La Politique extérieure après le plébiscite

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La Politique extérieure après le plébiscite
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 481-518).
LA
POLITIQUE EXTÉRIEURE
APRÈS LE PLÉBISCITE


I

Henri IV admettait les guerres de diversion. « Mes desseins, disait-il à Sully, sont de faire voir une guerre étrangère pour occuper en icelle tant de corps et d’esprits ocieux et turbulens qui sont dans mon royaume. » Malgré cette autorité, j’ai toujours pensé que la guerre n’était pas un bon moyen de mater les turbulences intérieures. Contre elles la force seule est efficace, et on affaiblit celle dont on peut disposer quand on en transporte une portion dehors : la guerre la mieux préparée est parfois traversée par la fortune, on peut être vaincu ; alors les sectaires de la haine, auxquels toute abnégation patriotique est inconnue, se ruent sur vous et vous poignardent dans le dos. Néanmoins, avant le plébiscite, lorsque l’Empire semblait « usé, fini, pourri, honni, exécré, agonisant, » on pouvait lui supposer l’arrière-pensée de chercher dans une aventure glorieuse le moyen de sortir d’une situation intérieure perdue. Après le plébiscite, lorsque cet Empereur honni, exécré, agonisant, venait d’obtenir un nombre de suffrages égal à celui de son intronisation, et que la persistance de sa force populaire était indéniable, personne ne pouvait plus honnêtement prêter à un souverain fatigué, vieux avant l’âge, la folle pensée de remettre en jeu la sécurité qui venait de lui être assurée et de la risquer dans les hasards d’une guerre inutile. Quoique le plébiscite n’eût pas tranché directement la question de paix ou de guerre, il avait donc été indirectement un fait pacificateur par l’apaisement qu’il avait apporté dans la situation intérieure du pays. Il avait encore accru, si c’était possible, notre volonté pacifique. Nous avions été touchés de la confiance et de la fidélité du peuple des campagnes, et comme la paix est le principal de ses intérêts, le plus constant de ses désirs, plus que jamais nous nous croyions tenus à la sauvegarder avec sollicitude. On va retrouver ces dispositions dans la conduite des affaires militaires, aussi bien que dans celles des affaires diplomatiques et de l’action parlementaire. Je n’invoque qu’un seul témoignage, à cause de son importance décisive, celui de Blondeau, directeur des services administratifs au ministère de la Guerre, sans la participation duquel aucun préparatif militaire n’était possible[1]. Le président de la Commission des marchés instituée, après la paix de Francfort, insinuait que la pensée de la guerre remontait au plébiscite : « Il est bien étonnant, répondit Blondeau, que le gouvernement ait eu trois mois à l’avance le projet de cette guerre, car le ministre de la Guerre, qui me témoignait une grande confiance, ne m’en a jamais laissé entrevoir la préoccupation ; tout au contraire. Ainsi, au mois de mai 1870, alors que nous discutions le budget, je lui remis la note que j’ai eu l’honneur de vous lire et où je lui demandais un crédit de trois millions. Il me fit une scène extrêmement vive, se plaignant que, pour le service administratif, je voulais absorber une trop forte partie du budget, disant que, depuis le plébiscite, nous étions absolument à la paix et qu’il n’y avait aucune prévision de guerre. Il me semblerait bien étrange qu’on ait préparé une campagne au moment où on me tenait ces discours[2]. »

Prétendre que le plébiscite a été une des causes de la guerre n’a pas le sens commun, si l’on regarde du côté de la France. C’est au contraire très vrai si l’on regarde du côté de Bismarck. La victoire de Napoléon III lui fut une surprise désagréable. Il avait supposé que le régime libéral conduirait l’Empire à sa ruine et il constatait que ce régime l’avait au contraire fortifié : « Le résultat de cet appel de l’Empereur, disait sa Correspondance provinciale, a montré quelles profondes racines a le gouvernement dans la confiance du peuple français. La portée de ce résultat est d’autant plus considérable, que cette fois une pleine liberté a présidé au vote populaire et que ce vote a même été précédé d’une vive agitation (18 mai). »

Les garanties que ce succès donnait à la consolidation de la paix n’échappaient à personne en Allemagne : « Le gouvernement impérial, écrivait la Correspondance de Berlin (11 mai 1870), peut être assuré que bien d’autres millions de « oui, » dans l’Europe entière, font écho à ceux du suffrage universel français. De ce côté-ci du Rhin, particulièrement, la politique loyale et généreuse de Napoléon III, fidèle à ses principes, respectant les droits des autres peuples, animée d’un zèle sincère pour le maintien de la paix, s’était acquis déjà des sympathies d’autant plus vives et d’autant plus méritées que les partisans des anciennes dynasties en France continuaient à soutenir les anciennes traditions de conquête et de suprématie, et que les ultra-libéraux eux-mêmes, cherchant à égarer le patriotisme français, en sont encore à représenter Sadowa comme une défaite pour la France. » Ces perspectives rassurantes accéléraient le mouvement importun en faveur du désarmement. Dans les États du Sud, on se montrait de plus en plus hostile à l’accroissement des forces militaires ; la Commission des finances de la Chambre bavaroise était à la veille de réduire la durée de présence sous le drapeau à huit mois pour l’infanterie, de supprimer deux régimens de cuirassiers et deux de cavalerie, de faire cesser la division de l’armée en régimens et de supprimer ainsi tous les emplois de colonels et lieutenans-colonels. (Ce fut en effet décidé le 11 juin.)

De toutes les manières et partout les affaires de l’Unité marchaient décidément mal. Une tentative des Badois, pour en obtenir l’affirmation par le Parlement douanier, avait été repoussée par la Bavière et le Wurtemberg. L’abstention des Bavarois, le peu d’empressement des Saxons et des Hessois et d’une partie des Prussiens eux-mêmes avaient réduit l’assemblée à un tiers de ses membres (27 avril). On se demandait à Berlin si on n’allait pas être contraint de renoncer à la conquête de l’Allemagne et de retomber à n’être plus que la Prusse. « La situation intérieure, a avoué Ottokar Lorenz, ne pouvait se dénouer que par une attaque de la France. » Et il était certain que la France ne prendrait pas l’initiative de cette attaque. Il fallait donc l’y provoquer. Bismarck résolut de ne plus attendre et de brusquer le dénouement. Son confident Busch a révélé cette volonté de son héros : « En 1867, Bismarck avait évité la guerre parce qu’il n’avait pas jugé la Prusse assez forte... En 1870, cette difficulté était levée, l’Allemagne était suffisamment armée... Les Arcadiens désiraient la guerre, les ultramontains, l’Impératrice en tête, y poussaient avec ardeur. A vue d’œil, la France fortifiait son armée et préparait des alliances. Si jusque-là on avait pu placer son espérance dans un retard, ce retard devenait maintenant un danger, et de là résultait pour l’homme d’État le devoir de remplacer une politique qui retardait une action décisive par la politique qui précipitait ce qui était absolument inévitable. Dans l’intérêt de l’Allemagne et non moins dans l’intérêt de l’Europe, il fallait trouver un moyen de saisir (fassen), de surprendre les Finançais qui n’étaient pas complètement prêts à la lutte, de manière à les faire sortir de leur réserve[3]. »


II

Bismarck n’avait pas quitté sa retraite de Varzin pour rendre hommage au Tsar lorsque celui-ci se rendit dans les États du Sud. Il en sortit pour assister aux dernières séances du Reichstag de la Confédération du Nord (22 mai). Le lendemain de son arrivée, il prononça un discours sur la peine de mort. Dans une forme un peu confuse, il donna l’argument décisif du maintien de cette peine[4] : c’est que si on l’abolit, il faut créer des tortures pires que la mort elle-même ; l’ergastolo, par lequel les Italiens l’ont remplacé, est la création la plus infernale de supplice qu’ait inventée la cruauté humaine. Mieux vaut s’en tenir à la règle : qui a tué sera tué. Tout à coup, au milieu des considérations humanitaires ou juridiques, il s’écria d’une voix tonnante : « C’est la source où nous puisons le droit d’être rigoureux et d’écraser sous un talon de fer tout ce qui ferait obstacle au l’établissement de la nation allemande dans sa splendeur et sa puissance. » (Explosion de bravos.) On se demanda à qui s’adressait cette menace, on ne douta point que ce ne fût à la France. Peu après, dans la discussion du chemin de fer du Saint-Gothard, il prononça des paroles également significatives dont l’intention ne pouvait pas être douteuse.

Une convention avait été conclue à Berne entre l’Italie et la Suisse, en vue de l’exécution d’un chemin de fer à travers le Saint-Gothard. L’Etat de Bade y avait adhéré par la promesse d’une subvention de trois millions ; Bismarck demanda au parlement du Nord d’accorder une subvention de dix millions. Des intérêts purement commerciaux n’eussent pas motivé suffisamment cette intervention sans exemple d’une nation étrangère dans la construction d’un chemin de fer établi par deux nations voisines. Aussi est-ce par un intérêt politique, c’est-à-dire par une idée hostile à la France, qu’on motiva la demande de crédit : « Il s’agit, dit Sybel, non d’un chemin de fer ordinaire, mais d’une entreprise d’une signification internationale et de la plus haute portée... Il s’agit de fournir une nouvelle preuve du changement de puissance que l’Allemagne du Nord doit aux événemens de 1866... Tendons au peuple italien, pour lequel nous sommes animés de tant de sympathies historiques, notre main de fer sur les montagnes de la Suisse libre et neutre. »

Le ministre d’Etat, Delbrück, reconnut que le chemin de fer avait surtout une importance politique, et le lendemain, 25 mai, au milieu de réticences mystérieuses plus provocantes que ne l’eussent été de franches déclarations, Bismarck le redit mieux encore : « Des nécessités politiques exigent la création d’une route directe reliant l’Allemagne à l’Italie. Il a fallu de graves circonstances, des circonstances mûrement pesées pour amener le gouvernement à la résolution inaccoutumée, je pourrais même dire sans précédens, de proposer à la Confédération et à des gouvernemens voisins une demande de fonds considérables en faveur d’une ligne de chemin de fer située non seulement en dehors de la Confédération du Nord, mais en dehors même de l’Allemagne. Les considérations qui ont décidé le gouvernement à cette démarche inusitée sont, je le crois, tellement évidentes, elles ont été si bien examinées, elles sont en partie de nature tellement délicate, que je vous prie de me dispenser de vous les exposer encore publiquement. (Très bien ! très bien !) On ne peut penser à mettre en comparaison les avantages que le Saint-Gothard, présente sur le Splügen ou le Splügen sur le Saint-Gothard quand on songe aux intérêts que l’Allemagne du Nord a dans l’affaire du Saint-Gothard... Pour vous, le principal est d’avoir une communication presque directe avec l’Italie qui est notre amie, et qui, je l’espère, l’est pour longtemps. » Le crédit de dix millions fut voté à une grande majorité.

