinemœinen. Une loi de paix et d’amour efface la loi sévère des géans ; un essaim d’anges et de chérubins dissipe par son souffle les derniers nuages de Pohiola, les sombres brumes de l’olympe finlandais. Les poètes du Kalewala ajoutent un hymne pieux à leur épopée païenne : ils chantent avec une grace idyllique, avec une naïve hérésie, avec un singulier mélange de souvenirs anciens et de croyances nouvelles, la naissance du Sauveur, la vierge Marie, la douce Mariette.

Mariette est une jeune et tendre bergère, qui s’en va sous un ciel sans tache, à travers les vertes vallées. Les champs s’émeuvent à son aspect, les arbres l’appellent sous leur ombre, les fleurs la regardent avec amour, les petits fruits de la prairie lui sourient et lui disent : Viens, oh ! viens nous cueillir. Mariette s’arrête près d’une baie savoureuse et lui dit : Monte sur mes pieds. La baie se détache de sa tige et se pose sur les pieds de la bergère. Monte à ma ceinture, dit encore la vierge sainte, monte à mes lèvres. La baie monte, monte, et entre dans la bouche pure de Mariette, qui, par le suc de la petite plante, devient mère. Quand elle se sent près d’enfanter, elle prie la femme d’Hérode de lui préparer un bain, et la méchante femme la renvoie durement. Mariette prie alors son bon cheval de lui faire, avec son souffle, un bain de vapeur, et le cheval obéit, et la douce vierge, réchauffée par l’haleine de l’animal fidèle, donne le jour à un charmant enfant. Sa première pensée est de le porter au prêtre, son premier soin de le faire baptiser. Alors Wæinemœinen s’avance, Wæinemœinen qui prévoit l’avenir, et il s’écrie : Il faut conduire cet enfant dans le marais, lui écraser la tête, lui briser les membres avec un marteau. Le petit enfant, âgé de deux semaines, lui dit : Tais-toi, vieux magicien de la Carélie ; cette fois, tu as mal interprété la loi ; tu as prononcé un sot jugement.

Le prêtre baptise l’enfant, qui devient roi de la forêt, maître des îles riches et fécondes. Le vieux Wæinemœinen se retire triste et confus, se construit un bateau de fer, navigue au loin, et se cache dans les régions inférieures du ciel ; mais, en s’en allant, il laisse à la Finlande sa harpe merveilleuse, sa harpe qui chante l’amour et réjouit le cœur. Ainsi finit l’antique épopée finlandaise, par une pensée d’espoir, par un mythe chrétien, par l’alliance intime de la nature avec la divinité du Christ. La nature est la base première, l’élément principal de cette poésie traditionnelle. C’est la beauté, la force, la grandeur de la nature que le rhapsode populaire de Finlande dépeint par ses personnifications ; c’est la lutte et l’action des élémens qu’il représente par des images symboliques. Ce rhapsode, on le voit, n’a point étudié dans les écoles ; un savant professeur ne lui a pas enseigné d’une voix doctorale d’où vient le tonnerre et d’où vient l’éclipse de soleil ; un habile grammairien ne lui a pas expliqué, dans ses phrases verbeuses, les merveilleux secrets du langage figuré, ni la science de l’abstraction. Enfant naïf de la nature, vivant avec elle et passionné pour elle, il ne s’est point étudié à rendre l’émotion qu’elle produit sur son esprit par des figures de rhétorique. Il regarde seulement et il admire. Il s’en va le soir le long des vallées, au haut des montagnes, il écoute le soupir du vent dans les forêts, le murmure plaintif des vagues qui tombent sur la grève, le bruit orageux de la cascade ; il contemple dans sa mélancolie les voiles d’azur de l’horizon lointain, les brumes épaisses de l’hiver, les rayons de pourpre de l’été, et il raconte avec enthousiasme tout ce qu’il a vu et entendu dans les rêves de sa solitude ; et lorsqu’un sentiment d’amour, une pensée de joie ou de douleur, un regret ou un espoir, s’éveillent dans son cœur, pour peindre les émotions qui l’agitent, il emploie les couleurs, les images de sa nature aimée. Il associe à ses chants de bonheur ou à ses larmes tous les êtres animés et inanimés qui l’entourent, le sol où il a vécu, les arbres avec lesquels il a grandi, le ruisseau qui baigne ses pieds, les nuages qui flottent sur sa tête, les astres qui l’éclairent. Ce n’est pas une idée panthéistique qui agit ainsi sur lui, non, c’est un sentiment plus naïf encore et plus intime : c’est l’alliance étroite et pour ainsi dire la fusion de son être avec les élémens. Ce ne sont pas les divinités des eaux, des bois, qu’il recherche et vénère ; c’est la nature même dans sa grace et sa puissance, dans ses douces harmonies et sa mâle beauté.

Un autre trait non moins caractéristique du Kalewala est la peinture continuelle du pouvoir de la magie et de ses redoutables effets. Le sampo, que Wæinemœinen et Ilmarinen ont un si grand désir d’enlever, après l’avoir donné à Pohiola, est un talisman magique qui répand le bonheur et la prospérité dans la demeure qui le possède. C’est par la magie que la mère de Louminkainen ressuscite son fils, c’est par la magie que les deux principaux héros du poème accomplissent leurs plus périlleuses entreprises, que la sorcière Louhi gouverne les élémens, dérobe le soleil et la lune, et épouvante les dieux eux-mêmes. Toute la longue lutte dont cette épopée raconte les vicissitudes n’existe point en réalité entre les fils des géans et les sombres habitans de Pohiola : elle est établie entre deux intelligences mystérieuses dont l’idée abstraite se révèle par des personnifications. L’une cherche la lumière, l’autre se plonge dans les ténèbres ; l’une et l’autre s’attaquent, se combattent par des moyens magiques, et c’est la magie qui donne la victoire.

