La Poésie symbolique et socialiste

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LA POÉSIE
SYMBOLIQUE ET SOCIALISTE.

ODES ET POÈMES, par M. V. de Laprade.

Montesquieu accusait la poésie d’accabler la raison sous les agrémens, et cela dans un temps assez rapproché de Corneille, où l’on rencontrait encore des contemporains de Racine, de La Fontaine et de Molière. Pour se donner le malin plaisir de blesser quelques vanités poétiques qui s’épanouissaient autour de lui, et comme il y en a partout où l’on fait des vers, le spirituel président oubliait Cinna, Athalie, le Chêne et le Roseau, le Misanthrope, tous ces immortels chefs-d’œuvre, nés de la veille, qui n’étaient autre chose que le sublime du bon sens, la poésie de la raison. Bien plus, il fermait obstinément l’oreille aux mille échos bruyans qui répétaient à l’envi les vers si raisonnables de Voltaire. L’accusation de Montesquieu ne venait donc pas à propos ; ce n’est pas au sortir du XVIIe siècle, de cet âge par excellence de la haute imagination unie au profond bon sens, et en présence de cette poésie philosophique, à laquelle on doit précisément reprocher de trop se complaire dans les régions du sens commun, de s’y cloîtrer en quelque sorte, et de tracer à l’aigle le vol du chapon, que l’on peut accuser la poésie de sacrifier au luxe le nécessaire, et de traiter la raison comme l’empereur romain traita ses convives, qu’il étouffa sous des fleurs. Porté contre la poésie en général, l’arrêt n’est pas seulement injuste, il n’est pas sérieux ; appliqué à de certaines époques de l’art, il peut être fort équitable, et si aujourd’hui que, malgré de glorieuses tentatives, de grands et beaux succès, la poésie se perd dans les développemens, noie l’idée dans la description, et adore une petite divinité, récemment découverte, qui s’appelle le Vague ; si aujourd’hui, disons-nous, Montesquieu, revenant au monde, répétait sa phrase sans l’aggraver, il serait indulgent.

De quelque côté que la critique porte ses yeux dans la littérature moderne, elle trouve des mécomptes. Sans doute, dans le lyrisme, nous avons fait d’inappréciables conquêtes, et la France a maintenant sous ce rapport des richesses dont elle est d’autant plus fière, qu’elle en avait long-temps regretté l’absence, car Lefranc de Pompignan et Jean-Baptiste Rousseau étaient pour elle un insuffisant héritage ; mais il y a désappointement, parce que les chefs-d’œuvre qu’avait promis la magnificence des débuts ne sont pas arrivés, parce que les coups d’essai ont été les coups de maître, et qu’on ne pouvait pas logiquement supposer qu’à la maturité seraient réservés les tâtonnemens et les chutes. Pouvait-on croire que cette muse moderne qui s’annonçait si splendidement imiterait le mineur émancipé qui, mariant une expérience précoce à la chaleur de la jeunesse, marche dans sa force sans hésitation, éveille la confiance au cœur de tous, et attend d’avoir revêtu la robe virile pour prendre sa large part dans les erreurs et les fautes C’est ce qui est arrivé pourtant, et la transition a été soudaine. On croyait arriver à un âge d’or de la poésie, et au premier tournant on s’est trouvé sur la pente d’une décadence.

Je ne crois pas que, dans notre histoire littéraire, il y ait beaucoup de phases plus curieuses, plus intéressantes que le mouvement poétique d’il y a vingt ans. Ce fut comme un camp qui se réveille et se lève en armes aux premiers rayons d’un beau soleil, aux sons de la diane ; un camp de croisés, fervens et valeureux, qui allaient conquérir une Jérusalem. Le siége fut brillant, les actions d’éclat nombreuses, et je veux supposer que la Jérusalem a été conquise. Qu’a-t-on fait de la victoire ? Le désordre n’est-il pas entré au camp avec le triomphe ? N’a-t-on pas perdu chaque jour du terrain ? N’est-on pas à la veille d’être chassé de la ville sainte ?