Mais tous ces discours n’étaient que de petites provocations en quelque sorte préparatoires. C’est à la grosse provocation de fait qu’il consacra sa vigoureuse activité.


III

Versen, qui avait pris goût à l’aventure espagnole, ne s’était pas consolé du dédain avec lequel le roi de Prusse avait reçu son rapport et rompu les pourparlers avec Prim. Il avait essayé de reprendre l’affaire en sous-œuvre auprès du Kronprinz, sous les ordres duquel il avait servi, et avait si bien travaillé, qu’il l’avait gagné à sa cause. Il ne doutait pas que Bismarck, fort de ce nouvel assentiment, ne reprît son complot espagnol. Dès qu’il le sut de retour à Berlin, il courut au palais du Reichstag et lui donna connaissance de son rapport et du refus du Roi d’en tenir compte. Bismarck, très mécontent de ce point d’arrêt, dit que l’affaire devait être immédiatement reprise « et qu’elle constituait pour l’Allemagne un objectif dont la réalisation était inconditionnellement désirable et digne d’être recherchée[5]. » Avant tout, il fallait remettre Prim en confiance et lui donner le mot d’ordre. A cet effet, Lothar Bûcher fut de nouveau dépêché vers lui, porteur d’une lettre autographe de Bismarck[6]. Ce n’était pas la première échangée entre eux, et Bismarck n’avait pas attendu jusque-là pour répondre à celles qui lui avaient été apportées en février par Salazar ; mais après son départ pour Varzin, une longue interruption avait eu lieu, et Prim avait pu croire la conversation terminée. Bismarck s’excusait de cette interruption : « Prim aurait tort de considérer la candidature Hohenzollern comme abandonnée ; il ne tenait qu’à lui de la reprendre. L’essentiel était de ne jamais faire intervenir le ministre des Affaires étrangères, ni le chancelier de l’Empire, ni lui-même Bismarck. S’il avait des communications à adresser, il n’avait qu’à les faire parvenir par Salazar ou par le docteur. »

Pour que le complot arrivât à son entière conclusion, il ne manquait plus que le consentement des princes. Bismarck activa de ce côté la besogne : le prince Antoine étant déjà favorable, le Kronprinz se mit à endoctriner son ami Léopold, qui, sous ces insistances jointes à celles de sa femme, commença par éprouver des scrupules de son refus, d’abord à cause de ses devoirs vis-à-vis de la maison de Hohenzollern, ensuite à cause de son pays et de son prestige, et qui finalement en vint à un demi-assentiment (28 mai).

Cependant les Espagnols s’impatientaient. Salazar pressait chaque jour Lothar Blücher d’obtenir une solution définitive. « Qu’à cela ne tienne, dit Lothar, partons ensemble et allons chercher le consentement qu’on ne nous envoie pas, » Et ils partent tous deux, voyageant séparément tant qu’ils sont en France, de crainte qu’on ne les reconnût, et ne se réunissant que sur le territoire allemand. lisse rendent auprès des princes, joignent leurs instances à celles à demi victorieuses dont Léopold est assailli et ont la satisfaction d’entraîner son acceptation complète. Léopold se résout « à laisser de côté les considérations personnelles, à ne plus se laisser guider que par des nécessités d’ordre supérieur parce qu’il espère rendre un grand service à son pays[7]. »

Quel grand service à rendre à son pays, quelles nécessités d’ordre supérieur le décidaient ainsi à laisser de côté ses considérations personnelles ? c’est-à-dire à se conduire en malhonnête homme vis-à-vis de l’empereur Napoléon ? Que les historiens allemands et leurs copistes français répondent à ce point d’interrogation ; qu’ils nous disent en termes précis quel grand service un Hohenzollern pouvait rendre en ce moment à son pays en Espagne, si ce n’est celui d’obliger la France à cette attaque exigée par l’état intérieur de l’Allemagne ? C’est le leitmotiv de ce récit ; je le reprendrai sans me lasser.

Le consentement du prince obtenu, les deux envoyés se séparent, Lothar Bûcher va à Berlin avec la réponse de Prim, et Salazar retourne à Madrid porter le consentement des princes.


IV

Tandis que l’entente souterraine s’organise entre Sigmaringen, Madrid et Berlin, le roi de Prusse quitte sa capitale inopinément le 1er juin, et, accompagné de Bismarck, se rend à Ems, auprès du Tsar, en route vers le Wurtemberg. Ce départ causa une vive surprise, car Guillaume venait de voir son neveu à Berlin. La présence du chancelier surtout suscitait les commentaires. On expliquait dans les cercles officiels qu’il ne s’agissait que d’un acte de courtoisie ; le Roi rendait la visite reçue, et Bismarck faisait celle qu’il n’avait point rendue. Les suppositions n’en furent pas moins nombreuses. Après l’explosion de la candidature Hohenzollern, les historiens s’accordèrent à croire que les augustes personnages s’étaient rencontrés en vue de l’éventualité prochaine et que, là, Guillaume avait obtenu du souverain russe son assentiment au complot et la promesse d’une neutralité amie en cas de guerre avec la France. Des personnages bien informés m’ont assuré qu’on ne s’occupa point du tout à Ems de la candidature Hohenzollern, dont on voulait réserver la surprise au Tsar, comme à tous les autres, et qu’aucun engagement officiel ne fut contracté. Le Tsar, d’ailleurs, était dans un état de santé qui ne lui permettait d’application à quoi que ce fût. Des crises nerveuses dont il souffrait depuis l’hiver devenaient de plus en plus fréquentes ; il avait des accès de désespoir sans cause appréciable ; des tics nerveux agitaient ses traits ; ses serviteurs l’entendaient gémir ; il demeurait des journées entières dans une solitude absolue, péniblement affecté quand quelqu’un cherchait à pénétrer auprès de lui. Dans ses promenades, on le voyait s’arrêter brusquement, prendre sa tête dans ses mains, ou appuyer son visage contre un arbre et demeurer ainsi sans répondre aux questions qui lui étaient adressées.

Cependant, si on ne traita pas d’affaires, on causa, on s’entretint de l’Orient, on dit du mal de Beust, on se plaignit de Napoléon III qui secondait les remuemens anti-russes du chancelier autrichien. L’objet des réflexions des trois interlocuteurs fut surtout l’état de l’Allemagne. A cet égard, nous n’en sommes pas réduits aux conjectures. En quittant Ems, le Tsar vint avec son fils passer quelques jours d’intimité dans sa famille de Stuttgart, et Schouvaloff, son grand chambellan et maréchal de cour, raconta à notre ministre Saint-Vallier les conversations de son maître avec Bismarck. Il lui aurait dit avec une fermeté qui le déconcertait : « De mon vivant, il ne sera pas porté atteinte à l’indépendance des États de l’Allemagne du Sud. Nous sommes vos meilleurs amis ; nous voulons le demeurer ; mais prenez garde à ne pas encourager par votre altitude ou par vos journaux l’exaltation protestante et germanique qui se montre parmi les provinces Baltiques. » Enfin, sur un ton dont la froideur même était significative : « Terminez donc équitablement cette affaire du Sleswig septentrional ; il y a là un ferment dangereux pour l’avenir. La France, à un moment donné, peut y trouver un prétexte utile en même temps qu’un allié précieux, et je vous le déclare, si des embarras vous viennent de ce côté-là, ne vous en prenez qu’à vous et ne comptez pas sur moi pour vous aider à en sortir. » Bismarck aurait répondu par des assurances réitérées de réserve et de modération en ce qui touche la question allemande ; il aurait affirmé son désir de voir la paix se maintenir, son respect pour les droits et pour l’indépendance des États situés au Sud du Mein ; il aurait nié avec énergie la participation du Cabinet de Berlin aux encouragemens que rencontrent en Allemagne les aspirations religieuses et politiques des populations Baltiques. Sur la question du Sleswig il aurait cherché à abriter sa responsabilité en invoquant les vues et la volonté personnelle du Roi. Du reste, Bismarck n’aurait pas charmé le Tsar ; celui-ci l’aurait trouvé enjoué, mais lourd, embarrassé, plein de lieux communs et de banalités, répétant les mêmes anecdotes, les mêmes plaisanteries, riant aux éclats des jeux de mots les plus rebattus, comme s’il les entendait pour la première fois. Au contraire, les relations de l’Empereur et du Roi avaient été particulièrement confiantes et intimes, et les sympathies anciennes s’étaient resserrées et, en quelque sorte, réchauffées.

Varnbuhler, qui n’avait eu qu’une courte audience de l’empereur Alexandre, fut invité par ce souverain à l’accompagner jusqu’à la frontière wurtembergeoise et rapporta cette conversation aussi à Saint-Vallier... « Je puis vous affirmer, lui avait dit le Tsar, qu’aussi longtemps que vivra mon cher et bien-aimé oncle le roi Guillaume et que je vivrai moi-même, vous ne courrez aucun péril sérieux ; je connais les intentions et les vues de mon oncle ; je suis sûr de ses sentimens comme des miens, et je sais que les ambitieux et les ardens annexionnistes prussiens peuvent se remuer et s’agiter, qu’ils peuvent vous menacer et vous inquiéter, mais qu’il ne les laissera jamais passer de la parole à l’action. Ce serait bien différent s’il venait à disparaître ; après lui, je me demande avec inquiétude ce qui adviendra. Le prince royal mêle à des opinions démocratiques déplorables une ambition démesurée ; il subit l’influence des nationaux-libéraux, ce parti dont les visées sont si inquiétantes pour la paix de l’Europe ; il est surtout entièrement dominé par sa femme qui rêve la couronne impériale d’Allemagne avec l’application sur le continent des idées libérales britanniques dans le culte desquelles elle a été élevée. Cette princesse a assez d’esprit pour avoir beaucoup d’intrigue et d’ambition ; elle n’a pas assez de bon sens pour savoir distinguer entre les mœurs allemandes et anglaises, et elle ne voit pas que l’application de la Constitution anglaise à l’Allemagne est plus que dangereuse, impraticable, et qu’il suffira d’en faire l’essai pour ouvrir une ère de discorde et d’anarchie. La France est agitée, l’Espagne est en décomposition, l’Italie est un pays révolutionnaire, l’Autriche n’est plus qu’un cadavre dont les membres vont peut-être se disjoindre violemment ; seules la Russie et la Prusse représentent aujourd’hui en Europe l’esprit d’ordre, d’autorité, de discipline indispensable au salut de la société ; c’est là une des causes de notre entente, de notre sympathie : nous sommes unis par le même intérêt de conservation. Mais si le prince royal doit un jour sortir de ces erremens et introduire dans ses États le fléau moderne de la démocratie qui s’intitule libéralisme, je ne pourrai plus voir dans la Prusse qu’un voisin d’autant plus incommode qu’il y a entre nous plus d’un intérêt divergent et qu’elle a, en outre, l’arrogance des parvenus de fraîche date. Dieu veuille que ces dangers soient encore éloignés et que les jours précieux de mon oncle soient longtemps conservés. S’il mourait, il n’y aurait pas à compter sur M. de Bismarck que je crois épuisé au physique et au moral et encore plus usé dans l’opinion publique ; il disparaîtrait avec le roi Guillaume, et leur système gouvernemental s’écroulerait avec eux. » Il s’animait beaucoup chaque fois qu’il faisait allusion aux idées libérales et démocratiques, objet constant de son animadversion ; il exhorta Varnbuhler à adopter des mesures rigoureuses contre ceux qu’il appelait les ennemis du repos public : « Je serai toujours l’ami et le défenseur d’une monarchie où l’ordre sera assuré et la tranquillité complète ; je ne me ferai jamais le protecteur d’un pays troublé, d’un foyer de propagande révolutionnaire ; une agression injuste de la Prusse contre le Wurtemberg calme et paisible rencontrerait mon opposition ; une intervention de la Prusse pour rétablir l’ordre dans ce même Wurtemberg livré aux passions démagogiques n’exciterait, au contraire, chez moi, qu’un sentiment d’approbation. »