Dans toutes les traditions des peuples du Nord, on retrouve ce caractère superstitieux, cette absorption de la réalité dans la fantaisie, de l’action positive dans le symbole merveilleux. La nature sombre et grandiose au milieu de laquelle ils vivent éveille en eux cette crainte instinctive d’où naît la superstition. Les brumes aériennes, les nuages épais amassés autour d’eux, leur montrent mille formes bizarres, mille figures errantes auxquelles leur imagination donne la vie et la pensée. Les élémens capricieux dont ils sont à tout instant victimes, les phénomènes étranges qui éclatent sans cesse sous leurs yeux, devaient nécessairement, avant les découvertes de la science, produire dans leur esprit une terreur inexplicable et des croyances surnaturelles.

Les anciens Islandais expliquaient les tremblemens de terre par les souffrances de Loki, comme les Grecs par les souffrances des géans. Leur tonnerre était le char d’airain du dieu Thor roulant sur les nuages, et leurs conteurs de sagas parlent constamment des trolles qui prédisent l’avenir, des armures magiques fabriquées par les nains. Odin lui-même, dans le chant de l’Edda qui lui est attribué, dans le Havamal, vante le pouvoir des incantations, le redoutable effet des runes.

Chez eux pourtant la force physique l’emportait sur la force intellectuelle. Aux yeux de cette race de pirates aventureux, le courage était la plus belle des vertus, le butin enlevé à l’ennemi après une longue bataille le plus noble des trophées. Le berserkir s’acquérait un renom illustre par ses duels sanglans ; le fier vikinger, appuyé sur son glaive, bravait audacieusement le pouvoir des princes et défiait, comme Ajax, les dieux eux-mêmes.

Les Finlandais, doués d’une humeur moins belliqueuse, dominés de côté et d’autre par des tribus guerrières, et vivant d’une vie retirée et sédentaire, cherchaient dans les rêves de leur esprit, dans les mystérieuses combinaisons des paroles cabalistiques, un soutien pour les heures de danger, une arme offensive et défensive, un élément d’influence et de fortune. « L’ignorant, dit un de leurs vieux proverbes, se donne beaucoup de peines et n’arrive à rien ; l’homme habile atteint facilement son but, » et nul homme ne leur semblait plus habile que celui qui pouvait, soit par les leçons de son père, soit par ses propres études, acquérir la science magique. Tandis que les Scandinaves portaient sur toutes les côtes étrangères les signes sanglans de leur bravoure, les Finlandais s’illustraient au loin par leur sorcellerie. L’historien suédois Olaus Magnus la signale en termes bien précis[10] ; Saxo le grammairien et Snori Sturleson en citent plusieurs exemples dans leurs livres, et Tacite a très vivement caractérisé les effets de cette sorcellerie, quand il dit en parlant des Finlandais : {{lang[la|Securi adversus homines, securi adversus deos}}. Les sorciers de Finlande bravaient la terre et le ciel ; ils pouvaient jeter un nuage sur le soleil, soulever les vagues de la mer, faire mugir la tempête, ou enfermer le vent dans un sac de cuir et le vendre aux navigateurs comme une provision de voyage. Ceux qui se dévouaient à cette honnête profession de sorciers jouissaient d’une haute considération et d’un redoutable ascendant ; on les recherchait et on les craignait ; ils avaient, comme tous les savans des écoles, leurs disciples et leurs sectateurs, et, comme tous les puissans de la terre, leurs courtisans et leurs favoris. Malheur à qui semblait douter de leur expérience, à qui osait affronter leur colère ! Ils pouvaient déchaîner contre lui la peste et la famine, lancer dans sa demeure les sangliers farouches et les ours affamés, renverser sa barque sur les vagues, anéantir ses moissons, faire périr ses troupeaux. Que dis-je ? ils pouvaient même invoquer contre lui l’empire des morts, car la terre et l’air, les régions visibles et invisibles, l’onde et le feu, obéissaient à leurs enchantemens. Mais si on savait les prendre adroitement, s’insinuer dans leurs bonnes graces, leur donner à propos une pièce d’argent, ces souverains des élémens étaient les meilleures gens du monde. Ils vidaient une cruche de bière comme de simples mortels, et acceptaient sans difficulté un témoignage palpable d’estime ou de reconnaissance. On pouvait alors attendre d’eux toutes sortes d’agréables services. Ils guérissaient les maladies, ils retrouvaient les bestiaux égarés dans les bois, les objets volés, et quelquefois même le voleur. On venait les consulter de loin dans les divers accidens de la vie, et, quand ils se présentaient à la porte d’une maison, on accourait au-devant d’eux avec respect.