Il est une qualité qu’on voit toujours briller en première ligne lorsqu’une littérature est en progrès ou à son apogée, et qui s’éclipse dès que le déclin commence : c’est la précision. Cette qualité consacre les autres ; elle est le ciment sans lequel les monumens littéraires, si grandioses qu’ils soient d’ailleurs, tombent bientôt en ruines. Ne remontons pas à la source de toute poésie, et ne prenons pas l’antiquité pour exemple ; n’est-il pas facile de prouver, même en ne sortant pas de ce siècle, que les poètes promis à la gloire future savent toujours mesurer l’image à la pensée et tracer des limites savantes à la phrase, au lieu de la laisser déborder à toute fantaisie ? Les grandes lyres, muettes d’hier et déjà couronnées du laurier qui ne se flétrit pas, ont-elles ignoré cette loi du développement contenu, du détail qui dit assez et pas davantage ? Goethe et Byron n’ont-ils pas au contraire possédé à un degré supérieur cette modération dans la puissance, cette réserve dans la force, qui sont le bon emploi du génie. Si c’est là le bon emploi, nous sommes au gaspillage, car notre poésie a rompu ouvertement avec la précision, et ne reconnaît plus ces limites, qui sont la plus habile combinaison de l’art : le style est devenu une mer sans rivages, sine littore pontum.

Quelquefois, et alors on ne saurait avoir des regrets trop amers, c’est lorsque l’inspiration ne fut jamais plus haute, le souffle intérieur plus puissant, qu’on met au jour des œuvres remplies en maint endroit de beautés sublimes, de moins en moins destinées à vivre pourtant, et qui ressemblent à ce pont magnifiquement audacieux, d’une seule arche, qui s’écroula sous le premier passant !

Le mal, aujourd’hui très profond, est venu d’une excellente chose ; il est l’arrière-produit de cette rêverie qui fut d’abord une bonne fortune pour la littérature française. Voyez-vous, dans les allées du Luxembourg ou aux environs de Montmorency, ce promeneur au visage austère qui regarde les passans avec défiance et la nature avec amour ? C’est Jean-Jacques qui, en ce moment-là même, introduit dans notre littérature un élément nouveau, et engendre, dans ce pays de France si sociable et si gai, cette mélancolie amoureuse de la solitude d’où sont sortis quelques beaux ouvrages et une détestable école. Il est vrai que notre langue poétique avait de la raideur et de la sécheresse, et que, pleine de clarté, elle manquait de ces grandes perspectives, de ces lointains horizons qui reposent et charment le regard. Le mouvement commencé par Jean-Jacques et continué avec éclat par Bernardin de Saint-Pierre et M. de Châteaubriand nous apportait ce que nous n’avions pas, et il faudrait le bénir, si en se prolongeant il n’avait fini par absorber ces vives qualités de l’esprit français qui faisaient l’originalité de notre gloire. La rêverie est une maîtresse impérieuse et égoïste qui ne souffre pas de rivales et veut régner seule. Cependant, tant qu’elle resta dans le domaine de la prose, elle se laissa contraindre à quelques frais de pensées ; la prose oblige. Mais, dès qu’elle passa dans le vers, elle se mit à l’aise et ne se contint plus, et alors commença le règne de cette poésie où les descriptions vides et sans fin se multiplièrent, et où la pensée garde le plus strict incognito. Dès ce moment, la plupart des imaginations poétiques dédaignèrent de toucher la terre, et, ne pouvant atteindre jusqu’au ciel, restèrent suspendues dans les régions intermédiaires, où, comme des harpes éoliennes caressées par les vents, elles rendaient des sons harmonieux et monotones, de telle sorte qu’après avoir lu le plus élégant de ces volumes d’élégies, il ne vous restait le plus souvent dans la tête qu’un bruit confus, comme si on avait entendu pendant plusieurs heures le murmure du ruisseau et le frémissement des feuilles. Voilà où en était la poésie lorsqu’on a essayé de la jeter dans une autre voie. Toutefois il semble qu’on ait mal choisi, si on a voulu la rajeunir et attirer à elle le lecteur qui se tenait à l’écart ; le symbolisme et le socialisme sont le vrai royaume du vague, et entraîner la muse de ce côté, c’était la ramener aux carrières.