V

Le 4 juin, Bismarck était rentré à Berlin où l’avait rejoint Lothar Blücher. Il repart avec celui-ci le 8 juin pour Varzin, où il appelle ensuite Keudell. D’ordinaire il allait s’y reposer et écartait de lui les conseillers qui pouvaient le ramener aux soucis du jour. Cette fois il travaillera plus que jamais ; il combine, écrit, envoie, reçoit des télégrammes chiffrés. Keudell et Bûcher déchiffrent pendant plus de la moitié du jour et, quand ils ne peuvent plus suffire au travail, Bismarck les aide lui-même, ainsi que la comtesse Marie, sa fille. C’est là qu’est définitivement arrêté le plan qui va être mis à exécution.

L’action sera engagée par Prim ; il enverra Salazar offrir officiellement la couronne au prince ; il retiendra les Cortès en session jusqu’au retour de l’envoyé, leur communiquera l’acceptation de Léopold, enlèvera le vote qui le proclamera roi, et Léopold viendra aussitôt prendre possession de son trône. Le plus profond secret aura continué à être gardé ; la France ne connaîtra la candidature que lorsque les Cortès la proclameront, et ainsi Napoléon III n’aura pas le temps de se jeter au travers de l’entreprise et de la contrecarrer. La France réveillée en sursaut s’indignera ; son gouvernement (Bismarck n’en peut plus douter depuis les interrogations de Benedetti) demandera au Roi d’interdire à son parent et sujet de se rendre en Espagne. Mais l’ambassadeur de France ne trouvera à Berlin ni le Roi qui sera à Ems, ni Bismarck tapi à Varzin ; il en sera réduit à Thile, le muet du sérail. Celui-ci fera l’étonné : il ignore ce dont on lui parle ; la candidature de Léopold est tout à fait étrangère à son gouvernement ; le choix d’un roi est l’affaire des Espagnols seuls ; la Prusse est trop soucieuse de son indépendance pour porter atteinte à celle des autres. Bismarck supposait bien que nous ne nous laisserions pas bafouer de la sorte et que nous insisterions ; alors il sortirait de sa taupinière, crierait à la provocation, ameuterait l’Allemagne et appellerait à la rescousse l’Espagne, dont notre prohibition aurait rendu l’intérêt identique à l’intérêt prussien. Si nous commettions la balourdise, dont il aimait à nous croire capables, de prendre à partie l’Espagne, Prim gonflerait emphatiquement la voix, évoquerait la souveraineté du peuple espagnol, répondrait aux remontrances en hâtant la solution contre laquelle nous protestions, et Bismarck accourrait au secours du prince allemand représentant l’indépendance espagnole. Ainsi, quoi que nous fissions, il nous jetait dans des embarras inextricables, et il comptait qu’affolés, ne sachant à qui parler, acculés à des humiliations sans précédent, nous ne trouverions d’autre moyen de sortir de cette impasse qu’en déclarant la guerre dont il avait besoin et que nous aurions à soutenir à la fois sur les Pyrénées et sur le Rhin.

Ce plan diplomatique est aussi admirablement combiné que le plan stratégique de Moltke. Tout y est prévu. Aucune ingérence extérieure n’était à craindre. Gladstone ne tenait pas à une action européenne, et ne l’eût exercée qu’au profit de la Prusse ; si Clarendon s’abandonnait à ses sympathies françaises, il les contiendrait. Beust, actif seulement par la plume, avait à ses pieds deux boulets, la Hongrie et la Russie, qui l’empêcheraient de remuer. La question romaine soulevée en Italie par un ministère dévoué à la Prusse aurait raison des velléités reconnaissantes de Victor-Emmanuel. L’insuccès ne pourrait se produire que si le Roi, les Hohenzollern ou Prim se laissaient ébranler et ne remplissaient pas vigoureusement leur rôle dans l’œuvre commune. Et cela ne paraissait à redouter d’aucun d’entre eux.

On avait hésité sur le meilleur moment à choisir pour l’action. Serait-ce en juin ou en octobre ? Juin avait été préféré d’abord parce que c’était le moment où la dispersion générale des souverains et des diplomates rendrait plus difficiles les explications, à Berlin notamment où le vide serait le plus complet, ensuite parce que le secret, condition essentielle du succès, devenait de moins en moins assuré à mesure qu’un plus grand nombre de gens y était initié.

Bismarck communiqua ce plan à Prim et, de nouveau, dépêches et lettres s’échangèrent, sinon directement, du moins à l’aide d’intermédiaires. L’historien espagnol Pirala a publié une de ces lettres dont il n’indique pas le destinataire, systématiquement entortillée et mystérieuse, qui, sans doute, ne dévoile pas la trame dans tous ses détails, mais en laisse échapper la pensée principale : « Il est possible que nous voyions une agitation passagère en France, et sans doute il faut éviter tout ce qui peut y conduire ou l’aggraver. S’il en était ainsi, faudrait-il mettre mon nom dans le rapport de ces négociations ? Je crois que non et qu’au contraire ma personne devrait rester complètement à l’écart de tout. Réellement, je ne suis pas compromis, engagé officiellement. Il s’agit d’une part d’un acte de volonté de la nation espagnole, d’autre part du prince qui est majeur, maître de ses actions personnelles. S’il a eu ou non des raisons pour obtenir le consentement de son père et du chef de la famille, ceci est une question d’un ordre privé et non pas une affaire d’État. Prévenir le Roi de semblables projets, c’est le devoir du ministre de la maison royale. Mais je ne l’ai pas aidé de mes conseils, en ma qualité de président des ministres, seulement en celle de chargé des Affaires étrangères, comme homme de confiance, au même titre que les autres serviteurs de l’État, qui sont dans le secret. Je crois que le gouvernement espagnol fera mieux de ne pas publier la lettre du général Prim du 17 février et la réponse à celle-ci. Nous aurions ainsi une position inexpugnable devant le public européen. Si on fait du bruit en France, nous demanderons simplement : Que voulez-vous ? Voulez-vous dicter les décisions de la nation espagnole et d’un simple particulier allemand ? Ce sera alors l’occasion d’utiliser ce que vous, docteur, me proposez. Néanmoins, on criera à l’intrigue, on sera furieux contre moi, sans préciser le point d’attaque. Il ne s’agit, quant à ma réponse, que d’une question de politesse vis-à-vis du général. J’ai répondu à sa lettre. J’espère qu’il ne doutera pas de mes plus respectueux sentimens pour sa personne, ni de mon adhésion au projet dont la réalisation ne dépend plus que de lui et des Certes Je n’ai pas amené l’affaire au point où elle en est sans de considérables difficultés, que M. Gama, avec sa connaissance du terrain, pourra facilement se figurer et expliquer au général »

Évidemment beaucoup d’autres lettres, depuis détruites, ont été échangées entre Madrid et Varzin. Il est heureux qu’une au moins ait échappé à l’hécatombe et nous permette de démêler un peu la vérité au milieu de l’immense fourberie organisée pour la cacher.


VI

Prim s’était mis aussitôt à l’œuvre sans attendre le retour de Salazar. Justement la candidature de Montpensier, qui aurait pu le gêner et l’empêcher de disposer de la majorité des Cortès, venait enfin de s’effondrer définitivement. Ce prince eût véritablement mérité de réussir par sa ténacité : aucun échec ne le rebutait, il recommençait toujours. Même après le duel qui semblait avoir anéanti ses dernières chances, il risqua une nouvelle tentative. « Quoi que fasse le duc de Montpensier, disait Serrano, il n’arrivera jamais à se faire élire. J’ai fait tout ce qui m’a été possible pour cette solution qui m’a toujours paru la plus convenable, mais les circonstances ont été les plus fortes. Je ne comprends pas qu’il veuille à toute force s’exposer au vote des Cortès, quand il peut être sûr d’avance qu’il lui sera contraire. » Il ne laissa pas ignorer son sentiment à Montpensier. Le duc répondit qu’il voulait en finir : « On savait tout ce qu’il avait fait pour la Révolution ; il se croyait désigné pour en assurer le succès, mais il était fatigué de se voir journellement mis en discussion en Espagne et en Europe, et si les Espagnols ne voulaient réellement pas de lui, ils n’avaient qu’à le dire clairement, il irait vivre dans la retraite. — Bien ! fit le Régent, si ce qu’il veut c’est un prétexte pour rentrer convenablement dans la vie privée, il peut avoir raison. Dans ce cas, il devrait tout simplement arrêter toutes les subventions et dire à ses amis : Arrangez-vous sans moi comme vous pourrez ; plus tard, si on a besoin de moi, on me trouvera. »

