La Politique du second empire, essai d’histoire contemporaine

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La Politique du second empire, essai d’histoire contemporaine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 536-572).
LA POLITIQUE
DU SECOND EMPIRE

I. Rêveries politiques, par Louis-Napoléon Bonaparte, 1831. — II. Idées napoléoniennes, par le même, 1839. — III. Discours, proclamations, lettres de l’empereur Napoléon III.

Le second empire est tombé après avoir abouti à des désastres qui dépassent encore ceux qui avaient marqué la double chute du premier. Le souvenir de Sedan nous laisse-t-il assez froids pour nous permettre de juger avec la sérénité de l’historien le régime qui nous l’a valu ? Waterloo est encore un sujet de disputes ; mais ce qui ne l’est point, ce qui ne saurait l’être, c’est l’enchaînement des causes qui ont conduit le premier empire à Waterloo, et qui le destinaient à finir par un désastre militaire. De même, si l’émotion, les souffrances présentes ou l’indignation nous rendent difficile l’histoire des défaites inouïes dont la France saigne encore, il est moins malaisé de nous rendre compte des causes qui les ont amenées. En détournant les yeux de la ruine finale du second empire, trop récente peut-être pour être appréciée dans ces chutes successives, se répétant les unes les autres de Sedan à Metz, de Paris au Jura, nous pouvons chercher par quelle voie longue et cachée, par quelle pente secrète nous allions, sans paraître nous en douter, à une catastrophe.

Les grands événemens, même les plus inattendus, ont des causes lointaines et multiples ; c’est parce qu’elle ne les voit pas que la foule s’en étonne comme de prodiges presque surnaturels. Les malheurs de la France n’échappent pas à cette loi. Pour en étudier les causes premières, celles qui rendent notre convalescence si lente et si précaire, il faudrait remonter loin dans notre passé, pénétrer dans les profondeurs de notre caractère national, dans notre éducation politique, religieuse, philosophique ; mais les causes secondes ont aussi leur importance : ce sont elles qui déterminent les crises dont l’heure pourrait être indéfiniment retardée. Or il en est une dès longtemps soupçonnée des esprits clairvoyans et par eux signalée comme un péril bien avant le moment du danger : c’est la politique impériale. Cette politique, cause ou occasion de nos désastres, nous en voudrions essayer une analyse, avec la liberté qui est le droit de l’histoire, sans les colères, sans les récriminations, qui, alors même quelles semblent le plus justifiées, répugnent à son génie.

Mais d’abord le second empire a-t-il jamais eu une politique ? Est-il possible de trouver un lien qui réunisse toutes ces entreprises hétérogènes, les guerres de Crimée, d’Italie, du Mexique, les négociations pour la Pologne, le Danemark, l’Allemagne, jusqu’à la folle campagne de 1870 ? Chercher dans ces dix-huit ans, si pleins d’hésitations, de tâtonnemens de toute sorte, dans cette politique décousue où les expédiens tenaient une si grande place, où les contradictions avaient tant de peine à se déguiser, chercher une ligne de conduite préconçue, quelque chose qui ressemble à un plan, paraît au premier abord une chimérique prétention. Cependant, pour qui étudie le caractère du dernier empereur et compare les écrits de sa jeunesse aux tentatives de son règne, il n’est point difficile de retrouver dans ce chaos apparent quelques idées dominantes, quelques tendances persistantes, qui formaient le fond de sa politique ou lui en tenaient lieu.

Napoléon III était essentiellement un songeur, un esprit à la fois méditatif et romanesque, visiblement enclin à l’utopie. Le propre de ce genre d’esprits, c’est de couver certaines idées, de poursuivre des rêves plus ou moins définis, d’y revenir à travers des détours plus ou moins longs, sans que cette disposition implique le moins du monde l’esprit de suite. Loin de là, le but de ces rêveurs demeure le plus souvent vague, indécis. Leurs songes gardent toujours quelque chose de flottant ; ils sont d’autant moins déterminés qu’ils sont plus amples, et ceux de Napoléon III, avec son nom, avec la mission qu’il se croyait, ne pouvaient laisser d’être des plus vastes.

De bonne heure, le jeune Louis-Napoléon fit part au public de ses méditations politiques ; il les lui communiquait, pour ainsi dire, à mesure qu’elles prenaient forme dans son imagination. Dès 1831, avant la mort du duc de Reichstadt, il donnait lui-même le titre de Rêveries politiques à ses premières pensées sur le gouvernement de la France. Quelques années plus tard, en 1839, le jeune prétendant publiait dans ses Idées napoléoniennes l’ensemble de ses rêves sur la politique intérieure et extérieure, en un mot toute la théorie impériale. Quand on lit ces élucubrations de jeunesse, qu’on les rapproche des actes, des discours, et surtout des velléités et des tendances du second empire, il est impossible de n’être point frappé du lien qui les rattache. Au lieu d’un parvenu surpris de sa fortune, en usant selon l’inspiration ou l’intérêt du moment, dans cet homme, qui pendant quinze ans avait médité avec une si persistante conviction sur la vocation du bonapartisme, on reconnaît bien plutôt un spéculatif qui, une fois maître du pouvoir, en profite pour appliquer des idées, des formules plus ou moins arrêtées. A plus d’un égard, la France, sous sa domination, semble aux mains d’un esprit à systèmes poursuivant à travers différens essais la réalisation de ses théories. Difficile à contester dans la politique intérieure, où tant de mesures politiques ou économiques montrent la France livrée aux expériences de son souverain, ce point de vue n’est pas moins vrai dans la politique étrangère. Là aussi, en rapprochant les écrits du prétendant des actes de l’empereur, on trouve quelque chose de persistant, un ensemble de vues ou de tendances que, faute d’autre mot, on nous permettra d’appeler un plan. Ce plan ou mieux ce songe impérial, il est aisé d’en saisir les origines dans les traditions du premier empire et la situation de la France et de l’Europe après 1815. En étudiant ces idées, en partie empruntées au prisonnier de Sainte-Hélène, on voit que rarement l’ambition se proposa une plus vaste carrière, et que jamais dans l’histoire conception politique n’aboutit à un pareil avortement.


I

Le besoin d’ordre, de repos à tout prix, qui suit les révolutions avait été le fondement de la fortune souveraine de Napoléon III comme de Napoléon Ier. Tous deux avaient dû leur élévation aux souffrances et à l’effroi des intérêts ; tous deux avaient reçu pour tâche de garantir aux masses de la nation, médiocrement soucieuses de liberté politique, les conquêtes civiles de la révolution. Ce que le matérialisme politique des foules, ce que le scepticisme découragé des hautes classes réclamaient du neveu comme de l’oncle, c’était la sécurité au dedans et au dehors, c’était la faculté de vivre, de travailler ou de jouir en repos. Ils eurent, l’un et l’autre, conscience de ce mandat : ils se piquèrent de le remplir, mais ne s’en contentèrent point.

Napoléon III avait dit : L’empire c’est la paix. L’enthousiasme naïf des masses accueillit ces mots comme un programme. C’était une illusion et un malentendu ; elles furent longtemps à s’en apercevoir. Ce que la nation souhaitait par-dessus tout, c’était la paix intérieure, et l’empire la lui donnait. Quant aux guerres qui ne touchaient point le sol national, où s’acquérait une gloire qui semblait facile et n’était pas trop dispendieuse, la France des bourgeois et des paysans s’en accommodait sans peine ; elle s’en montrait même volontiers fière. Pour s’être faite industrielle et positive, la France n’en gardait pas moins un certain levain de son ancien esprit militaire. Elle était comme un homme d’épée qui, devenu bourgeois, se plaît à conserver les allures de son ancienne profession. La restauration et la monarchie de juillet avaient cru bon, dans quelques expéditions sans danger pour le pays, de donner de temps en temps satisfaction à cette fibre nationale. Cela avait été pendant vingt ans la principale utilité de l’Algérie. Dans le mouvement sincère, mais sans dignité, avec lequel la France accueillit le coup d’état de décembre et l’empire, il y avait, sans qu’elle s’en rendît compte, ce double sentiment, ce vœu contradictoire qui devait la perdre, désir passionné de repos, démangeaison de gloire extérieure.

Napoléon III le sentait. C’était le nom de Napoléon qui avait rétabli sa dynastie. Un peuple qui avait une telle faiblesse pour un tel nom ne pouvait pas ne plus en avoir pour la gloire qu’il rappelait. Un Napoléon pacifique, un empereur bourgeois uniquement occupé du bien-être du pays, une sorte de Louis-Philippe autocrate eût été un contre-sens ; bien plus, pour ceux qui l’avaient élu, c’eût été une déception. Les noms ont sur ceux qui les portent une influence dominante, souvent fatale ; ils tiennent lieu de vocation. Napoléon III était de sa nature un homme pacifique, songeur, point du tout militaire. N’importe, il s’appelait Napoléon, il portait le titre d’empereur ; en l’acclamant, la France s’était donné un gouvernement condamné par ses souvenirs aux grandes ambitions et par là aux grandes aventures, aux grands périls.

Pendant toute sa carrière, le nouvel élu devait travailler à remplir cette difficile destinée napoléonienne. Il fallait découvrir un rôle pour ce nom si gros de promesses ; il fallait l’adapter sans l’amoindrir à notre société laborieuse et pratique, si différente de celle du commencement du siècle. De bonne heure, dans sa foi obstinée à sa vocation impériale, le futur empereur s’était posé ce problème : comment, au milieu des tendances pacifiques et industrielles du XIXe siècle, refaire un second empire, digne successeur et continuateur du premier ? Il allait de soi qu’on ne pouvait songer à une copie servile du gigantesque et fragile édifice écroulé en 1814. A l’intérieur, la tâche était relativement facile. L’ancien régime impérial pouvait aisément être imité, presque calqué. Selon le mot de Napoléon Ier, il n’y avait guère qu’à refaire son lit et à s’y coucher. Au dehors, il en était tout autrement. En face de l’Europe telle que l’avait laissée la sainte-alliance, il fallait une base d’action nouvelle, une politique à la fois analogue à celle du premier empire et différente. Cette politique, Napoléon III crut en découvrir le secret dans une idée moderne qui s’agitait au fond de tous les peuples, — dans l’émancipation et la constitution des nationalités. Affranchir les opprimés, distribuer les nations d’une manière équitable, rationnelle, définitive, était une tâche grandiose, qui eût laissé loin derrière elle les éphémères créations du premier empire. Chez un Bonaparte après 1815, de telles visions n’étaient pas une fantaisie accidentelle, une conception arbitraire, née du hasard des rencontres de l’exil ou sortie des méditations individuelles ; c’était un but désigné par l’ensemble des circonstances, un idéal imposé par la nature des choses.

Le congrès de Vienne avait lui-même préparé un nouveau rôle à la France, à la révolution, au bonapartisme. La France et Napoléon n’étaient pas les seules victimes de 1815 ; la sainte-alliance leur avait créé toute une clientèle de peuples asservis ou mécontens. Aux vaincus de Waterloo, elle avait donné un allié remuant, multiple, l’esprit de nationalité. Il semblait que la chute de Napoléon dût affranchir tous les peuples et rendre à l’Europe un repos durable avec une meilleure distribution des états. Il n’en fut rien. Les vainqueurs, dans le partage des dépouilles de l’empire français, jetèrent en Europe de nouveaux germes de révolution et de guerre. Pour être moins disproportionné et paraître plus stable que les créations démesurées de Napoléon, le système européen adopté au congrès de Vienne n’en semblait que plus odieux aux peuples qu’il sacrifiait. Ce qui avait été vaincu à Vienne, ce n’était pas seulement la France, c’était dans la moitié de l’Europe la nationalité au profit de la conquête et de la légitimité, deux choses qui le plus souvent reviennent l’une à l’autre. On ne s’en rendait pas bien compte alors ; mais tous les griefs contre les traités de 1815 se résumaient dans le partage arbitraire des peuples sans leur consentement, c’est-à-dire dans la violation de la nationalité. Par là, les traités de Vienne avaient fourni à leurs ennemis le moyen de les renverser.

