La Politique européenne et l’annexion de la Bosnie-Herzégovine

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La Politique européenne et l’annexion de la Bosnie-Herzégovine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 839-873).
LA POLITIQUE EUROPÉENNE
ET
L’ANNEXION DE LA BOSNIE-HERZÉGOVINE

Comment l’initiative simultanée du gouvernement austro-hongrois et du gouvernement bulgare, les 4 et 5 octobre 1908, a jeté l’Europe dans la crise dont elle vient à peine de sortir, nous l’avons raconté ici en son temps. Dans une étude postérieure, nous avons montré, dans la rivalité anglo-allemande, la cause générale et profonde qui, de nos jours, se retrouve dans tous les conflits internationaux pour les envenimer et les fausser. Enfin, nous avons fait voir, dans la pratique du boycottage, l’arme nouvelle dont disposent les peuples pour intervenir directement dans les querelles des princes[1]. Il nous est permis maintenant, la bataille terminée, d’embrasser d’un coup d’œil d’ensemble les phases successives de la campagne et d’en apprécier les résultats. Le comte Schouvaloff, dont on sait le rôle au Congrès de Berlin, écrivait en juillet 1882 : « Je ne me serais jamais imaginé que les difficultés que l’Autriche rencontre en Bosnie-Herzégovine soient aussi considérables. Le plus mauvais, dans cette cession de territoire, c’est que, dans ma profonde conviction, elle menace dans l’avenir la paix de l’Europe. C’est de là que partira un jour la fusée qui mettra le feu aux poudres. Ce sera le brandon qui décidera la question slave[2]… » L’Europe a pu croire dernièrement que la prédiction du grand diplomate russe allait se réaliser intégralement ; la question slave a été posée ; peu s’en est fallu que la fusée n’atteignît les poudres. La question d’Orient, qui met en jeu tant d’intérêts, est la pierre de touche des combinaisons d’alliances et d’ententes européennes : le moindre déplacement de l’équilibre balkanique a ses répercussions dans la politique de tous les grands Etats. Engagé à propos de la Bosnie, le conflit diplomatique n’a pas tardé à s’amplifier en une lutte pour l’hégémonie et, par la force des circonstances plus encore que par la volonté des hommes, il a mis aux prises les groupemens rivaux qui se partagent l’Europe et qui cherchent à y exercer une influence prépondérante. Nous avons vu comment l’Europe était entrée dans la crise : voyons comment elle en sort. L’histoire d’une bataille diplomatique, ses grandes phases, ses incidens marquans, ses résultats pour chacun des combattans, c’est ce que nous voudrions exposer ici.


I

« Napoléon arrive ; il est dans l’air ! » s’écriaient les généraux de la Coalition, lorsque, à l’activité des troupes françaises, à la précision de leurs mouvemens, ils reconnaissaient la présence d’une volonté souveraine et ordonnatrice. « Bismarck est dans le jeu, il tient les fils, il inspire les diplomates et prépare les événemens, » c’est, quand on étudie l’histoire de la grande crise qui, de 1875 à 1878, a si rudement secoué et troublé l’Europe, la réflexion qui s’impose à l’esprit. La continuité dans les desseins, la coordination dans les actes, la prévision lointaine, conséquence de la vision précise des réalités et de l’évaluation exacte des forces, c’est, dans l’histoire, la marque des grands maîtres de la guerre ou de la politique. Rien de tel n’apparaît dans l’histoire de la crise balkanique qui vient de s’achever ; dans la complexité des négociations, si l’on cherche un fil conducteur, on ne le trouve pas, ou l’on en trouve plusieurs, qui s’enchevêtrent. La politique se fait au jour le jour, sans plan, sans méthode, sans grandes vues : les événemens conduisent les hommes, et non les hommes les événemens.

Il est permis, tout en rendant hommage à ses capacités très distinguées, de se demander si le baron d’Æhrenthal, lorsque la Révolution turque le décida à transformer en annexion l’occupation de la Bosnie-Herzégovine, avait prévu les obstacles qu’il allait rencontrer et soupçonné toutes les conséquences de son initiative, ou si, au contraire, il ne crut pas se trouver en présence d’une opération très simple, d’un changement plus nominal que réel, qui n’offusquerait personne et ne modifierait en rien l’équilibre européen. L’émotion soulevée dans le monde slave, l’irritation violente de l’opinion russe, l’opposition de M. Isvolski, la résistance audacieuse de la Serbie et du Monténégro, le nationalisme intransigeant des Jeunes-Turcs et la campagne du boycottage, ont surpris le gouvernement austro-hongrois qui comptait, pour réaliser sans obstacle ses desseins, sur les embarras du nouveau régime turc et, en Russie, sur la sympathie du ministre des Affaires étrangères et sur la réorganisation incomplète de l’armée. M. Isvolski, lui aussi, a eu des surprises. Lorsque le baron d’Æhrenthal, à l’entrevue de Buchlau, fit part à son collègue, dans « une conversation académique » et sans préciser la date, de son intention d’annexer la Bosnie en même temps qu’il renoncerait à ses droits sur le sandjak de Novi-Bazar, le ministre russe, semble-t-il, fut surtout frappé des avantages que la Russie et l’Europe trouveraient à une combinaison qui créerait, dans le Balkan occidental, une situation définitive ; il vit l’Autriche posant elle-même une borne à son expansion balkanique et renonçant à cette « politique des chemins de fer » qui avait, quelques mois auparavant, si fort alarmé la Russie ; il crut que son pays pourrait trouver, dans la combinaison, des avantages compensateurs ; mais il ne prévit ni le déchaînement de la presse et de l’opinion russe et slave, ni l’opposition des grandes puissances au nom des traités violés, ni les revendications ardentes des Jeunes-Turcs. De ces surprises et de ces incertitudes du début, résulta un certain flottement, une certaine hésitation dans les décisions à prendre et dans les méthodes à suivre ; on laissa s’aggraver une situation qui aurait pu être résolue beaucoup plus tôt. Heureusement, chaque fois que le feu a paru sur le point de s’allumer, les pompiers sont accourus, toujours empressés, mais parfois maladroits ; il convient pourtant de leur savoir gré d’avoir réussi, pour quelque temps, à noyer sous des formules diplomatiques les matières inflammables qu’ils avaient imprudemment laissées s’accumuler.

De ces grandes passes d’armes diplomatiques, les questions de personnes ne sont jamais absentes. Schouvaloff a raconté, dans ses Mémoires, comment les dispositions de Bismarck à l’égard de la Russie, en 1878, subirent le contre-coup de ses rancunes contre Gortschakoff : « Tout est changé, s’écria Bismarck en apprenant que le vieux chancelier serait le premier plénipotentiaire russe au Congrès, je ne permettrai pas au prince Gortschakoff de monter une seconde fois sur mes épaules pour s’en faire un piédestal[3]. » Dans les récens événemens, les questions de personnes semblent, à certains momens, passer au premier plan ; elles ont certainement contribué à envenimer le différend et à prolonger le conflit. Il serait téméraire, en si délicate matière, de rien préciser, mais il serait naïf de ne chercher, en politique, que des grandes vues et des pensées élevées ; il y a place pour des sentimens moins nobles, des mobiles plus mesquins. Sans y insister, il fallait noter ce trait de la physionomie de la dernière crise : elle n’a pas grande allure ; l’escrime des adversaires n’est pas très franche, pas très dégagée ; ils font blanc de leur épée, mais ils ne s’engagent pas à fond et, dès que la résistance devient sérieuse, ils rompent. On ne s’est pas battu, on s’est tâté.

L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie mettait l’Europe en présence de deux séries de difficultés de nature différente ; les unes relevaient du vieux droit des gens, de ce que l’on appelait jadis la « politique des Cabinets, » les autres appartenaient à la « politique des peuples. » Les premières résultaient de la violation, par l’initiative de l’une des parties contractantes, d’un traité délibéré et signé, en un Congrès solennel, par sept grandes puissances. De ces sept puissances, l’une, la Turquie, subissait un préjudice matériel, puisqu’elle perdait la souveraineté, plus nominale, il est vrai, qu’effective, d’une grande province ; les autres (Allemagne, Angleterre, France, Italie, Russie) ne pouvaient intervenir qu’au nom du respect dû aux traités et des égards que les signataires d’un acte diplomatique aussi important sont tenus d’avoir les uns vis-à-vis des autres. De plus, ces puissances étaient moralement engagées envers la Turquie à ne pas tolérer l’aggravation sans compensations d’un traité dont, en 1878, elles lui avaient imposé l’acceptation. L’indépendance de la Bulgarie et la proclamation du prince Ferdinand comme tsar des Bulgares soulevaient une difficulté de même nature : les traités étaient violés, la Turquie était frustrée d’une souveraineté nominale. Les deux questions pouvaient donc se résoudre en même temps, par la même procédure.

La seconde série de difficultés naissait de la protestation de la Serbie et du Monténégro et du mouvement d’opinion qui soulevait ces deux pays contre l’annexion de la Bosnie ; elle venait compliquer et envenimer la première. Nous avons, dans un précédent article, exposé déjà le point de vue serbe ; nous n’y reviendrons pas. Dès le 7 octobre, M. Milovanovitch, ministre des Affaires étrangères de Serbie, dans une note aux puissances, protestait, au nom du droit des peuples et des nationalités, contre la violence faite aux frères serbes de Bosnie et d’Herzégovine et, exposant le préjudice matériel et moral fait à la nation serbe par la ruine de ses espérances et la fermeture de ses débouchés, il demandait à la justice de l’Europe, ou de s’opposer à l’annexion ou d’obtenir, pour la Serbie, des compensations. Les revendications serbo-monténégrines soulevaient des questions d’une nature extra-juridique ; elles portaient le débat sur le terrain des nationalités ; ni la Serbie, ni le Monténégro n’étaient parties contractantes au traité de Berlin dont ils avaient subi les clauses sans être admis à les discuter. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, — si sacré qu’on puisse d’ailleurs le considérer, — n’est écrit nulle part dans le droit public ; il n’est pas matière à discussion dans les Congrès et, jusqu’ici, les gouvernemens ne l’ont invoqué qu’en de rares circonstances, lorsqu’ils étaient certains de pouvoir appuyer sur la force l’incertitude de leurs argumens de droit. Toute la complexité, toute la dangereuse acuité de la crise est faite du mélange, de la confusion de ces deux catégories de questions, la question européenne d’une part, la question austro-serbe de l’autre. La question bosniaque n’était pas grave en elle-même ; elle Test devenue parce qu’elle a été l’occasion d’une crise européenne : c’est l’affaire de Bosnie qui a donné à cette crise sa forme extérieure, son cadre ; elle est devenue le champ de bataille où se sont mesurés les deux groupes rivaux de puissances qui se partagent l’Europe. Les événemens locaux sont, pour ainsi dire, l’aliment qui entretient le conflit général, et c’est de là que des incidens imprévus peuvent surgir ; l’Europe, pendant six mois, est à la merci d’un coup de tête serbe ou monténégrin ; toute la sagesse pacifique des diplomates est impuissante à prévenir les conséquences d’un combat d’avant-postes, du coup de main d’une bande. De là, dans un conflit où personne, en définitive, ne veut la guerre, un élément d’imprévu qui en modifie parfois les aspects et en dramatise les péripéties.