Montpensier fit présenter par des amis, en majorité dans la Commission de Constitution, un projet par lequel il serait procédé à l’élection du monarque comme pour une loi ordinaire. Il suffirait de la majorité des députés présens, pourvu qu’ils représentassent la moitié de la Chambre. Les députés étant au nombre de 354, 177 pourraient procéder à l’élection, 89 voix donneraient le trône. Or les Montpensiéristes, comptant sur plus de cent voix, se voyaient, par cet amendement, assurés du succès. Mais Prim fit présenter par un de ses amis, Rogio Arias, un amendement au projet de la Commission, d’après lequel il faudrait que le candidat réunît un nombre de voix supérieur à la moitié des députés élus : soit 178, chiffre que Montpensier était certain de ne pouvoir atteindre. Prim vota pour le projet de la Commission, mais poussa ses amis à voter contre. Le fléau de la balance oscilla longtemps. Le scrutin prit un caractère dramatique lorsque vint le tour de la Gauche. Le leader démocrate, Martos, vota non, puis Castelar, Orense, Figueras ; les non pleuvaient. Lorsque le président Ruiz Zorilla eut aussi voté non, il y eut une tempête d’applaudissemens, de félicitations, d’embrassades. Le projet était repoussé et l’amendement Arias voté (7 juin) ; la défaite de Montpensier était si décisive que ses adversaires renoncèrent à une démonstration antimontpensiériste annoncée. Rios Rosas déclara, au nom de l’Union libérale, que celle-ci accepterait maintenant tout candidat de la majorité. Montpensier cependant eut un dernier soubresaut. Il vint à Madrid : « Il m’est impossible, dit-il à Serrano, à Izquierdo et à d’autres généraux unionistes, de renoncer, pour des raisons générales et personnelles : le pays serait en proie à l’anarchie. » Puis il avait tant annoncé son succès aux Cabinets européens que, ne voulant pas s’exposer à un ridicule irrémédiable, il devrait plutôt se mettre à la tête d’un pronunciamiento et tout risquer. Izquierdo acquiesça, mais Serrano résista : on irait au-devant d’une défaite ; un pronunciamiento ne pouvait réussir que si on laissait chanter l’hymne de Riego[8], ce que le duc ne pouvait faire. Il finit par entendre raison et gagna tristement l’étranger.

À ce moment, Salazar arriva de Sigmaringen porteur de l’assentiment tant désiré. Prim accepta le plan de Bismarck, l’époque fixée, et se mit d’accord avec lui sur les moindres détails. Il y avait comme une entente générale pour le laisser se mouvoir en silence parmi ses intrigues. « Les Cortès, disaient les républicains, n’étaient plus qu’une assemblée d’ombres. » Tout à coup Prim, annonce qu’il va s’expliquer. Les députés accourent ; ils attendent des révélations sensationnelles. Canovas au début de la discussion arbore le nom du prince des Asturies que personne n’osait prononcer : si la question monarchique pouvait être résolue par les sympathies et le jugement d’un seul homme, il ne craindrait pas de dire : « Ici, dans mon cœur, ici, dans mon esprit, ici, dans ma conscience, une sympathie unique domine, et cette sympathie est pour le prince Alphonse. » Rios et Rivero répondent par de violentes attaques contre les Bourbons.

Prim intervient à son tour et repousse avec véhémence le reproche de vouloir prolonger l’intérim pour préparer la restauration d’Alphonse : « Ce projet serait pire que celui qu’on m’attribue de continuer le provisoire pour assurer ma prépondérance personnelle. Loin d’être le Monk de la Restauration, je crois être le Monk de la Liberté. Quoique j’aie bien des fois réfuté déjà cette calomnie, je le répète : La restauration du prince Alphonse, jamais, jamais, jamais. Si la cessation de l’intérim est souhaitable, son prolongement n’offrait aucun péril. « Appuyé sur une armée « dans laquelle s’était incarné le sentiment libéral du pays ; sûr de la marine, en conformité de sentiment avec la nation entière, » il répondait des destinées de la Révolution : « Vous pouvez partir tranquilles ; avec ou sans roi, la liberté ne courra aucun danger ; vous laissez dans cette auguste enceinte le drapeau de la liberté, vous le retrouverez, je vous le promets sur mon honneur et sur ma vie. Le couronnement de notre édifice est nécessaire ; mais on ne peut pas tout ce qu’on veut. Faire un roi est plus difficile que ce qu’il paraît. » Et comme le républicain Castelar disait ironiquement : « Très bien ! » il reprit : « Il y a cependant quelque chose de plus difficile encore, c’est de faire la république dans un pays où il n’y a pas de républicains. » Il raconta les négociations avec le roi Ferdinand, le duc d’Aoste et le duc de Gênes. Leur échec constaté, il mentionna un quatrième candidat... « Messieurs les députés s’attendent sans doute à ce que je dise le nom de ce quatrième candidat : ils me permettront de ne pas le prononcer, car ce serait une indiscrétion ; cela pourrait amener des complications ; en outre, j’ai engagé ma parole d’honneur, et messieurs les députés respecteront sans doute ma réserve. (Oui ! oui !) Ce candidat que je ne dois pas nommer possède certainement les conditions dont l’Espagne a besoin : il est de race royale (e stirpe regia), catholique et majeur... Lorsque les négociations poursuivaient leur cours et me donnaient espoir de les voir aboutir, arriva un envoyé, homme illustre, et avec quelle opportunité n’arriva-t-il pas ! Ce fut pour assister à la scission qui eut lieu ici la nuit de la Saint-Joseph. (Rumeurs.) A la suite des efforts que je dus faire le lendemain pour neutraliser la mauvaise impression qu’elle avait faite sur cet homme distingué, je réussis encore à ce que les négociations se poursuivissent. Alors arriva un autre envoyé, et certes, c’est bien là ce qu’on peut appeler une fatalité ! Ce fut au moment des événemens de Gracia, de Sans et de Barcelone. (Rumeurs plus fortes.) Il se trouva à Madrid au moment de ces faits déplorables et partit profondément impressionné. Je voulus lui expliquer ce que c’était ; mais, en voyant s’assombrir son front, je compris que je ne l’avais pas convaincu. Le résultat fut que, quinze jours après son départ, je reçus une réponse qui n’était pas consolante ; elle était conçue dans des termes très bienveillans, pleins de respect pour la nation espagnole, mais déclarait que le prince ne pouvait accepter en ce moment (por el momento) la couronne d’Espagne. »

Tout ce récit était un arrangement de comédie. Il n’y avait pas eu deux envoyés prussiens venus successivement, mais deux venus ensemble, Versen et Lothar Bûcher. Ni l’un ni l’autre n’avait assisté à la scène de la Saint-Joseph (le 19 mars), puis- qu’ils n’arrivèrent qu’au commencement d’avril. Ils n’étaient pas partis en portant à Berlin un rapport négatif ; au contraire, leur rapport était, comme disait le roi de Prusse, couleur de rose. Il était vrai seulement que les négociations avaient été rompues malgré le rapport, non à cause de lui, par suite de l’absence de Bismarck et des répugnances du Roi.

Prim continua : « Le gouvernement a résolu d’en référer aux Cortès et de les faire arbitres de la question. Le ministère n’a pas été heureux ; il n’a pas de candidat à vous présenter pour la couronne ; il n’en a pas du moins quant à présent ; mais l’aura-t-il demain ? C’est ce que je ne saurais dire. Seulement, je puis vous déclarer que le gouvernement est animé des mêmes sentimens que les députés monarchistes et qu’assurément toute chance de trouver un monarque n’est pas perdue. Sans pouvoir fixer d’époque, sans vouloir préciser un jour, nous continuerons de traiter la question avec prudence et sagesse jusqu’à ce qu’on puisse vous présenter un candidat capable de réunir en sa faveur l’opinion générale. » C’était encore mensonger, car, à l’heure où il parlait, il savait par Salazar que Léopold acceptait et il traitait avec Bismarck les détails de l’élection. Il poursuivit : « Donc nous n’avons pas de candidat à vous présenter, mais comme il serait possible que la majorité des Cortès en eût un, dans votre haute sagesse vous apprécierez et vous prendrez la détermination que vous croirez convenable et conforme à l’esprit patriotique et aux sentimens des dignes membres des Cortès. »

Prim, en déférant la négociation aux Cortès, en les rendant arbitres de la question, mettait en demeure les partisans des diverses candidatures de les produire et de les soumettre au vote : s’ils se taisaient, il acquérait le droit de leur dire que, par leur silence, ils en avaient reconnu l’impossibilité. Enfin, en voilant son espérance, il excitait l’impatience publique, la préparait à sa solution, lui en donnait d’autant plus le désir qu’il en précisait moins l’heure. Cette manœuvre réussit à souhait dans le Parlement. Nul, en effet, ne proposa de candidat ou ne souleva d’objections contre le candidat montré et caché mystérieusement. Le chef éloquent de l’Union libérale, Rios Rosas, comprenant les réticences du général, seconda ses intentions secrètes : « Puisqu’une négociation était pendante, ni lui ni ses amis ne la troubleraient, pas plus qu’ils n’avaient troublé les précédentes. L’Union libérale n’a pas de candidat, elle n’a qu’un désir : qu’on lui donne un roi quelconque le plus tôt possible. »

A ne considérer que l’action préparatoire à exercer sur le Parlement, afin que, n’étant pas tout à fait instruit, il ne fût pas tout à fait surpris, ce discours était peut-être habile. Mais il constituait un manquement incompréhensible au secret convenu, car tous pouvaient mettre le nom sur la désignation anonyme. En effet, à ce passage du discours, Mercier s’était penché vers l’oreille de John Lemoinne, rédacteur des Débats, de passage à Madrid, et avait dit : « Il s’agit de Léopold de Hohenzollern. » Prim, en donnant au fait le caractère rétrospectif d’une candidature abandonnée, avait cru, sans doute, sa révélation aux Cortès sans inconvénient vis-à-vis de nous. C’est dans ce sens que Mercier, en écrivant le lendemain à Gramont, commente la séance : « Prim causera avec l’Empereur dans le voyage qu’il doit faire à Vichy, dans le courant de juillet, et si ce n’est déjà fait, il pourra mettre Sa Majesté au courant de ce qui s’est passé avec le prince de Hohenzollern dont il n’a pas voulu prononcer le nom dans les Cortès. »