Après 1830, on essaya de tout en littérature et on se trompa souvent ; on prit plus d’une fois le bizarre pour de l’original, et ce qui était oublié pour du nouveau. On passa le Rhin et la Manche, courant les aventures, à la poursuite de cette originalité si rare, qui est comme la Fortune de La Fontaine qu’il faut attendre chez soi. Notre monde littéraire ressembla alors à un de ces marchés européens où l’on voit des gens de tous les pays. Dans ce travestissement universel, le genre symbolique parut à son tour, et, il faut l’avouer, il fit son entrée d’une manière brillante, ce qui se conçoit de reste, si l’on pense qu’il eut pour interprète une imagination des plus éclatantes quand elle n’est pas confuse, une plume réellement grande quand elle touche juste. Ahasvérus fut spirituellement appelé un grand espoir, ce qui est exact, appliqué au talent de l’écrivain, non au genre de l’ouvrage. Animer la matière, lui donner une voix, faire converser l’étoile et le brin d’herbe, l’ogive et le plein-cintre, supprimer le temps, habiter l’infini, était, en France, une tentative d’une audace peu commune, qui ne pouvait réussir qu’une fois. Ahasvérus devait rester dans son étrangeté et son isolement, comme cet obélisque qu’on a bien pu installer sur une de nos places, mais dont il serait absurde de faire des copies pour les dresser avec leurs hiéroglyphes devant tous nos monumens et nos palais.

Les mythes et les symboles appartiennent à l’enfance des sociétés ; les civilisations avancées ont d’autres besoins, et il faut leur parler un autre langage. La pensée ne se cache plus au fond d’un sanctuaire, elle court le monde, et, si elle a encore un lieu de naissance, elle n’a plus de domicile, elle est partout au même moment. Grace à la presse, à ce missionnaire infatigable et gigantesque qui est sur tous les points à la fois, il y a communication instantanée d’idées, de sentimens et de passions entre tous les citoyens d’un même pays. On peut dire que le forum antique, immensément agrandi, n’a plus pour limites que les frontières du royaume. Une civilisation qui vit au milieu d’une telle publicité doit accueillir avec un médiocre empressement ce qui se présente sous la forme symbolique ; et si on se plaît à cacher sa pensée sous des voiles, il est vraisemblable qu’on ne viendra pas l’y découvrir. On dira que le poète n’écrit pas pour tout le monde : non, sans doute ; mais il s’adresse à tous les esprits d’élite, à toutes les belles ames, ce qui constitue un auditoire assez nombreux. Le poète moderne, qu’on ne s’y trompe point, n’est pas un prêtre d’Isis parlant, au fond d’un sanctuaire, à quelques initiés, auxquels il ne laisse entrevoir qu’une partie de ses mystérieuses croyances ; c’est un citoyen armé d’une lyre qui se doit à toutes les intelligences qui peuvent le comprendre, à tous les cœurs qu’il peut émouvoir. — Mon Dieu ! je n’ignore pas qu’il y a toujours, et surtout aujourd’hui, contre le mouvement des idées et des faits, des protestations solitaires, et qu’à côté de l’église universelle de la civilisation il existe toute sorte de petites églises avec leurs mystères, où des esprits superbes et puérils jouent au grand prêtre, et, recouvrant d’une broderie parfois assez riche des lambeaux usés de systèmes philosophiques qu’ils empruntent à l’Inde et à la Grèce, donnent emphatiquement ces vieilleries pour une religion nouvelle. À vouloir se mettre au service d’une de ces sectes obscures, un poète peut chanter, s’il le veut, sur le mode symbolique : il sera compris d’une douzaine d’adeptes, compris et admiré sans réserve, à charge de revanche ; on fera fumer autour de lui un encens qu’on espère trouver le lendemain dans son encensoir. Les intelligences supérieures de la secte, s’il y en a, ne dédaigneront pas de prodiguer des éloges à des chants qu’elles croient avoir inspirés, de telle sorte que cette admiration envers autrui n’est que la vanité qui se rend hommage à elle-même. Quand c’est un esprit vulgaire, qui se laisse prendre dans ces filets, cela importe peu ; ce qui est plus triste, c’est de voir des talens jeunes et élevés qui se jettent dans ces antres de Trophonius, ou une illustre renommée qui s’y traîne péniblement. — Oui, eussiez-vous été un habile et émouvant conteur, créant sans efforts de délicieuses épopées de la vie intime, dès que vous aurez revêtu le costume du sectaire et que vous donnerez tête baissée dans le socialisme extravagant, vous ne produirez plus que d’interminables poèmes où chaque personnage sera, il est vrai, une personnification sociale, mais où le génie du romancier s’éclipsera le plus souvent, et où l’ennui débordera plus d’une fois, symboliquement peut-être.