Bien choisir son champ de bataille, c’est la première condition du succès : pour les puissances de la Triple-Entente, pour la Russie surtout, le champ de bataille était mal choisi. M. Isvolski a reconnu lui-même, dans un discours, que, dans la question de Bosnie, il n’avait pas les mains libres ; les engagemens de ses prédécesseurs jalonnaient par avance la route par laquelle, — à moins de recourir aux armes, — s’acheminerait nécessairement le débat soulevé par l’annexion. Il faudrait remonter jusqu’au XVIIIe siècle, à 1782, pour trouver les premières ébauches d’un partage d’influence, dans les Balkans, entre le Romanoff et le Habsbourg : à Catherine, Constantinople, la Mer-Noire et le Balkan oriental ; à Joseph II, Belgrade, la Bosnie et le Balkan occidental. Les engagemens plus récens de la Russie sont donc dans l’esprit traditionnel de sa politique. Elle s’est servie, à certains momens, de la « fraternité slave, » mais elle n’a jamais solidarisé complètement les intérêts russes avec les intérêts slaves. Au moment même où elle va entreprendre une guerre dont la délivrance des Slaves du Balkan est le prétexte, elle signe la convention de Reichstadt, véritable origine de l’occupation autrichienne en Bosnie (juillet 1876) : le général Soumarakof, dans sa mission à Vienne, pendant le cours des hostilités, renouvelle ces engagemens que confirme, sur la proposition des plénipotentiaires anglais, le traité de Berlin. L’entente de 1897, conclue au moment du voyage de l’empereur François-Joseph à Pétersbourg, est conçue dans le même esprit ; elle comporte une reconnaissance nouvelle de la situation de fait acquise à l’Autriche en Bosnie-Herzégovine. Il était donc tout naturel que M. Isvolski ne protestât pas lorsque, à Buchlau, le baron d’Æhrenthal le mit au courant, plus ou moins clairement, de ses projets. Nous rappelons, sans y insister, — en ayant déjà parlé ici, — ces conventions : elles ne constituaient pas, juridiquement parlant, pour l’Autriche, un droit d’annexer la Bosnie et l’Herzégovine, mais elles étaient de nature à lui faire croire qu’elle ne rencontrerait qu’une faible opposition de la part de la Russie. Dans l’histoire de la dernière crise balkanique, les hypothèques qui, dès l’origine, pesaient sur l’action de M. Isvolski, expliquent sa résignation finale.

L’Autriche-Hongrie avait, elle aussi, des changemens : engagement envers la Turquie, très précis, dont le texte, publié ici pour la première fois par M. Hanotaux d’après les Mémoires de Carathéodory pacha, fut une révélation même pour les intéressés : — aussi la verrons-nous, avant de livrer la bataille diplomatique finale, désintéresser la Turquie en négociant directement avec elle et en lui payant deux millions et demi de livres turques ; — engagemens envers les puissances signataires du traité de Berlin. Mais, vis-à-vis de la Serbie, aucun engagement. On a, à la vérité, rappelé récemment que Andrassy, en 1869, alors qu’il n’était que premier ministre hongrois, mais à la veille de devenir chancelier de l’Empire, aurait fait proposer au gouvernement serbe, par M. de Kallay, alors ministre d’Autriche-Hongrie à Belgrade, une sorte de partage de la Bosnie et de l’Herzégovine : « L’Autriche-Hongrie s’engageait à obtenir pour la Serbie l’annexion de la Bosnie, de l’Herzégovine et de la Vieille-Serbie, de sorte que ces provinces auraient à former, avec la Serbie actuelle, un nouvel Etat serbe qui resterait sous la suzeraineté de la Porte aux mêmes conditions que la Serbie actuelle… L’Autriche-Hongrie prendrait pour son compte la partie occidentale de la Bosnie jusqu’à Verbas et jusqu’à la Narenta[4]. » Mais ces propositions n’étaient faites que par un ministre hongrois ; elles sont antérieures à toutes les conventions avec la Russie et, d’ailleurs, elles n’eurent pas de suite.

La politique de Vienne, surtout depuis la convention de Reichstadt et le traité de Berlin, a toujours été d’attirer la Serbie dans l’orbite de son influence : il n’est pas besoin de le démontrer une fois de plus. Telle a été, dans la dernière crise, la préoccupation constante de l’Autriche : elle n’a voulu traiter avec la Serbie que seule à seule, en tête à tête ; elle s’est montrée intraitable chaque fois qu’une puissance européenne a cherché à s’interposer ; elle a d’autant moins consenti à discuter son droit avec des tiers que peut-être sentait-elle que son meilleur argument était encore sa force ; elle n’a pas refusé de négocier, même dans une conférence, avec les signataires du traité de Berlin, mais elle y a toujours mis pour condition qu’il ne serait pas question de la Serbie. Cette simple constatation éclaire et domine tout le développement de la politique autrichienne dans ces derniers mois. La Serbie, se croyant soutenue par une ou plusieurs puissances ou peut-être dans l’espérance de les amener à la soutenir, s’avance, parle haut, arme ; puis, mise au pied du mur, elle se dérobe derrière l’Europe. L’Autriche, à plusieurs reprises, lui signifie qu’elle veut bien négocier avec elle, mais avec elle seule, sans intermédiaire ; elle la traque sans merci jusqu’à ce qu’elle l’ait isolée : la crise est finie lorsqu’elle croit avoir obtenu ce résultat.


II

Il parut, au premier moment, naturel aux hommes d’Etat européens que la crise ouverte par usurpation de l’Autriche-Hongrie et de la Bulgarie fût résolue par un congrès ou une conférence, afin que le traité de Berlin, délibéré par l’Europe assemblée, ne pût être modifié que par l’Europe assemblée. A Paris, à Londres, à Berlin, ce fut le sujet des entretiens de M. Isvolski avec ses collègues. Cette procédure eût été conforme au précédent fixé par le Protocole de Londres en 1871. Une conférence, convoquée à bref délai et qui se serait bornée, sans discuter le fait accompli, que personne ne songeait à remettre en question, à rechercher une rédaction nouvelle pour les articles du traité de Berlin modifiés par la double initiative autrichienne et bulgare, et à déterminer, d’un commun accord, les indemnités dues à la Turquie lésée, aurait eu les plus grandes chances d’aboutir. Mais il fallait, pour cela, se placer surtout au point de vue de la Turquie, et se cantonner dans le principe de l’intégrité de l’Empire ottoman. Au lieu de cela, que fit-on ? Dès les premiers jours, M. Milovanovitch introduisait la question serbe et prononçait, dans sa note aux grandes puissances, le mot dangereux de « compensations. » Le programme, préparé à Londres par M. Isvolski et sir Edouard Grey, était, même amendé par la prudence de M. Pichon, encore gros de dangers puisqu’il introduisait la question serbe et qu’il ne coupait pas court à l’idée des « compensations. » On apprenait que la Crète proclamait sa résolution d’être unie à la Grèce. M. Isvolski, partant pour Londres, annonçait que la Russie, en échange des avantages considérables obtenus par l’Autriche-Hongrie, demanderait la liberté des Détroits, et il ne cachait pas que M. d’Ælhrenthal n’y ferait pas d’objection. Il trouva sir Edouard Grey moins bien disposé sur ce chapitre ; le ministre anglais déclara que, pour sa part, il entrerait volontiers en négociations à propos des Détroits, mais qu’il serait impossible de demander aux Jeunes-Turcs ce nouveau sacrifice ; par là, du même coup, il manifestait les sentimens amicaux de l’Angleterre envers la Turquie régénérée et il maintenait cette clôture des Détroits à laquelle l’Angleterre attachait, naguère encore, tant de prix et pour laquelle elle a fait couler tant de sang. En France même, des journaux laissaient entendre que, d’un nouveau Congrès, la France pourrait rapporter sa liberté d’action au Maroc. En Italie, M. Tittoni, le 6 octobre, à Casate-Brianza, déclarait, dans un discours destinée rassurer l’opinion, que l’Italie aurait, elle aussi, des satisfactions et qu’il en avait obtenu la promesse dans ses conversations avec MM. Isvolski et d’Æhrenthal. On s’acheminait ainsi, sous prétexte de défendre le droit violé, vers une révision du traité de Berlin qui en aurait été, pour la Turquie, une lourde aggravation.

Nous nous sommes déjà expliqué ici sur la question serbe ; nous ne l’envisageons aujourd’hui qu’au point de vue de la diplomatie européenne, au point de vue de la Kabinetspolitik. La question serbe était de nature à faire l’objet de négociations entre les grandes puissances qui pouvaient employer leur crédit à Vienne pour obtenir au profit de la Serbie des avantages économiques ; l’erreur fut de vouloir introduire à la conférence les revendications serbes au même titre que les questions juridiques que l’on aurait à y débattre, et d’avoir fait, de difficultés d’ordre divers, une confusion telle que la conférence ne pouvait plus qu’aboutir à un échec ou conduire à une guerre. Il n’y avait aucune commune mesure entre le droit tel que le comprenait l’Autriche et les droits qu’invoquait la Serbie. Il était évident, dès le premier abord, que l’Autriche n’accepterait aucun arbitre, voire aucun « honnête courtier, » entre ses prétentions et les revendications adverses. Cette confusion entre les points qui pouvaient être soumis à une conférence et ceux qui ne le pouvaient pas, fut la cause profonde de l’échec du projet. Une conférence internationale n’est pas un parlement ; le vote de la majorité n’oblige pas la minorité, et il suffit d’une seule opposition pour faire crouler les plus habiles combinaisons. Pour discuter, il faut être d’accord, dit un vieil adage qui s’applique à merveille aux conférences internationales. Les décisions n’y peuvent être prises qu’à l’unanimité des voix et, pour l’obtenir, un accord préalable est nécessaire, à moins que l’un des opinans ne représente une force telle que les oppositions se taisent et subissent sa loi. Bismarck tint ce rôle au Congrès de Berlin. A Algésiras, il n’y eut qu’un vote important et ce fut sur une simple question d’ordre du jour : mais cela suffit pour mesurer le nombre et la force des deux partis ; il n’y eut de votes sur les questions de fond qu’après qu’on fut assuré, par les longues et difficiles négociations dont M. André Tardieu s’est fait l’historien, d’avoir trouvé des formules qui réuniraient toutes les voix. L’Autriche, dans la dernière crise, déclara qu’elle n’irait à une conférence que si le fait de l’annexion de la Bosnie n’y était pas mis en discussion et si le programme était fixé d’avance sans qu’il pût y être rien ajouté au cours des délibérations. Il était évident dès lorsque la conférence ne se réunirait pas ou que, si elle se réunissait, ce ne pourrait être que pour enregistrer, après des débats de pure forme, le fait accompli et le droit violé. Si la conférence s’était réunie, les petits États n’y auraient pas été admis ; tout se serait passé entre les sept grandes puissances signataires du traité de Berlin, et l’on aurait vu une fois de plus les grands Etats disposer des plus petits sans consulter leurs vœux, ni les admettre à en délibérer. Il vaut mieux que les nations démocratiques n’aient pas donné ce spectacle et n’aient pas consacré, par un nouveau précédent, un droit si peu conforme à la justice.