VII

L’Empereur voulut être renseigné sur-le-champ. Ayant lu, dans le Journal des Débats, le compte rendu du discours de Prim par John Lemoinne, avec l’indication du prince de Hohenzollern, l’affaire lui apparut sous son vrai jour. Il écrivit aussitôt à Gramont, le 17 juin : « Mon cher duc, Je vous prie d’écrire à Mercier à Madrid pour savoir s’il est vrai qu’il y ait une intrigue bien ourdie pour faire accéder à la couronne d’Espagne un prince prussien. Il faudrait, si cela était vrai, faire savoir à Berlin et à Madrid combien cette combinaison nous déplairait. » En conséquence de cet ordre, Gramont écrivit à Mercier : « A plusieurs reprises, dans le courant de l’année dernière, le département vous a entretenu de certains symptômes, pouvant faire supposer qu’il avait été plus ou moins sérieusement question d’un prince prussien pour la couronne d’Espagne. — Cette combinaison n’a point, toutefois, pris de consistance, et il ne paraît pas, qu’à aucun moment, la pensée des hommes d’Etat espagnols s’y soit arrêtée réellement, comme à un projet susceptible d’être mis à exécution. Il nous revient, aujourd’hui, que l’idée aurait été reprise en dernier lieu, et qu’il se serait formé, à Madrid, une intrigue assez fortement ourdie, dans le but de faire arriver au trône un prince prussien. — On compterait sans doute sur la fatigue qui se serait emparée des esprits, à la suite des dernières discussions, pour poser cette candidature, et précipiter les résolutions du pays, à l’aide de la confusion qu’elle ne manquerait pas de produire. — Je n’ai pas besoin de vous dire comment une semblable combinaison serait envisagée en France ; les graves objections qu’elle soulève pour nous se présentent d’elles-mêmes à l’esprit. J’attache donc beaucoup d’intérêt à savoir de vous jusqu’à quel point les informations qui me sont parvenues seraient fondées, et si le projet de mettre en avant un prince de Hohenzollern, ou tout autre membre de la famille royale de Prusse, existe effectivement (11 juin). »

Mercier prend des informations et les communique à son ministre par une dépêche officielle : « La personne qui m’a informé m’a dit que le maréchal Prim, tout en accueillant les ouvertures, n’avait jamais fondé aucun espoir sur leur réussite : il voulait seulement éviter que son parti puisse lui reprocher de ne pas avoir épuisé toutes les chances de trouver un monarque qui fût majeur, catholique et non Bourbon, Depuis, les allures du gouvernement prussien en Espagne m’ont semblé un peu louches. La légation prussienne a reçu l’ordre de n’envoyer que des dépêches chiffrées. Et puis, comment expliquer la présence à Madrid du major Bernhardi, qui est venu s’y établir après la révolution avec le titre de conseiller d’ambassade ? Ce personnage, qui est, dit-on, un écrivain militaire de mérite, a été fortement mêlé en 1866 aux négociations militaires entre la Prusse et l’Italie. Il passe pour un homme de confiance de M. de Bismarck, et quoique M. de Canitz laisse entendre qu’on a simplement voulu lui donner une position pour récompenser d’anciens services, j’ai toujours été porté à croire qu’il devait être chargé de quelque mission secrète, comme de recueillir, en dehors de la légation, toutes les informations propres à éclairer sa Cour sur les ressources qu’elle pourrait tirer de l’Espagne pour nous nuire dans le cas d’une guerre contre nous. Ses sentimens anti-français, non moins que ses talens, pouvaient en effet le désigner pour un travail de cette nature. Mais s’il a été directement mêlé à une intrigue, comme il se trouve voyager en Portugal au moment où le baron de Canitz demande un congé, ce serait une preuve que cette intrigue est au moins en suspens. Peut-être cependant est-il allé en Portugal étudier la situation et voir s’il n’y aurait pas pour un Hohenzollern moyen de se faire le champion de l’idée de l’Union Ibérique. Alors son voyage ne serait réellement pas étranger à un projet de candidature prussienne. Telles sont les considérations qui me font douter qu’il puisse se tramer en ce moment à Madrid une intrigue pouvant aboutir à quelque résultat prochain, surtout cette intrigue se rapportant à une combinaison que l’opinion publique n’a jamais pu prendre un instant au sérieux et dont je n’ai toujours entendu parler, par les hommes de quelque importance, que comme d’une folie qui, sans profit appréciable, pourrait engager l’Espagne dans toute sorte de compromis dangereux et compliquer ainsi sa situation de la manière la plus grave. D’un autre côté cependant, je vois aussi que, si étrange qu’il puisse paraître que la Prusse veuille risquer une pareille aventure, nous devons d’autant plus nous défier de ses intentions, qu’il pourrait bien arriver qu’elles fussent très encouragées par les circonstances. Pour sortir de l’embarras dans lequel se trouve placé le maréchal Prim, quand il sera bien convaincu qu’il n’a rien à espérer de l’Italie, il ne me semble pas impossible qu’il puisse se décider, en désespoir de cause, à revenir au prince de Hohenzollern, dont il n’avait probablement une première fois accepte la candidature que du bout des lèvres. Cependant, ce qui me rassure un peu, c’est qu’il ne saurait méconnaître, en même temps que ses difficultés, les risques de cette combinaison. Il a prouvé, en effet, qu’il appréciait à leur valeur les bons rapports entre l’Espagne et la France, et il doit bien voir que, le cas échéant, l’opposition de notre part serait d’autant plus à craindre que, s’adressant plutôt à la Prusse, non seulement elle ne disposerait pas, en le blessant, le sentiment national de l’Espagne à se tourner contre nous, mais que nous flatterions même en quelque sorte ses préventions contre toute candidature étrangère (23 juin). »

Mercier entretint Prim lui-même, qui ne put contenir un vif mouvement de contrariété, car il craignit d’avoir été pénétré. Il nia l’intrigue, affirma qu’il ne pensait plus au Hohenzollern et, pour endormir tout à fait la vigilance de l’Empereur, il lui fit annoncer de nouveau des confidences complètes. En se rendant à Vichy en juillet, il verrait Napoléon III et lui démontrerait la nécessité absolue de sortir de sa réserve ; lui seul pourrait le tirer d’affaire. Seulement il voulait être sûr de voir l’Empereur seul, sans Olozaga. L’Empereur fit répondre qu’il serait enchanté de s’entretenir avec Prim et qu’aussitôt ce dernier arrivé à Paris, il l’inviterait à déjeuner sans Olozaga.

Mercier fut persuadé que, même si la candidature n’était pas irrévocablement abandonnée, il n’y aurait rien de nouveau avant l’entrevue avec l’Empereur. Rassuré, il rassura Gramont. Dans ses lettres confidentielles il confirme et complète les renseignemens de ses dépêches officielles. Le 24 juin, il écrivait : « Je profile d’une occasion sûre pour vous faire parvenir ma réponse à votre dépêche relative au projet prussien. J’ai des raisons très fortes pour croire que ce projet a existé, et craindre qu’il ne puisse renaître après avoir été abandonné, mais que, pour le moment, il me paraît suspendu. Cependant, il y a anguille sous roche, c’est clair, et nous ne saurions trop nous mettre sur nos gardes. Comme je vous le dis dans ma dépêche, notre opposition aura, du reste, d’autant plus de poids dans les calculs qu’elle sera directement à l’adresse de la Prusse et quelle n’aura par conséquent rien de blessant pour la fierté espagnole. Toutes les fois qu’il a été question de ce projet devant moi, j’ai fait comme tout le monde, j’ai eu l’air de ne pas le prendre au sérieux, laissant entendre qu’il serait impossible que le sentiment national en France le laissât passer[9]. — Quant à Prim qui, lorsqu’il s’agit, non de faire, mais d’empêcher, est réellement très puissant, je m’arrange pour qu’il connaisse mon sentiment. »

Le lendemain, 25 juin, Mercier revient sur les mêmes considérations : « Prim m’a encore parlé de son voyage à Vichy et de son espoir d’entretenir l’Empereur en particulier, lorsqu’il passerait par Paris dans un mois. « J’ai grand besoin, m’a-t-il dit, d’avoir une bonne conversation avec Sa Majesté, et j’espère aussi que, cette fois, l’Impératrice voudra bien me recevoir ; si elle m’en donnait l’occasion, je lui dirais toute la vérité sur le prince Alphonse à qui je sais qu’elle s’intéresse. » Tout cela évidemment m’était dit pour être répété et avec l’intention que l’Empereur fût averti, afin que Sa Majesté lui facilitât les moyens d’écarter Olozaga sans le blesser. Je me figure aussi, comme je vous le disais hier, que, pour qu’il tienne tant à cette entrevue, il faut qu’il soit bien persuadé que l’Empereur ne pourra en conserver aucune impression désagréable. Je n’ai d’ailleurs rien appris de nouveau sur la candidature Hohenzollern. Si on s’en occupe réellement, c’est très en secret, et personne ne s’en doute. »

Gramont, tout à fait rassuré, heureux d’éviter un heurt avec la Prusse, n’adressa pas à Berlin l’interrogation que l’Empereur lui avait demandée et qu’il jugeait inutile, puisque tout devait prochainement se régler à Paris avec Prim. Et l’Empereur lui-même s’abandonna de nouveau à la confiance que lui inspiraient ces excellens Hohenzollern, amis si chers et protégés de sa fidèle Hortense.

Prim était pressé d’en finir. Il fallait que son prince fût intronisé avant l’époque indiquée pour sa visite à Paris, qu’il était décidé à ne point faire et qu’il annonçait fallacieusement afin d’endormir les vigilances éveillées par l’indiscrétion transparente de son discours aux Cortès. Aussi ne perdit-il pas un moment. Terminant la longue série de ses tromperies par une friponnerie plus effrontée, le jour même où il sollicitait la conversation confidentielle avec l’Empereur, il dépêchait Salazar à Sigmaringen pour aller prendre le consentement de Léopold et le rapporter aux Cortès qu’il devait jusque-là tenir réunis sous sa main.

Le 19 juin, Salazar était arrivé à Sigmaringen avec un secrétaire. Comme il ne parlait pas allemand, Versen vint leur servir d’interprète. Léopold eût voulu remettre son élection à l’automne. Salazar lui expliqua l’urgence d’accélérer la solution : les Cortès étaient réunies et attendaient sa réponse ; il n’y avait pas un instant à perdre. Il ne restait plus aux princes, convaincus par Salazar, qu’à accomplir la dernière démarche indispensable aux termes du statut de famille dont ils ne se sont jamais départis, et Léopold demanda au Roi, alors à Ems, son assentiment. Il insiste sur le sacrifice qu’il fait à la gloire de sa famille et au bien de son pays. Le prince Antoine écrit lui-même et prie le Roi d’approuver la résolution de son fils. Ces lettres sont portées à Ems par Salazar et Versen. Salazar a prétendu que le Roi, « qui n’avait pas jusque-là entendu parler de cette candidature, se montra fort surpris. » Sans les révélations justicières de Charles de Roumanie, cet impudent mensonge serait devenu une vérité historique. Versen raconte, et ceci est vrai, qu’au moment suprême de couper le câble et de lancer l’affaire en pleine tempête, « le Roi eut de grands combats intérieurs. » Sa conscience inquiète, livrée à elle-même loin de Bismarck, apercevait les calamités que d’un mot il pouvait retenir ou déchaîner. Il n’eut pas le courage de son honnêteté et il accorda l’approbation fatale.