Le christianisme n’effaça point ces grossières erreurs d’un peuple ignorant et crédule. Les sorciers, proscrits par les prêtres, continuèrent long-temps encore à pratiquer leurs maléfices, et la Finlande garda durant plusieurs siècles sa vieille réputation de contrée ensorcelée. Pendant la guerre de trente ans, on disait en Allemagne que Gustave-Adolphe avait parmi ses troupes une compagnie de Lapons qui, par ses enchantemens, assurait le succès de ses armes. Voltaire lui-même, le sceptique, le railleur Voltaire, raconte, dans son Histoire de Charles XII, que les Russes attribuaient généralement à l’effet de la magie, à la puissance du diable, la perte de la bataille de Narva. Dans la dernière guerre de Finlande, en 1808, ces contes de sorcellerie trouvaient encore des oreilles crédules. À la fin de l’hiver, les Russes, essayant de conduire quelques canons sur la côte de Helsingfors pour assiéger la forteresse de Sveaborg, se virent tout à coup arrêtés par un tel amas de terre molle et fangeuse, qu’ils ne purent traîner plus loin leurs munitions. Les soldats attribuèrent cet accident à un vieux mendiant finlandais qu’ils avaient rudoyé le matin, et qui se vengeait de leurs mauvais traitemens en entravant ainsi leur marche. À l’heure qu’il est, je ne suis pas sûr que, dans quelque pœrte enfumé de la Savolax ou de la Carélie, un sorcier finlandais n’exerce pas encore ses incantations pour assurer le succès d’une de ses entreprises, ou obtenir une meilleure récolte que ses voisins.


Le Kanteletar, publié par M. Lœnrot à peu près dans le même temps que le Kalewala, est un recueil de poésies lyriques composées en grande partie par les gens du peuple et chantées par le peuple. Le dieu des vers a vraiment légué sa harpe mélodieuse, sa kantele, aux Finlandais, et ils la font vibrer avec amour. Si le long des côtes, dans l’enceinte des villes, le sentiment de l’ancienne poésie nationale s’altère ou s’efface par le contact des étrangers et les relations multipliées du commerce, dans l’intérieur du pays, dans les provinces de la Carélie et de la Savolax par exemple, il subsiste encore avec toute son énergie et sa naïveté primitives, et il n’y a peut-être pas là, dit M. Lœnrot, une paroisse qui ne compte plusieurs poètes.

Les poètes sont de simples paysans bien plus pauvres encore que le pauvre Burnes. Quelquefois ils improvisent leurs vers et les chantent aussitôt dans une fête, dans une cérémonie ; quelquefois ils les composent lentement et avec soin ; ils les modulent dans leur pensée, le matin en allant au travail, le soir en se reposant auprès du foyer. Souvent ils se réunissent plusieurs pour composer une même pièce[11]. S’ils savent écrire, ce qui n’arrive pas toujours, ils font une copie de leurs vers et la gardent précieusement ; sinon, ils les conservent dans leur mémoire. S’il y a dans une paroisse deux poètes amis, ils se réunissent souvent aux heures de loisir, s’asseoient l’un en face de l’autre, se prennent la main, et, se balançant mutuellement en avant et en arrière, ils improvisent et chantent leurs chansons. L’un d’eux entonne la première strophe, l’autre marque chaque cadence, et, lorsque la strophe est finie, il la répète tout entière. Pendant ce temps, l’improvisateur compose la seconde ; puis il abandonne la suite du chant à son ami, et fait à son tour le rôle de répétiteur. S’ils sont plusieurs d’une force à peu près égale, ils s’adressent, comme les bergers de Virgile, ou les minnesingers de la Wartbourg, des défis poétiques. Ils s’assemblent à certains jours sous les lambris enfumés du pœrte, leurs amis se rangent de côté et d’autre, comme les témoins d’un duel, et la lutte commence. Chacun des concurrens doit tour à tour et sans hésiter prendre la parole. La facilité avec laquelle il répond à son adversaire est surtout ce que l’on admire, et je dois avouer que les suffrages des auditeurs ne sont pas pour celui qui chante le mieux, mais le plus long-temps. Il y a un proverbe finlandais qui dit : La nuit allonge le jour, et le chant allonge la cruche de bière. Quelquefois le combat des poètes dure toute la soirée et se continue encore pendant la nuit. Ils célèbrent ainsi leurs joies et leurs regrets, leurs rêves d’amour et de tristesse ; ils racontent leurs travaux et leurs chasses, et, s’il est arrivé quelque évènement dans le pays, ils en font aussitôt le sujet d’un long récit. Ils exercent parmi leurs concitoyens une sorte de magistrature populaire et morale très redoutable et très redoutée. Qu’une jeune fille commette une faute grave, qu’un paysan soit traduit devant la justice pour un vol, ou une rixe, ou un meurtre, à l’instant même voilà le poète du canton qui raconte la fâcheuse histoire dans ses vers, et son récit court dans tout le district, de maison en maison, de bouche en bouche. Il n’est pas une honnête femme qui n’en connaisse les détails, pas un enfant qui ne puisse faire rougir le front du coupable en le lui répétant. C’est la gazette du pays, la chronique du scandale, le pilori du crime.

Quelquefois un sentiment d’inimitié personnelle, un besoin de vengeance animent la verve de ces poètes champêtres, car ils sont aussi de la race irritable dont parle le sage Horace, et malheur à celui qui s’expose à leur colère ! Ils l’étreignent dans leur vive et mordante satire, ils le torturent et le déchirent ; ils le revêtent d’un accoutrement grotesque, d’un masque hideux ; ils le livrent comme une victime, pieds et poings liés, à la risée de tout le canton. Le pauvre patient a beau se défendre et beau faire, les rieurs sont contre lui ; les flèches de la vengeance poétique, les traits acérés de l’épigramme le suivent partout. Il trouve sa condamnation dans toutes les fermes, il lit son jugement dans tous les regards.