Napoléon avait été le premier à saisir quels auxiliaires inattendus la sainte-alliance avait donnés à la France et à la révolution. Il le comprenait d’autant mieux que ce n’était pas pour lui une vue nouvelle, que pendant sa lutte contre la vieille Europe il s’était souvent servi de ce principe national vaincu avec lui, qu’il lui avait fait partout des avances, en Hongrie comme en Lombardie, qu’au milieu de sa course désordonnée il avait relevé à demi l’Italie et la Pologne, et leur avait fait espérer une indépendance complète. Personne ne pouvait mieux apprécier la force de ce sentiment nouveau, né des principes de la révolution et des souffrances de ses guerres. Sur le Pô et sur la Vistule, il l’avait utilement employé contre ses adversaires, et à son tour il s’était brisé contre lui en Allemagne et en Espagne. Que n’eût-il pu accomplir avec cette force, s’il s’en était fait loyalement l’allié au lieu de la courtiser d’une manière équivoque dans un pays et de l’outrager ouvertement dans un autre ? Dans l’impuissance de sa captivité, il sentit amèrement ce qu’il aurait pu faire de grand et de durable, si, renonçant à tourmenter violemment les instincts des peuples et la géographie politique, il eût profité de ses victoires pour organiser le continent d’une manière conforme aux affinités nationales et à la nature. Comme honteux de la folie de ses plans démesurés, le prisonnier de Sainte-Hélène entreprit de persuader au monde que les monstrueuses créations des jours de sa puissance n’étaient dans ses desseins que des mesures transitoires. Le but caché de ses guerres sans fin, de ses traités sans solution, c’était la reconstruction de l’Europe par nationalités, l’indépendance et l’égale autonomie des différens peuples. Dès l’île d’Elbe, il en faisait donner l’assurance aux patriotes italiens. Tombé une seconde fois et pour jamais, ce demi-dieu de la guerre se fit, de Sainte-Hélène, le pontife et le prophète de ces idées nouvelles de sainte-alliance des peuples et de paix perpétuelle. A la France irritée des traités de 1815, à sa famille dispersée et à la recherche d’un rôle, il les transmit comme un dernier legs, comme l’instrument de la revanche, l’arme qui devait briser l’œuvre de Vienne.

Les leçons de Napoléon ne furent point perdues pour ses neveux. Celui qui devait relever l’empire se fit de bonne heure l’interprète de ces songes de Sainte-Hélène. Il leur donna place parmi les plus importans de ces principes qu’avec son orgueil de famille il décorait du nom d’idées napoléoniennes, et dont il faisait la base de la politique impériale. Comme son oncle, il prétend expliquer par elles tout le règne du chef de sa dynastie. Ce curieux commentaire du premier empire nous donne dès avant 1840 le programme de la politique étrangère du second. A en croire son neveu, Napoléon Ier projetait une reconstitution de l’Europe semblable au fameux plan attribué à Henri IV. Cette comparaison revient souvent sous la plume de l’auteur des Idées napoléoniennes. Il est aisé de sentir que ce plan légendaire du plus grand des Bourbons revendiqué par le premier Napoléon, le futur empereur se l’approprie et en rêve déjà l’exécution.

Rien n’est propre à expliquer le second empire comme le premier, qui lui servait de modèle et en quelque sorte d’idéal. Dans les détails de sa religieuse exégèse de la politique de Napoléon Ier se retrouve le germe de toutes les entreprises de Napoléon III, ou au moins de l’idée qui les inspira. Napoléon a ressuscitant le beau nom d’Italie, mort depuis tant d’années, et le rendant à des provinces jusque-là détachées[1] » Napoléon n’annexant quelques états de la péninsule à la France, et ne la coupant en départemens que pour « lui faire perdre l’esprit provincial, qui tue la nationalité, » ne nous apparaît-il pas comme le précurseur de l’œuvre de 1859, et le premier provocateur de l’unité italienne ? Quand l’auteur des Idées napoléoniennes nous montre dans le grand-duché de Varsovie le noyau d’une Pologne reconstituée, nous pressentons ses persistantes et infructueuses tentatives de la fin de la guerre d’Orient et de l’année 1863 pour amener l’Europe à réparer le crime de Frédéric et de Catherine. Quand il nous fait voir Napoléon « prenant en pitié le sort d’un grand peuple, saisissant aux cheveux l’occasion que lui présentait la fortune pour reconstituer l’Espagne[2]. » sans autre ambition que celle de sauver une nation parente de la nôtre, nous reconnaissons ces illusions, ces chimères de régénération forcée des races latines, et presque jusqu’à ce langage. Ainsi glorifiée, la guerre d’Espagne nous annonce celle du Mexique. On dirait que le second Napoléon s’était dès longtemps promis d’imiter le premier dans la plus insidieuse de ses entreprises. Lui-même, en nous parlant de l’Espagne, nous montre vingt ans d’avance comment cette aventureuse expédition d’outre-mer, en apparence opposée à la politique des nationalités, rentrait au fond dans le même ordre d’idées. Lorsqu’elles touchent aux vues de Napoléon Ier sur l’Allemagne, on sent dans les Idées napoléoniennes quelque chose d’indécis, de redoutablement obscur, qui, sur ce point capital, présage la confusion et l’incertitude du second empire. L’héritier de Napoléon ne sait pas nous dire ce que son héros voulait faire de ce grand corps germanique ; il ne nous apprend rien sur la place que lui-même lui destinait dans ses rêves. Ici encore, le second empire devait, dans sa conduite envers l’Allemagne et la Prusse, n’imiter que trop les hésitations et les contradictions du premier. Comme lui, il devait balancer entre une Prusse dominatrice du nord de l’Allemagne et une confédération d’états indépendans des deux grandes puissances germaniques ; comme lui, il devait pressentir que, pour ses plans de rénovation européenne, la Prusse était le seul allié possible ; comme lui enfin, après l’avoir tour à tour menacée et courtisée, il devait en venir avec la Prusse à une de ces luttes mortelles à l’un des deux adversaires, autant que peuvent mourir des peuples qui, dans leur situation et leur génie, ont une raison d’être indestructible.

Les raisons qui du prisonnier de Sainte-Hélène avaient fait le patron des nationalités avaient gagné à la même cause les sympathies des libéraux, des démocrates et de la France presque entière. Entre elle et les peuples sacrifiés par la sainte-alliance, la haine des traités de 1815 avait établi une sorte de solidarité morale. Avant d’être formulé, sans qu’on en raisonnât les principes, surtout sans qu’on en soupçonnât les conséquences, le droit de nationalité était implicitement la foi de toutes les classes de la société française qui ne tenaient pas à l’ancien régime. La France en revenait ainsi à son rôle de la fin du XVIIIe siècle, alors que la révolution se présentait en émancipatrice de tous les peuples. Il n’est pas un de ses plus grands écrivains qui ne l’ait intéressée à l’une ou l’autre des nations opprimées, à la Grèce, à l’Italie, à la Pologne, ou à toutes à la fois. Par sa littérature comme par ses principes politiques, la France a été la complice de toutes les causes nationales. Ce penchant était chez elle si naturel que, depuis un siècle, aucun des régimes si divers qu’elle s’est donnés ou laissé imposer n’a su y résister. Fait unique dans l’histoire, chacun de ces gouvernemens si vite renversés a marqué sa courte existence par l’affranchissement total ou partiel d’un peuple. Sous Louis XVI, ce sont les États-Unis d’Amérique ; sous la révolution et le premier empire, l’Italie et la Pologne ; sous la restauration, la Grèce ; sous la monarchie de juillet, la Belgique ; sous le second empire, l’Italie, sans compter cet autre petit peuple latin, la Roumanie, qui, pour avoir à sa tête un prince prussien, n’en doit pas moins à la protection française son unité et sa précaire indépendance. Toutes ces entreprises, depuis la guerre d’Amérique, où se précipitait l’ancienne noblesse française au risque d’en rapporter une révolution qui devait l’engloutir, depuis la Grèce tant chantée par nos poètes jusqu’à cette expédition de 1859, où les faubourgs de Paris, si hostiles à l’empire, acclamaient l’empereur partant pour la délivrance de l’Italie, toutes ces entreprises furent saluées par la nation avec un enthousiasme vrai, parfois naïf jusqu’à l’illusion, avec une sincérité de désintéressement dont aucun peuple n’a donné de pareils témoignages.

Telle était la France qui se présentait de loin au jeune Louis-Napoléon dans ses années d’exil. En face d’un tel courant de générosité, il devait se persuader, comme il le proclamait trente ans plus tard en partant pour Magenta, que cette politique d’affranchissement était pour la France une « politique nationale et traditionnelle[3]. » Tout le pays paraissait avoir adopté les rêves du prisonnier de Sainte-Hélène. C’était vers 1830, alors que le retour du drapeau tricolore semblait devoir affranchir l’Europe avec la France. Les noms de Pologne et d’Italie étaient comme le mot d’ordre des patriotes français heureux de les jeter en menace aux gouvernemens, et les chambres les plus pacifiques se croyaient obligées de les faire retentir dans leurs adresses au roi le moins guerrier. Les derniers discours de la dernière chambre des députés de la monarchie de juillet étaient encore un encouragement au mouvement national italien, qui précédait la révolution de 1848 en attendant qu’il en reçût un nouvel élan. Toute la doctrine des nationalités était formulée dans nos chambres aux applaudissemens de l’opinion. Les plus grands orateurs fomentaient du haut de la tribune française les revendications des Italiens, les invitant à s’unir contre l’Autriche, et faisant luire à leurs yeux le patronage, si ce n’est le secours de la France[4].

Cette attitude du libéralisme français eut une influence capitale sur le neveu de Napoléon. Il était dans l’âge où les idées et les tendances se décident pour la vie. De l’exil ou de la prison, il suivait toutes les manifestations de l’opinion, s’attachant surtout au parti républicain et à la gauche parlementaire comme à ses alliés naturels. On n’a point assez remarqué cette influence de l’opposition de 1830 à 1848 sur l’esprit de Napoléon III. Pour les affaires intérieures, comme pour les affaires étrangères, elle fut considérable, et ce n’est point par un pur hasard que son règne appela aux affaires plus d’un membre de l’ancienne gauche des chambres de Louis-Philippe. A beaucoup d’égards, l’empereur Napoléon III demeura toujours un homme de l’opposition de 1830 à 1840. Ce fut l’atmosphère politique de sa jeunesse, et dans les tendances de son règne se retrouve plus d’une trace des principales écoles de cette époque, depuis celle du National jusqu’à celle des saint-simoniens. C’était dans l’opposition de ce temps que le jeune ambitieux cherchait à deviner les instincts et les besoins de la France, et, comme toute opposition, elle ne les lui montrait que par un côté. En possession de la liberté politique, le pays n’en faisait pas tout le cas qu’elle méritait. Comme d’ordinaire, la partie remuante du public se montrait surtout préoccupée de ce qui paraissait manquer, — de l’influence extérieure et de l’élargissement de nos institutions dans un sens plus démocratique. Le prince Louis-Napoléon s’habituait à croire que c’étaient là les premiers, les seuls besoins de la France. Attentif à étudier ce qu’on reprochait à Louis-Philippe et ce qui pouvait amener sa chute, il crut le trouver au dehors dans la timidité de sa politique, au dedans dans le règne exclusif de la bourgeoisie censitaire. Il se persuada qu’une des principales faiblesses de la monarchie de juillet, c’était qu’elle ne donnait pas au sentiment national une satisfaction suffisante. De la prison de Ham, il comparait la politique du roi Louis-Philippe, alors si souvent rapproché de Guillaume III, à la politique des Stuarts, et lui prédisait une chute pareille. Cette idée eut sur lui une influence funeste. Il se promit de prendre le contre-pied de Louis-Philippe, et de ne rien craindre autant que de paraître faire obstacle au sentiment national. Peut-être n’eut-il pas d’autre dessein en se laissant si vite glisser dans la guerre en 1870 ; peut-être le souvenir de l’affaire Pritchard, si durement reprochée au gouvernement de juillet, fut-il pour beaucoup dans les susceptibilités et les téméraires exigences de l’empire sur la question Hohenzollern.

Les conceptions politiques sont inspirées aux hommes par leur origine, par leur éducation et aussi par leur caractère : chez les princes, elles sont le plus souvent imposées par la tradition. La politique rêvée par Napoléon III était essentiellement une politique de famille. De race italienne, à demi Italiens ou mieux à demi cosmopolites eux-mêmes, l’éducation aussi bien que l’origine des Bonaparte les prédestinait à la politique de nationalités. Pendant leurs pérégrinations d’exil de 1830 à 1848, entre ces deux révolutions européennes dont à l’étranger l’idée nationale fut l’idée-mère, ils avaient été témoins des souffrances ou des aspirations des peuples dont ils étaient les hôtes. Ils les avaient partagées et à diverses reprises avaient tenté d’y associer leur fortune. Dès 1815, Murat se mettait en relation avec les patriotes du nord de l’Italie, et, devinant le succès réservé dans la péninsule au souverain qui saurait embrasser la cause nationale, il tentait de faire jouer à Naples le rôle qui a si bien réussi au Piémont. Vers la fin de la restauration, les deux fils de la reine Hortense, à peine arrivés à l’âge d’homme, songeaient à passer en Grèce pour y prendre part à la guerre d’indépendance, ou, rêvant déjà ligue néo-latine et régénération hispanique, ils projetaient de s’engager dans les luttes de l’Espagne[5]. En 1831, les vœux des patriotes italiens les appelaient à l’insurrection des Romagnes contre l’Autriche et le pape. On sait comment ce mouvement prématuré coûta la vie au frère aîné du futur empereur, et quelles feintes employa la reine Hortense pour dérober ce dernier aux poursuites autrichiennes. Les fils de Lucien et de Jérôme cédaient au même courant d’idées que leurs cousins. En 1849, le prince de Canino présidait la constituante de la république romaine, et le prince Napoléon s’est toujours montré l’un des partisans les plus décidés, des défenseurs les plus fougueux de cette politique de nationalités à laquelle 1815 avait voué sa famille.