Salazar avait annoncé à Prim l’acceptation du prince, sous la réserve de l’assentiment du Roi. Cet assentiment obtenu, il télégraphie au président des Cortès que lui-même arrivera à Madrid le 26 juin ; « que l’élection aura lieu aussitôt et qu’une délégation de quinze membres des Cortès se rendra à Sigmaringen pour offrir solennellement la couronne au prince héritier. »

Maintenant tout est prêt. Chacun des complices est à son poste. Salazar traverse la France avec le brandon qui va la mettre en feu. Dès qu’il sera arrivé à Madrid, l’explosion aura lieu. Personne ailleurs ne soupçonne le drame à la veille de se dérouler.


VIII

Notre conduite continue d’offrir un contraste saisissant avec celle du chancelier prussien. Nous nous montrons aussi préoccupés du soin de ne pas éveiller les susceptibilités allemandes que lui est ardent à provoquer les nôtres.

La Tour, député, m’ayant manifesté son intention de nous interpeller sur l’affaire des Danois du Sleswig, j’obtins qu’il y renonçât. Après les discours prussiens sur le Saint-Gothard, nous ne nous demandâmes pas pendant quelques jours, comme l’a prétendu Busch, si nous ferions de cette affaire un prétexte de guerre : nous n’en délibérâmes même pas, nous décidâmes que nous ne nous en occuperions pas. Ce fut sans nous avoir même avertis qu’un ingénieur distingué, Mony, annonça tout à coup qu’il interpellerait le gouvernement « sur l’entente qui vient de s’établir entre l’Italie, la Suisse, le grand-duché de Bade et la Confédération du Nord pour la construction du Saint-Gothard. » (Très bien ! fit-on sur plusieurs bancs.) — « C’est une grosse question, » s’écria quelqu’un. Et le mouvement fut tellement marqué que, quoique le règlement défendît d’ajouter aucun commentaire au dépôt d’une interpellation, Mony crut devoir prendre la parole pour le calmer : « Je sais parfaitement, dit-il, ce qu’il y a de délicat dans la question que mon interpellation soulève ; la Chambre peut compter que j’y apporterai toute la réserve et toute la prudence nécessaires (9 juin). »

Cette interpellation me contraria fort. Je le manifestai avec quelque vivacité à son auteur sur le seuil de la salle des séances. Mony, blessé, me riposta avec non moins de vivacité ; un cercle se forma autour de nous, et devant un groupe nombreux de députés, j’expliquai les motifs de mon émotion : « Mon cher collègue, vous vous méprenez ; je n’ai pas voulu vous offenser ; mais je m’étonne de votre interpellation qui est on ne peut plus inopportune. — Il n’est jamais inopportun, me dit-il, d’appeler la lumière sur une question mal connue, et qui, surtout pour cette raison, éveille si fortement les susceptibilités publiques. Vous venez de voir l’impression de la Chambre. — Je vous affirme, réponds-je vivement, que la question ne vient pas en son temps ; elle blessera l’Allemagne et bien inutilement et bien mal à propos. Mais vous ignorez donc à quel point la situation est tendue avec la Prusse, et qu’à la première incartade de M. de Bismarck, la guerre serait inévitable ! Nous faisons tout pour éviter cette extrémité, et de ce côté nous sommes en progrès. Tous les hommes éclairés de l’Allemagne sont convaincus que la politique du gouvernement français, c’est la paix. Le parti de la paix grandit tous les jours en Allemagne, même en Prusse. Est-ce le moment de soulever des questions irritantes, et d’armer le gouvernement prussien ? — Je ne pense pas l’armer, répliqua Mony en appelant la discussion et la lumière sur l’entreprise du Saint-Gothard. Depuis dix ans, à côté d’un ingénieur éminent qui a fait une étude approfondie du percement des Alpes, j’ai pu me former une opinion sérieuse sur ce sujet et sur les solutions françaises, italiennes et allemandes qu’il comporte. Il faut savoir comment ces solutions peuvent s’accommoder avec la neutralité suisse ; cela peut se discuter sans irritation. Cependant, monsieur le ministre, l’émotion où je vous vois ne peut me laisser indifférent. Si le gouvernement me demande de retirer mon interpellation, je la retirerai. »

Quelqu’un dit alors : « Si l’interpellation est retirée, je la reprendrai. » Maurice Richard se pencha à mon oreille et m’avertit que le retrait de l’interpellation, après l’émotion produite, serait d’un effet plus fâcheux que son développement. Je demandai à Mony de réfléchir. Nous décidâmes d’accepter l’interpellation, et je priai Mony d’être modéré. Il me le promit ; il tint parole en homme loyal. Son discours est l’exposé calme et sérieux d’une question d’affaires ; la partie politique relative à la neutralité suisse n’est pas moins mesurée que la partie économique[10]. Le gouvernement également se montra réservé, et Gramont, par son langage prudent, prouva qu’il n’avait pas été mis au ministère pour gâter les affaires en se précipitant sur le premier prétexte de guerre : « Pour nous, dit-il, la question n’est pas d’une nature tellement délicate qu’elle ne puisse se traiter publiquement, et, grâce à Dieu, je n’ai pas besoin d’avoir recours à des réticences mystérieuses : la neutralité de la Suisse est assurée, et son gouvernement a pris toutes les précautions nécessaires pour que la ligne du chemin de fer puisse être détruite si cette mesure était indispensable. » Il n’invoqua pas un argument qui pût éveiller la susceptibilité la plus ombrageuse, et il ne prononça qu’une parole un peu accentuée : « D’ailleurs si, par impossible, la neutralité de la Suisse était menacée, ne sommes-nous pas là pour la défendre ? » Et précisément parce que cette parole était accentuée, elle fut accueillie par un mouvement d’approbation vif et prolongé.

Au point de vue stratégique. Le Bœuf fut encore plus circonspect : « Une ligne de chemin de fer n’est dangereuse que lorsqu’elle arrive perpendiculairement sur la frontière ; quand elle est parallèle, elle n’est pas tout à fait sans importance, mais elle perd une grande partie de sa valeur militaire. Certainement, la ligne du Saint-Gothard, quand elle sera ouverte, changera un peu les conditions militaires entre la France et les pays voisins, l’équilibre en sera légèrement modifié, mais cela ne le changera pas d’une manière inquiétante. » Plichon, enfin, démontra que nos intérêts économiques ne seraient pas plus compromis que nos intérêts politiques et stratégiques, et que la ligne du Saint-Gothard, devant être la ligne la plus courte de Brindisi à Dunkerque. Calais et Paris, serait aussi utile aux populations du Nord que celle du Mont-Cenis l’était aux populations du Midi. Les intérêts de Marseille seraient en souffrance, mais on pouvait les sauvegarder par le prompt achèvement du canal du Rhône au Rhin.

Il n’y eut de provocation guerrière dans tout ce débat que de la part des députés de l’opposition. Ils soufflèrent à l’envi sur les passions belliqueuses : « Bien ne serait plus aisé, dit Estancelin, que d’essayer de raviver une plaie encore saignante, en demandant ici compte une fois de plus au gouvernement de ses momens de défaillance et d’angoisse qui, de l’unité italienne faite malgré nous, nous ont conduits à l’unité prussienne, faite aussi malgré nous, et peut-être malheureusement contre nous. Je ne le ferai pas ; je ne le crois aujourd’hui ni utile ni politique. » Sur quoi un député fit cette observation sensée : « Il n’en fallait pas parler alors. » Mais Estancelin en par la et, finalement, montra à la Prusse la pointe de l’épée : « Il y a peu de jours encore, dix millions de bulletins tombaient dans l’urne, séparés sur les questions politiques et sociales ; mais ils en sortiraient unis comme un faisceau invincible le jour où il s’agirait de défendre les intérêts ou l’honneur de notre pays, menacés par la violation de traités qui ont été acceptés par nous. (Très bien ! très bien !) Jamais on ne violera les traités qui font le droit commun de l’Europe, sans que nous nous levions tous comme un seul homme pour dire : L’intérêt moral et matériel de la France, son honneur sont engagés dans ces traités et vous n’y toucherez pas. » (Très bien ! très bien !)

Kératry fut encore plus menaçant : « Comment le gouvernement pourra-t-il faire admettre au pays et à l’étranger que nous devons rester indifférens devant le couronnement annoncé de cette ligne ferrée qui, s’appuyant sur des forteresses, court le long du Rhin, et doit aboutir un jour à Airolo, aux sources du Tessin, en pays italien ! Combinaison qui dans une nuit peut permettre aux troupes prussiennes d’aller jusqu’à Venise et de se dresser maîtresses de la situation vis-à-vis de la France enserrée entre le Rhin et les Alpes. Le Saint-Gothard, c’est le chemin prémédité par la Prusse. Cette convention a pour résultat immédiat d’altérer gravement le traité de Prague, et nous sommes les gardiens de ce traité, que notre devoir est de maintenir intact sous peine de déchéance. L’Allemagne du Sud apparaît désormais à la merci de M. de Bismarck, grâce à ce nouveau tronçon de chemin de fer, car vous n’avez pas oublié que le grand-duché de Bade, qui ne cache pas ses aspirations, fait déjà partie du Nord allemand, puisque la Prusse envoie ses officiers commander l’armée de ce pays, qui se recrute elle-même de Prussiens. » Emmanuel Arago déclara n’avoir rien à ajouter aux paroles très bien placées de son ami Kératry.