Dernièrement le sacristain d’une paroisse, ainsi honni et lacéré, ne sachant à quel moyen avoir recours pour mettre fin à ses douleurs, s’avisa de traduire devant le juge du district l’auteur de la diatribe qu’il entendait de tous côtés résonner à son oreille. Les vers avaient été souvent récités le soir dans les veillées de familles, mais personne ne les avait écrits, et nul témoin ne voulait s’en souvenir devant le tribunal. Le juge fut prié d’en appeler à la mémoire de l’accusé, qui improvisa aussitôt un nouveau chant où il dépeignait le sacristain et racontait sa vie dans des termes parfaitement irréprochables. Impossible de le condamner sur un tel récit, impossible d’avoir le premier ; le sacristain paya les frais de la procédure, et sa tentative devint un nouveau sujet de moquerie.

Cette anecdote m’en rappelle une autre qui indique la même présence d’esprit. Un paysan fut traduit devant le juge sous la prévention de sorcellerie. — Eh bien ! mon brave homme, lui dit le juge, qui avait envie de prendre la chose au sérieux, on dit donc que tu fais toutes sortes de maléfices, que tu as formé un pacte avec le diable. — Ah ! mon digne monsieur, il ne faut pas écouter tous ces propos du peuple. Que ne dit-on pas de tout le monde, des gens les plus respectables, de vous-même ? — Eh bien ! que dit-on de moi ? — Je ne sais si j’ose… — Voyons, parle. — On dit, monsieur le juge, que, si je suis sorcier, vous ne l’êtes pas.

Dans certaines réunions, dans quelques solennités traditionnelles, les chants des paysans ont une forme dramatique, ils sont coupés par le dialogue, mêlés à diverses pantomimes, et deviennent en quelque sorte le motif d’une représentation scénique. Il y a quelques chants, par exemple, où l’on célèbre encore, comme dans les anciens temps, la fête de l’ours et des chasseurs. C’est une longue cérémonie qui attire dans une même maison toutes les familles du village, et dont le programme, demi-lyrique, demi-burlesque, égaie à la fois le vieillard et l’enfant, le maître et le valet. C’est une comédie à laquelle tous les assistans prennent part, ceux-ci par le chant qu’ils entonnent, ceux-là par le refrain qu’ils répètent, d’autres par leurs gestes ; une comédie qui a sa marche régulière, ses péripéties et son joyeux dénouement.

Lorsqu’un ours a été pris dans le piége, la nouvelle s’en répand aussitôt dans la communauté, et la fête commence. Deux hommes s’en vont chercher le lourd animal dans la forêt et chantent en marchant :

« Maintenant il faut prendre l’ours, s’emparer de ses poils d’or dans la paisible forêt, dans l’empire du vigilant Tuopio.

« J’ai été fort aussi dans un temps, fort et jeune comme beaucoup d’autres. Quand on s’assemblait pour la chasse, je m’avançais vers la tanière de l’ours, je serrais de près le vieux camard. À présent je suis vieux, mais la chasse me plaît encore, la chasse m’attire dans le royaume de Tuopio, dans la tanière du buveur de miel.

« Je quitte ma demeure et m’en vais sous les arbres. Mielekki, reine des bois, mets un bandeau sur les yeux de l’ours, une natte sur sa tête, mets-lui du miel sur les dents et du beurre dans la gueule, afin qu’il ne flaire pas les chasseurs et ne les voie pas venir. »

Puis ils s’adressent à l’ours comme s’il était encore en vie, et le prient de s’adoucir

« Ô toi, enfant de la forêt, enfant au large front et aux beaux membres arrondis, quand tu entends venir les fiers chasseurs, cache tes griffes sous tes pattes, tes dents dans ta mâchoire ! prends garde qu’elles ne bougent et ne nous fassent mal, et mon bon ours, mon bon mangeur de miel, sois gentil comme un coq de bruyère, doux comme une oie. »

Ils lui demandent pardon de sa mort, et lui adressent toutes sortes de tendres paroles.

« Mon bel ami, mon cher ours, ce n’est pas moi qui t’ai jeté par terre, ce n’est pas mon frère, c’est toi-même qui as chancelé dans ta marche, qui as posé le pied maladroitement, qui as déchiré ta belle robe. »

Ensuite ils le prennent par les pattes pour l’emporter et le prient encore de se rendre aussi léger que possible.

« Mon cher ours au large front, mon joli mangeur de miel, il faut à présent que tu fasses encore un petit bout de chemin. Lève-toi légèrement sur tes pattes, mets-toi en route, roi de la forêt. Nous allons te conduire dans une nombreuse société, dans une maison qui a des piliers d’or et des lambris d’argent. Nous te présenterons comme un digne hôte, comme un noble étranger, et tu seras très bien là, tu auras du lait à boire et du miel à manger. Viens donc, laisse-toi conduire, sois léger comme la feuille qui voltige sur l’eau, comme une petite branche d’arbre, comme l’écureuil de la forêt. »

En approchant de la maison, l’un des chasseurs sonne du cor. Toute l’assemblée écoute et demande ce que signifie ce son joyeux. Un de ceux qui sont là va au-devant des chasseurs et les interroge ; le chasseur répond fièrement : Nous apportons le roi de la forêt. Et alors on entonne un cantique d’actions de graces

« Graces te soient rendues, ô Dieu, notre créateur, ô toi qui nous as livré la bête aux larges membres, qui as conduit dans notre demeure le trésor de la forêt ! Salut à toi, patte de miel qui t’avances sur notre seuil !

« Toute ma vie j’avais désiré, toute ma vie j’avais attendu l’heure où je te verrais venir ; je t’appelais comme on appelle une bonne moisson à la fin de l’été, comme le patin appelle la neige de l’hiver, comme la jeune fille aux joues roses appelle un époux !