A Buchlau et à Desio, à Paris, à Londres et à Berlin, M. Isvolski s’était trouvé en face d’hommes d’Etat avec lesquels il avait échangé des vues sur la question de Bosnie ; il avait négocié loin de son pays ; quand il rentra à Saint-Pétersbourg, déjà mécontent de son insuccès à Londres dans la question des Détroits, et ulcéré de l’initiative prématurée du baron d’Æhrenthal, il trouva l’opinion publique russe très excitée contre l’Autriche ; un violent courant de sympathies slaves s’était formé ; la presse slavophile s’exprimait sans ménagemens sur la politique autrichienne et n’épargnait même pas le nouveau roi des Bulgares. L’entente avec l’Autriche, inaugurée par les accords de 1897, n’avait jamais été populaire ; elle apparaissait aux héritiers de l’opinion panslaviste comme une abdication des Slaves en face de la politique germanique des Habsbourg. M. Isvolski céda à un courant d’opinion dont l’intensité le surprit. La Serbie reçut de Pétersbourg des encouragemens, en même temps qu’elle en recevait de Londres. Le prince héritier de Serbie, Georges Karageorgévitch, vint en Russie d’où il lança un télégramme ardemment patriote. M. Pachitch séjourna plusieurs semaines à Pétersbourg : le chef des vieux-radicaux est l’un des hommes d’Etat les plus éminens de la Serbie ; c’est lui qui, dans la crise de 1906, sut tenir tête à l’Autriche et trouver des débouchés pour les produits de l’agriculture nationale ; il est le représentant des idées d’entente avec les « frères slaves » de Russie et de Bulgarie : à tous ces titres il est particulièrement mal vu à Vienne, où on l’accuse d’avoir, durant son séjour à Pétersbourg, travaillé les journaux et souillé la haine de l’Autriche. A la même époque, M. Milovanovitch, ministre des Affaires étrangères de Serbie, faisait officiellement une tournée en Europe et recueillait, sinon des promesses, du moins des paroles sympathiques. Des délégués monténégrins faisaient, eux aussi, un voyage dans les principales capitales pour affirmer leur récente solidarité avec la Serbie. Ainsi, de plus en plus, la question dérivait sur le terrain des nationalités ; les manifestations de fraternité slave provoquaient en Autriche une vive agitation dans les milieux militaires et pangermanistes ; on y réclamait énergiquement la guerre pour en finir une bonne fois avec ces remuantes petites nationalités balkaniques : Slaves et Allemands étaient en présence.

L’intransigeance de la Grande-Bretagne sur la question des Détroits, le refus absolu du Cabinet de Vienne, appuyé par celui de Berlin, de laisser mettre en discussion le fait de l’annexion, et surtout la renaissance, dans l’Empire austro-hongrois comme en Russie, des sentimens de solidarité slave, présageaient l’avortement de la conférence. Elle devenait inutile et, par là même, dangereuse ; mieux valait chercher d’autres voies pour aboutir, sans pertes ni fracas, au résultat depuis longtemps prévu, la reconnaissance des faits accomplis que personne n’était disposé, en définitive, à contester sérieusement. Jusqu’à la fin des négociations, on continua de parler de la conférence ; la circulaire russe du 24 décembre était encore une démonstration de sa nécessité même dans le cas où l’Autriche viendrait à conclure un accord direct avec la Turquie ; mais désormais, ces appels à la conférence ne sont plus guère que des argumens dans la polémique diplomatique ; ils rappellent à l’Autriche qu’elle a besoin, sous une forme ou sous une autre, d’obtenir la reconnaissance, par les grandes puissances, des faits accomplis en Bosnie-Herzégovine. C’était, en effet, le point faible des positions du baron d’Æhrenthal ; il lui fallait, là, redevenir demandeur après avoir su si habilement prendre, en face des revendications serbes, l’attitude de défendeur. L’annexion de la Bosnie gardait, au moins en droit, un caractère précaire tant qu’elle n’avait pas reçu la consécration des grandes puissances. Ce serait une erreur de croire que le Cabinet austro-hongrois ait redouté la conférence ; il l’a au contraire souhaitée, mais à la condition expresse d’en circonscrire étroitement les débats et d’en dicter par avance les décisions. Une conférence, réunie dans ces conditions, aurait été une reconnaissance solennelle des faits accomplis, une sorte de blanc-seing donné à l’Autriche et à la Bulgarie, tandis qu’elles ont dû se contenter d’obtenir successivement de chaque puissance un acquiescement plus ou moins formel ; ainsi, ce qui avait été accompli hors du droit n’a pas été sanctionné par un acte solennel du droit public européen.

Durant les premières semaines de la crise, les négociations pour la conférence préoccupent moins les esprits que l’attitude belliqueuse de la Bulgarie. C’est elle qui paraît surtout menacer la paix européenne ; elle mobilise et concentre ses troupes ; formidablement armée, elle peut, en quelques jours, se ruer sur Andrinople, bousculer l’armée ottomane encore désorganisée par la révolution de Juillet et travaillée par des dissensions politiques ; l’opinion publique frémissante attend avec impatience le signal de l’attaque. Le Cabinet de Sofia espérait, en agissant par intimidation, obtenir la reconnaissance immédiate et sans conditions de l’indépendance nationale ; mais il avait compté sans le nationalisme ardent développé par la révolution de Juillet. En quinze jours, les Jeunes-Turcs concentrèrent des troupes entre Andrinople et la frontière ; le gouvernement bulgare, qui avait espéré qu’il lui suffirait de brusquer les événemens pour obtenir ce qu’il souhaitait tout en évitant la guerre, allait se trouver acculé à un recours aux armes. Dans cet embarras, le roi Ferdinand, mieux éclairé que son peuple sur les périls et les inconvéniens d’une guerre, adressa au Président de la République française un télégramme où il faisait appel à son entremise pour amener un arrangement entre la Bulgarie et la Turquie (16 octobre) ; il s’y déclarait prêt à indemniser pécuniairement le gouvernement ottoman et la Compagnie des chemins de fer orientaux. On sait comment l’intervention du gouvernement français produisit la détente souhaitée et assura la paix ; le gouvernement bulgare licencia ses réserves, et des négociations s’ouvrirent pour la fixation des indemnités à payer tant pour la capitalisation du tribut annuel de la Roumélie orientale que pour le rachat de la partie du réseau des Orientaux située en territoire bulgare.

Les négociations relatives à la conférence se traînaient dans les redites et les impossibilités (décembre 1908) quand, le 3 janvier, le discours de M. Milovanovitch et l’ordre du jour voté par la Skoupchtina vinrent ranimer l’intérêt languissant du drame et précipiter les événemens. A partir de ce moment, il faut suivre l’ordre chronologique des faits, car ils se succèdent et s’enchaînent comme attaques et ripostes dans un duel serré. Le ministre des Affaires étrangères du roi Pierre, loin d’abdiquer aucune des prétentions émises dans sa circulaire du 7 octobre, les renouvelle en les accentuant. Il expose « le programme national serbe » et déclare que ce programme « exige l’émancipation de la Bosnie au moins dans une mesure suffisante pour qu’elle puisse nouer, comme elle le jugera à propos, suivant ses sympathies et, ses intérêts, des liens intimes politiques et économiques avec la Serbie et le Monténégro. Sans libres relations politiques et économiques avec la Bosnie-Herzégovine, nous ne pouvons avoir une garantie durable pour notre avenir. » Puis il demande « que la Bosnie-Herzégovine devienne un Etat souverain ou mi-souverain sous le contrôle de l’Europe : » ainsi sera élevée entre la Turquie et les grandes monarchies militaires une barrière continue de petits Etats indépendans ; la question d’Orient sera, par-là même, résolue ou tout au moins ne provoquera plus de difficultés européennes. Au contraire, « en annexant la Bosnie-Herzégovine, en rejetant la Serbie loin de la mer Adriatique, et en empêchant notre union avec le Monténégro, l’Autriche impose à la Serbie et à la nation serbe, dans un avenir proche ou éloigné, la lutte à la vie ou à la mort. » A la suite de ce discours, la Skoupchtina votait à l’unanimité un ordre du jour ainsi conçu :


Le peuple serbe est profondément touché des sympathies que les représentans du peuple frère et de l’État russe, ainsi que ceux de l’Angleterre, de l’Italie et de la France lui ont manifestées dans ces momens difficiles pour lui ; la Skoupchtina nationale leur exprime, au nom du peuple serbe, sa plus cordiale reconnaissance. La Skoupchtina nationale est convaincue que ces sympathies sont dues tant à la justice de la cause serbe qu’à la communauté d’intérêts sur lesquels elle fonde ses espérances de secours, même effectif, de leur part, et surtout de la part de la grande puissance slave, la Russie.

La Skoupchtina nationale, après avoir entendu avec attention le discours du ministre des Affaires étrangères, et en ayant pris connaissance, attend du gouvernement royal d’entreprendre toutes les mesures nécessaires et d’employer toutes ses forces pour assurer, lors de la révision du traité de Berlin, l’indépendance politique et économique de la Serbie et du Monténégro. Elle est convaincue que ce but ne sera atteint que si l’on accorde à la Bosnie-Herzégovine la condition internationale d’une principauté vassale sous la souveraineté de Sa Majesté Impériale le Sultan et la garantie des puissances, et si l’on assure l’union territoriale de la Serbie et du Monténégro à travers la Bosnie-Herzégovine, ainsi que le transit pour la Serbie par tous les États dans toutes les directions des voies ferrées.


C’était non seulement le programme serbe dans toute son ampleur, mais c’était encore un véritable manifeste de la politique des nationalités, un appel à la fraternité slave et aux sympathies libérales ; il défaisait l’œuvre de M. d’Æhrenthal et annulait celle du Congrès de Berlin lui-même. M. Milovanovitch ne se faisait certainement pas illusion sur les résultats de son discours et de l’ordre du jour de la Skoupchtina ; tout ce qui pouvait froisser et irriter le Cabinet de Vienne s’y trouvait réuni comme à dessein : principe des nationalités, souveraineté du Sultan, garantie des puissances, revendications territoriales. Un pareil manifeste était dangereux pour la paix de l’Europe, dangereux surtout pour la Serbie ; il plaçait le débat diplomatique sur un terrain où, à moins d’aller jusqu’à la guerre, la Serbie et les puissances qui avaient encouragé ses illusions étaient vouées d’avarice à un échec.