Jules Ferry exagéra encore : « Le droit de la France est partout où elle a un intérêt (Réclamations) et si vous ne voulez voir dans le traité du 15 octobre 1869 qu’une question de chemins de fer, si les discours du Reichstag dont on vous a lu les extraits tout à l’heure ne vous ont pas ouvert les yeux, c’est que vous êtes toujours la même majorité qui a laissé faire Sadowa. (Des cris : « A l’ordre ! » se font entendre.) Vous voulez qu’on me rappelle à l’ordre, et moi je vous rappelle au patriotisme. » (Nouveaux cris : « A l’ordre ! à l’ordre ! ») — Le président Schneider, obligé d’intervenir, rappelle l’orateur à l’ordre, et l’explication qu’il donne augmente le tumulte, au milieu duquel La Tour s’écrie : « Toute l’opposition était pour la Prusse et pour l’Italie. » La Droite appuie : « C’est vrai ! » Le président invite Ferry au calme. Celui-ci reprend en accusant le ministère « de n’être pas intervenu directement, comme c’était son devoir, auprès de la Confédération helvétique pour se faire rendre compte des mesures que cette confédération songeait à prendre pour sauvegarder sa neutralité. » Et revenant encore à Sadowa, il déclare au milieu des exclamations « que c’est par une bonne politique (sans dire laquelle) que nous pourrons, je ne dis pas guérir, vous ne guérirez jamais la plaie de Sadowa, c’est un malheur irréparable, du moins l’atténuer. » Si nous avions fait nôtre une seule de ces propositions ; si, avec Estancelin, Kératry, Emmanuel Arago, nous avions parlé avec menace du traité de Prague ; si, avec Ferry, nous avions exigé d’être parties à la Convention de Berne, dès le lendemain un cri de colère se fût élevé en Allemagne et la guerre eût éclaté aussitôt. Et ils se sont prétendus pacifiques, et ils nous ont accusés d’avoir été belliqueux ! (20 juin.)


IX

Une démarche de l’Empereur, faite en dehors de nous dans ce mois de juin, pourrait seule, mal connue et mal interprétée, donner lieu de croire qu’à l’abri des déclarations pacifiques de son ministère, il préparait sous main et à notre insu une offensive belliqueuse. Un mois environ après le départ de l’archiduc Albert, il appela Le Bœuf et lui dit qu’il venait de recevoir de ce prince une lettre embarrassante : pendant un séjour qu’il avait fait à Paris, on lui avait communiqué le plan d’organisation éventuelle des armées de Niel ; l’archiduc en blâmait certaines dispositions, notamment la subdivision en trois armées ; il préférait une seule armée, divisée en plusieurs corps, sous le commandement suprême de l’Empereur ; il demandait d’envoyer à Vienne un officier de confiance chargé d’arrêter les détails d’une coopération militaire de la France et de l’Autriche.

Le Bœuf observa que cette démarche serait bien grave, et ressemblerait à une entente en vue de la guerre, qui contredirait la politique du Cabinet. L’Empereur en convint, et dit qu’il ferait une réponse évasive. L’archiduc réitéra sa demande en ajoutant que François-Joseph connaissait sa démarche et l’approuvait. L’Empereur appela encore Le Bœuf : quoique peu enclin à accéder au désir de l’archiduc, il ne pouvait cependant s’y refuser et repousser ses avances, sans blesser le prince et l’empereur d’Autriche ; il se décida donc à envoyer à Vienne le général Lebrun dans le plus strict incognito. Une conférence militaire lui paraissait indispensable avant le départ du général ; elle eut lieu le 19 mai entre l’Empereur, Le Bœuf, les généraux Frossard et Jarras. L’Empereur répéta que « son gouvernement s’efforçait de maintenir la paix et que rien dans ses relations avec les puissances étrangères ne faisait présager qu’elle pût être troublée, au moins prochainement ; » c’était académiquement qu’il s’agissait de discuter un plan de coopération avec l’Autriche. Il présenta les idées de l’archiduc, les siennes ; les généraux firent leurs remarques, et la plus grande latitude de discussion fut laissée à Lebrun sur le plan à adopter, en partant de cette donnée du maréchal Niel que la France pouvait mobiliser 400 000 hommes en quinze jours.

Lebrun se rendit à Vienne en faisant un détour par Cologne, Berlin, Dresde, Prague (28 mai). Il n’emportait aucun document, de peur que les Prussiens ne le fissent arrêter sous un prétexte et ne saisissent ses papiers, comme cela était arrivé déjà à plusieurs officiers d’état-major. On les lui envoya directement à l’ambassade. Le lendemain de son arrivée à Vienne, il commença ses entretiens avec l’archiduc Albert (7 juin) au château de Bader. Un plan fut étudié et établi en détail. L’Empereur eût voulu que l’Autriche et l’Italie s’engageassent, si une guerre éclatait à l’improviste, à mobiliser et à déclarer les hostilités en même temps que la France ; l’archiduc soutint que ce n’était pas possible : l’Autriche, pour mobiliser, aurait besoin de quarante-deux à quarante-cinq jours, mais elle pourrait promettre de donner l’ordre de mobilisation en même temps que la France, ce qui suffirait pour inquiéter la Prusse, paralyser une portion de ses ressources et nous permettre de commencer seuls avec succès. Le général fit remarquer qu’à la mesure de la mobilisation, l’Autriche pourrait encore joindre l’envoi de quarante mille hommes aux frontières vers Pilsen, et autant aux frontières de la Silésie vers Olmütz avec les effectifs de paix, afin de ne pas perdre de temps. L’archiduc y consentit. Les conférences finies (il y en eut quatre), le général Lebrun en rédigea un résumé et le soumit à l’archiduc en le priant de le revoir et de s’assurer de sa fidélité, « Je ferai mieux, répondit l’archiduc, je rédigerai moi-même le plan et je vous l’enverrai à Paris par voie sûre. » Il lui exprima ensuite le désir de présenter le général à François-Joseph. Afin de n’éveiller aucun soupçon, la rencontre eut lieu dans une allée du parc de Laxenbourg (14 juin). François-Joseph dit : « L’archiduc m’a rendu compte des questions qui ont été traitées entre lui et vous. Je ne puis qu’approuver les moyens proposés pour l’exécution du plan dont il m’a parlé, au point de vue militaire. Mais je dois vous dire qu’avant tout, je veux la paix ; si je fais la guerre, il faut que j’y sois forcé. Je me plais à espérer que l’empereur Napoléon voudra bien tenir compte de ma situation personnelle politique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Si je déclarais la guerre en même temps que lui, il n’est pas douteux que, exploitant de nouveau l’idée allemande, la Prusse pourrait surexciter et soulever à son profit les populations allemandes, non pas seulement chez elle et dans l’Allemagne du Sud, mais aussi dans l’Empire austro-hongrois, ce qui serait très fâcheux pour mon gouvernement ; mais si l’Empereur, contraint d’accepter ou de déclarer la guerre, se présentait avec ses armées dans l’Allemagne du Sud, non en ennemi, en libérateur, je serais forcé de mon côté de déclarer que je fais cause commune avec lui ; aux yeux de mes peuples, je ne saurais faire autrement que d’unir mon armée à l’armée française. Voilà ce que je vous prie de répéter à l’empereur Napoléon ; j’espère qu’il verra comme moi ma situation politique intérieure et extérieure. » Lebrun répondit qu’à son départ de Paris, il n’avait été autorisé en aucune façon à parler à Vienne de la question politique, dont Sa Majesté venait de l’entretenir, mais que, cependant, il croyait pouvoir dire que si l’Empereur l’avait envoyé vers l’archiduc, après engagement pris entre lui et Son Altesse Impériale, c’est que Sa Majesté avait sans doute considéré qu’il était prudent, eu égard à la situation de l’Europe, de chercher à établir dès à présent, entre les deux souverains de France et d’Austro-Hongrie, une entente qui fit que, d’un côté comme de l’autre, on n’eût pas à craindre d’être pris en flagrant délit de non-préparation, si, sans le vouloir ou sans désirer la guerre, on était tout à coup forcé de l’accepter ou de la déclarer soi-même. François-Joseph approuva fort ce motif de prudence et continua la conversation sur d’autres sujets. Lebrun rentra à Paris par Munich, Ulm, Stuttgart, Mayence (21 juin). Il reçut peu après le plan de l’archiduc et le remit à l’Empereur en lui rendant compte de sa mission en présence de Le Bœuf.

L’Empereur approuva sa réponse aux paroles de François-Joseph. « C’est ainsi, dit-il, que j’aurais parlé moi-même. » Il était tellement éloigné de croire à l’imminence du péril, en prévision duquel il avait consenti à établir cette entente stratégique avec le généralissime des armées autrichiennes qu’il ne jugea pas nécessaire d’instruire ses ministres, pas même Gramont, de la mission du général Lebrun, de son origine, de sa nature, de ses résultats, pas plus qu’il n’avait cru utile de les initier au secret rapporté de Vienne par Gramont. Ce fut seulement en 1875 que j’en eus connaissance pour la première fois. Ayant appris que Lebrun préparait des Mémoires, je le priai de me les lire. Lorsque, dans sa lecture, il parvint à sa mission à Vienne, je poussai une exclamation de surprise : « Vous ne connaissiez donc pas cette histoire ? me dit-il. Si je l’avais su, je ne vous l’aurais pas lue. — Maintenant que vous avez commencé, je vous prie de continuer. « Au sortir de chez lui, j’écrivis immédiatement au maréchal Le Bœuf. Il me répondit par l’explication que je viens de reproduire.


X

Questions de paix et de guerre, d’armement et de désarmement furent traitées avec une solennité particulière au Corps législatif, à la veille du jour où elles allaient se transformer en réalités poignantes. L’Empereur, depuis qu’il s’était décidé à accepter le système libéral, ne cessait d’être préoccupé de la crainte que, sous l’action devenue prépondérante des assemblées, la force militaire ne fût diminuée jusqu’à ce degré où la sécurité nationale serait compromise. Il avait appelé auprès de lui tous ceux qu’il supposait en situation de lutter contre cette tendance.