« Je regardais matin et soir par la fenêtre, et je me disais : N’entend-on pas la rumeur de la chasse, le cor des vierges de la forêt ? n’amène-t-on pas le gros oiseau ? »

Les chasseurs demandent ensuite si tout est préparé pour recevoir cet hôte vénérable : on leur montre la chambre qui lui est destinée ; ils déposent l’ours sur un banc et célèbrent sa force, sa beauté. Cependant le feu pétille dans la cheminée ; l’ours est dépecé, jeté par morceaux dans la chaudière. On pose sa tête sur un pieu, on garde ses dents comme un trophée ; le soir, les poètes se mettent à chanter et ne se retirent que très tard, après avoir adressé, comme un témoignage de reconnaissance, au maître et à la maîtresse de la maison un nouveau chant.

Il y a plusieurs cérémonies du même genre pour les noces et les anniversaires. C’est l’opéra et le vaudeville de ces honnêtes paysans qui de leur vie n’ont vu un acteur ni un théâtre.

Souvent les femmes improvisent aussi des vers pour célébrer un mariage ou une naissance, pour déplorer la mort d’un être qui leur était cher, ou exprimer les pensées de leur amour. On a publié plusieurs pièces composées ainsi par de simples paysannes dans leurs momens d’émotion. En voici une qui a été citée diverses fois en Finlande, traduite par plusieurs voyageurs, et que je me plais à citer encore :

« Ah ! s’il venait celui que je regrette ! s’il paraissait celui que je connais si bien ! comme mon baiser volerait sur sa bouche, quand même elle serait teinte du sang d’un loup ; comme je serrerais sa main, quand même un serpent s’y serait entrelacé ! Le souffle du vent, que n’a-t-il un esprit, que n’a-t-il une langue, pour porter ma pensée à mon amant, pour m’apporter la sienne, pour échanger des paroles chéries entre deux cœurs qui s’aiment ! Je renoncerais à la table du curé, je rejetterais la parure de sa fille, plutôt que de quitter celui que j’aime, celui que j’ai tâché d’enchaîner pendant l’hiver et d’apprivoiser pendant l’été. »

Un paysan a lui-même publié dernièrement un recueil de vers qu’il a composés dans sa demeure solitaire, tantôt en allant labourer son champ, tantôt dans une heureuse journée de doux loisir, au milieu d’un cercle d’amis. Il a lui-même indiqué et noté quelques-unes des mélodies qui doivent accompagner ses vers. C’est un petit livre remarquable par la naïve simplicité avec laquelle il est écrit, par le sentiment de vérité qui y règne d’un bout à l’autre. Parmi les diverses chansons qu’il renferme, en voici une dont l’idée n’est assurément pas neuve, mais qu’un poète distingué ne craindrait pas d’avouer s’il connaissait la grace harmonieuse, le charme qu’elle a dans l’original :

« Le sentiment de la joie se réveille dans mon cœur ; l’alouette revient et chante dans nos vallées.

« La voilà qui se balance dans l’air et gazouille ses doux accens, et loue avec amour le Dieu du ciel.

« Lorsque, tout jeune encore, j’entendis ta voix pour la première fois, oiseau charmant, il me semblait entendre la voix d’un ange.

« Va, va, ne te lasse pas de gazouiller et de chanter ; mes oreilles t’écoutent, mes regards te suivent.

« Chante, mon petit oiseau, poursuis ton vol vers les nuages, porte à notre créateur l’accent de ma reconnaissance.

« Sois le bienvenu chaque fois que tu reparaîtras dans nos vallées ; ton chant repose le cœur et élève la pensée[12]. »

Le Kanteletar est le vase de cristal où s’épanouissent les plus belles fleurs de cette poésie populaire ; c’est l’anneau d’or qui réunit en un même faisceau les vers du vieillard et ceux de la jeune fille ; c’est le romancero de cette tribu champêtre qui n’a point d’annales héroïques, ni de cycle chevaleresque, qui ne sait qu’aimer et travailler, souffrir et chanter. M. Lœnrot a passé cinq ans à glaner çà et là, comme des épis épars, les diverses pièces rassemblées dans ce recueil. Quelques-unes datent déjà d’une époque très reculée et ont fait la joie de plusieurs générations ; d’autres ont été composées récemment dans le même mètre et le même esprit que les anciennes ; chaque année et chaque jour on en fait de nouvelles, et chaque année l’infatigable investigateur de cette poésie pourrait ajouter quelques belles pages à son Kanteletar.

— Ô Providence ! s’écrie Uhland dans une de ses odes, je te remercie, car tu m’as donné un chant pour chaque joie, un chant pour chaque douleur. — Le paysan finlandais pourrait adresser à Dieu les mêmes paroles de reconnaissance : le sentiment poétique est pour ainsi dire inné en lui, et la mélodie du rhythme lui est presque aussi familière que le langage vulgaire. Chaque émotion l’inspire, chaque évènement donne l’essor à son enthousiasme. S’il est heureux, il faut qu’il exprime son bonheur en vers harmonieux ; s’il souffre et s’il pleure, il faut qu’il répande, comme Wæinemœinen, ses pleurs sur sa kantèle, qu’il dise ses souffrances au feuillage des bois que le vent balance, au lac qui soupire, à l’oiseau qui passe. Ce pauvre peuple occupe un sol ingrat ; la nature le condamne à un rude labeur, à de longues privations, souvent, hélas ! à la misère. La harpe est pour lui ce qu’était la harpe sainte de David pour l’ame malade de Saül : elle apaise ses craintes, elle assoupit ses douleurs, elle lui fait oublier l’orage de la veille et la disette du lendemain. La tradition lui en a révélé le charme magique, il prend cette harpe avec amour et ne la quitte qu’à regret.