S’il fallait s’arrêter aux contradictions, on ne saurait trop s’étonner que la poésie la plus ardente, au moins en apparence, au perfectionnement de l’humanité, soit précisément celle qui se passionne le plus pour la nature et la solitude. Je sais qu’il y a une certaine philosophie qui enseigne, comme le terme le plus élevé de la sociabilité humaine, la communion indéfinie de l’homme avec la nature ; cette philosophie donne le mot d’ordre sans doute, et voilà les poètes, si facilement inconséquens, qui se prennent à chanter la fraternité universelle, en fuyant les hommes. Le singulier contresens qu’un poète socialiste ou humanitaire, comme ils disent, s’enivrant de solitude comme d’opium, et ne descendant de la montagne que pour s’égarer dans les retraites profondes des bois ! Le contresens n’est pas si étrange pour qui sait comprendre. La nature, pour tous nos poètes symboliques, c’est encore l’humanité. Tout a une ame intelligente, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, depuis le ruisseau de la prairie jusqu’au caillou du chemin. Comprenez-vous la profondeur du système, et en mesurez-vous toute la grandeur ? Auprès d’une telle mythologie, la mythologie païenne est bien peu de chose, vraiment. Les naïades, les faunes, les satyres, dans les fleuves, au fond des grottes, sur la lisière des bois, étaient des hôtes en trop petit nombre : la nature était encore inanimée et déserte. Tout vit, tout parle ; tout a une existence individuelle et une éloquence particulière. Les arbres de la forêt et les fleurs du jardin conversent entre eux et avec le poète. Prenez garde : tout cela est froid si vous le prolongez ; et touche au ridicule si vous l’érigez en système. Ma foi ! je crois que, sans se compromettre, on peut se moquer du poète anglais Darwin, qui, dans ses Amours des Plantes, représente le genêt se promenant tranquillement devant des bosquets de myrte.

Qu’obéissant à une fantaisie et sans songer à des conséquences, un poète fasse gracieusement dialoguer des fleurs, rien de plus innocent sans doute et de moins douloureux à contempler. Mais le rapport change aussitôt si le poète, dans son culte passionné pour la nature, cherche à entrer en communication avec elle par tous les moyens possibles, se livre à la plus inconcevable des idolâtries, l’idolâtrie pour la matière, et aspire à s’y plonger, faisant le contraire du lion de Milton, qui s’en échappe, les naseaux fumans, la crinière bondissante ; ce qui est un spectacle autrement beau et religieux.

D’après les observations qui précèdent, on peut voir que la poésie symbolique et socialiste est une voie malheureuse d’où la critique doit détourner le talent. Le poète et la muse, en ce temps-ci, compromettent si facilement leur avenir ! Ils n’ont souvent qu’une lune de miel, nous ne l’avons que trop vu. On dirait qu’une fée malicieuse s’en mêle : le roi et la reine du commencement du conte, si riches et si heureux, deviennent d’un coup de baguette un couple qui s’est ruiné follement et fait mauvais ménage.

Autrefois, quand on débutait dans cette difficile carrière de la littérature, on ne manquait jamais d’aller consulter l’oracle, c’est-à-dire quelque talent dans sa gloire, un homme presque toujours simple quand il était grand, qui prenait la peine d’être sincère, et, en vous disant toute sa pensée, croyait ne remplir qu’un devoir. Les lettres de grand homme, en réponse à des dithyrambes d’enfant, où l’orgueil paie outre mesure la flatterie, n’étaient pas encore inventées. L’homme célèbre donnait avec d’autant plus de bonne foi des conseils au jeune homme obscur, que jeune et obscur il en avait demandé lui-même, et que célèbre il en demandait encore. Le jeune Racine était allé consulter Corneille ; l’auteur de Phèdre allait consulter Boileau. L’écrivain avait donc à côté de lui une voix amie et sévère qui excitait et retenait tour à tour. Cette voix n’est pas de ce siècle ; les conseils n’existent plus parce que l’amour-propre n’en demande pas et que l’égoïsme se soucie peu d’en donner. Chose singulière ! c’est à une époque où les gens de lettres se sont associés pour la première fois dans l’histoire, qu’ils n’ont jamais été plus séparés les uns des autres. Chacun s’est retiré dans son orgueil, et l’on ne déroge pas jusqu’à se permettre ce que faisaient naïvement Racine et Molière. Le conseil privé de l’écrivain a disparu, il n’y a plus que le juge ; ce qui est une raison pour la critique d’être plus que jamais vigilante et de dire la vérité à tous, surtout aux jeunes écrivains auxquels elle suppose de l’avenir.