A partir de ce moment, la diplomatie de l’Autriche redouble d’activité ; elle jette du lest : les pourparlers directs avec la Turquie, que le boycottage avait interrompus, sont repris et activement poussés. Dès le 13 janvier, on apprend que l’entente est faite. La Turquie renonce à tous ses droits moyennant une indemnité de 2 millions et demi de livres turques (56 millions de francs) et des garanties religieuses pour les musulmans de Bosnie. La manœuvre du baron d’Æhrenthal était habile : la Turquie, matériellement, avait été seule lésée ; du jour où elle renonçait à ses revendications et se déclarait satisfaite, la diplomatie de l’Europe perdait son meilleur argument ; elle ne soutenait plus qu’une protestation platonique au nom des traités violés. Quant à la Serbie, quelques jours après avoir proclamé qu’il serait juste de replacer la Bosnie sous l’autorité du Sultan, elle voyait celui-ci renoncer de lui-même à ses droits pour une somme d’argent.

La riposte de M. Isvolski, conçue dans le même style, n’est pas moins habile. Le Cabinet de Sofia ne parvenait pas à s’entendre avec la Porte sur la question des indemnités ; les Bulgares ne se résignaient pas à payer à la Turquie tant de beaux millions avec lesquels ils auraient pu, pensaient-ils, faire une guerre victorieuse et, au lieu de donner, prendre ; il serait toujours temps de payer si l’on était battu. A Constantinople, le gouvernement jeune-turc se refusait à rien rabattre de ses exigences, et il est permis de se demander s’il n’était pas soutenu dans son intransigeance par les puissances tripliciennes. Le débat, en s’éternisant, s’envenimait ; les partisans de la guerre reprenaient courage, et l’on recommençait à parler de mobilisation. Ainsi se prolongeait, dans le Balkan oriental, un état d’incertitude et d’insécurité qui accroissait les alarmes de l’Europe. M. Isvolski y mit fin par une initiative opportune (1er février) ; il proposa à la Turquie de lui faire remise de 125 millions sur l’indemnité de guerre dont elle restait sa débitrice depuis le traité de Berlin, moyennant quoi, la Turquie désintéresserait la Compagnie des chemins de fer orientaux et renoncerait à toute réclamation ultérieure. C’est donc de la Russie que la Bulgarie deviendrait débitrice ; elle s’acquitterait avec toutes les facilités et les délais qu’elle pourrait souhaiter. D’un même coup, M. Isvolski mettait fin au conflit turco-bulgare, écartait un danger de guerre, et regagnait à Sofia la popularité que sa mauvaise humeur, au moment de la proclamation de l’indépendance, avait compromise. L’Europe eut, dès le premier jour, l’impression que les propositions si raisonnables de la Russie seraient acceptées, et elle se trouva soulagée d’un grave souci. C’était le moment où la France et l’Allemagne signaient l’accord du 9 février au sujet du Maroc et où le roi Edouard VII, arrivant à Berlin (9 février) pour rendre visite à son impérial neveu, échangeait avec lui des toasts cordiaux. Tout paraissait s’arranger ; Triple Alliance et Triple Entente se donnaient l’une à l’autre des preuves de leurs dispositions pacifiques. N’étaient-ce là que des apparences, et faut-il n’y voir qu’une manœuvre de la diplomatie triplicienne pour isoler la Serbie et rompre la cohésion de la Triple Entente ? Peut-être. En tout cas, la crise, qu’on avait pu croire finie, allait, en mars, devenir plus aiguë et plus dangereuse.


III

La Turquie, ayant obtenu satisfaction, se retirait de la lutte ; l’Autriche, en négociant avec elle, venait de donner une preuve de ses dispositions pacifiques ; la Russie aurait pu profiter de ce moment favorable pour abandonner la position diplomatique trop avancée qu’elle avait prise, la Serbie pour renoncer à des prétentions exagérées. L’apaisement général aurait pu se faire si chaque puissance avait pris acte de l’accord austro-turc et reconnu ainsi, indirectement, l’annexion. C’est le contraire qui se produit. Le 11 février, le roi de Serbie constitue un nouveau Cabinet, composé des chefs de tous les partis, présidé par M. Novakovitch : c’est un Cabinet de combat qui n’a pas d’autre programme que la résistance à l’Autriche. A Constantinople, l’intransigeance des Jeunes-Turcs, encouragée par certaines ambassades, traîne en longueur les pourparlers avec l’Autriche et la Bulgarie ; l’accord avec l’Autriche n’est signé que le 26 février, l’accord avec la Bulgarie plus tard encore. Tout est remis en question ; les polémiques de presse s’aigrissent ; les journaux de Vienne sont très belliqueux, on arme, on mobilise, on concentre des troupes vers les frontières serbe et monténégrine ; la Russie remue, elle aussi, des soldats sur ses frontières. De tous les côtés on parle de guerre ; mais, dans les milieux bien informés, on croit toujours à la paix ; la diplomatie n’a pas épuisé ses dernières ressources ; on sait que l’empereur François-Joseph ne se décidera à la guerre qu’à la dernière extrémité ; quant à M. Isvolski, il a déclaré, dès le 7 octobre, dans une conversation publiée par le Temps, qu’en aucun cas l’affaire de Bosnie ne pourrait devenir un casus belli : à Vienne, on a pris acte de cette déclaration, qu’impose d’ailleurs, on ne l’ignore pas, la situation militaire de la Russie ; on conduit la partie en conséquence, on joue sur le velours, tout en se préparant activement pour l’instant inévitable où il faudra abattre les cartes et montrer ses atouts.

On se rend compte cependant, de part et d’autre, que la situation, en se prolongeant, peut devenir dangereuse ; on redoute le moment où les fusils partiraient tout seuls. Les circonstances paraissent propices à une médiation : les puissances les moins intéressées dans le conflit cherchent à faire entendre leurs voix et offrent des solutions qui, trop préoccupées de ménager toutes les susceptibilités, ne satisfont personne. La France, si une médiation est possible, paraît la mieux en situation d’être écoutée ; tout en se montrant, pour son allié, un fidèle second, elle n’a pas cessé, dans l’intérêt commun, d’entretenir de bons rapports avec l’Autriche ; elle n’a jamais désespéré de rétablir l’entente, si nécessaire à l’équilibre général, de Vienne et de Pétersbourg. L’Angleterre et la Russie engagent le Cabinet de Paris à intervenir : l’accord franco-allemand sur le Maroc a inauguré, entre Paris et Berlin, une période de détente, de confiance réciproque, dont nos alliés souhaitent que nous profitions pour obtenir que l’Allemagne consente à faire à Vienne une démarche de conciliation. Les puissances de la Triple Entente faisant entendre à Belgrade des conseils de modération, il pouvait paraître naturel que l’Allemagne représentât amicalement à son alliée le danger qu’une politique intransigeante pourrait faire courir à la paix du monde. Les ouvertures qui furent faites en ce sens ne furent pas accueillies à la Wilhelmstrasse. Il fut répondu que l’Allemagne s’abstiendrait d’autant plus de donner un conseil, si amical fût-il, à son alliée, qu’elle considérait que la Serbie était intervenue sans aucun motif valable dans la question de Bosnie, qu’elle n’avait pas été lésée, que ses revendications étaient hors du droit européen, et qu’aucune concession ne devait lui être faite. Cette réserve du Cabinet de Berlin n’impliquait ni un mauvais vouloir à l’égard de la France, ni le désir d’embrouiller les affaires et de pousser à des complications ; car, quelques jours après, à la suite d’une conversation avec l’ambassadeur de France, le prince de Bülow consentait à se joindra aux puissances de la Triple Entente pour faire, à Belgrade, une démarche pressante et, si l’on parvenait à obtenir de la Serbie une réponse de nature à satisfaire l’Autriche, pour demander ensuite, d’un commun accord, au Cabinet de Vienne de s’en contenter. Cette proposition transactionnelle aurait pu conduire à une solution honorable pour tous : elle échoua à Pétersbourg ; M. Isvolski préféra faire seul, à Belgrade, une démarche par laquelle il engageait vivement la Serbie à persévérer dans ses intentions pacifiques, à renoncer aux arméniens, à abandonner ses revendications territoriales qu’aucune grande puissance n’était disposée à soutenir et à déclarer qu’il laissait « tout ce qui se rattache aux questions pendantes à la décision des puissances (2 mars). »

Ce sont ces incidens qui expliquent le sens de la démarche faite, le 5 mars, par le comte Forgasch, ministre d’Autriche à Belgrade : il rappelait au gouvernement serbe que le traité de commerce venait à échéance le 31 mars et que, dans les conditions actuelles, le Cabinet de Vienne ne pouvait proposer, aux parlemens autrichien et hongrois, de le prolonger ; il ajoutait : « Si le gouvernement serbe déclare qu’il renonce à toutes prétentions politiques et territoriales au sujet de la Bosnie-Herzégovine, le gouvernement austro-hongrois est prêt à négocier avec bienveillance un nouveau régime économique. » Cette démarche était, indirectement, une réponse aux « représentations amicales » russes du 2 mars. Le comte Forgasch signifiait ainsi aux Serbes qu’ils devaient se résigner au tête-à-tête et que, s’ils persistaient, comme le leur conseillait la Russie, à remettre leur cause aux soins des grandes puissances et à réclamer des avantages économiques comme une compensation à l’annexion de la Bosnie, ils n’obtiendraient rien. Le ton conciliant de la démarche du comte Forgasch pouvait être considéré comme une satisfaction morale accordée par l’Autriche à la Serbie et pouvait faciliter à celle-ci une retraite honorable. On attendait, cette fois, de la Serbie, la réponse qui libérerait l’Europe de ses inquiétudes : de Paris, on faisait entendre à Pétersbourg que la situation devenait alarmante et que, si on ne décourageait pas le Cabinet de Belgrade de ses espérances illusoires, on risquerait d’aboutir à une guerre générale. M. Milovanovitch répondit d’abord (10 mars) à la Russie par une note qui fut communiquée à toutes les chancelleries ; il y déclarait : « La question de Bosnie-Herzégovine étant une question européenne… la Serbie… remet sa cause sans réserves aux puissances, comme au tribunal compétent, et ne demande en conséquence, à cette occasion, de l’Autriche-Hongrie, aucune compensation ni territoriale, ni politique, ni économique. » Ainsi, M. Milovanovitch esquivait, en se réfugiant derrière l’Europe, je tête-à-tête redoutable auquel l’Autriche prétendait le réduire ; il s’éclipsait habilement, en poussant au premier plan la Russie. Par-là même, le conflit devenait de plus en plus aigu ; les moyens de conciliation s’épuisaient. La presse autrichienne et allemande déclarait, avec une unanimité et une énergie caractéristiques, que l’objet de la lutte était, désormais, la prépondérance dans les Balkans.