Ces idées, pour ainsi dire innées chez les Bonaparte, n’étaient pas étrangères à leurs conseillers. On les retrouve, vers le début du règne de Louis-Philippe, chez le plus fervent des rares partisans du second empire avant son triomphe, chez l’adepte inspiré qui, aux jours d’abattement, fortifiait la foi du maître. Dans les premiers élans de sa conversion à l’impérialisme, avant même d’être en rapport avec le futur empereur, M. Fialin de Persigny exposait dans un style encore plus mystique des vues analogues à celles des Idées napoléoniennes, qui n’avaient point encore été écrites. La mission à laquelle le nouvel apôtre invitait l’empire ressuscité, loin de se borner à la France, s’étendait à l’Europe entière, « de Burgos à la Moskovva, » et « dans l’évangile impérial » il retrouvait « tout le symbole des nationalités occidentales[6]. » Les adversaires de l’empire le poussaient dans la même voie. En 1848, les démocrates assuraient au président de la république que c’était pour ce rôle d’initiateur de la révolution que le peuple lui avait donné six millions de suffrages. « C’était, lui écrivait un des futurs chefs de la commune de Paris, pour prendre en main la cause des peuples, réclamer la liberté de l’Italie, de la Hongrie, de la Pologne[7]. » Le président ne pouvait répondre à ces excitations ou à ces reproches des démagogues : il ne se sentait pas encore assez le maître, mais la leçon n’en était pas perdue pour lui. Les révolutionnaires lui enseignaient eux-mêmes l’art de faire dériver la révolution à l’étranger. Il devait essayer de le mettre en pratique, et en cela encore suivre les exemples du premier empire ; mais avant tout, comme le premier consul, il voulait clore la révolution à l’intérieur en confisquant à son profit la souveraine puissance. Pour cela, il fallait déguiser ses vues ; porté au pouvoir par le besoin d’ordre et de repos, il fallait se montrer uniquement préoccupé d’assurer la tranquillité publique. Afin d’obtenir les moyens de reprendre un jour contre la vieille Europe la révolution avortée de 1848, il fallait provisoirement se prêter aux volontés de la réaction partout victorieuse. A une intervention en faveur de l’indépendance italienne, l’ancien conjuré des Romagnes dut laisser substituer une expédition contre la révolution romaine au profit de ce pouvoir temporel des papes contre lequel il s’était lui-même insurgé. L’expédition de Rome fut le gage donné par le prétendant aux passions de la réaction, aux préjugés conservateurs, aux exigences ecclésiastiques. Par cette fatale occupation, qui pendant vingt ans pesa si lourdement sur sa politique et en déjoua tous les calculs en lui rendant impossible l’alliance italienne, Louis-Napoléon conclut avec l’église, les cléricaux et les conservateurs timorés une alliance qui lui valut l’empire ; par elle, il rassura l’Europe, et la trompa comme la France. Il n’avait point abandonné pour cela les sympathies de sa jeunesse. En 1849, au milieu même de l’expédition de Rome, il les laissait percer, au grand scandale de ses patrons catholiques, dans sa fameuse lettre à Edgar Ney. Depuis, soit prudence, soit incertitude, il dissimula si bien que, lorsque dix ans plus tard il partit pour la campagne d’Italie, la France et l’Europe montrèrent la plus naïve surprise d’une guerre que, de la part de l’ancien insurgé des Romagnes, les plus sages eussent dû attendre. Il n’est pas probable qu’une fois sur le trône Napoléon III ait jamais oublié les promesses ou les espérances qu’il avait jadis données aux patriotes italiens ; il n’avait pas absolument besoin des bombes d’Orsini pour les lui rappeler. Dès le congrès de Paris, le plénipotentiaire français, M. Walewski, introduisait inopinément la question italienne devant les représentans de l’Europe, et les dernières séances de cette assemblée, chargée d’assurer la paix, laissaient déjà soupçonner de quel côté et dans quel intérêt le gouvernement impérial inclinait à diriger ses armes. La guerre d’Orient elle-même, en apparence étrangère à l’idée napoléonienne de reconstitution de l’Europe, en avait été la préface obligée. Avant d’entreprendre quoi que ce fût en Occident, il fallait que le second empire eût rompu l’entente des trois cours du nord, renouée par la révolution de 1848 ; et l’Orient était le seul terrain où il fût aisé de mettre leurs intérêts en désaccord entre eux et avec ceux de l’Angleterre, sans compter qu’une guerre contre la Russie pouvait ouvrir de vastes perspectives du côté de la Pologne.


II

Tout n’était pas pure utopie dans les projets du nouvel empereur. Ce n’était point seulement par amour de la justice, en philosophe ou en apôtre du droit des peuples, qu’il se proposait de reconstituer l’Europe ; c’était en calculateur politique, dans l’intérêt de la grandeur de la France et de l’empire français restauré. Pour Napoléon III, comme pour les libéraux de 1830, l’affranchissement des nationalités devait amener la restauration de la puissance française. Les deux idées étaient intimement liées et se devaient servir de voie l’une à l’autre. C’était grâce à cette reconstitution générale de l’Europe que, sans conquête, sans usurpation sur les droits des peuples, devait se reformer un empire français qui, par la grandeur et l’influence, ne fût pas indigne du premier. Cet agrandissement de la France, que 1815 avait laissée trop petite pour l’héritier du vainqueur d’Austerlitz, devait être atteint de deux façons : d’abord indirectement par la diminution de ses rivales, puis d’une manière directe par le retour d’un certain nombre des territoires que nous avait, enlevés la coalition.

Des cinq grandes puissances de l’Europe, la France était la seule qui parût n’avoir rien à craindre du principe nouveau. Aucune de ses provinces ne prétendait à l’indépendance politique ou à une nationalité étrangère : toutes se sentaient heureuses et fières d’être françaises, et nulle plus que celle de race ou de langue germanique. Il en était tout autrement de ses rivales. Les trois grandes monarchies militaires, Russie, Autriche et Prusse, liées par le démembrement de la Pologne, n’en détenaient les débris que par la force. Toutes trois eussent vu leur territoire diminué par la résurrection d’une Pologne indépendante, et cette dernière eût été de toute nécessité l’alliée obligée de la France. L’Autriche, notre ancienne rivale, devait se retirer de l’Italie, et, pour ne point périr, puiser une nouvelle vie dans la Hongrie et les diverses nationalités de son empire. La Grande-Bretagne, si elle ne pouvait perdre entièrement l’Irlande, devait lui accorder une demi-indépendance, et dans les îles ioniennes, à Malte ou à Gibraltar, elle détenait des possessions que le principe nouveau pouvait l’obliger de rendre à elles-mêmes ou à leur patrie naturelle. Des grandes puissances la France était donc la seule que l’émancipation des nationalités laissât intacte dans son unité, et sa grandeur relative se trouvait accrue de tout ce que perdaient les autres. Tel était le tableau flatteur qui se présentait à l’imagination des patriotes de 1830. On ne soupçonnait point alors que l’idée de nationalité devait aboutir à celle d’unité, et que par là, sur les frontières de notre pays, pouvaient se reformer des états non moins vastes et plus compactes que ses anciens rivaux. Comment l’eût-on deviné, alors que le mouvement unitaire de l’Italie et de l’Allemagne dans la révolution de 1848 n’a point suffi à nous l’apprendre, et que, même achevée, l’unité politique de ces deux pays rencontre encore chez nous tant d’incrédules et d’imprudens défis ?

Si le mouvement national amenait nos voisins à une concentration plus intime, il nous offrait par là même une occasion d’agrandissement. L’unité, comme l’indépendance, ne saurait être obtenue sans luttes civiles ou étrangères. Pour acquérir l’une ou l’autre, les peuples opprimés ou morcelés auraient besoin du secours ou de la tolérance de la France. Comment les nations limitrophes ne s’estimeraient-elles point heureuses de nous payer de la restitution de quelques-uns des territoires que nous avait enlevés la sainte-alliance ? Ce plan, d’une simplicité spécieuse, était loin d’être nouveau ; il était naturellement suggéré par la position géographique de la France et le morcellement des peuples voisins. Aider un état italien ou allemand à s’agrandir au-delà des Alpes ou du Rhin, au prix de l’abandon de quelques-unes de ses possessions d’en-deçà, était un calcul qui s’était déjà présenté souvent à l’esprit des gouvernemens français. L’ancienne monarchie avait plus d’une fois tenté cette politique du côté de l’Italie, de la Suisse, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Elle était apparue dès la fin de nos guerres italiennes du XVIe siècle ; elle était entrée dans les combinaisons de Henri IV et de Richelieu, dans les plans des meilleurs ministres de Louis XIV et de Louis XV. Napoléon Ier l’essayait quand à Ratisbonne il gorgeait la Prusse de principautés sécularisées ou médiatisées ; il la renouvelait quand il lui offrait le Hanovre, et de pareils calculs ne furent pas étrangers à tous les hommes d’état de la restauration et de la monarchie de juillet. Napoléon III ne fit que rattacher cette vieille politique au nouveau principe de nationalité. Par là, il croyait en avoir rendu l’exécution plus facile en même temps que plus légitime. Il oubliait qu’au lieu de toujours tourner à notre agrandissement le mouvement national des peuples voisins pouvait l’entraver, ou ne le permettre qu’en assurant aux nouveaux états d’Italie et d’Allemagne des acquisitions hors de proportion avec les nôtres.

L’esprit toujours tendu vers l’idée impériale, Louis-Napoléon dut s’arrêter de bonne heure à cette conception, qui semblait concilier le nouvel ordre européen avec la grandeur réclamée par un second empire français. Les combinaisons débattues avec M. de Cavour et M. de Bismarck s’agitèrent longtemps dans sa tête avant les entrevues de Plombières et de Biarritz. Elles formaient le fond de sa politique étrangère ; elles furent le but de toutes ses intrigues, le secret motif de ses brusques résolutions comme de ses longues incertitudes. Il les caressa tant qu’elles lui parurent conserver quelques chances de succès, et pour les lui faire abandonner, s’il y renonça jamais, il ne fallut rien moins que les amères déceptions qui lui vinrent du côté de la Prusse.

Cette politique d’échange ou de compensation territoriale se trouvant rattachée au principe de nationalité, il fallait imaginer un moyen de la régulariser vis-à-vis de ce droit nouveau dont on la faisait dépendre. Napoléon III y appliqua un procédé dont l’emploi lui tenait partout à cœur, le suffrage universel. Selon la théorie impériale, le vote populaire devait consacrer les changemens intervenus dans la situation territoriale des puissances. C’était la nouvelle légitimité sur laquelle devaient reposer les états comme les dynasties. Dans le droit international allait s’introduire le principe du nouveau droit public français, la souveraineté du peuple sur lui-même, exprimée par le vote de tous. Depuis qu’elle le pratique, la France a trop souffert de l’ignorance et de la présomption, des complaisances et des engouemens, de la mollesse et des impatiences du suffrage universel pour le regarder comme un instrument parfait et infaillible. Qu’est-ce donc du plébiscite, la forme la plus défectueuse du suffrage universel, du plébiscite qui légifère à un seul degré sans information ni discussion ? Pourtant, si un tel procédé est quelque part à sa place, c’est dans la détermination d’une patrie. Sur la nationalité, les plus ignorans sont aussi sûrs d’eux-mêmes que les plus instruits. Les peuples ne se trompent pas quand ils se donnent à eux-mêmes le nom d’Allemand ou de Français. En dehors de quelques districts de situation indécise, que l’histoire a ballottés d’une nation à l’autre sans qu’ils aient fait corps avec aucune, on reconnaît sa patrie et on ne la choisit pas. La Prusse aurait en vain fait appel au vote populaire de l’Alsace, la France à celui de Cologne.