M. de Laprade est de ce nombre, quoiqu’on ne trouve pas encore dans ce qu’il a déjà écrit ce qui constitue le véritable poète, une personnalité distincte. Maniant l’instrument poétique avec habileté, ayant le souffle abondant, rencontrant de beaux vers, l’auteur de Psyché n’a pas eu d’emblée ce cachet individuel et profond qui n’est donné qu’aux élus, et il n’a pas su encore l’acquérir. Ses diverses compositions sont des reflets, souvent brillans, de foyers divers. Certes ce n’est pas l’imitation béate à l’usage de ces talens médiocres qui sont très heureux de reproduire tant bien que mal une illustre physionomie, comme ces élégans douteux qui se modèlent sur le roi de la mode. M. de Laprade sait ce qui lui manque et s’agite pour le trouver ; mais quand le poète ne vient pas au monde avec une médaille frappée à effigie, il ne l’achètera qu’au prix de bien des labeurs, et il lui faudra une rare force de volonté pour briser l’invisible réseau de réminiscences qui l’enveloppe partout où il porte ses pas. Les prédilections sont des piéges, les amitiés des obstacles, et il faut reprocher à M. de Laprade de ne pas assez se méfier de son penchant pour Eloa, Jocelyn, Ahasvérus et Orphée quand ce n’est pas de l’un qu’il se souvient, c’est de l’autre, de telle sorte que sa poésie est comme une vallée un peu brumeuse que M. de Vigny, M. de Lamartine et M. Quinet ont traversée au point du jour, et où M. Ballanche demeure.

Avant ses Odes et Poèmes, M. de Laprade avait publié Psyché, et du premier pas était entré dans le poème symbolique en plein. On ne peut refuser au théosophe le droit de chercher le sens plus ou moins profond que l’antiquité avait voulu cacher sous cette fable de Psyché. Celui-ci l’expliquera d’une façon, celui-là autrement : la chasse au symbole est pleine de hasards et d’incertitudes : cet art ressemble assez à celui des augures. Néanmoins, de telles recherches peuvent avoir un intérêt philosophique, et lors même qu’on ne découvre pas l’explication exacte, on remue toujours des faits et des idées, ce qui a son côté utile. Mais l’intérêt philosophique et l’intérêt historique ne doivent pas être confondus avec l’intérêt dramatique, dont l’épopée, grande ou petite, ne peut point se passer. Si le poète faisait seulement une œuvre de philosophie ou d’histoire, s’il ne faisait pas avant tout une œuvre d’art, il écrirait pour convaincre, pour prouver, non pour charmer l’imagination et toucher l’ame, ce qui est son principal objet. La muse est une enchanteresse ; l’auteur de Psyché ne l’ignore pas, il se trompe seulement sur la nature de l’intérêt ; il pense à tort que la personnification d’une chose abstraite est un être réel avec un cœur et une ame, et, partant de là, il ose, sans craindre l’ennui, faire de sa Psyché, qui n’est rien moins que l’humanité, l’héroïne toujours en scène d’un long poème. — Les allégories, dans la rude guerre qu’on leur avait livrée, semblaient vaincues ; elles se relèvent, et, pour se venger de leur défaite, ne reprennent pas modestement leur place en un coin du poème : elles sont le poème tout entier. Sous ce nouveau régime, l’émotion a tout à perdre. Dès que les douleurs de l’héroïne sont une figure, ses pleurs ne me feront pas pleurer ; quand elle déchirera ses pieds aux ronces du chemin, au lieu d’être ému, je me demanderai à quel ordre de faits cette image correspond dans la pensée de l’auteur, et je ne le devinerai peut-être pas. Enfin, malgré les beaux vers, Psyché sera froide, et la moindre paysanne serait plus touchante : par exemple Marie, de M. Brizeux.