A une nouvelle démarche du comte Forgasch, réclamant une réponse directe, M. Milovanovitch répondait, le 14 mars, en protestant de ses bonnes intentions ; feignant de ne pas comprendre le sens réel des exigences autrichiennes, il expliquait de nouveau sa note du 10, renouvelait ses renonciations, mais déclinait le tête-à-tête, et maintenait son appel à l’Europe. Les efforts des diplomaties anglaise et russe, pour aboutir à une formule conciliatrice et pour éliminer, de la réponse serbe, les passages que l’Autriche se refusait à accepter, loin d’éclaircir la situation et de la détendre, la rendaient, au contraire, plus insoluble, puisqu’en réalité ce qui heurtait le gouvernement austro-hongrois, c’étaient moins les réserves et les restrictions de la Serbie, que le fait qu’elle se dérobait derrière les puissances et agissait d’après leurs conseils. Ce que voulait l’Autriche, elle l’exprimait le 23, c’était la capitulation complète de la Serbie. Durant ces deux dernières semaines de mars, la crise est arrivée à son maximum d’acuité ; on attend de jour en jour un ultimatum de l’Autriche à la Serbie ; dans les casernes, on charge les voitures et on distribue les cartouches ; militaires et chauvins s’impatientent de la rigueur de la saison qui retarde le dégel du Danube. La diplomatie s’emploie à reculer une échéance qui semble désormais fatale ; et pourtant, ce n’est là qu’un trompe-l’œil : personne, parmi les responsables, ne souhaite la guerre, chacun s’empresse à l’éviter ; mais l’Autriche est résolue à ne pas céder : elle croit l’occasion favorable pour sauvegarder et accroître son influence dans les Balkans, tenir la Serbie à sa merci sans être obligée de l’envahir, pousser jusqu’au bout le succès diplomatique que, dès le début de la crise, la position difficile prise par la Russie lui fait prévoir ; elle a mobilisé cinq corps d’armée ; elle donne avec complaisance à elle-même et aux autres le spectacle de sa force. Mais le jeu ne va pas sans risques ; vers le milieu du mois de mars l’anxiété est profonde à Vienne, dans les milieux gouvernementaux ; on fait figure d’intransigeance, mais on cherche avec angoisse une issue ; on ajourne l’ultimatum, on prête l’oreille à toutes les combinaisons. Dès le 17, le comte de Khevenhüller-Metsch suggère à M. Pichon que si la France, la première, faisait savoir à Vienne qu’elle prenait acte de l’accord austro-turc, dont le texte venait de lui être communiqué, et que, par conséquent, elle reconnaissait le fait matériel de l’annexion, son exemple pourrait être suivi par les autres puissances, et, dès lors, la question se trouverait résolue, qu’il y eût ou non, par la suite, une conférence ; la Serbie ne serait ni formellement exclue, ni appelée, elle demeurerait en dehors du débat, mais elle n’aurait plus le tribunal d’appel auquel elle s’était adressée. La France, n’étant pas la plus directement intéressée, pouvait difficilement prendre une initiative par laquelle elle aurait risqué d’ébranler son union avec la Russie : le projet n’eut pas de suites. A mesure que s’écoulaient les jours, les chances de paix paraissaient diminuer ; les gouvernemens, à l’envi, affirmaient leurs vœux pacifiques ; l’empereur François-Joseph et l’archiduc héritier exprimaient leur désir de ne pas recourir au canon, et la partie la plus éclairée de l’opinion austro-hongroise ne voyait pas approcher, sans de vives appréhensions, la perspective d’une longue et difficile campagne en Serbie et au Monténégro et d’une occupation de Belgrade, avec toutes les difficultés diplomatiques qui en pourraient sortir.

Dans cette extrémité, l’empereur François-Joseph fit appel à son allié l’empereur Guillaume II. A Berlin, on attendait cette heure que, depuis longtemps, on sentait s’approcher ; l’Allemagne était jusqu’alors restée en seconde ligne, laissant les initiatives et les décisions à l’Autriche qui n’avait consulté personne avant de s’engager dans l’affaire de Bosnie. Le 7 décembre, dans un discours, le prince de Bülow disait : « Nous n’avons pas de raisons de nous laisser pousser au premier rang par des puissances plus immédiatement intéressées ; » il déclarait que la politique de l’Allemagne serait de soutenir son alliée, quoiqu’elle pût faire ; mais, ajoutait-il, « cette politique n’a pas de pointe contre la Russie ; » elle n’en a pas non plus contre l’Angleterre, car « l’Allemagne et l’Angleterre ne se font pas concurrence à Constantinople. » Le Cabinet de Berlin s’était prêté aux tentatives conciliatrices de l’Europe dans la mesure où l’Autriche le désirait, juste assez pour ne pouvoir être accusé d’envenimer les querelles et de pousser à un conflit que, sincèrement, il ne cherchait pas. Sans bruit, la vieille querelle marocaine avait été liquidée ; et maintenant on était prêt ; l’Empereur allait apparaître au bon moment, comme le deus ex machina de tout cet imbroglio diplomatique, comme l’arbitre de la paix, comme le chevalier de l’amitié fidèle et de l’alliance inébranlable. Pour isoler la Serbie et la livrer pieds et poings liés à la discrétion de l’Autriche, c’est à Pétersbourg qu’il fallait frapper. Le comte de Pourtalès reçut l’ordre de déclarer à M. Isvolski que si la Russie ne reconnaissait pas l’annexion de la Bosnie sans délai ni réserve, l’Allemagne se verrait dans la nécessité de laisser l’Autriche agir en Serbie et qu’alors ce serait la guerre ; et l’ambassadeur laissait entendre que, au cas où l’armée autrichienne serait occupée au Sud, l’Allemagne prendrait des mesures militaires pour lui garantir la sécurité de sa frontière Nord. M. Isvolski céda sur-le-champ. On a voulu expliquer cette capitulation brusque par une intervention personnelle de Guillaume II dans une lettre au Tsar. On a dit que M. Isvolski aurait été menacé de la publication d’accords secrets de 1897 ou d’un procès-verbal constatant sa propre adhésion, à Buchlau, aux projets du baron d’Æhrenthal. Tout cela est possible, mais n’est qu’accessoire. M. Isvolski a cédé à la menace, enveloppée mais claire, de l’Allemagne, parce qu’il était résolu, — il l’avait dit à Paris le 7 octobre, — à ne pas faire la guerre pour la Bosnie et parce qu’il s’était engagé trop avant, sur un mauvais terrain, pour une cause qui ne pouvait être défendue que par les armes en proclamant la guerre sainte du Slavisme contre le Germanisme. La faute de M. Isvolski est moins d’avoir cédé, que de s’être trop engagé et d’avoir laissé passer des occasions de donner, à une affaire mai commencée, une solution moins onéreuse.

M. Isvolski ayant informé le Cabinet de Belgrade de sa résolution de reconnaître le fait accompli, celui-ci céda sans délai : il n’avait jamais, lui non plus, souhaité la guerre ; il reconnut sans conditions l’annexion de la Bosnie-Herzégovine et s’engagea à n’y pas faire de propagande et à n’y pas causer de troubles. La France et l’Angleterre discutèrent quelques jours encore, eurent une dernière escarmouche, pour l’honneur, obtinrent même, pour la Serbie, une note plus conciliante, puis s’inclinèrent. L’article 25 du traité de Berlin fut déclaré abrogé. On ne tarda guère à tomber d’accord pour modifier l’article 29 et délivrer le Monténégro des restrictions apportées à sa pleine indépendance : ainsi se réalisaient les promesses faites, à Salzbourg et à Desio, à M. Tittoni (septembre 1908). Les puissances, en commençant par la Russie, reconnurent l’indépendance de la Bulgarie et L’élévation de son prince à la dignité de roi des Bulgares. La crise était finie.


IV

L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont trouvé, dans la crise de Bosnie, l’occasion d’un succès diplomatique : la cohésion de la Triple Alliance a été resserrée. Il était à prévoir qu’il en serait ainsi : Andrassy a conclu une alliance avec l’Allemagne pour assurer à l’Autriche-Hongrie la paisible jouissance des avantages obtenus, sans coup férir, à l’occasion de la guerre de 1877 ; un différend grave qui mettait aux prises l’Autriche et la Russie devait naturellement faire jouer une alliance conclue précisément dans cette prévision. La Triple Alliance se retrempait ainsi dans ses origines, il était naturel qu’elle y puisât une vigueur nouvelle. La visite de l’empereur Guillaume II à Vienne, le 14 mai, a été la constatation de ce résultat. Les deux empereurs se sont félicités des heureux effets de leur bonne harmonie pour la prospérité de leurs Etats et la paix de l’Europe. François-Joseph a exprimé, en termes particulièrement cordiaux, « sa reconnaissance profonde et sincère pour l’attitude amicale de l’Empire allemand envers son allié » et pour l’intervention pacificatrice de l’Empereur. Vienne fut en fête, mais l’enthousiasme populaire fut surtout grand dans les récits des journaux officieux. Les deux empereurs n’oublièrent pas l’allié absent, le roi Victor-Emmanuel qui, quelques jours plus tôt (3 mai), avait eu à Baies une entrevue avec Edouard VII : ils l’associèrent, par un très cordial télégramme, à une joie que, peut-être, il ne partageait qu’à demi, et lui envoyèrent « l’expression chaleureuse de leur inaltérable amitié. » Le Roi répondit à ses alliés et amis en les assurant que leur amitié lui était bien chère, et qu’elle trouvait dans ses sentimens « une sincère et pleine réciprocité. »

Plus significative que le lyrisme de ce renouveau d’amitiés augustes et, pour l’avenir, plus importante a été la décision du gouvernement austro-hongrois de commander sept grands cuirassés du type Dreadnought. En 1913, cette puissante escadre, capable de se mesurer avec la flotte anglaise de Malte, notre escadre de Toulon ou la marine italienne, fera son apparition dans la Méditerranée : elle y modifiera l’équilibre des forces. Cette résolution, qui engage une si grosse dépense, prise quelques jours après la fin de la récente crise, en précise le sens et en souligne le résultat. Elle est de nature à faire craindre que, loin de clore l’ère des complications, la crise que nous venons de vivre n’en soit que le prélude ; elle signifie que, dans les mers qui entourent la péninsule balkanique, l’Autriche-Hongrie est décidée à faire figure de puissance maritime, à ne céder à personne l’empire de l’Adriatique et à revendiquer, dans tous les événemens de l’Orient méditerranéen, un rôle de premier plan. Le prince Louis de Bavière, dans une allocution, a célébré comme un progrès du germanisme cet accroissement prochain des forces offensives de l’Autriche-Hongrie ; les journaux allemands ont aligné les futurs cuirassés, à côté de ceux de l’Empire, en face de la flotte britannique, tandis que la presse anglaise constatait avec humeur la difficulté croissante de maintenir le principe du two powers standard. Ainsi viennent se classer les incidens particuliers de la vie politique dans l’ensemble des grands faits et des évolutions générales : vue de très haut, la récente crise apparaît comme un épisode de la rivalité anglo-allemande ; c’est du moins l’un de ses aspects.