Le principe de la nationalité une fois admis, il faut bien, dans les cas contestés, un moyen pratique de la déterminer, et, comme la nationalité réside dans la conscience, il n’en est d’autre qu’un vote direct ou représentatif. C’est aux intéressés, à ceux qu’on enlève à un état pour les joindre à un autre, c’est à eux tous et à eux seuls de déclarer à quelle nation ils se sentent appartenir. Ce n’est ni à la géographie, ni à l’histoire, ni à la race, ni à la langue ; car, si toutes contribuent à former les nations, elles sont parfois en désaccord entre elles. Ne laissons pas subsister la confusion jetée à dessein sur cette grave question par nos ennemis. Prétendre, ainsi que les Allemands, déterminer la nationalité par des considérations d’ethnologie, de linguistique, d’archéologie, en dehors de la conscience des peuples et malgré elle, c’est faire œuvre de violence et rentrer hypocritement dans le vieux droit de conquête, comme l’a fait la Prusse dans le Slesvig du nord et dans notre Alsace. Entendu ainsi, le mot de nationalité n’est qu’un mensonge pédantesque mis au service de la brutalité du plus fort. C’est, sous le même nom, tout l’opposé du principe généreux qui a si longtemps fait battre le cœur de la France pour les peuples asservis, et d’où les rêveurs espéraient, avec une égale indépendance pour chaque nation, une paix perpétuelle.

Napoléon III s’en étant remis au suffrage universel du soin de constater la nationalité, il devait lui demander la solution de toutes les compétitions territoriales. Aussi, après chacune des guerres qui troublèrent l’Europe sous son règne, s’efforça-t-il d’obtenir du suffrage la consécration des nouvelles circonscriptions des états. Après la guerre de Crimée, ce fut en Roumanie pour l’union des principautés de Valachie et de Moldavie ; après celle d’Italie, en Savoie et à Nice pour leur annexion à la France, et au-delà des Alpes, dans les états italiens, pour leur union au Piémont. Lors de la guerre du Slesvig en 1864, il proposait de trancher le différend de l’Allemagne et du Danemark par le vote des pays en litige ; après la grande lutte de 1866, ne pouvant l’imposer à la Prusse, il faisait faire un plébiscite en Vénétie avant l’annexion à l’Italie. Pour Napoléon III, le suffrage universel était une sorte de panacée applicable à toutes les situations ; c’était le juge suprême auquel, dans leurs débats, devaient recourir les peuples et les princes. Il n’est pas besoin de montrer ce qu’il y avait d’excessif dans ce culte du dernier empereur pour l’instrument de domination qui l’avait si bien servi. Dans les questions de nationalité même, il est des pays, comme l’Autriche ou la Turquie, où les peuples sont si mêlés qu’il serait difficile d’abandonner le règlement de leur sort à un simple vote de majorité. Ailleurs on ne peut accepter qu’un caprice passager ou un calcul de l’esprit de parti, comme chez nous une commune de Paris ou une ligue du midi, suffise à détacher d’une nation homogène un de ses membres essentiels. Cependant entre la France et l’Allemagne, en cas de prétention de l’une sur l’autre, l’application du suffrage universel n’aurait pu susciter de graves objections ; il n’eût guère fait que consacrer la frontière existant avant 1870. Malgré ses imperfections, le vote populaire, auquel Napoléon III n’eût pu renoncer, aurait été, dans une victoire de la France, une garantie pour l’Europe et pour l’Allemagne elle-même. C’eût été au moins un frein dans la conquête. A défaut de territoires heureux d’être rendus à leur mère-patrie, il n’aurait permis d’autre annexion que celle de pays indifférens, sans conscience nationale bien nette, tels que le duché de Luxembourg. Par là, la liberté des peuples eût eu moins à craindre du triomphe de la France que de celui de la Prusse.

L’emploi du suffrage universel dans le règlement des affaires internationales donnait à la politique impériale une unité faite pour séduire un esprit systématique. Le principe de nationalité lui rendait à l’extérieur un rôle analogue à celui que les circonstances lui avaient fait au dedans. A l’étranger ainsi qu’à l’intérieur, l’idée napoléonienne, comme disait ambitieusement le prisonnier de Ham, se réduisait à ces deux mots, sans cesse répétés dans ses premiers écrits et si fatalement démentis par son règne, reconstitution et réconciliation, le tout sur la base des principes de la révolution française. Le bonapartisme aboutissait ainsi à une synthèse générale, à une formule universelle, identique pour la politique étrangère et intérieure, pour la France et l’Europe : reconstitution des peuples, fondée sur la volonté nationale, au dedans comme au dehors, et cela à l’aide du même instrument, le suffrage universel, appliqué à la désignation de la nationalité aussi bien qu’à celle du prince et du gouvernement ; — réconciliation des peuples entre eux, et, au dedans, des classes entre elles, grâce à une égale satisfaction des droits et des intérêts de tous, par les soins d’un pouvoir élevé au-dessus de toute compétition, entièrement libre de lui-même et maître de la France ! Jamais le césarisme ne s’était donné une tâche plus vaste ni plus haute, jamais il ne s’était autant flatté de s’imposer par la grandeur et les bienfaits de son œuvre.

A l’aide de la politique de nationalités se trouvaient réconciliés les deux termes du mandat contradictoire donné par la France au second empire comme au premier, la paix et la gloire, le repos intérieur et l’influence à l’étranger. La guerre devait asseoir la paix, les batailles impériales conquérir le repos du monde. Par là, la devise du début, l’empire c’est la paix, redevenait vraie dans un sens plus élevé. Ce n’était plus une paix précaire, empirique, une paix armée, contenant en soi tous les germes de la guerre et en coûtant tout le prix ; c’était la paix rêvée par Henri IV, une paix définitive, absolue, générale, que l’idée napoléonienne promettait à la France et à l’Europe[8]. Grâce à cette même politique de nationalité, les suffrages venus à l’empire des deux pôles opposés, des démocrates et des conservateurs, allaient être également payés, et par cette double satisfaction la dynastie de décembre consolidée. Les démocrates devaient se réjouir du triomphe de la révolution dans la victoire de la nationalité sur la légitimité, les conservateurs se féliciter de la pacification des peuples révolutionnaires, ramenés à l’ordre par la satisfaction de leur instinct national. Ainsi au dehors comme au dedans, l’idée napoléonienne demeurait fidèle à sa vocation primitive ; elle résolvait le grand problème de tous nos gouvernemens, l’apaisement de la révolution par le triomphe des principes de la révolution.

L’exécution du plan de Henri IV à l’aide du principe de nationalité et au profit de la grandeur de la France, voilà quel était le rêve dont avait été nourrie l’imagination de Louis-Napoléon. A Sainte-Hélène, l’homme qui avait le plus aimé le jeu des batailles s’était épris de l’éternelle vision des grands esprits de tous les temps, la paix perpétuelle. Avec le principe de nationalité, le vieux rêve semblait n’être plus une vide chimère. Cette idée, léguée par Napoléon à l’Europe et à sa famille, germa aisément dans l’esprit songeur et enclin à l’utopie de son neveu ; elle y prit corps, et vint s’y associer à des souvenirs et à des ambitions peu en harmonie avec elle, dans des plans où la grandeur des Bonaparte se combinait avec les théories humanitaires. — Les peuples distribués selon leurs instincts et leurs besoins, chacun appartenant à la patrie qu’il se donne, chacun pourvu d’institutions à la fois stables et démocratiques, se livrant tous à l’envi aux travaux d’une civilisation industrielle destinée à transformer le monde ; l’Europe libre dans ses nations diverses, formant une sorte de république fédérative, ayant pour centre la France agrandie, et pour lien la puissante chaîne du libre échange ; des expositions universelles où se visitent périodiquement les peuples ; des congrès européens où, après un désarmement simultané, les gouvernemens règlent en paix leurs affaires ; Paris, la cité impériale, prodigieusement embelli, devenu une sorte de capitale universelle, de métropole de la richesse et de l’intelligence, où, sous les ailes de l’aigle napoléonienne, les deux mondes trouveraient tout ce que la science a de découvertes, tout ce que l’art a d’éblouissant et de délicat, tout ce que la civilisation a de luxe et de raffinement ! tel était dans son ambitieuse présomption le songe impérial, sorte d’idéal césarien approprié à l’industrialisme moderne. Tout ce que notre civilisation a de besoins et d’aspirations y avait sa place et son heure marquée, tout jusqu’au superflu, à la liberté, que le second empereur, ainsi que le premier, se promettait de rappeler sur la scène alors qu’elle n’aurait plus qu’à applaudir[9].

Il n’y a pas un trait de cette vision de saint-simonien couronné dont on ne retrouve les traces dans ce que le second empire a fait ou a tenté, dans ses succès ou dans ses avortemens. Rêve enivrant ! écrivait Louis-Napoléon dans sa jeunesse devant les révélations de Sainte-Hélène[10] ; rêve enivrant et fatal pour celui qui, s’en étant épris, devait rester impuissant à lui donner une forme pratique, et ne savoir ni le poursuivre ni l’abandonner ! Comment tout ce songe grandiose a-t-il abouti à l’humiliation de Sedan et à la misérable journée du 4 septembre ? Comment ce plan, déjà exécuté à demi, a-t-il amené au démembrement de sa propre nationalité la France, qu’il devait agrandir ? Pourquoi cette reconstitution de l’Europe, commencée par nous au nom du droit des peuples, a-t-elle été par la Prusse achevée dans l’oppression du principe qui l’avait provoquée et la devait diriger ?


III

Les brillantes images qui avaient ébloui l’imagination du jeune exilé conservèrent toujours chez le souverain quelque chose de vague et d’indécis. Un seul point était nettement déterminé, l’agrandissement de l’empire français grâce à la reconstitution de l’Europe par nationalités. Pour le reste, c’est-à-dire pour le plus important, pour les moyens, pour l’exécution, rien n’était arrêté. Avec une sorte d’apathie, l’empereur s’en remettait aux circonstances pour donner une forme à ses rêves ou leur ouvrir de nouvelles carrières. S’il savait dans quelle direction il voulait s’avancer, il est douteux qu’il ait jamais vu quelle route il devait suivre et jusqu’où il pouvait aller. C’était là un premier et grave défaut capable à lui seul de compromettre toute l’idée napoléonienne. Il en devait résulter des hésitations, des tâtonnemens, faits pour dérouter les peuples et les princes qu’eussent rassurés un plan net, une marche inflexible vers un but déterminé. A l’intérieur comme à l’étranger, l’incohérence des vues ou de l’exécution devait justement dépopulariser une politique qui se montrait dépourvue de ce qu’il y a de plus essentiel, l’esprit de suite.

La netteté dans les vues, la fermeté dans l’exécution, étaient d’autant plus indispensables au second empire, qu’en soi l’idée fondamentale de sa politique contenait un germe de menaçante contradiction. Les deux conditions essentielles du renouvellement de l’Europe selon l’idée napoléonienne, l’agrandissement de la France et la constitution des nationalités, n’étaient point inconciliables ; elles pouvaient même se servir de moyen l’une à l’autre, mais seulement dans une certaine mesure, jusqu’à un point donné au-delà duquel elles devaient fatalement se heurter. Où était cette limite ? Tel était le problème que l’empereur avait à résoudre. Si, au lieu de l’aider à s’étendre sur le Rhin en même temps que vers les Alpes, le mouvement national par lui encouragé ne lui permettait que d’insignifiantes acquisitions, le second empire s’en devait-il contenter ? Ce n’était point tout. Derrière la question des frontières possibles en surgissait une autre plus grave encore. Si, en ne lui offrant que de maigres compensations, les peuples voisins se réunissaient en masses compactes comme la France, ou même en corps de nation plus considérables qu’elle par le territoire et le nombre des habitans, le devait-on supporter ? N’y avait-il pas là pour notre pays, au lieu d’un agrandissement réel, un affaiblissement relatif ? À ces questions capitales, il eût fallu, avant de se lancer dans l’action, une réponse catégorique, définitive, qui, coupant court à tout malentendu, écartât tout déboire et tout danger de contradiction.