Tout ce qui entoure Psyché n’est guère propre du reste à lui donner, aux yeux du lecteur, une vie véritable. Les cygnes, le fleuve, les saules et les roseaux, rompant leur silence habituel pour entrer en conversation avec la belle voyageuse, n’animent pas beaucoup la scène, on en conviendra. Ce qui manque dans les paysages de M. Laprade, c’est un être vivant ; et comme cette fantasmagorie des saules et des roseaux qui parlent est vite usée, et que cette conversation à grand orchestre de tous les objets de la nature devient bientôt monotone, le lecteur regarde autour de lui et s’aperçoit qu’il est dans un désert. Cependant la personnification des objets inanimés est plus facilement acceptable dans un poème où l’artiste, si l’on peut ainsi parler, est derrière la toile, que dans une de ces compositions où il est en scène, ce qui ne ressort que trop évidemment du nouveau volume de M. de Laprade, qui a laissé voir cette fois comment il entend les relations de l’homme avec la nature.

Notre poésie descriptive, au XVIIe et au XVIIIe siècle, ne fut qu’une copie peu intelligente de l’églogue latine. Segrais, Mme Deshoulières, Fontenelle, ne virent la nature qu’à travers les Bucoliques de Virgile. On faisait des idylles comme on eût fait autre chose, sans vocation et je crois que si on ôte de Segrais ce vers :

Un vieux faune en riait dans sa grotte sauvage,

qui pourrait tout aussi bien être d’André Chénier, il serait difficile de rencontrer chez lui un sentiment quelque peu profond de ce qu’il essayait de peindre. Mme Deshoulières ne voyait dans le monde champêtre que matière à petites allégories, et Fontenelle que matière à peintures galantes. Plus tard, pour Saint-Lambert, la nature fut un parc vu du salon, et pour Delille c’était un jardin. Tous nos écrivains de pastorales comprirent donc la nature comme des profanes ou comme des modernes, si l’on aime mieux ; André Chénier seul la comprit comme un initié, ou comme un ancien. Son idylle est née au pied de l’Hybla.

M. de Laprade a le sentiment profond de la nature, et, s’il l’eût dirigé avec prudence, il eût pu, dans ce genre, conquérir une belle place, quoique assez loin encore d’André Chénier ; mais, entraîné par la passion du symbolisme, il a du premier coup mille fois dépassé les Grecs, et, pour vouloir trop comprendre et trop sentir, il sort du vraisemblable et du possible. Dans son enthousiasme irréfléchi, il arrive à une sorte d’illuminisme où il embrasse les arbres et s’écrie en s’adressant à un chêne :

Pour ta sérénité je t’aime entre nos frères.

C’est pousser un peu loin la fraternité. Toutefois ce n’est qu’appliquer le système de la communion indéfinie avec l’univers. Sous l’empire de pareilles utopies, il n’est pas étonnant que l’imagination se trouble, et que la nature devienne la forêt enchantée du Tasse où chaque arbre contient une apparition.

Le poème d’Hermia est plus calme, quoique la même doctrine soit au fond. Hermia est une personnification comme Psyché. Je suppose que le poète a songé à la nature, mais je me garde de l’affirmer ; le lecteur en jugera. — Hermia est née d’un rayon du soleil de mai : Éloa était bien née d’une larme. Enfant, tout lui sourit ; les oiseaux lui parlent, les plantes s’inclinent à son approche. À peine jeune fille, elle fuit sa chaumière dès l’aurore, et va se cacher dans les bois où elle s’assimile l’esprit des choses. Jamais on ne vit de beauté plus ravissante que la sienne, et tous les pâtres d’alentour épris veulent lui offrir leur cœur et leur main : ils n’obtiennent ni un encouragement ni un sourire. Cependant elle a remarqué un jeune homme plus silencieux que les autres, et à celui-là elle permet de partager chastement sa solitude. Quel divin tête-à-tête ! Hermia, qui a pénétré tous les mystères, déroule aux yeux de son amant ébloui ses sublimes découvertes, que le poète devrait bien nous faire connaître une bonne fois, car il en parle toujours sans les expliquer jamais. Elle sait tout, et de plus elle a tout senti, et cela à seize ans, ayant toujours vécu seule, et n’ayant jamais quitté les forêts. — Le temps passe vite quand on est ensemble et qu’on s’aime, et nos jeunes gens goûtent un pur et céleste bonheur dans la solitude, à peu près comme Laurence et Jocelyn. Mais un jour vient où la sagesse de l’amant est en défaut ; la solitude, quoi qu’en dise le poète, est mauvaise conseillère ; l’amant enivré cueille un baiser sur les lèvres d’Hermia. Ce baiser est un larcin qui tue ; la vierge violée ne peut survivre à sa pudeur : elle expire. Désolé, l’amant tresse un linceul de feuillage, et, le soir, il ensevelit dans la grotte la blanche trépassée. Depuis, il la pleure au fond des forêts fraternelles, où il attend le jour des éternelles fiançailles.