Succès de la Triple Alliance, mais surtout succès de l’Allemagne. Elle a très habilement tiré parti de la crise ouverte par le baron d’Æhrenthal. S’il est vrai, comme l’a dit le prince de Bülow, qu’il fut « informé en même temps que l’Italie et la Russie, » il sut du moins n’en pas prendre ombrage ; il a joué avec à-propos le rôle d’allié fidèle pour rester l’allié indispensable. Il est rare que l’infinie complexité de la vie politique permette de mûrir et de mener à bien des desseins longuement prémédités ; le grand homme d’Etat est celui qui apprécie en réaliste les circonstances et sait les faire tourner à son avantage. Adolf Stein, dans son curieux livre sur Guillaume II, dit, du prince de Bülow qu’il est « presque toujours le diplomate qui bâtit son système sur les faiblesses des autres. » Le chancelier de l’Empire a, dans la dernière crise, parfaitement justifié cette définition. Durant les premières semaines, il parle des événemens d’un ton détaché, comme d’incidens qui n’intéressent l’Allemagne qu’à cause de ses alliances : sa seule politique sera d’être un allié fidèle ; il montrera même plus de zèle que les traités ne l’exigent, car il promet l’appui de l’Allemagne, même pour le cas où l’Autriche se croirait obligée de prendre l’offensive. Il se lie ainsi à l’Autriche pour la bonne et la mauvaise fortune, mais, du même coup, il la lie à lui : il sait que, dans toute association, c’est toujours le plus fort qui conduit. Il prépare pour l’Empereur le rôle du Neptune de Virgile jetant son quos ego et calmant d’un geste l’émotion des flots, Depuis six mois la diplomatie européenne se démenait sans aboutir, s’empêtrait dans les redites : l’Empereur et le chancelier choisissent le « moment psychologique, » et, montrant d’un geste les soldats et les canons de l’Empire, terminent la crise en quelques heures ; après quoi, ils paraissent sur le devant de la scène en sauveurs de la paix européenne. C’est l’Allemagne qui, grâce à cette tactique habile, recueille aujourd’hui les bénéfices. Comme deux chevaux de la même écurie, l’Allemagne et l’Autriche ont été d’intelligence pour faire la course ; mais, si c’est l’Autriche qui a mené le train, c’est l’Allemagne qui gagne le prix.

La conférence avortée a été pour l’Allemagne l’occasion d’une revanche de sa déconvenue à la conférence d’Algésiras ; les deux crises se sont développées dans des conditions sinon analogues, du moins comparables, mais elles diffèrent par la conclusion. De même que la question du Maroc n’avait été qu’un « prétexte, » — le mot est du prince de Bülow, — pour essayer la force de résistance de l’entente franco-anglaise, de même aussi la question de Bosnie a été une occasion de mettre à l’épreuve la triple entente de l’Angleterre avec la Russie et la France. Si l’issue n’a pas été la même, ce n’est pas à la solidité de l’une ou de l’autre combinaison qu’il en faut demander le secret ; mais, au Maroc, l’Allemagne était mal engagée, elle nous cherchait une querelle maladroite ; dans les affaires de Bosnie, au contraire, c’est la Russie, nous l’avons montré, qui n’avait pas les mains libres. Il sera permis de dire aussi que, du côté de la Triple Entente, la campagne de Bosnie fut moins bien conduite que celle d’Algésiras.

Tout l’effort de la politique allemande s’emploie à glisser le levier aux jointures de l’alliance franco-russe et de la Triple Entente et, en exerçant une pesée au moment opportun, à les disloquer. L’Alliance franco-russe rompue ou relâchée, la France resterait seule avec l’Angleterre, son armée serait isolée en face des masses allemandes : les puissances occidentales, qualifiées de « révolutionnaires, » demeureraient seules en face de l’alliance restaurée des trois empereurs. En mêlant la séduction à l’intimidation, la diplomatie allemande cherche à détacher la Russie. Les démarches pacifiques faites par le Cabinet de Paris pour aider son allié à sortir sans guerre de la situation difficile où il s’enfonçait, dénaturées par les agens allemands, sont représentées à Pétersbourg comme un manquement à nos devoirs d’alliés. La presse allemande, se servant adroitement des exagérations de la nôtre, amplifie les moindres incidens et dépeint la France comme le foyer de toutes les révolutions. A Berlin et à Vienne on multiplie les efforts pour faire oublierai ! Tsar et à ses ministres la pression menaçante exercée sur eux. Dès le lendemain du jour où M. Isvolski céda aux représentations du comte de Pourtalès, la Gazette de l’Allemagne du Nord et le Fremdenblatt publiaient des notes, inspirées par la Wilhelmstrasse et le Ballplatz, où ils se donnaient beaucoup de mal pour expliquer que jamais l’Allemagne n’avait exercé la moindre pression à Pétersbourg, encore moins formulé des menaces, et qu’elle n’avait agi que dans l’intérêt de la Russie ; il fallait donc se garder de croire aux inventions des journaux malveillans. La même tactique continue : caresses et intimidation ; on a été jusqu’à lancer la fantaisiste nouvelle de négociations en vue d’une alliance entre l’Autriche-Hongrie et le Japon pour faire échec à la Russie. La presse et la diplomatie expliquent chaque jour aux Russes que l’appui de la France et de l’Angleterre est impuissant à servir leur politique balkanique et qu’en prévision des événemens graves qui peuvent survenir dans l’Empire ottoman, c’est avec la Triple Alliance, et particulièrement avec l’Allemagne qu’une entente serait profitable ; l’Allemagne pourrait aider la Russie à retrouver, en la partageant avec l’Autriche, l’influence que la jalousie de l’Angleterre, lui a ravie au Congrès de Berlin. En face des Jeunes-Turcs, que l’on représente comme voués à l’impuissance, de la France et de l’Angleterre liées à eux par des affinités révolutionnaires, c’est aux trois empereurs qu’il appartient dérégler le sort de l’Orient. Telles sont les amorces à l’aide desquelles on tente de capter la confiance des Russes. C’est trop faire injure à leur clairvoyance. Ce ne sont ni les caprices des souverains, ni même les sympathies des peuples qui décident des alliances, — l’Italie en est la preuve ; — tant que subsistent les conditions historiques qui les ont fait naître, les alliances demeurent. Celle de la Russie et de la France est née du Congrès de Berlin et de la politique de Bismarck. Entre l’Autriche et la Russie, l’option n’est pas moins inévitable aujourd’hui, pour l’Allemagne, qu’au temps où Bismarck s’efforçait en vain d’en éluder la nécessité ; les motifs qui ont obligé le puissant chancelier à s’y résoudre subsistent, plus forts aujourd’hui que jamais, puisque jamais les rapports entre la Russie et l’Autriche n’ont été aussi dangereusement tendus. Bismarck voulait qu’au moins, entre Berlin et Pétersbourg, il y eût toujours « un fil ; » ce fil, les derniers incidens l’ont rompu, et il sera difficile de le renouer. Guillaume II ne pardonne pas au Tsar et à M. Isvolski leur politique d’entente avec l’Angleterre ; on rapporte qu’après l’entrevue de Reval, l’Empereur aurait dit, en parlant de M. Isvolski : « Il me le paiera. » A l’entrevue, que l’on annonce prochaine, entre Nicolas II et Guillaume II, l’Empereur déploiera toute sa puissance de séduction, de fascination, le prince de Bülow toute sa souplesse ondoyante, pour entraîner le Tsar et ses conseillers, pour les séparer de leurs alliés et de leurs amis, afin de les mieux dominer. On peut prédire qu’ils n’y réussiront pas.

Depuis Sadowa, l’Autriche-Hongrie s’interdisait les initiatives téméraires : le baron d’Æhrenthal a rompu avec cette méthode. Ses audaces ont donné plus de relief à la politique autrichienne, plus d’accent à sa diplomatie ; mais l’Autriche a-t-elle recueilli des avantages proportionnés à ses sacrifices et au trouble qu’elle a jeté en Europe ? Elle a remporté une victoire diplomatique incontestable ; « mais, écrit le comte Rudolf Waldbourg dans la Deutsche Revue du mois de mai, depuis Olmutz, l’Autriche se méfie un peu des victoires diplomatiques. » Dans cette simple évocation tient tout un monde de souvenirs cruels sur lesquels il n’est pas nécessaire d’insister.

L’Autriche a réalisé l’annexion de la Bosnie-Herzégovine : c’est un très brillant avantage ; les nouvelles provinces sont l’Hinterland naturel des côtes Dalmates ; elles relient les ports de l’Adriatique avec les plaines du Danube. Mais l’Autriche en avait déjà la possession sans contrôle. Elle a renoncé à ses droits sur le sandjak de Novi-Bazar et à ceux qu’elle tenait de l’article 29 du traité de Berlin sur les côtes du Monténégro ; elle a payé 56 millions de francs à la Turquie ; le boycottage lui en a fait perdre environ 150 ; elle en a dépensé plus de 100 en armemens et mobilisation. C’est payer cher une acquisition déjà réalisée en fait depuis trente ans. On comprend cependant qu’elle ait jugé nécessaire de rendre définitive la situation, malgré tout précaire, de la Bosnie. Mais peut-être le plus difficile n’est-il pas fait : un échange de signatures ministérielles ne suffit pas à régler toutes les questions. L’annexion a soulevé en Hongrie le plus vif mécontentement ; les chefs de tous les grands partis l’ont désapprouvée, sans en excepter même le comte Andrassy dont le père fut, au Congrès de Berlin, le premier plénipotentiaire austro-hongrois et conclut la Triple Alliance. La Bosnie annexée, que va-t-elle devenir ? Hongroise, autrichienne ou pays d’Empire ? La difficulté est si grave et menace d’entraîner des conséquences si dangereuses que le ministère commun n’a pas encore osé l’aborder. Quels effets pourra avoir, pour l’équilibre intérieur de l’Empire, cet accroissement considérable de l’élément slave ? C’est encore une question très complexe qu’il nous suffit aujourd’hui de poser. L’avenir des Slaves du Sud est, pour l’Autriche et pour la Hongrie, le problème de demain. Le comte Rudolf Waldbourg, dans l’article que nous avons déjà cité, constate que les Croates, les Serbes, les Slovènes, tous les Slaves du Sud, tendent vers l’unité, et il émet l’avis que la politique autrichienne ne doit pas s’opposera cette volonté manifeste, mais que son intérêt est de lui donner elle-même satisfaction. La monarchie austro-hongroise, dit-il en substance, n’a pas pour mission d’opprimer les Slaves, elle doit au contraire les protéger ; c’est donc sous l’égide des Habsbourg que cette unité doit trouver sa réalisation ; le groupe compact des Slaves du Sud entrerait ainsi dans l’Empire comme une unité nouvelle. Il faut rassembler les Slaves du dedans, protéger économiquement ceux du dehors (c’est-à-dire, pour parler net, faire entrer la Serbie dans un Zollverein) ; le centre des Slaves des Balkans ne doit être ni Belgrade, ni Cettigne, mais la monarchie danubienne avec sa civilisation supérieure. Les peuples dont une partie est placée sous le sceptre des Habsbourg s’étendent jusqu’au cœur des Balkans : c’est une indication pour l’avenir ; il faut que l’empire austro-hongrois s’avance dans la péninsule pour civiliser et mettre en valeur le pays : tel est le programme.