D’abord l’héritier de Napoléon ne se méprenait-il pas sur l’importance des agrandissemens que permettait à la France le principe nouveau qu’il appelait comme auxiliaire de sa grandeur ? Une fois adopté, ce droit de nationalité obligeait la France comme les autres peuples à renoncer à tout accroissement artificiel ou imposé à ceux qui en étaient l’objet. Loin de lui promettre, à elle ou à toute autre nation, une prépondérance marquée, l’application de ce droit devait établir entre les peuples une sorte d’égalité démocratique. Avec le principe de nationalité, plus de grande nation, de nation soleil, comme en rêve parfois l’auteur des Idées napoléoniennes. Ce droit même dont il se fait le prophète, il ne sait pas en tirer une théorie simple et précise ; il ne le saura jamais. Comme le vulgaire, il le confond souvent avec des idées accessoires qui peuvent le fausser au profit de toutes les ambitions. Tantôt c’est avec le système des limites naturelles, théorie qui n’a de rigoureuse exactitude que pour quelques peuples favorisés, qui pour les autres a le défaut de substituer aux nationalités historiques, fondées sur la conscience populaire, des circonscriptions géographiques arbitrairement déterminées et contradictoirement discutées par les états limitrophes. Tantôt, comme dans la célèbre circulaire signée par M. de Lavalette en 1866, c’est avec la théorie des grandes agglomérations, autre conséquence fréquente du principe de nationalité, mais qui, poussée à l’extrême, se met en opposition avec lui, en faisant violence au sentiment autonome des petits peuples d’origine mêlée placés au confluent des grandes nations. Ailleurs encore, dans ses premiers écrits ou dans ses derniers manifestes, Napoléon III, à l’exemple de Henri IV, a l’air de se préoccuper surtout du vieux principe de l’équilibre et, selon les traditions de l’ancienne politique, de le chercher dans des combinaisons artificielles entre les états, au lieu de l’appuyer sur l’égale satisfaction du sentiment national des peuples. Chacune de ces confusions, chacun de ces points de vue tour à tour adoptés selon les besoins d’une politique embarrassée devait lui fournir un nouveau motif de réclamer les agrandissemens qu’il attendait de la reconstitution européenne.

Ainsi le vague des idées impériales se retrouvait partout, dans la théorie comme dans les moyens d’exécution. Ces divers prétextes de conquêtes plus ou moins pacifiques laissaient le champ libre à l’ambition et à la fortune ; mais moins le but était circonscrit, moins il avait de chance d’être atteint. Pour mettre à profit la crise où le mouvement national de l’Italie et de l’Allemagne allait jeter l’Europe, il aurait fallu que la France eût nettement déterminé ce qu’elle pouvait équitablement réclamer de ses voisins, et, le moment venu, qu’elle sût résolument se le faire accorder. Loin de là, se perdant en de nuageuses perspectives, trouvant les acquisitions aisées trop mesquines ou trop chères, et les autres trop risquées ou prématurées, Napoléon III laissa passer l’occasion et négligea les combinaisons praticables pour des espérances chimériques. L’indécision a été le trait dominant de son caractère, la marque habituelle de sa politique au dehors comme au dedans. A demi cachée pendant les premières années, cette fatale disposition s’est de plus en plus laissé voir pendant les dix dernières. La pensée de Napoléon III semblait se complaire à ne se fermer aucune voie. Il aimait à tenir son choix en suspens jusqu’au dernier moment, et, après avoir longtemps pesé le pour et le contre, il lui arrivais ; , comme à un joueur fatigué de calculer en vain les chances, de prendre un parti soudain et imprévu, en sorte que, dans les soubresauts de cette politique d’hésitation agitée, il est difficile de distinguer les coups de tête des résolutions longuement préméditées. Il n’est même point impossible que, dans la plupart de ses entreprises, il y ait eu de l’un et de l’autre à la fois. Tantôt on eût dit qu’avec une prudente défiance de soi-même il cherchait par une brusque détermination à couper court à toute nouvelle irrésolution ; tantôt au contraire, par une sorte de prévoyante complaisance pour ses incertitudes futures, il paraissait se réserver à dessein les moyens de revenir sur ses pas.

Pendant longtemps, ces perpétuelles hésitations, suivies de décisions subites, furent prises pour des feintes habiles. L’obscurité des vues passait pour une dissimulation savante, le silence de l’irrésolution pour de la profondeur. Froid et taciturne, l’empereur cachait ses doutes sous une apparence méditative. Il était de ces hommes qui par réflexion apprennent à tirer parti des défauts qu’ils ne peuvent corriger ; il semble même qu’il s’en soit fait un moyen de tenir sur le qui-vive la France et l’Europe, toujours inquiètes de projets qu’elles ne pouvaient deviner, et par là de toujours les occuper de sa personne. A la fin, le monde se lassait d’attendre l’exécution de ces grands desseins qui ne se montraient point. Les tâtonnemens devenaient trop fréquens, les contradictions trop graves pour ne point dessiller les yeux qui ne demeuraient pas volontairement fermés. Dans les dernières années, un homme qui devait être le chef de l’avant-dernier ministère de l’empire définissait cette politique d’oscillation systématique l’entêtement dans l’indécision[11]. Si au travers de ces ombres on distinguait encore quelque chose, c’étaient, selon l’expression d’un critique qui siégeait au sénat, des aspirations plutôt que des desseins, des visées plutôt qu’un but, des velléités au lieu de volontés[12].

Par une perversion fréquente, quelques-unes des qualités de Napoléon III secondaient son défaut dominant, et, grâce à lui, devenaient une cause de plus d’erreur et de péril. Il était naturellement doué d’un certain esprit de modération, enclin à se tenir pour satisfait, au moins pour un temps, d’un demi-succès, au lieu de prétendre tout arracher à la fois à la fortune. Cette qualité le disposait à s’arrêter à moitié route, à se contenter de termes moyens qui avaient les inconvéniens sans les avantages d’une solution. Patient et habitué à compter sur le temps, auquel il devait beaucoup, il irritait, en la voulant contenir, l’impatience d’autrui. Il s’accommodait trop aisément du provisoire, et laissait volontiers à la fortune et à l’avenir le soin de trancher les questions qu’il avait peur de décider. Il n’osait point aller jusqu’au bout de ses propres entreprises. Partout, en Italie, en Allemagne, en Orient, il entamait les questions sans les résoudre, satisfait de replâtrages précaires, comme la ligne du Mincio ou celle du Mein, comme la réduction de la royauté temporelle des papes au domaine de Saint-Pierre. Il redoutait les solutions trop brusques et radicales, et, en voulant ménager des transitions entre le passé qu’il avait aidé à détruire et l’avenir dont il se méfiait, il prolongeait, sans le calmer, le malaise du changement. Il avait un certain esprit de conciliation, parfois affecté, souvent sincère ; il se plaisait à jouer entre les causes ou les partis rivaux le rôle d’arbitre, de juge d’une impartialité olympienne, comme un dieu qui accommoderait les différends des hommes. C’était une partie de ce métier de césar qu’il étudiait sans cesse. Qu’en résultait-il ? Qu’il perdait sa peine à travailler à la conciliation de causes irréconciliables, comme de l’unité italienne et de la royauté des papes, et qu’en voulant tenir la balance égale entre deux partis il se les aliénait également. Il était très préoccupé de l’opinion publique, et se piquait d’en tenir compte. Il lui accordait assez volontiers l’influence qu’il disputait aux chambres ; mais cette tendance même ne fut qu’un péril de plus. Tantôt il prétendait diriger l’opinion et tantôt la suivre ; l’abandonnait-elle dans la voie qu’il lui avait ouverte, il reculait ; aux jours de fièvre, il était peu fait pour résister à ses emportemens. Cédant tour à tour aux diverses manifestations de l’opinion, Napoléon III se donnait la tâche impossible d’en satisfaire les nuances opposées. Il avait une oreille ouverte pour chaque parti : l’une était aux cléricaux, l’autre aux démocrates ; l’une à M. Rouher et aux défenseurs du statu quo, l’autre à M. Ollivier et aux fauteurs du progrès constitutionnel ; celle-ci aux amis de la paix, celle-là aux partisans de la guerre. En encourageant les uns, il prenait à tâche de ne point enlever tout espoir aux autres. De là cette politique « qui, sur chaque question, avait au moins deux portes pratiquées, qu’elle n’ouvrait jamais tout à fait, mais qu’elle entr’ouvrait discrètement de temps à autre[13]. » Les ménagemens pour les partis de l’intérieur empêchaient la solution des questions extérieures, et, pour ne point froisser les opinions du dedans, le gouvernement impérial, embarrassé de choisir entre elles, maintenait la France et l’Europe dans un état de périlleuse incertitude.

Un autre trait du caractère complexe de Napoléon III pouvait contribuer à sa perte après avoir contribué à sa grandeur. En dehors de ses tendances utopistes, inspirées à la fois de l’abbé de Saint-Pierre, de Fourier et de Saint-Simon, il y avait chez cet homme étrange un côté mystique personnel, une sorte de foi religieuse en sa destinée et en celle de sa race. Cette superstition dynastique lui venait de deux côtés à la fois ; elle était dans les traditions de Napoléon Ier, elle était dans le sang de la reine Hortense, qui, de sa mère Joséphine, avait hérité une crédulité de créole. Dès sa jeunesse, Louis-Napoléon s’était fait une théorie de la mission providentielle de certains hommes, de certaines familles, sorte de droit divin nouveau au profit des aventuriers de génie et de leur race. A ses yeux, les grands hommes étaient des messies politiques, des initiateurs sociaux, et après eux les nations ne pouvaient trouver de meilleurs chefs que dans la famille dépositaire des traditions du grand révélateur. Cette conception, qui fausse radicalement l’histoire en lui donnant pour moteur principal l’élément individuel, qui n’en est qu’un ressort accessoire, n’était au fond que la philosophie historique du vulgaire, celle qui, dans l’enfance des sociétés, inspira le culte des héros et consacra la royauté de leurs familles. Ce système, qu’en 1839 le jeune conspirateur de Strasbourg indiquait dans les Idées napoléoniennes, l’empereur le proclamait du haut du trône vingt-cinq ans plus tard dans la préface de la Vie de César, avec une solennité sibylline encouragée par quinze ans de succès inespérés. Cette foi en sa race et en sa mission impériale avait été la principale force de la jeunesse de Louis Bonaparte aux temps d’exil ou de prison. Aux jours de sa puissance, alors que la fortune semblait l’avoir justifiée, elle devenait une tentation. Elle le prédisposait à se lancer ou à se laisser jeter dans des entreprises téméraires, disposition de joueur heureux, d’homme porté par des péripéties bizarres à une fortune inouïe, et qui finit par se persuader que pour lui les dés sont pipés. Le grand danger de cette sorte de superstition l’attendait à l’heure où les deux idées qui formaient la base de la politique impériale viendraient à se heurter, heure solennelle et fatale pour l’empire et pour la France, obligés de se résigner définitivement à l’unification des peuplés voisins ou de tenter un tardif effort pour l’arrêter après lui avoir eux-mêmes ouvert la voie.

Quelles ne furent pas les perplexités de Napoléon III le jour où il s’aperçut que ses calculs fondés sur la reconstitution de l’Allemagne n’aboutissaient pas pour le second empire français à la grandeur qu’il avait rêvée ! Fallait-il se contenter des médiocres compensations qu’on pouvait espérer de la nouvelle puissance ? Devait-on renoncer à toutes les combinaisons si longtemps caressées, et se retourner contre l’Allemagne prussienne avant qu’elle n’eût achevé son œuvre, ou bien au contraire s’entendre de nouveau avec elle, et à son exemple s’arrondir à son tour aux dépens des petits peuples intermédiaires qu’on pouvait tenter de rattacher à l’empire français ? Le choix était difficile. Sous tout régime, il eût embarrassé la France, s’il ne l’eût mise en péril ; mais les gouvernemens sont moins qu’ils ne le paraissent libres de faire un choix : alors même qu’ils ont l’air de céder à un caprice, ils sont le plus souvent poussés par leur principe. Le nom, les traditions, les habitudes d’un régime ont sur lui une puissance difficile à secouer. Pour un Napoléon, avant la chute de Sedan, il était un minimum de grandeur, un maximum de concessions aux états rivaux au-dessous duquel il était malaisé de descendre. L’aigle d’Iéna et de Solferino ne pouvait voir de bon œil l’aigle des Hohenzollern menacer de planer au-dessus d’elle. L’empereur Napoléon III, en dépit de son mysticisme dynastique, en dépit de son régime personnel, était à certains égards, autant qu’un tel régime le peut permettre, un homme, sinon un souverain moderne ; mais en même temps il était l’héritier d’un nom légendaire, d’une gloire démesurée, hors de proportion avec notre époque. Il y avait chez lui une lutte continuelle entre l’homme moderne et le neveu de Napoléon. Son grand travail était de les maintenir tous d’eux d’accord, ou au moins d’en avoir l’air ; mais la tâche devenait de plus en plus difficile. De là un nouveau motif d’hésitation, une cause de plus à ces contradictions de la politique de Napoléon III. Sa raison lui eût-elle toujours montré la voie la plus sûre, que ses traditions dynastiques ne lui eussent souvent pas permis de la suivre. Il demeurait pris entre le sentiment de ce qui était possible, vraiment moderne et progressif, et l’obsession de ce qui avait l’air grand, impérial, napoléonien.