On voit que pour le fond c’est encore Psyché, et M. de Laprade aurait dû renouveler son mythe plus complètement. C’est toujours l’idéal qui s’enfuit quand on a voulu trop tôt l’étreindre. Les deux poèmes ne disent pas autre chose, et puisqu’ils reposent sur le même symbole, on peut reprocher à l’auteur d’avoir manqué de fécondité. Pour être juste, je me plais à reconnaître qu’il y a dans Hermia des détails charmans : il y a aussi des longueurs et, au milieu de ces prolixités obscures, j’ai été poursuivi du souvenir de ce frappant tableau de M. Victor Hugo, en quarante vers tout au plus, intitulé : la Vache. Voilà qui est beau et précis et donne à penser. C’est une leçon pour tout le monde, et pour M. Hugo lui-même. Si c’est de la poésie symbolique, à la bonne heure, celle-là est intelligible et n’est pas comme ces poèmes dont l’auteur devrait donner une explication en prose avant d’entrer en matière, à l’exemple de ces musiciens modernes qui ne se bornent pas, dans leurs symphonies d’une nouvelle espèce, à exprimer des sentimens, ce qui est pourtant assez vaste, qui veulent encore exprimer des faits, à quoi ils ne réussissent guère, puisqu’ils sont forcés d’expliquer d’avance leur drame au public.

Si on imitait ce procédé, nous saurions ce que M. de Laprade veut dire quand il attend le jour certain des noces éternelles. Est-ce le paradis sur la terre, comme quelques prophètes socialistes l’ont annoncé ? Est-ce l’ascension de l’humanité au trône de Dieu ? C’est un secret. Ce qui n’en est pas un, c’est que le poète demande formellement

Que chacun vive en tous comme tous en chacun,

et, deux vers plus bas, veut vivre sur la montagne, loin des souffles humains, afin apparemment de mieux communier avec les hommes. Le socialisme et le symbolisme réunis ne sont pas d’irréprochables logiciens ; et séparément, donc ?

M. de Laprade réussirait à merveille, s’il le voulait, ce sont les pièces volantes ; là le faux système disparaît quelquefois, le talent reste. L’Ode au Printemps est vraiment délicieuse : cela est frais et parfumé, d’une inspiration naïve, et réjouit autrement le lecteur que cet enthousiasme exagéré qui se répand sur les moindres objets de la nature, qui donne une pensée à ce qui n’en a pas, prétend échanger de l’amour avec la brise, la vallée, les parfums des fleurs, s’entoure de fantômes qu’il croit vivans, et, comme Ixion, n’embrasse que des nuées.

De temps à autre, après avoir chanté l’Alma parens et Cybèle, et s’être livré trop long-temps à des aspirations sans objet, M. de Laprade semble se prendre à un sujet véritable qui lui fournira le développement d’une pensée, et jette en avant le nom harmonieux et inspirateur de Sunium. Certes, c’est une occasion pour sortir du vague, pour répéter et agrandir le Phédon, formuler une croyance ; le lecteur attend en vain que le jour se fasse : les vers élégans et sonores arrivent en foule, la pensée reste en chemin.

Sunium ! Sunium ! ô sacré promontoire
Que la mer de Myrto baigne amoureusement,
Ta cime a vu trôner le sage dans sa gloire !
Il a mêlé sa voix ton gémissement !

Il venait là s’asseoir sur la roche dorée,
Le poète ! il parlait avec un front riant :
Parfois, comme pour lire une page inspirée,
Il s’arrêtait, les yeux plongés dans l’Orient.

Ses disciples, drapés de leurs manteaux de laine,
Dans les myrtes en fleurs se groupant au hasard,
Recevaient en leurs cœurs, muets et sans haleine,
Le baume qui coulait des lèvres du vieillard.

Ces vers sont d’une belle forme ; mais si le vase est élégamment sculpté, il est vide. Je vois un poète qui parlait avec un front riant : que disait-il ? Je vois des disciples qui recevaient dans leurs cœurs muets le baume d’une sainte doctrine : quel était ce baume ? M. de Laprade ne songe pas à nous l’apprendre : son lecteur est condamné à rester dans des régions crépusculaires, au moment où sa muse parle de divines clartés. Si, au milieu de ces imperfections, on ne désespère pas de l’avenir poétique de M. de Laprade, c’est qu’il est jeune et qu’il a souvent le sentiment du beau, qui est la conscience de l’artiste.