Ces vues d’avenir semblent bien être celles qui ont décidé la marche en avant de la politique austro-hongroise et l’annexion de la Bosnie ; mais elles se heurtent à des difficultés que les derniers événemens n’ont fait que compliquer. Le sentiment national serbe a été froissé ; il existait à peine, on l’a créé ; les journaux ont fait campagne non seulement contre le royaume de Serbie, mais ils ont attaqué la nationalité serbe avec une violence injurieuse. En Autriche même, et en Hongrie, les agrariens sont résolus à contrecarrer une politique douanière qui permettrait l’entrée de l’Empire aux produits agricoles et au bétail serbe ; or les agrariens représentent la grande propriété foncière, c’est-à-dire la force sociale la mieux organisée de la double monarchie. Les Hongrois, de leur côté, regardent la Croatie comme une dépendance de la couronne de Saint-Étienne et la Bosnie comme une annexe de la Croatie ; la seule idée de trialisme soulève des tempêtes au-delà de la Leytha. Malgré tant d’obstacles, cette politique pourrait devenir, pour l’Autriche, celle de l’avenir, mais c’est à la condition qu’elle ne suivra pas jusqu’au bout les conseils de la Deutsche Revue et qu’elle ne verra pas, dans l’annexion de la Bosnie, le prélude d’une expansion dans la péninsule des Balkans. L’Autriche-Hongrie est une puissance danubienne, non balkanique. Le baron d’Æhrenthal, en renonçant aux droits de l’Autriche sur le sandjak de Novi-Bazar, a fait un acte de sagesse et a posé lui-même les bornes au-delà desquelles l’expansion autrichienne vers le Sud deviendrait le plus dangereux des leurres. Le geste du vainqueur de Sadowa l’y pousse ; est-ce une raison pour qu’elle s’y laisse entraîner ? Une politique d’émancipation slave poussée jusque dans les Balkans ne peut manquer d’amener une mésintelligence radicale et probablement un conflit entre l’Autriche-Hongrie et la Russie pour le plus grand profit de la Prusse. La leçon des derniers événemens est, à ce point de vue, assez éloquente pour ne pouvoir être méconnue. En face d’une Russie hostile, le Cabinet de Vienne sera toujours obligé de faire appel au concours de Berlin. Il en sera ainsi, mécaniquement, chaque fois que l’Autriche s’engagera trop avant dans la politique balkanique. Nous l’avons écrit ici, le 15 décembre, et nous n’avons rien à retrancher de ce que nous avons dit, au contraire : expansion au Sud, pour l’Autriche, égale péril au Nord.

L’article de la Deutsche Revue proteste, non sans raisons, contre l’opinion, propagée par certains journaux étrangers, qui assimile l’expansion autrichienne à une expansion allemande et attribue à l’alliance austro-allemande un but pangermaniste. Il faut en effet se garder de confondre le groupe bruyant mais peu nombreux des pangermanistes avec la masse patriote et nationaliste des Allemands d’Autriche ; il faut aussi tenir compte des autres races. Il est certain que l’Autriche, aujourd’hui plus que jamais, veut être elle-même et avoir sa politique indépendante ; elle l’a prouvé en s’engageant dans l’affaire de Bosnie, son but, en créant une flotte puissante, est moins de faire dans la Méditerranée la politique de l’Allemagne que d’y affirmer sa propre personnalité. La grande puissance danubienne entend devenir un rempart aussi bien contre le pangermanisme prussien que contre le panslavisme russe. Vienne, à mi-chemin du monde oriental et du monde occidental, point de rencontre et de fusion des races germanique, slave et hongroise, est admirablement placée pour devenir un centre de rayonnement civilisateur.

Le roi d’Italie a répondu par un télégramme chaleureux aux dépêches de ses deux alliés. Mais la politique de l’Italie est aujourd’hui ce qu’elle était hier. Les mêmes nécessités y déterminent les mêmes tendances. En adhérant à l’alliance austro-allemande pour en faire la Triplice, l’Italie a eu surtout en vue de neutraliser, en y entrant, les dangers qui pouvaient résulter pour elle d’une si puissante combinaison établie sur sa tête, au-delà de ces Alpes d’où les tedeschi ont toujours regardé avec convoitise les grasses plaines du Pô et de l’Adige. Si l’Autriche et l’Allemagne font, dans les Balkans, une politique d’expansion et d’influence, l’Italie a besoin d’être avec elles pour que cette politique ne se fasse pas contre elle. C’est en considération de l’Italie et de ses souverains que, dans la dernière crise, le Monténégro a obtenu quelques satisfactions ; elles avaient été promises, à Salzbourg et à Desio, à M. Tittoni par MM. d’Æhrenthal et Isvolski. On a pu croire, au début des affaires bosniaques, que l’Italie associerait sa politique à celle de la Russie, et l’on a parlé, à ce moment, dans quelques journaux, d’une quadruple entente. Et, de fait, l’Italie a de bons rapports avec les puissances de la Triple Entente ; elle ne peut pas séparer sa politique descelle de l’Angleterre, et il est certain que le succès de l’Autriche, suivi de la création d’une forte escadre dans l’Adriatique, ne sont pas vus dans la péninsule sans un vif dépit et sans de naturelles appréhensions. Mais la situation géographique, économique et militaire de l’Italie l’oblige à des ménagemens envers tous ses voisins ; sa politique est écartelée entre des nécessités contradictoires également urgentes. Le roi Victor-Emmanuel a envoyé une dépêche affirmant sa fidélité à la Triple Alliance ; mais l’anniversaire de Solférino a donné lieu à des manifestations francophiles ; dans son discours, M. Marcora, président de la Chambre, a insisté sur la nécessité, pour les Italiens, d’être bien armés « afin que In patrie ne subisse plus jamais le joug de l’étranger qui guette à la frontière. » Il faut toujours tenir compte, quand on apprécie la politique de l’Italie, des difficultés redoutables inhérentes à sa situation dans le monde ; il faut aussi se souvenir que, depuis les temps de Caton d’Utique, les dieux eux-mêmes, en Italie, sont du parti du plus fort.


V

Ce que l’on peut dire de la Russie, de l’Angleterre et de la France, se dégage, par antithèse, de ce que nous venons de montrer à propos des puissances tripliciennes. — Rien de plus naturel, de plus légitime que la surprise douloureuse de l’opinion russe à la nouvelle de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. En 1878, la Russie victorieuse a été obligée de soumettre intégralement le traité de San-Stefano au Congrès qui l’a dépouillée des avantages acquis au prix d’une si rude campagne ; en bonne justice, elle était fondée à espérer que l’Europe tiendrait à honneur d’évoquer devant une conférence et de discuter l’annexion à l’Autriche de la Bosnie-Herzégovine délivrée du joug turc par le sang des soldats du Tsar. Mais, comme l’a dit Bismarck, « l’indignation n’est pas un état d’esprit politique, » lorsqu’on n’est pas prêt à la soutenir par la force. M. Isvolski a eu une double illusion : il a trop écouté les plaintes d’une opinion qu’il lui appartenait de retenir et de diriger, et surtout, il a cru à la vertu intrinsèque des mots et des formules diplomatiques, tandis que seuls comptent, dans la bataille, les intérêts et les forces. De là sur le terrain diplomatique, son échec ; il était impliqué, nous l’avons montré, dans les conditions mêmes où la lutte s’est engagée. Mais, en réalité, la Russie n’a rien perdu ; elle a cédé à des menaces parce que ni elle, ni ses alliés ou amis ne voulaient faire la guerre pour la Bosnie. C’est là le fait qui domine toute la crise malgré les efforts qu’on a multipliés à Vienne et à Berlin pour en voiler la brutale réalité ; il éclaire la Russie sur ce que dissimulent les avances de la diplomatie allemande ; séparée de ses associés, la Russie serait fatalement vouée à être, en Orient, comme elle l’a été en 1878, la dupe de l’amitié allemande. Elle sait que, depuis Bismarck, l’Allemagne a opté en faveur de l’Autriche. Dans ses récens déboires, la Russie a recueilli un autre enseignement dont elle a déjà commencé à tenir compte : c’est que, dans les grands conflits internationaux, les argumens ne sont rien, les baïonnettes sont tout, même lorsqu’elles restent au fourreau. Profitant de la leçon, une fois de plus, comme après le traité de Paris, elle se recueillera, elle réorganisera son armée, elle complétera son outillage économique. La Russie, qui a l’espace, a besoin du temps.

La politique de la Grande-Bretagne, durant la dernière crise, n’a pas varié dans son objet, ni dans ses principes ; elle n’a pas cessé, se prévalant du protocole de Londres de 1871, de déclarer que l’Europe seule avait qualité pour modifier, soit dans une conférence, soit par des négociations directes, ce que l’Europe avait fait. Elle ne s’est pas départie non plus d’une attitude nettement pacifique ; le voyage du roi Edouard à Berlin, le 9 février, en a été la preuve et le signe. Enfin elle est restée invariablement fidèle à l’entente cordiale avec la France et la Russie. Mais, dans l’exécution, son gouvernement paraît avoir manqué de décision et ses agens l’ont mis, parfois, en contradiction avec lui-même. Au moins dans les premières semaines, Londres a donné aux revendications des Serbes des encouragemens dangereux qui ne pouvaient être suivis d’aucun concours effectif. La situation difficile du Cabinet libéral, l’extrême nervosité de l’opinion surexcitée par les polémiques quotidiennes au sujet de la flotte, expliquent en partie ces incertitudes dans l’application. A Vienne, la politique britannique a donné l’impression d’être dominée par la préoccupation constante de la rivalité maritime de l’Angleterre avec l’Empire germanique et d’avoir voulu faire payer à l’Autriche-Hongrie sa fidélité à ses alliances ; la presse anglaise et, sur le continent, les organes qui passent pour suivre les inspirations du Foreign Office, ont mené contre l’Autriche une campagne très vive : or il est toujours vain d’attaquer avec des mots lorsqu’on n’est pas décidé à aller jusqu’aux armes.