Les orgueilleuses traditions du premier empire n’étaient point pour le second une défroque vieillie, aisée à rejeter : elles avaient eu une large part dans sa restauration ; elles n’étaient point inutiles à son maintien. La gloire extérieure était pour les Bonaparte un moyen de gouvernement et l’un des principaux. À ce titre, elle était une des bases essentielles de leur trône. Si matérialiste au point de vue politique qu’on prétende la France contemporaine, l’ordre matériel, tout en étant son premier besoin, ne lui suffit point ; il lui faut encore la liberté ou la gloire, les luttes des armes au dehors à défaut des luttes d’idées et d’éloquence au dedans. Sous les Bonaparte, les entreprises extérieures étaient destinées à occuper l’active imagination de la France. La politique étrangère se trouvait par là tenue dans une fâcheuse dépendance de la politique intérieure ; l’une servait de diversion à l’autre. Ce n’était point un mal tout à fait nouveau, spécial à l’empire. C’était la révolution qui, depuis la guerre de l’indépendance de l’Amérique, avait fait de la politique extérieure la servante de celle du dedans et de la guerre un déversoir à l’inquiétude de l’esprit français. Aucun de nos gouvernemens n’a pu depuis lors se soustraire complètement à cette tyrannie des affaires intérieures sur celles du dehors ; aucun n’a su toujours résister à la tentation d’échapper par les unes aux embarras des autres. Tous ont cherché à l’étranger d’utiles diversions, la restauration dans ses trois campagnes d’Espagne, de Grèce et d’Alger, le gouvernement de juillet lui-même, celui de tous qui a le moins cédé à ce penchant, dans sa conquête de l’Algérie, dans ses expéditions maritimes, dans ses négociations pour la Belgique, l’Orient et l’Espagne. Ce mal, un des legs de la révolution, était bien plus sensible sous le second empire. Les souvenirs de Napoléon Ier exaltaient les prétentions de l’opinion ; le manque de liberté exigeait des diversions plus fréquentes et plus brillantes. C’était là un des principaux défauts du césarisme.

Le césarisme était contraint de faire toujours quelque chose. Il lui fallait écraser le gouvernement parlementaire sous le poids des succès de l’empire. Il s’y était condamné lui-même ; l’empereur et ses ministres s’y obligeaient sans cesse en affichant pour la modeste attitude des régimes déchus un dédain imprudent, en opposant à chaque occasion à la prétendue stérilité du gouvernement des chambres les triomphes de Crimée et de Lombardie. De là une politique d’apparat faite pour en imposer aux yeux, de là difficulté de se prêter à certaines nécessités alors même qu’on les apercevait, de se résigner à un rôle moins brillant que celui entrevu dans les premiers rêves. Il fallait que l’empire français parût toujours tenir en Europe une place prédominante, que, selon le mot d’un plaisant ou d’un fou, un souverain du nom de Napoléon gardât toujours l’air d’une sorte d’archi-empereur. Toutes les transformations de l’Europe devaient paraître le résultat de sa volonté ou de sa permission. Rien ne pouvait être fait à son insu, rien surtout malgré lui. C’était là une vieille prétention de la France ; non content de l’encourager, l’empire s’était engagé à en faire une réalité. Pour le succès des affaires intérieures, il fallait que la gloire du souverain fût sans cesse remise sous les yeux du peuple, et que rien ne semblât l’obscurcir. Sous les césars de Rome, tout tournait à la gloire du prince, lui seul triomphait des ennemis que ses généraux avaient battus ; au besoin, on lui inventait des conquêtes imaginaires. Il y a dans tout césarisme, dans toute monarchie absolue, une part de charlatanisme ; le bruit et l’éclat en sont des élémens indispensables. L’empire était le gouvernement du prestige. A défaut de grandeur, il lui en fallait les dehors. Si Napoléon III paraissait l’oublier, si chez lui l’homme moderne semblait près de l’emporter, il y avait des conseillers pour le rappeler à son rôle de césar. « Sire, faites grand ! » lui criait un confident des dernières années, au moment même où l’empire inclinait à se transformer pour la paix et la liberté. Ainsi lui disait son entourage, ainsi lui murmurait sans cesse à l’oreille le césarisme. « Faites grand ! » conseil funeste qui a perdu tous ceux qui l’ont accueilli, tentation de tous les instans qui exposait l’empire à un péril permanent.


IV

En dehors du caractère du souverain, en dehors des nécessités du régime impérial, les rêves politiques de Napoléon III devaient rencontrer un autre obstacle dans la France elle-même. Pour le succès de cette utopie pacifique et humanitaire, il eût fallu que, selon les projets attribués à Henri IV, la nation qui en prit l’initiative se conciliât toutes les autres par sa modestie et son désintéressement. Il eût fallu que dans le plan impérial la condition particulière et égoïste, — l’agrandissement du territoire français, — restât subordonnée à la tâche générale, la reconstruction de l’Europe par nations également indépendantes. Or, quand ses traditions le lui auraient permis, l’empire n’eût point été libre de renoncer à cette condition première de grandeur nationale. Chaque fois qu’il semblait se résigner à l’agrandissement de ses voisins sans exiger de compensations pour nous, la France, inquiète pour sa sûreté en même temps que pour sa grandeur, s’en montrait déçue et irritée. Se croyant des droits naturels sur tout le territoire de l’ancienne Gaule, des Pyrénées aux Alpes et au Rhin, elle ne pouvait voir d’anciens rivaux croître à ses côtés sans désirer pour elle-même des accroissemens analogues.

Depuis la fin du dernier siècle, la France s’était toujours montrée sympathique aux nationalités asservies. Entraînée à la fois par sa générosité naturelle et par l’esprit de la révolution, elle paraissait toute préparée à être le principal instrument de l’émancipation des peuples et de la constitution d’une Europe nouvelle. Cependant les sympathies françaises ne s’adressaient guère qu’aux faibles, aux peuples qui, dans leur abaissement, leur petitesse ou leur éloignement, semblaient hors d’état de jamais porter ombrage à leur protectrice. Cet intérêt instinctif ne s’étendait pas aux peuples qui, indépendans de l’étranger, souffraient, ainsi que l’Allemagne, d’un mal plus caché, la division intérieure, le morcellement féodal, mal que la France aurait ressenti plus que personne, dont elle s’était appliquée à effacer toutes les traces dans son sein, mais qui chez ses voisins lui semblait une condition d’existence normale. L’histoire l’avait habituée à ne voir près d’elle sur le Rhin et les Alpes que de petits états divisés entre eux, clientèle docile de sa diplomatie ou proie facile de ses armées. Elle regardait cette situation comme une condition de sa grandeur, si ce n’est de sa sécurité. Fière de sa propre unité, elle s’était laissé persuader que c’était un privilège de son sol ou de son génie. Avec un funeste aveuglement, ses politiques les plus populaires appelaient la géographie, la linguistique, l’ethnologie, l’histoire, la religion, à démontrer que la nature même défendait à l’Allemagne ou à l’Italie de ne former qu’un seul état, que, si l’on y rêvait au-delà des Alpes et du Rhin, ce n’était qu’une vaine chimère, et qu’alors même, qu’elle se ferait un moment, une telle unité ne saurait durer. Longtemps la France crut à ces sophismes, elle se répétait qu’il, avait fallu mille ans pour achever l’unité française, elle fermait les yeux sur la naissance et les progrès des tendances unitaires à l’étranger. Le grand mouvement de 1848, où l’unité de l’Allemagne fut proclamée à Francfort et la couronne impériale offerte au roi de Prusse par le peuple allemand, ne parut à la France qu’un accident sans racines et sans suites.

Dix ou douze ans plus tard, elle se montra naïvement surprise de la facilité d’une révolution dont elle n’avait pas voulu prendre au sérieux la lente élaboration. En face de cette unité des peuples limitrophes qui la prit à l’improviste, elle demeura à demi incrédule, à demi effrayée, mécontente de son gouvernement, auquel elle l’imputait, comptant sur lui pour en empêcher l’achèvement ou se le faire payer. Sans la croire encore définitive, la France voyait de mauvais œil cette révolution unitaire qui la serrait entre deux peuples compactes. Dans son embarras pour réconcilier ses appréhensions avec son noble enthousiasme d’autrefois, elle cherchait à distinguer, indépendance de ses voisins de leur unité, les encourageant à l’une et réprouvant l’autre, comme si l’union politique n’était pas le terme naturel du développement national des peuples et le premier droit en même temps que la meilleure garantie de leur indépendance. Par cette contradiction, la France irritait l’amour-propre de ses voisins ; elle blessait journellement par sa presse et sa tribune leur patriotisme en fermentation. Peu au fait de l’esprit de l’étranger, elle s’exagérait la résistance des autonomies locales au-delà des Alpes et du Rhin. Choquée des procédés à la fois trop habiles et violens avec lesquels le Piémont et surtout la Prusse hâtaient l’unification de l’Allemagne et de l’Italie, elle reportait sur les Napolitains, les Siciliens, sur les Hanovriens et les Saxons ses vieilles sympathies pour les opprimés. Elle les eût volontiers couverts de sa protection, et, en cas de lutte, elle se fût attendue à être accueillie en libératrice plutôt qu’en ennemie par les populations annexées. Elle ne sentait point que, pour les intéressés, c’étaient là des querelles de ménage où il est dangereux pour l’étranger d’intervenir, où le parti qu’il prétend secourir lui en veut presque autant d’un appui qui le compromet que la faction contraire d’une opposition qui entrave son triomphe. En vain quelques esprits courageux, mieux instruits des choses du dehors, essayaient de montrer à la France que cette unité tant contestée de l’Italie et de l’Allemagne était la conséquence logique de toute leur histoire ; en vain lui représentaient-ils qu’il était trop tard pour l’arrêter, et que, ne pouvant être évitée, il valait mieux qu’elle se fît d’accord avec la France que malgré elle et contre elle[14]. Si elle ne voulait point la guerre, la France gardait, vis-à-vis de ses voisins agrandis une attitude de dépit et de défiance d’où la guerre devait fatalement sortir par leur fait, si ce n’était par le sien. En opposant à l’unitarisme allemand et italien une sorte de veto inflexible, la France oubliait trop qu’au point où elle les avait laissés arriver il était impossible à ces peuples de ne point aller jusqu’au bout. Une telle attitude plus longtemps gardée eût fini par amener, au moment peut-être où nous nous y serions le moins attendus, une alliance effective des deux puissances que nous seuls arrêtions sur le Mein et sur le Tibre, et ainsi à la longue cette paix trompeuse eût pu devenir plus fatale encore à notre grandeur que la folle campagne de 1870, et avec l’Alsace-Lorraine nous coûter la Corse, Nice et la Savoie.

Devant cette attitude de l’opinion, que faisait le gouvernement impérial ? N’osant combattre des susceptibilités d’accord avec ses secrètes rancunes, n’osant les approuver ouvertement de peur de se condamner lui-même, il cherchait à leur donner le change sur la déception de ses calculs. Au lieu de confesser que l’unité était faite en Allemagne comme en Italie, et que l’achèvement n’en était plus qu’une affaire de temps et pour ainsi dire d’heures, il imaginait la théorie des trois tronçons, il faisait faire des cartes où le sud de l’Allemagne était représenté comme entièrement isolé du nord. Sans vouloir s’avouer toute la portée de ses méprises, il disait adieu à tous ces plans de reconstruction européenne, de désarmement, de paix perpétuelle, à tous ces rêves de jeunesse si cruellement déçus. L’Utopie humanitaire cédait la place aux instincts du césarisme, aux jalousies nationales. Contraint par l’opinion et les nécessités de son régime de renoncer à sa première politique, l’empire n’en avait point d’autre à mettre à la place. Il ne lui restait que des expédiens. A vrai dire, pendant les dernières années, le gouvernement impérial n’eut plus de politique. Il demeurait en suspens entre les trois partis qui s’offraient à lui et dont chacun à la cour et dans le public avait ses défenseurs. Tantôt il inclinait vers un retour à ses vieux projets et cherchait pour la France des agrandissemens impossibles, tantôt il penchait vers une lutte qui eût renversé les conséquences de sa propre politique, il commençait des armemens que les murmures du pays lui faisaient interrompre, il ébauchait une organisation militaire dont il n’osait poursuivre l’application ; le plus souvent, autant par incertitude que par système, il se résignait avec le gros de l’opinion au maintien d’un statu quo précaire, impossible à perpétuer, inconciliable avec une paix solide.