Il y a, dans le Kanteletar, des vers pour toutes les sensations du cœur et toutes les circonstances de la vie, pour les fiançailles et les noces, les heures de repas et les heures de travail, des vers pour la chasse et la pêche, pour les voyages d’hiver et les voyages d’été, des vers surtout pour célébrer la verdure des champs, la fraîcheur des bois, la beauté des eaux.

La plupart de ces vers sont empreints d’une profonde tristesse. Ils ont été inspirés par une pensée austère, ils sont nés sous un ciel sombre, au bord d’une mer inconstante. Ils n’ont point, ils ne peuvent avoir le riant éclat ni l’abondant parfum des roses du midi ; ils sont pâles comme les pâles fleurs qui, au retour du printemps, entr’ouvrent leurs corolles sur les plaines de neige. Plaintifs et timides, si parfois ils résonnent avec force, c’est la douleur même qui les fait vibrer ainsi ; c’est le cri aigu de la souffrance qui leur donne un accent énergique.

Le premier chant du Kanteletar est comme le prologue de tous ces hymnes mélancoliques. « La harpe, dit l’auteur de ce chant, a été commencée avec le souci et terminée avec le chagrin. Ses touches ont été façonnées dans les jours de douleur, ses flancs dans les jours d’orage, ses cordes filées avec angoisse, ses visses placées dans l’affliction. Voilà pourquoi ma harpe n’exhale point de sons joyeux, voilà pourquoi elle ne répand point la gaieté autour d’elle et ne fait pas sourire ceux qui l’écoutent, car elle a été commencée avec les soucis et terminée avec le chagrin. »

Le poème entonné avec cette amertume de l’ame se continue par mille accens aussi plaintifs. Tantôt c’est une pauvre orpheline qui songe à tous ceux qu’elle a perdus et qui s’écrie : « Pourquoi nos yeux sont-ils fatigués ? Pourquoi mon ame est-elle sombre ? Mes yeux sont fatigués, mon ame est sombre, parce que j’ai tant pleuré sur ceux qui sont morts, parce que j’ai porté le deuil de ceux qui sont partis.

« D’abord mourut mon vieux père : je le pleurai pendant un an ; puis ma mère mourut : je la pleurai pendant deux ans ; puis mon jeune fiancé : je le pleurerai tous les jours de ma vie. Les murs de l’église ne sont pas plus brillans, le cimetière n’est pas plus beau depuis qu’ils m’ont enlevé mon doux trésor, mon bien-aimé.

« Le gravier cache à présent ses mains, le sable couvre sa langue, la terre couvre son beau visage. Il n’en sortira plus, il ne s’éveillera plus, mon jeune fiancé. Il a des pierres sur la tête, des pierres sous son corps, des pierres de chaque côté. »

Tantôt c’est une femme qui a été transportée loin de sa terre natale et qui la regrette sans cesse :

« Autrefois je promettais de chanter, quand je viendrais dans ce pays, de chanter avec joie, comme l’oiseau du printemps, quand je serais sur la bruyère et sur la grève, ou dans le sein des bois.

« Lorsque je reviens de la fontaine, j’entends la voix de deux oiseaux. Si j’étais moi-même un oiseau, si je pouvais chanter, moi, pauvre femme, je chanterais sur chaque rameau, je réjouirais chaque buisson.

« Je chanterais surtout quand je verrais passer un pauvre être affligé, et je me tairais à l’aspect de ceux qui sont riches et heureux.

« À quoi reconnaît-on la douleur ? Ah ! la douleur est facile à reconnaître. Celui qui souffre se plaint timidement ; celui qui est gai triomphe.

« Qu’a-t-on pensé de moi et qu’a-t-on dit, quand on m’a vu prendre un époux hors de mon pays, tourner le dos à ma demeure ? Sans doute on s’est demandé si je vivais trop bien dans ma demeure, si mon repos était trop long et mon sommeil trop doux.

« À présent me voilà sur une autre terre, dans des lieux inconnus.

« Mieux vaudrait trouver un peu d’eau dans mon pays que de boire sur un sol étranger la meilleure bière dans une cruche d’argent.

« Si je pouvais avoir, comme tant d’autres, un cheval à atteler à un traîneau, si je pouvais avoir un harnais et des rênes, je prendrais les rênes d’une main légère, et j’irais, j’irais en toute hâte, et je ne m’arrêterais pas avant de voir les champs de Savolax et la fumée du toit de mon père. »

Quelquefois ce chant de deuil et de regret fait place à un conte léger et rustique :

« André, le jeune André, le fils d’un riche paysan du village, s’en va poser un réseau dans les bois, un piége pour le renard dans les champs, un piége pour les jeunes filles dans le village. Un coq de bruyère tombe dans le réseau des bois, un renard dans le piége des champs, une jeune fille dans le piége du village. André, le jeune André tue le coq de bruyère, vend le renard dans la ville voisine ; quant à la jeune fille, il la garde près de lui. »

Souvent c’est une naïve idylle comme dans ces vers :

« — Veux-tu devenir ma petite bien-aimée ? veux-tu être heureuse avec moi ?

— Quel bonheur peux-tu m’offrir ? Tes mains sont vides, ta poche est vide.