La politique française a été très simple et très nette. Des conversations de M. Pichon avec M. Isvolski, et des déclarations publiques de ce dernier, il résultait que la Russie était résolue à s’en tenir, dans l’affaire de Bosnie, à une action diplomatique fondée sur le droit public européen : notre appui fut acquis d’avance à toute proposition ayant ce caractère. En face d’un conflit diplomatique entre l’Autriche et la Russie, le rôle de la France était de soutenir son alliée, — elle n’y a pas manqué, — mais aussi de préparer, par une politique de conciliation, l’entente finalement nécessaire : c’est ce qu’elle a fait. Elle a réussi à maintenir ses bonnes relations avec Vienne, afin d’être toujours en situation de servir de médiatrice entre les deux adversaires. Lorsqu’elle a cru que la Russie s’engageait trop avant dans une campagne sans issue, elle le lui a dit, car, sans une franchise absolue, il n’est pas de bonne entente durable. Elle a pris, pour arriver à une solution, des initiatives qui, peut-être, n’ont pas toujours été appréciées à leur valeur : nous avons vu comment l’accord franco-allemand du 9 février avait été le point de départ d’une tentative d’intervention conciliatrice, faite d’accord avec nos alliés, et qui fut sur le point de réussir. On dit que certaines personnalités du parti réactionnaire et germanophile, en Russie, ont essayé de présenter le maintien de bonnes relations entre Vienne et Paris comme contraire à nos devoirs d’alliés ; comment ne pas voir que le seul moyen qui fût à la fois efficace et pacifique, de seconder la politique russe, était, pour nous, de ménager notre crédit pour pouvoir remplir, au moment opportun, le rôle de médiateurs ; il est superflu d’ailleurs de discuter des insinuations auxquelles ni la loyauté du Tsar ni la finesse de M. Isvolski n’ont pu s’arrêter un instant ; les faits parlent d’eux-mêmes assez haut.

L’attitude du gouvernement français vis-à-vis de l’Autriche-Hongrie s’inspire d’une conception générale du rôle de cette puissance dans la vie européenne. La France regarde une Autriche forte comme un élément indispensable à l’équilibre et à la paix générale. La puissance qui règne sur la grande artère de l’Europe, le Danube, qui a ses deux têtes à Vienne et à Budapest, avec la Bohême, comme un bastion avancé, en face de l’Allemagne et, sur la Méditerranée, la fenêtre ouverte de Trieste, est admirablement placée pour exercer sur l’Europe une action de stabilité, de juste et nécessaire conservation ; mais c’est à la condition qu’elle soit elle-même un élément d’ordre et de paix ; le jour où elle se lancerait dans une politique d’expansion, elle deviendrait le plus dangereux facteur de troubles dont elle serait certainement la première victime. Tant qu’elle ne fera qu’affirmer sa personnalité et sa vitalité, la France n’a aucune raison d’en prendre ombrage : elle ne recommencera pas, sachant où elle mène, la politique de Napoléon III. L’accord austro-russe de 1897 a donné à l’Europe une longue période de paix. En face de complications possibles dans les Balkans, le rôle des diplomaties française et anglaise nous paraît être de renouer, entre Vienne et Pétersbourg, le fil imprudemment rompu par les audaces du baron d’Æhrenthal ; si elles n’y parviennent pas, le moindre incident dans les Balkans peut devenir l’origine des pires calamités.

La France a fait la preuve, dans la dernière crise, que son alliance et ses amitiés n’ont pas d’objet caché ; elles n’ont qu’un but, le maintien d’un juste équilibre et de la paix générale. L’Allemagne a pendu justice à la politique ferme, loyale et prudente de M. Pichon en signant l’accord qui clôt le différend marocain ; l’Autriche-Hongrie, par sa diplomatie et par sa presse, a témoigné qu’elle avait apprécié ses efforts pacificateurs. La politique française a correspondu au vœu unanime de tous les peuples et de tous les rois en travaillant de son mieux à une paix dont le monde n’a jamais eu plus besoin.

Cette rapide revue des Etats européens qui ont été particulièrement mêlés à la dernière crise serait incomplète si nous ne disions un mot de quelques pays balkaniques.

L’annexion de la Bosnie-Herzégovine et la proclamation de l’indépendance de la Bulgarie ont d’abord provoqué l’indignation et les plaintes de la Turquie régénérée : en réalité, les derniers événemens ont consolidé, consacré, le régime constitutionnel. Les Turcs ont perdu deux provinces qu’ils ne possédaient plus, en fait, depuis trente ans, mais ils ont reçu, de l’Autriche comme de la Bulgarie, de grosses indemnités qui ne valent pas seulement par le secours matériel qu’elles leur apportent dans un moment difficile, mais surtout par la démonstration qu’elles fournissent des égards auxquels toutes les nations se croient tenues en présence du vaillant effort de régénération des Ottomans. A la solution de la crise, c’est peut-être, tout mis en balance, la Turquie qui a le plus gagné.

L’Europe compte un roi de plus, mais il ne serait pas vrai de dire que, par là, il n’y a rien de changé en Europe. La Bulgarie, qui était déjà une force, est devenue une puissance. Elle entrera, comme un appoint décisif, dans toutes les combinaisons qui peuvent se préparer en Orient ; il ne se fera rien, dans les Balkans, sans qu’elle y ait un rôle considérable et sans qu’elle y recueille la meilleure part des bénéfices. La France a suivi avec un tout particulier intérêt, avec une sympathie qui n’est pas demeurée platonique, le jeu merveilleusement souple et nuancé du roi Ferdinand Ier : la prudence s’y marie à l’audace ; la réalité pacifique y fait contraste avec les démonstrations belliqueuses ; le petit-fils de Louis-Philippe sait, avec un art consommé, peser sans frapper, utiliser la belle armée qu’il a créée sons pourtant s’en servir, obtenir de grands résultats sans rien sacrifier. Pour lui et pour son peuple, l’amitié autrichienne est une nécessité de situation, imposée par le voisinage roumain, et l’amitié russe une nécessité de cœur ; entre les deux, le roi Ferdinand évolue avec une élégance qui déconcerte les rancunes et désarme les malveillances. De l’amitié autrichienne, il profite pour proclamer au bon moment l’indépendance de son Etat et sa propre royauté ; sur l’amitié russe, il compte pour reconnaître et affermir sa couronne : comment ne pas accueillir en roi le souverain qui apporte, sur le cercueil du grand-duc Wladimir, les larmes reconnaissantes de tout un peuple ? Quand les circonstances l’exigent, le tsar des Bulgares sait parler haut, appuyé fortement sur son peuple et sur son armée : les cérémonies de Tirnovo, les fêtes de Philippopoli et de Sofia ont eu très grand air ; un peuple et une dynastie y célébraient leur jeunesse et leur vitalité. Et s’il était permis, après la victoire, de se souvenir des incertitudes du combat, combien il serait intéressant, pour un psychologue, de montrer le nouveau roi, pris entre les impatiences de son peuple et sa propre vision des réalités, attiré vers Constantinople et retenu par les conseils pressans de l’Europe, obligé de compter avec les Turcs et avec les Bulgares de Macédoine, avec les Roumains et avec les Serbes, avec Londres et avec Paris, tiraillé entre Vienne et Pétersbourg ! On admirerait en Ferdinand Ier, sur un théâtre encore trop exigu, un grand acteur du drame de l’histoire.

Nous croira-t-on si nous disons que la Serbie, à la dernière crise, n’a rien perdu, et même qu’elle a gagné quelque chose ? Le paradoxe est moins fort qu’il n’en a l’air. La Serbie n’a jamais possédé la Bosnie, et sa querelle avec l’Autriche fait penser au jugement du singe, dans la fable :


… Toi, loup, tu te plains, quoiqu’on ne t’ait rien pris,
Et toi, renard, as pris ce que l’on te demande.


Sous les yeux de l’Europe, les Serbes ont fait preuve d’union, de sang-froid, aussi bien dans la résistance que dans la soumission à l’inévitable ; ils ont sonné avec crânerie des airs de bravoure, tout en étant résolus à ne point partir en guerre et à céder aux menaces suprêmes ; ils ont noué et consolidé leur bon accord avec le Monténégro ; les soldats ont acquis plus d’esprit militaire, et les politiques plus de sagesse ; les diplomates ont été à la hauteur des plus habiles. Enfin, et surtout, la Serbie a incarné un principe, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; le progrès des démocraties rapproche chaque jour l’heure où ce principe aura enfin, dans le droit public européen, une expression juridique et où, de révolutionnaire qu’il paraît encore, il deviendra un élément de conservation et d’ordre. La Serbie, malgré les apparences, a obtenu ce qu’elle voulait : elle a posé, au bon moment et dans les termes les plus avantageux pour elle, la question de la nationalité serbe : la solution regarde l’avenir.


Un article, qui n’est lui-même qu’une conclusion, ne comporte pas, à proprement parler, de conclusions : elles ressortent d’elles-mêmes de tout ce que nous avons tenté d’expliquer. Il en est une pourtant, plus générale et plus incertaine aussi, qui, si l’on va au fond des choses, se dessine, d’une façon encore imprécise, derrière la trame des événemens. Des frissons de guerre ont couru, à certains momens, sur l’Europe ; et pourtant, l’impression que l’on garde de cette mêlée diplomatique, c’est qu’aucun gouvernement n’a, si l’on nous permet l’expression, marché à fond. Est-ce parce qu’il a manqué un Bismarck ? Sans doute. Mais le génie des Bismarck est fait de leur divination des passions obscures qui bouillonnent sourdement dans l’âme des peuples. Bismarck a fondé la grandeur prussienne sur l’idée allemande d’unité. Pour quelle grande cause oserait-on actuellement jeter les nations européennes à la bataille ? Pour la royauté commerciale de l’Angleterre ou la suprématie militaire de l’Allemagne ? À ces terribles ruées des peuples les uns contre les autres, il faut un puissant support d’idéologie : on ne l’aperçoit pas aujourd’hui. L’Europe souffre de la gestation douloureuse d’un état social nouveau, et c’est, au moment de déchaîner la tempête des batailles, la conscience plus ou moins claire de ce travail interne qui arrête le bras des rois. Le monde slave, toutefois, et le monde oriental font exception : là, le principe des nationalités, issu de la Révolution française, n’a pas encore opéré tous ses effets. C’est pourquoi la question du slavisme et celle de l’avenir de l’Empire ottoman sont les inquiétudes de demain


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1908, 1er mars et 1er mai 1909.
  2. Cité par M. Charles Printa, La Bosnie et l’Herzégovine devant la future conférence, dans Questions diplomatiques et coloniales, 16 février 1909, p. 252.
  3. Cité par M. Hanotaux, ici même (1er septembre 1908) et dans le tome IV de son Histoire de la France contemporaine, p. 343.
  4. Article déjà cité de M. Ch. Printa, p. 257.