A force de tâtonnemens, à force de contradictions, la politique du second empire avait fini par mécontenter tous les partis à la fois. Le plan napoléonien ne faisant que reprendre en grand la politique étrangère de l’opposition sous la restauration et la monarchie de juillet, les idées impériales ne pouvaient manquer de trouver au début un appui parmi les libéraux et les démocrates, qui pendant quarante ans s’étaient faits les avocats des nationalités. Elles le rencontrèrent en effet à l’origine des affaires d’Allemagne comme dans celles d’Italie. On n’a pas oublié que tous les principaux organes de l’opinion démocratique ou libérale soutenaient en 1866 la politique de l’alliance italo-prussienne. Les semi-libéraux, les cléricaux et la masse des conservateurs, qui subissaient leur influence, s’y montraient au contraire fort hostiles. De 1859 à 1867, au moment décisif de la grande crise qui devait transformer l’Europe, l’empire se trouva dans cette singulière position de voir sa politique étrangère combattue par ses partisans, appuyée par ses adversaires du dedans. C’était là une situation fausse et par là pleine de périls. Pour applaudir à ses vues en Roumanie, en Italie, en Pologne, même en Allemagne, les libéraux et les républicains ne se ralliaient pas à Napoléon III, tandis que les conservateurs et les cléricaux, qui avaient été les parrains du second empire, menaçaient de se détacher de lui. Il aurait fallu à l’empire une énergie qu’il n’avait point pour ne pas s’arrêter dans une voie où il rencontrait les répugnances de ses soutiens naturels sans trouver chez ses adversaires un appui auquel il pût se fier. Après avoir quelque temps soutenu la politique impériale en Italie et en Allemagne, l’opposition démocratique elle-même l’abandonna au moment critique, et, se retournant violemment contre elle, lui reprochait avec amertume les résultats des deux unités auxquelles plus que personne son parti avait poussé. Sadowa, que par haine de l’église et de la vieille Europe leurs journaux avaient appelé de tous leurs vœux, devint entre les mains des « irréconciliables » une des principales machines de guerre contre l’empire. Ainsi attaquée ou désavouée de tous, à gauche comme à droite, la politique impériale, surprise de son isolement, se trouvait toute désorientée et déroutée, poussée aux contradictions et aux coups de tête par les invectives mêmes de ceux qui, en lui reprochant ses fautes, lui disputaient les moyens militaires de les réparer.

Dans les embarras de sa politique étrangère, l’empire essaya de chercher au dedans les diversions que d’ordinaire dans les difficultés intérieures les gouvernemens demandent au dehors. Ne pouvant plus offrir la gloire, il devait se résigner à en revenir à la liberté. Il le tenta ; mais il le fit, comme toutes choses, avec des incertitudes, des demi-mesures, des prétentions contradictoires, sans consentir à dépouiller le césarisme, sans renoncer franchement à toute arrière-pensée de revanche belliqueuse. Par un résultat tout contraire aux espérances de l’empereur, ce qu’il avait pu réaliser des rêves de sa jeunesse avait, au lieu de l’étouffer, servi d’aliment à l’esprit critique, à l’esprit d’opposition. A cet égard, ses succès lui avaient encore plus mal réussi que ses échecs. L’exécution des idées napoléoniennes, dans ce qu’elles avaient de moins chimérique et de plus élevé, avait affaibli son pouvoir en blessant des préjugés ou des intérêts sur lesquels il s’appuyait. Les deux plus grands actes de son règne, l’émancipation de l’Italie et l’initiative du libre échange, devinrent chacun le point de départ d’une opposition nouvelle, d’autant plus redoutable qu’elle était conservatrice, opposition passionnée et exigeante comme la conscience et les intérêts, et dont, malheureusement pour la France, l’esprit a survécu à la chute de l’empire. La campagne d’Italie, en mettant en péril le pouvoir temporel du saint-siège, aliénait à l’empire une des principales forces morales qui l’avaient relevé, le clergé et le parti ultramontain, qui dès lors lui firent une guerre tour à tour sourde et bruyante, et dont les menées allaient poursuivre le souverain jusque dans le sein de la famille. Les traités de commerce qui, dans la pensée de l’empereur, devaient doubler la richesse de la France et enchaîner les nations de mille liens pacifiques, alarmèrent les intérêts matériels, la grande industrie, une autre des principales forces qui avaient porté Napoléon III sur le trône. La seconde des grandes mesures économiques de l’empire, la liberté des coalitions ouvrières, qui devait apaiser la lutte du travail et du capital en leur reconnaissant des droits égaux, ne fit qu’envenimer leur antagonisme, troubler les conservateurs qui se l’étaient laissé arracher, sans que les classes qui en bénéficiaient y vissent autre chose qu’une arme pour des conquêtes chimériques. La reconstruction de Paris, qui, en donnant aux ouvriers le travail et le bien-être, devait leur enlever le désir et les moyens de faire des révolutions, ne semblait aboutir qu’à rassembler dans la capitale une armée pour l’émeute. Les expositions internationales elles-mêmes réunissaient moins les peuples que leurs élémens révolutionnaires. Grâce aux délégués ouvriers des différens pays, elles devenaient le point de départ de cette Association internationale des travailleurs que l’empire était obligé de poursuivre après en avoir paru encourager les débuts. La liberté de la presse et le droit de réunion ne faisaient que fomenter les passions antisociales, et, dans leur effroi, nombre de conservateurs naïfs et de fonctionnaires ignorans en venaient, pour se sauver de la démagogie, à souhaiter une puissante diversion extérieure, sans voir qu’au lieu de la lui fermer une grande guerre pouvait ouvrir la porte à la révolution.

Les plans de Napoléon III n’avaient guère mieux réussi avec l’armée, qui avait été l’instrument de son élévation, et qui, devant le flot montant du socialisme, demeurait plus que jamais sa sauvegarde. Lorsqu’elle semblait tendre à se rapprocher de la Prusse, la politique impériale rencontrait dans l’armée plus de répugnance encore que dans la nation. Pour le général et l’officier, la guerre est une carrière, un métier, la paix un chômage. Tant que les plans de l’empereur lui donnèrent de l’occupation, des campagnes, de l’avancement et des honneurs, l’armée peu préoccupée des causes pour lesquelles elle se battait, se montrait satisfaite. Était-il question de désarmement, de politique modeste et pacifique, elle ne cachait pas son mécontentement ; ce n’était point là ce qu’elle attendait d’un Napoléon. Les victoires de la Prusse sur l’Autriche, l’arrogance des généraux de Berlin, ne pouvaient manquer de blesser l’amour-propre d’une armée habituée à se regarder comme sans rivale. A la cour impériale comme dans les casernes, une guerre sur le Rhin devint le rêve de tout ce qui était militaire, de tout ce qui se piquait de patriotisme. Avec une folle infatuation, avec une présomptueuse ignorance de sa propre faiblesse et des forces de l’Allemagne ; l’armée, toujours avide de se distinguer, demandait à se mesurer avec ces orgueilleux Prussiens, comme s’il ne se fût agi que d’un assaut de salle d’armes. Elle appelait avec passion cette guerre où, en dépit de son héroïsme, elle devait tout entière tomber aux mains de l’ennemi, et où tant de ses généraux les plus populaires devaient laisser leur réputation, si ce n’est leur honneur.

Aux illusions militaires se joignaient en France les illusions diplomatiques, plus dangereuses peut-être encore. On s’imaginait que toute l’Europe éprouvait pour le rapide accroissement de la Prusse et l’arrogance des hobereaux de Brandebourg les mêmes appréhensions, la même antipathie que la France. On ne voyait point que le plan impérial avait encore plus mal réussi au dehors qu’au-dedans, que l’idée napoléonienne avait soulevé chez les puissances plus de craintes et de rancunes que dans les partis de l’intérieur. Malgré ses précautions pour ménager leurs susceptibilités, les projets de Napoléon III n’avaient pu manquer d’inquiéter tous les états de l’Europe, tous plus ou moins directement menacés. Les incertitudes de sa politique n’avaient fait qu’augmenter les méfiances des cabinets, ses essais de compromis que lui enlever l’alliance des puissances qui avaient profité de son appui. En Italie, avec ses tergiversations sur la question romaine, avec l’expédition de Mentana, l’empire avait perdu le bénéfice de Solferino. Selon le mot d’un Italien, Mentana avait tué : Magenta. En Allemagne, avec ses restrictions formelles ou implicites, avec son veto sur la ligne du Mein, il avait perdu le profit de ses premières connivences avec la Prusse. Ses tentatives en faveur de la Pologne, pendant la grande insurrection de 1863 n’avaient servi qu’à lui aliéner la Russie, ses menées successives et presque simultanées avec la Prusse et l’Autriche qu’à soulever les défiances de l’Allemagne, des petits états du centre de l’Europe et de l’Angleterre, toujours soupçonneuse au sujet de la Belgique et du Rhin. Au lieu de disposer les puissances étrangères à notre alliance ; nous les avions presque toutes blessées dans leur orgueil ou leurs intérêts ; nous en avions même intéressé plusieurs à notre défaite, la Russie sur la Mer-Noire par le traité qui lui défendait de relever Sébastopol et ses flottes, l’Italie à Rome par notre éternelle occupation qui lui interdisait sa capitale. Grâce à ses demi-mesures et à ses réticences, à ses volte-faces, et à ses hésitations qui prenaient l’aspect de la duplicité, l’empire dérouté par les inquiétudes de la France, l’avait partout isolée en Europe. Elle restait seule, à la fois présomptueuse et mécontente, sans direction, sans politique, exposée à tous les hasards des décisions passionnées.


V

Pendant que la politique française se perdait en tâtonnemens, les peuples voisins prenaient de plus en plus conscience d’eux-mêmes, de leur volonté et de leurs forces ; Leurs exigences croissaient avec le succès. Fiers de la constitution de leur unité, ils se montraient de moins en moins disposés à en payer la rançon à la France, de plus en plus enclins à l’achever sans elle et au besoin malgré elle. Élevé dans l’exil, Napoléon III. connaissait l’étranger beaucoup mieux que la plupart des Français si ignorans à cet égard. Il était un des rares politiques de France qui sussent faire entrer dans leurs calculs les sentimens des autres peuples, mais, depuis qu’il s’était emparé du pouvoir, Napoléon III n’avait pu se tenir par lui-même au courant de la marche rapide des idées en Italie et en Allemagne. Ce fut là une des principales causes de ses méprises et de l’avortement de ses plans. Il n’avait vu que de loin la grande crise de 1848 ; il était demeuré étranger au travail latent qui l’avait suivie, et ne se rendait pas compte du progrès des idées unitaires. Il est même incertain que Napoléon III ait jamais nettement compris le lien qui rattache l’unité d’un peuple à son indépendance, et la force qui pousse les nations de l’une à l’autre. Quand il encourageait les principautés roumaines à l’unité, il ne semblait guère prévoir qu’un tel exemple pût être bientôt imité par des peuples plus considérables. La promptitude, la facilité de l’unification de l’Italie et de l’Allemagne devait être pour lui une surprise. Dans les deux pays, ses vues, déjà vieillies, devaient être dépassées, sa politique débordée. Il en était resté à l’Allemagne et à l’Italie de sa jeunesse, comme d’autres politiques plus âgés en sont toujours demeurés à la rêveuse Germanie et à l’indolente Italie du commencement du siècle. Les idées avaient marché depuis le temps où s’étaient formés, sous l’influence des méditations de Sainte-Hélène et des libéraux français, les rêves du prisonnier de Ham. Lorsqu’il eut les moyens, l’heure de l’exécution était passée. Ces plans de reconstruction européenne au profit de l’agrandissement de la France d’accord avec les peuples voisins étaient d’une réalisation facile au début du siècle. Vers 1830, de pareilles combinaisons eussent encore eu des chances d’être agréées des peuples intéressés, et les lettres de lord Palmerston font croire que le gouvernement de juillet ne fut point sans y songer. La Belgique offrait de se donner à Louis-Philippe ; les provinces du Rhin elles-mêmes hésitaient encore entre leurs sympathies pour la France libérale et les souvenirs de leur origine germanique. En 1848, il était déjà trop tard pour toute combinaison de ce genre ; qu’était-ce donc sous le second empire ? A moins de se contenter de modestes rectifications de frontières, ces plans d’acquisition pacifique et libérale étaient devenus un anachronisme. En dehors de la Savoie, la France ne pouvait obtenir que d’insignifiantes compensations : du côté de l’Allemagne, tout accroissement important n’eût été qu’une conquête brutale et précaire comme celle de l’Alsace par la Prusse.