— Avec ces mains vides je t’emporterai à l’ombre des forêts, dans les plaines silencieuses, loin du monde et des regards, pour veiller tendrement sur toi.

— Quel est le lieu où nous irons ? quel est le sol où tu bâtiras notre demeure ?

— Il y a encore dans notre grande Suomie assez d’espace à habiter. Veux-tu venir dans les champs inhabités ? Veux-tu me suivre dans la forêt comme l’oiseau léger et joyeux ? Bientôt je t’aurai construit une demeure, où le vent te bercera, où je t’égaierai par mes chants. Je te ferai une maison d’arbres à fruits, un lit de sorbiers, et mes chansons te donneront de doux rêves. »

Mais les soucis et le besoin mettent bientôt fin à ces riantes inspirations :

« Il y a encore du grain dans la forêt, du foin dans la vallée, et moi j’ai encore les membres assez robustes, les bras assez forts pour labourer la terre et cueillir la moisson. »

C’est encore un dialogue qui peint un des anciens usages de la contrée. Un paysan veut marier sa fille ; un prétendant règle avec lui les conditions du mariage ; puis il va trouver celle qu’il désire épouser et lui dit qu’il a le consentement de ses parens, que tout est conclu. — Qu’as-tu donné pour m’avoir ? dit la jeune fille. — J’ai donné un cheval à ton père, une vache à ta mère, une paire de bœufs à ton frère, une brebis à ta sœur, une agrafe à ta belle-sœur. — C’est trop peu, s’écrie la fière jeune fille ; tu n’auras pas à ce prix une belle et brave femme. Et elle s’éloigne.

Bientôt la mélodie plaintive reprend son essor, les larmes suspendues recommencent à couler. Une jeune fille, séparée de son amant, ne peut plus chanter parce qu’il ne l’entend plus :

« Je ne chanterai pas dans ma douleur, je ne rirai pas dans mes angoisses. À quoi sert de chanter ? À quoi sert de rire ? Quand ma voix s’élèverait dans toutes les vallées, soupirerait au bord de tous les lacs, gémirait sur toutes les montagnes, et résonnerait dans toutes les forêts, mes soupirs seraient inutiles, mes plaintes seraient perdues.

« Ma voix n’arriverait pas à l’oreille de mon bien-aimé, mes gémissemens n’atteindraient pas son cœur. Le sapin, cependant, m’écoute, l’arbre m’appelle son enfant chéri, le lac son oiseau bleu, le bouleau son amour.

« Je ne regarde pas le sapin, je ne penche pas ma tête vers le lac, je ne présente pas mes lèvres à l’arbre, ni ma main au bouleau. Mais s’il revenait, celui que j’aime, alors quelle joie ! J’accourrais pencher ma tête sur la sienne, lui présenter mes lèvres et lui tendre ma main.

« Sa bouche est tendre comme le beurre fondant, ses lèvres douces comme le miel, sa barbe est comme de la rosée et son menton comme du velours ; le soleil brille dans ses yeux, la lune dans ses sourcils, les étoiles du ciel sur ses épaules.

« Il est beau quand il marche, plus beau encore quand il s’avance vers moi. Je donnerais une grosse somme pour le voir revenir, des pièces d’or pour chaque lieue qu’il franchirait, des pièces d’argent pour chaque pas. »

Puis c’est une mère qui tâche d’endormir son fils, et, tout en le berçant, songe avec douleur à son avenir.

« J’aime à chanter pour mon enfant, je cherche avec joie de douces paroles pour mon petit trésor. Faut-il lui dire un chant de berceau ou un chant de bergère que ma mère connaissait déjà, que ma mère m’a appris quand elle m’asseyait devant sa quenouille ? Je n’étais pas alors plus haute que son rouet, je n’atteignais pas au genou de mon père.

« Mais pourquoi répéterais-je les chansons de ma grand’mère ou celles de ma mère ? J’en ai moi-même assemblé plusieurs ; sur chaque sentier j’ai trouvé un mot, sur chaque bruyère j’ai pensé à un sujet, j’ai pris mes vers sur chaque branche de la forêt, je les ai recueillis sur chaque buisson.

« La gélinotte est belle à voir sur la neige, l’écume de la mer est blanche sur le rivage. Plus beau est mon petit garçon, plus blanc est mon petit amour.

« Le Sommeil est à la porte, et demande : N’y a-t-il pas ici un doux enfant au maillot, un joli garçon dans son lit ?

« Viens, heureux Sommeil, près de son berceau ; enlace l’enfant, mets-toi sous la couverture.

« Balançons, balançons le petit fruit des champs, berçons la légère feuille des bois. C’est un enfant que je berce, c’est un berceau que je balance,

« Mais, hélas ! combien celle qui lui a donné le jour sait peu si l’enfant qu’elle berce ainsi sera sa joie dans l’avenir, son soutien dans la vieillesse !

« Non, jamais, malheureuse mère, tu ne dois attendre ton soutien de l’enfant que tu élèves.