Quand on s’égare en littérature, il y a toujours un moyen de se retrouver, c’est de revenir aux maîtres. — Quinte-Curce, je crois, raconte que dans la Bactriane, à certaines époques de l’année, il soufflait des vents furieux qui apportaient une si grande quantité de sable, que le pays en était couvert, qu’on ne voyait plus la trace des chemins, et que les Bactriens, pour ne pas se perdre, attendaient, avant de se mettre en route, le lever des étoiles, qui leur servaient de guides. — La poésie est aujourd’hui comme une Bactriane ; de grands vents ont soufflé, le pays est couvert de sable ; pour ne pas s’égarer, il faut imiter les Bactriens, et se guider d’après les astres toujours allumés et brillans, c’est-à-dire les modèles. Mais chacun a un choix particulier à faire dans les modèles, selon ses défauts et ses qualités. Ainsi l’auteur de Psyché et d’Hermia, qui flotte dans un vague universel, qui étreint passionnément le vide, et, donnant à profusion des ames à ce qui est inanimé, finit par ne pas comprendre l’ame humaine, devrait lire assidument Corneille et Molière, qui approfondissent si bien la vie. De même, comme son vers est plus sonore que substantiel, et qu’il a besoin de grandes compositions pour émettre peu d’idées, il devrait apprendre de quelques maîtres combien on peut enfermer de trésors dans un petit cadre, et feuilleter, chaque matin, une ode d’Horace, une fable de La Fontaine, voire une chanson de Béranger. Alors M. de Laprade rentrerait dans le vrai, et romprait avec ses utopies idéalistes d’une part ; et de l’autre avec ses utopies socialistes, sous lesquelles les plus beaux talens doivent succomber.

Au premier abord, il semble que rien n’est plus facile que de savoir à quel rôle on est propre en poésie. Les qualités qui distinguent le poète lyrique du poète dramatique, par exemple, ou le poète élégiaque du poète philosophique, sont de nature si opposée, qu’il semble presque impossible de s’y méprendre. Nous avons vu pourtant de ces illusions qui n’aboutissent qu’aux plus tristes échecs. À ce jeu, le talent se décompose, et si on avait en soi la veine de Théocrite, du moment qu’on aspire à l’enseignement du Phédon, on gâte ses qualités de grace et d’élégance, qu’on ne sait pas racheter par la profondeur ou la nouveauté de la pensée ; on pouvait chanter une charmante idylle dans la vallée, on a voulu monter au cap Sunium, et on tombe à mi-côte, en balbutiant quelques paroles obscures. — Qu’est-ce qui a fait croire à M. de Laprade qu’il pouvait se parer de la palme du philosophe ? Suffit-il de parler de ses aspirations, de ses pensées sur l’invisible et sur l’avenir, pour avoir le droit d’entrer dans le domaine de la philosophie, le front levé et en conquérant ? L’échec est au bout de ces ambitieuses tentatives que rien ne justifie, et la corde qu’on a ajoutée imprudemment à sa lyre a détérioré l’instrument. En laissant le flot dans son lit naturel, il eût été pur et limpide ; on le détourne, il roule de la vase. Les moins clairvoyans, ceux qui sont le moins habitués aux idées philosophiques, peuvent s’apercevoir que M. de Laprade, dans la philosophie, ne cherche le plus souvent que le mot, et, s’il affectionne tant le symbole, c’est qu’il est plutôt pour lui un tableau qu’une idée. L’essai est accompli. Il n’a pas été heureux ; que M. de Laprade y renonce.

Quoi qu’on fasse d’ailleurs, la poésie symbolique n’a pas d’avenir en France, et le socialisme, en l’accaparant, lui a porté un rude coup. Sans doute, il leur reste plus d’une campagne à faire ; en France, on ne meurt qu’à la dernière extrémité. Mais l’insuccès redoublera leur extravagance, et nous verrons renaître toutes les folies philosophiques qui ont amusé ou affligé l’esprit humain. À la vue de ces égaremens, le public sensé reviendra de plus en plus à ce qui est réellement juste, réellement beau, et l’on sera plus que jamais convaincu, si on avait pu en douter un moment, que la vraie poésie est l’enthousiasme de la raison.


Paulin Limayrac.