Au lieu d’être disposés à nous faire des sacrifices, nos voisins se trouvaient autant de droits que nous à faire tourner la reconstitution de l’Europe au profit de leur grandeur. Leurs hommes d’état faisaient des calculs analogues à ceux de Napoléon III. Chacun avait ses plans pour le renouvellement de l’Europe, chacun comptait s’en servir pour faire une plus large place à son pays. L’idée était si naturelle qu’elle se retrouvait partout, chez les peuples comme dans les cours. Cette grande crise des nationalités en travail offrait à toutes les visées ambitieuses un large champ ; c’était comme une succession ouverte où chacun était admis à faire valoir ses titres. Tous les droits se trouvant remis en question, toutes les prétentions se faisaient jour. Chaque peuple, grand ou petit, Allemagne, Russie ou Italie, états Scandinaves, Hongrie, Grèce, Roumanie, Serbie, regardait autour de soi, avide de découvrir quelque territoire à réclamer. L’ambition, se mêlant à ce mouvement des nationalités, en faisait, au lieu d’un principe pacificateur, un des germes de guerre les plus actifs qu’ait jamais nourris l’Europe. Dans l’indécision où demeurait le droit nouveau qui devait servir de fondement à la répartition des états, chacun l’entendait selon ses intérêts. Là on invoquait la géographie, ici l’histoire, ailleurs la langue, presque partout faussant ce principe de nationalité dont on réclamait le bénéfice, oubliant qu’un seul droit pouvait se substituer à l’ancien droit de conquête ou de légitimité dynastique, le droit des peuples sur eux-mêmes.

Au milieu de ces compétitions opposées, pour diriger la réorganisation de l’Europe dans un sens profitable à la civilisation et favorable à la paix, il eût fallu un grand politique et peut-être aussi un grand capitaine. L’un et l’autre, au moment critique, ont manqué à la France. Son histoire et son génie semblaient l’inviter à présider à cette grande tâche, plusieurs fois entrevue par ses politiques et ses souverains. Napoléon avait eu douze ans pour la faire. Après lui, la France affaiblie, devenue pour ses voisins un objet de méfiance, à demi étrangère au mouvement national qui agitait l’Europe, se trouvait moralement et matériellement bien moins en situation de diriger le renouvellement du continent. Napoléon III en voulut prendre l’initiative ; c’était une tâche trop lourde pour son génie. Il lui manquait à la fois la tête pour la conduite de la grande révolution, le bras pour l’exécution. Il n’était point homme de guerre, et dans son caractère politique il y avait des lacunes funestes. Au-dessous du souverain, le second empire a eu des hommes d’affaires, mais point d’hommes d’état, — de vaillans soldats, mais point de capitaines.

Bien différente a été la fortune de nos voisins. L’Allemagne a eu M. de Bismarck, et l’Italie M. de Cavour, trop tôt enlevé pour la France autant peut-être que pour sa patrie. Dans ce bonheur de la Prusse et du Piémont, il faut se garder de croire que tout fût fortuit. Il est des pays tellement préparés à certains rôles, dont la voie, d’abord vaguement pressentie, finit par être si nettement indiquée, qu’à l’heure marquée il en sort naturellement de grands hommes d’état. Le Piémont en Italie, la Prusse en Allemagne étaient dans ce cas ; leur voie était pour ainsi dire toute tracée. Il en était bien autrement de la France, qui, dans la crise des nationalités européennes, ne se sentait pas un intérêt direct, qui, n’en éprouvant point les besoins, n’en comprenait bien ni les tendances ni la force.

Le bras nous a manqué plus encore que la tête, et l’Allemagne a eu l’un dans M. de Moltke, comme l’autre dans M. de Bismarck. Ici encore ce n’était point hasard. Obligées de se faire une place dans le monde, territorialement petite et mal faite, évidemment incomplète et provisoire, la Prusse, depuis son origine, n’a eu qu’un souci : s’arrondir, s’achever, absorber l’Allemagne. — Toutes ses forces, toute son intelligence sont demeurées constamment tendues vers ce but ; avec une unité de direction que sa situation même lui imposait, et dont l’habitude des révolutions a depuis longtemps privé la France. La Prusse s’était donné une éducation civile et militaire, et pour ainsi dire un entraînement d’un demi-siècle ou mieux d’un siècle ou deux, depuis les jours du grand-électeur, de Frédéric-Guillaume et de Frédéric II. La France au contraire, à peu près faite et achevée territorialement depuis longtemps, s’adonnait tout entière à la conquête du progrès politique ou économique. La liberté, l’égalité, la richesse, étaient tour à tour ou en même temps le but suprême de ses efforts. L’esprit militaire avait cédé le pas à l’esprit industriel et pacifique ; il ne pouvait gagner à ses tendances bourgeoises ou démocratiques. Au lieu d’embrasser toute la nation, l’armée française ne comprenait qu’un nombre restreint de citoyens ; les classes les plus élevées par la richesse, donc aussi par l’instruction, par l’intelligence, demeuraient le plus souvent en dehors d’elle. Ainsi privée de l’élite de la nation, l’armée française se trouvait inférieure à la France, tandis que l’armée prussienne se recrutait de tout ce qu’il y avait de mieux né, de mieux élevé, de plus vivace dans la Prusse. Comme combattant, la France de la révolution, divisée en partis, sans discipline, sans unité morale, n’était pas moins inférieure à la Prusse encore à demi féodale, à la Prusse n’ayant qu’un roi et qu’un drapeau. La France était incapable de demeurer unie et fidèle à ses chefs dans les revers ; l’ennemi pouvait être sûr que l’émeute y achèverait la défaite. Chose qu’il ne faut point oublier, des deux pays, c’était le plus anciennement achevé, celui dont l’unité était faite depuis des générations, c’était la vieille France qui, devant l’ennemi, devait se montrer le moins un. Aux jours de la lutte, la Prusse devait tout avoir pour elle, un peuple admirablement discipliné, une armée supérieure à la fois par le nombre, par l’organisation et la science, et de plus l’élan de toute cette grande nation allemande avide de montrer sa force et fière de sa récente unité.

La Prusse de M. de Bismarck a en tout, l’intelligence et la force ; il ne lui a manqué qu’une chose, l’idée morale. Des vastes plans du ministre prussien la notion du droit semble absente ; dans l’Allemagne éblouie, bien peu de voix tentent de la lui rappeler. Il a foulé aux pieds le vieux droit dynastique ; sans chercher à lui en substituer un autre dans le consentement des peuples. Au lieu d’une fédération de nations également indépendantes, l’Europe de ses rêves, dont nous n’avons pas encore vu la fin, c’est la domination exclusive et égoïste d’une race sur les autres ; c’est moins le rétablissement de la nationalité allemande que la restauration du saint-empire, suzerain oppresseur du continent. Au lieu du suffrage universel, instrument à ses yeux encore trop peu flexible, ses procédés d’organisation, des états sont le fer et le feu, ou mieux, grâce à l’industrie moderne, l’acier Krupp et le pétrole. La violence prend à peine souci de se déguiser. En Allemagne même, alors qu’en faisant l’unité la Prusse accomplissait une tâche nationale facile à couvrir d’une sanction populaire, elle a préféré ne se servir dans ses annexions que du droit Des armes, tant elle craignait de reconnaître quelque part le droit des peuples ! L’Allemagne, par sa complicité dans les violences de la Prusse envers le Danemark et envers la France, a montré qu’elle méritait peu d’être traitée autrement. Grâce à elle, au lieu de l’idée, moderne, de l’idée française du droit, c’est la vieille notion germanique, la force, qui plus, que jamais apparaît comme la maîtresse du monde, et parmi ses sectateurs des bords du Weser et de la Sprée elle s’affirme avec une brutalité, dont la naïveté sent la barbarie.

Le triomphe de la Prusse et de la force, voilà où l’inconséquence et les faux calculs devaient faire aboutir les grands rêves de Ham et de Sainte-Hélène. L’idée napoléonienne devait laisser la France, la vieille protectrice des nationalités, mutilée dans la sienne ; elle devait la laisser démembrée, par la révolution, dont la générosité française avait été la première promotrice, et qui, dans le plan impérial, devait être l’occasion de sa grandeur. Au lieu d’un principe de paix et d’émancipation, le droit de nationalité, faussé par le germanisme, devient un agent d’oppression, un prétexte de conquête et de guerre sans fin. De la crise qui les devait réconcilier, l’antagonisme des peuples et des races sort plus violent. A la place du désarmement et de la paix universelle rêvés par l’impérial utopiste, l’Europe, pour avoir de nouveau laissé violer le principe qui la devait reconstituer, se retrouve plus que jamais en proie au militarisme, en proie à la révolution, ardente à profiter des désastres des guerres et du poids des charges publiques. Tels sont les résultats de ces songes mal combinés, mal poursuivis.

Dans sa défaite, malgré ses erreurs de toute sorte, malgré les fautes de ses gouvernans, la France a la consolation d’être tombée avec une notion du droit, avec un idéal politique plus élevé que celui de l’Allemagne, qui se prétend la patrie de l’idéal. Qu’elle prenne garde de se laisser entraîner à d’injustes rancunes contre le principe dont elle semble la victime. Loin de renier le droit dont elle est devenue un des martyrs, qu’elle le maintienne au nom même de ses souffrances. Aujourd’hui elle y est directement intéressée. Mutilée dans sa propre nationalité, qu’elle reste fidèle à ce principe de nationalité et au libre consentement des peuples, violés chez elle par la Prusse. C’est le seul droit qui lui demeure sur Metz et Strasbourg, le seul au nom duquel elle les puisse jamais revendiquer. C’est celui que son adversaire, après s’en être hypocritement prévalu partout où il pouvait tourner à son profit, foule cyniquement aux pieds sur chacune de ses frontières, dans la Pologne, dans le Slesvig danois, dans l’Alsace-Lorraine. C’est celui qu’il menace partout, sur le Sund et le Zuiderzée, dans la Bohême et dans la Suisse, sur le Danube et l’Adriatique. Vaincue et purifiée par le malheur, que la France reste attachée à ses traditions généreuses, à sa politique libérale, au culte du droit des peuples ; aujourd’hui qu’il est partout mis en péril par les convoitises de l’Allemagne prussienne, le voilà plus qu’en 1815 redevenu notre allié naturel. Dans sa défaite, la France peut se glorifier de ce qu’elle a fait pour ce principe. En regardant autour d’elle, parmi tous ces peuples entre lesquels au jour de la détresse elle n’a pu trouver un allié, elle peut avec orgueil compter combien l’ont eue pour protectrice, combien l’ont vue défendre leur indépendance, et ont du sang français pour ciment de leur nationalité. La liste en est longue, depuis l’immense république des États-Unis jusqu’à l’Italie justement fière de son rajeunissement, depuis la Hollande et le Portugal aux jours de nos rois jusqu’à la Grèce et la Belgique dans notre siècle, sans compter les créatures ou les protégés de notre diplomatie, comme la Roumanie, la Serbie, le Monténégro, et ceux auxquels nous n’avons pu montrer que d’impuissantes sympathies, comme la Pologne et le Danemark. La plupart des petits peuples de l’Europe nous doivent en partie l’existence, et de l’Archipel à la Baltique, des sources aux bouches du Rhin, s’ils parviennent à sauver leur indépendance des convoitises de l’Allemagne et de la Russie, ce sera peut-être encore à la France qu’ils le devront, à la France rajeunie dans l’épreuve et redevenue le chef des peuples libres.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Idées napoléoniennes, p. 143.
  2. Idées napoléoniennes, p. 149 et 150.
  3. Proclamation du 3 mai 1859.
  4. Voyez les séances de la chambre des députés de janvier et février 1848.
  5. Les Bonaparte depuis 1810 ; Bruxelles 1847. — La reine Hortense en Italie, en France et en Angleterre pendant l’année 1831 ; Paris 1861.
  6. L’Occident français, préface du premier et unique numéro d’un recueil, fondé pour relever le bonapartisme par M. Fialin, depuis M. de Persigny ; Paris, 1834. Paul Dupont.
  7. Lettre de M. Félix Pyat. à M. Louis-Napoléon Bonaparte ; Paris 1851. Ch. Banet.
  8. Œuvres de Napoléon III. — Mélanges. — La Paix, t. II, p. 42.
  9. Cette place réservée à la liberté à l’heure où elle serait devenue inoffensive est indiquée plusieurs fois dans les Idées napoléoniennes, p. 9, 41, 42, 44, 162, etc.
  10. Idées napoléoniennes, p. 162.
  11. Discours de M. É. Ollivier dans la séance du corps législatif du 9 décembre 1867.
  12. M. Sainte-Beuve, dans un fragment écrit à propos de la Vie de César par Napoléon III. Nouvelles Causeries du lundi, t. XIII.
  13. Discours de M. É. Ollivier dans la séance du corps législatif du 9 décembre 1867.
  14. Voyez dans la Revue les travaux de M. de. Laveleye sur l’Allemagne depuis la guerre de 1866, livraison du 15 février 1867 et suivantes ; — les Droits et les Devoirs de la Prusse, par M. Saint-René Taillandier, 15 octobre 1866 ; — la Guerre entre l’Allemagne et la France, par M. E. Renan, 15 septembre 1870, — et la lettre de M. de Sybel, 15 septembre 1866.