« Bientôt il sera loin, il ira ailleurs avec ton espérance. Peut-être la mort s’emparera-t-elle promptement de lui ? Peut-être sera-t-il soldat, exposé au tranchant des armes, au feu du canon. Peut-être deviendra-t-il l’esclave des riches ! »


En essayant de traduire ces poésies finlandaises, je sens à chaque instant que je les dépouille de leur parure, de leur charme, de leur beauté ; il me semble que je tiens entre les mains une aile de papillon dont j’enlève la teinte d’or et d’azur, une fleur dont j’efface les nuances délicates, dont j’effeuille les légères corolles, tellement qu’à la fin il n’en reste que la tige. La poésie finlandaise est peut-être, de toutes les poésies, celle qui perd le plus à être traduite dans un idiome étranger ; qu’on le prenne au nord ou au midi, n’importe. La langue finlandaise est une langue à part, harmonieuse et sonore, riche en voyelles et en dipthongues, si souple et si flexible, qu’avec une seule racine on compose une centaine de dérivés. Par une seule terminaison, elle change tout le sens d’un mot ; par la plus légère accentuation, elle crée une nouvelle nuance d’idées. Elle a jusqu’à six degrés de diminutifs[13]. Ce qui ne peut se rendre dans les dialectes scandinaves, germaniques, latins, que par un adverbe ou une préposition, elle l’exprime par la transposition d’une ou de deux lettres. Rien de plus facile que de composer dans cette langue des mots qui, réunis ensemble, forment une image ou renferment une pensée qu’on ne pourrait faire passer dans une autre langue qu’à l’aide d’une longue périphrase. Elle ne compte pas plus de cinquante monosyllabes, et elle a des mots qui ont jusqu’à douze et même dix-huit syllabes. Elle est du reste pleine d’idiotismes et d’onomatopées, à l’aide desquels le poète donne à ses vers l’accent qui s’accorde le mieux avec sa pensée, et imite même les voix de la nature, le bruit du tonnerre, le soupir des vagues, le sifflement de l’oiseau.

Les vers finlandais sont pour la plupart de huit syllabes et allitérés[14]. Jamais, dans notre langue, on ne parviendra à faire comprendre le caractère musical de l’allitération. Ces vers sont, en outre, composés en grande partie par un procédé de parallélisme, c’est-à-dire que le second vers de chaque strophe répète en d’autres termes ou représente avec d’autres nuances la pensée ou l’image tracée dans le premier, et il y a parfois dans ces deux vers, qui sont comme le double écho d’un même sentiment, qui se fortifient l’un par l’autre, et s’en vont sur la même ligne sans se confondre, un charme indéfinissable et impossible à rendre. Qu’on ajoute à ces difficultés une quantité d’expressions figurées, d’hyperboles qui tiennent au génie même du dialecte finlandais, de locutions toutes locales, d’images empruntées à la nature, aux coutumes, aux traditions des habitans, et qu’on juge de ce qui doit rester d’un chant lyrique composé avec de tels élémens, quand il a été traduit dans une autre langue et transporté dans un autre pays ! Mais ce chant résonne encore chaque matin comme celui de l’alouette au bord des lacs de Finlande ; il égaie chaque habitation, il anime chaque fête, et, tout en reconnaissant combien il nous était difficile d’en donner une juste idée, nous avons cru devoir rassembler quelques-unes des pages les plus caractéristiques de cette mythologie bizarre, sauvage, conservée dans les souvenirs de la nation. Il nous a paru curieux de recueillir, au moment où elles viennent d’éclore comme des fleurs embaumées, ces poésies primitives, ces poésies de la nature, dont la source semble à présent tarie, et qu’on ne retrouve plus guère au cœur de notre vieille Europe que comme une science morte, dans les livres et les traditions.


X. Marmier.
  1. L’ouvrage le plus ancien que je connaisse sur cette mythologie est une dissertation imprimée à Upsal en 1728, sous le titre de : De religione et origine Fennorum. En 1782, Lencquist en publia une autre, intitulée : De superstitione veterum Fennorum, et, en 1789, Gannander écrivit sa Mythologia fennica, vocabulaire de noms et de faits beaucoup trop court.
  2. In-8o, Upsal, 1819.
  3. Forsök att forklara C. C. Taciti Omdœmen œfver finnarne, in-8o, 1834. — De Proverbiis fennicis, 1818 ; Ottava, 1838 ; Runola, 1840.
  4. Über die finnische Sprache und ihre Literatur, 1821.
  5. Divers articles dans les journaux littéraires de Finlande, et une traduction avec notes et commentaire de l’ouvrage de Rühs.
  6. Divers articles dans le Morgenblad, dont M. Colan est le rédacteur.
  7. Journal littéraire mensuel qui se publie à Helsingfors.
  8. Du nom de Kawa, le père des dieux et des géans.
  9. Du nom de kantele, l’ancien instrument de musique des Finlandais.
  10. « Aquilonis regio, Finlandia ac Lapponia ita erat docta maleficiis olim in paganismo. »
  11. M. Lœnrot en cite une qui se termine ainsi : « On a travaillé toute la semaine à construire ces vers ; la base en fût posée le dimanche ; on y revint le lundi ; on y ajouta quelque chose le mardi, puis le mercredi ; on n’était pas libre le jeudi ; le vendredi, ces vers touchaient à leur fin ; le samedi, c’en était fait. Ce n’est pas un seul homme qui les a composés, ce sont plusieurs poètes habiles dans l’art et exercés au chant. »
  12. Huwi Lauluja Hoemehesta ; Helsingfors, 1842. — M. Gottland a aussi publié un choix de poésies d’une douzaine de paysans avec la biographie de chacun d’eux.
  13. Par exemple, pieni, petit ; pienninen, plus petit ; pienikainen, très petit ; pikkuinen, beaucoup plus petit ; pikkuruinen, extrêmement plus petit ; pikkuruikkenen, presque imperceptible.
  14. On a essayé à diverses reprises d’y introduire la rime ; mais elle ne flatte pas l’oreille des Finlandais comme l’allitération.