Mettant de côté les considérations personnelles, pour mieux sauvegarder un intérêt public aussi majeur, il avait chargé le ministre de la Guerre de faire une démarche auprès de M, Thiers et de le prier de défendre le contingent, annuellement attaqué par ses amis. Le 19 janvier, il écrivait à Le Bœuf : « Mon cher général, après votre départ, j’ai vu M. E. Ollivier. Je lui ai demandé son avis sur la réduction du contingent. Il m’a dit que M. Thiers lui avait demandé si les bruits de réduction étaient vrais, et sur sa réponse que le Conseil n’en avait pas encore délibéré, M. Thiers lui a conseillé de n’en rien faire. J’ai beaucoup insisté sur ce point, et je crois qu’il sera d’avis, comme vous, de demander le contingent de 100 000 hommes. » Il renouvelle son désir le 27 janvier : « N’oubliez pas d’aller voir M. Thiers et d’obtenir de lui qu’il soutienne le contingent et l’effectif. » Thiers fut sensible à cette démarche de Le Bœuf, l’accueillit très bien, conféra longuement avec lui, promit son concours et tint parole. Sans se laisser influencer par les railleries de Jules Favre sur ses nouveaux cliens, il vint soutenir l’argumentation du maréchal, en reconnaissant « que le ministre de la Guerre, avec le sens supérieur qui le distingue et sa rare facilité de parole, avait répandu des lumières suffisantes pour nous éclairer tous. » Il eut au contraire un coup de boutoir très dur pour ses amis : « Pour parler de désarmement dans l’état actuel de l’Europe, il faut être un imprudent et un ignorant. Il y a un assaut de prudence en ce moment, pour ainsi dire de sagesse, entre les Cabinets étrangers et le Cabinet français ; mais il y a des événemens qui pourraient mettre en défaut toutes ces sagesses coalisées aujourd’hui pour la paix. Les vrais politiques ne veulent pas réduire leur pays à dépendre de la sagesse d’autrui. (Vive adhésion.) Savez-vous pourquoi la paix a été maintenue ? C’EST PARCE QUE VOUS ÊTES FORTS. (Oui ! oui ! Très bien ! très bien !) Lors de l’affaire du Luxembourg, la France n’était pas dans l’état où elle doit être pour être respectée. Ce qui l’y a replacée, ce sont les armemens dus à M. le maréchal Niel, avec lequel on peut différer sous le rapport du système d’organisation, mais avec lequel on ne peut que se trouver d’accord sur l’ardeur qu’il a mise à précipiter nos armemens. Le maréchal Nid a rendu au pays un service immense. Soyez convaincus que ce qui maintient la paix, c’est l’opinion qu’on a du bon état de l’armée française. Si donc vous voulez la paix, croyez-moi, je connais assez l’état de l’Europe, restez forts. Je suis pour la paix, mais pour que nous la conservions, il faut que nous RESTIONS IMPOSANS. »

Et pour écarter cette chimère du désarmement préconisée par ses amis, il s’attacha à démontrer que nous n’étions pas sur le pied de paix armée, c’est-à-dire « dans l’état de mobilisation ou de concentration auquel on ne recourt qu’à la veille du jour où le canon va tonner, » et qu’ainsi, nos régimens, ne comptant que 1 300 hommes, n’étaient pas au complet du pied de guerre. Mais il ne dit pas, comme il l’a prétendu depuis, « que nous étions sur le pied de paix désarmée et que rien n’était prêt en France. » Une paix désarmée eût signifié que nous n’avions ni canons, ni fusils, ni plans de mobilisation, ni magasins, ni réserves prêtes à partir, ni armées instruites, et que nos régimens ne pourraient point passer rapidement de leur incomplet de paix à leur effectif de guerre. Il avait précisément dit le contraire (nous venons de l’entendre) en louant le maréchal Niel « d’avoir, par ses armemens, replacé la France dans l’état où elle doit être pour être respectée » et de nous avoir rendus « imposans. » Il a encore moins dit, comme il l’a encore prétendu depuis, « que nous étions condamnés à la défaite, que toute guerre serait désastreuse. » Il avait dit précisément le contraire en répétant à plusieurs reprises : « Vous êtes forts, restez forts. » S’il en eût été autrement, aurait-il recommandé à notre confiance ce ministre de la Guerre qui, devant lui, se déclarait prêt à pourvoir à toutes les éventualités, et qui « le rassurait parce qu’il savait compter ? » Nous croyons servir la mémoire de Thiers en débarrassant son beau discours patriotique des altérations par lesquelles il l’a défiguré plus tard.

Je donnai à Thiers toutes les assurances pacifiques qu’il désirait : « A aucune époque le maintien de la paix en Europe ne nous a paru plus assuré. De quelque côté que se portent nos regards, nous ne voyons aucune question irritante engagée. »


XI

Un événement important, qui ne causa pas une sensation immédiate, apporta une chance nouvelle dans le jeu de Bismarck. Ce fut la mort de Clarendon (27 juin). Bismarck le considérait comme son ennemi le plus redoutable. Clarendon aurait-il eu la force de résister aux deux volontés réunies de Gladstone et de la Reine, on en peut douter. Du moins, son successeur Granville (4 juillet) ne le tenterait même pas. Granville n’avait pas des sentimens pacifiques moins vifs que ceux de Clarendon, qu’on appelait le commis voyageur de la paix ; il était aussi aimable et aussi généralement aimé, mais il savait moins bien manier les hommes, les attirer, les convaincre ; il n’avait pas le même esprit d’initiative, ni la même consistance, et il se laissait facilement entraîner d’un parti à l’autre ; il connaissait moins l’Europe et n’y jouissait pas de la même autorité ; on le disait paresseux, beaucoup plus qu’il ne l’était. Une surdité prononcée le gênait dans ses entretiens diplomatiques. Je m’en aperçus moi-même un jour que je l’introduisis au Corps législatif où il désirait entendre Thiers. Il connaissait notre langue, notre pays, nos hommes d’Etat, l’Empereur, ne nourrissait aucun mauvais sentiment à notre égard, mais il n’était disposé à nous être sympathique que dans la mesure où le lui permettraient Gladstone et surtout la Reine à laquelle il était inféodé, qui lui avait conféré la dignité de lord Warden of Cinque ports et qu’il avait servie contre son chef Palmerston. Le premier mot qu’il entendit en prenant possession de son ministère fut celui que j’avais moi-même prononcé devant le Corps législatif. Hammond, sous-secrétaire d’État perpétuel au Foreign Office, lui dit « qu’il ne se souvenait pas avoir jamais vu l’Europe plus tranquille, et que jamais il n’y avait eu moins de dangers de complications sérieuses. »

L’accalmie était en effet générale. Ministres et diplomates gagnaient leurs villégiatures ; Serrano s’installait à la Granja ; Gortchakof se préparait à quitter Pétersbourg ; Benedetti se rendait à Wildbad ; le prince Napoléon, en compagnie de Renan et de quelques amis, commençait une croisière dans les mers du Nord. A Saint-Cloud, où l’Empereur avait transporté sa résidence, on ne s’occupait ni de diplomatie ni de guerre, pas même de politique intérieure ; la session s’achevait tranquillement par la discussion du budget. On y était exclusivement préoccupé de la santé de l’Empereur. Depuis quelque temps, ses accidens habituels se reproduisaient avec fréquence. Il disait à Franceschini Pietri : « Je me sens là un paquet de pointes d’aiguilles qui m’enlève toutes mes forces. » En public, grâce à un effort inouï de volonté, il se tenait debout et restait encore imposant ; ne sentait-il plus un regard scrutateur posé sur lui, il s’affaissait, et faisait parfois pitié à contempler. On parlait de l’envoyer aux eaux et on se demandait auxquelles.

La duchesse de Mouchy avait grande confiance, quoiqu’il fût classé parmi les ennemis de l’Empire, en un jeune médecin des hôpitaux, depuis devenu célèbre, Germain Sée, déjà réputé pour la perspicacité de son diagnostic. Elle l’interrogea sur les eaux les plus appropriées. Il répondit qu’il était impossible d’avoir un avis avant d’avoir examiné le malade. En conséquence, il fut mandé à Saint-Cloud le 19 juin. Il trouva l’Empereur assis, une couverture sur les genoux ; sur la tablette de son bureau se trouvaient des éprouvettes graduées contenant des urines. Au premier aspect, Sée dit : « Voilà des urines contenant du pus. «  Il y en avait un cinquième. L’Empereur lui raconta alors qu’il avait des douleurs intolérables qui l’empêchaient de marcher, d’aller en voiture, de monter à cheval ; il pouvait à peine se traîner au soleil sur la terrasse de Saint-Cloud, et il avait toujours froid. Il urinait du sang, était quelquefois obligé d’avoir recours à des sondes molles. Il attribuait tout cela à la goutte. Sée l’ausculta très attentivement. Quand il en vint au cœur, il dit en riant : « Le cœur est bon. » Il trouva tous les organes en excellent état, sauf la vessie qui était dans des conditions déplorables. Il formula dans une consultation très étudiée et très claire les résultats de son examen. Il ne l’avait pas encore remise à Conneau lorsque les médecins ordinaires de l’Empereur provoquèrent une consultation.

On eût voulu en exclure Sée, dépourvu alors d’autorité ; l’Impératrice insista et il fut admis. La consultation donc eut lieu le 1er juillet entre Nélaton, Corvisart, Ricord, Fauvel et Sée aux Tuileries, dans l’appartement de Conneau, à sept heures du matin. Sée exposa verbalement le diagnostic de la consultation personnelle qu’il avait préparée : tous les symptômes constatés démontraient l’existence d’une pyélocystite calculeuse, et il fallait s’en assurer par un sondage. « Si l’Empereur était un malade ordinaire, dans un hôpital sous le n° 14, il y a longtemps que vous l’auriez sondé. » Ricord fut de cet avis, que Fauvel et Corvisart contestèrent en attribuant le mal, l’un à un catarrhe de la vessie, l’autre à un abcès de la prostate. Nélaton, qui était le premier chirurgien de son temps, était bien convaincu, indépendamment même de tout sondage, que l’Empereur avait la pierre ; mais plus expérimenté que le jeune médecin, il craignait, étant donné l’existence d’une pyélocystite calculeuse, qu’une opération par la lithotritie ne fût mortelle et qu’il ne fallût recourir à la taille, dont le succès était aussi improbable. En attendant, l’emploi d’une sonde dure d’exploration lui paraissait de nature à augmenter d’une façon démesurée l’inflammation actuellement existante jusqu’au point de la rendre périlleuse, surtout à une époque où l’antisepsie n’était pas pratiquée. Il ne crut pas qu’il fût possible de sonder un patient, s’appelât-il le n° 14, dont les urines contenaient un cinquième de pus et qui urinait du sang[11]. Il concluait à ce que toute exploration fût différée et que jusque-là l’Empereur ne fût pas envoyé aux eaux. Son avis fut adopté. Aucun procès-verbal ne fut rédigé, mais Conneau fut chargé d’instruire verbalement l’Impératrice de l’avis des consultans. Il lui dit donc qu’il n’y avait rien d’inquiétant, qu’il s’agissait de rhumatismes et que l’Empereur n’irait pas aux eaux. Afin de ne pas épouvanter l’Impératrice, il ne lui parla ni de pierre ni de sondage. Et l’Impératrice ignora si complètement ce qui se débattit sur ce sujet entre les médecins, que lorsque, beaucoup plus tard, le mot cruel de pierre fut prononcé devant elle pour la première fois, ainsi que me l’a raconté la duchesse de Mouchy, elle poussa un cri de douloureuse stupéfaction.

Sée n’avait pas été chargé de rédiger une consultation au nom de confrères, qui le considéraient plus ou moins comme un intrus et qui n’avaient pas admis ses conclusions. Ce qu’il apporta le 3 juillet à Conneau, ce ne fut pas un projet de consultation collective à soumettre à la signature des autres consultans, puis à communiquer à l’Impératrice. S’il en eût été ainsi, Conneau, le plus honnête et le plus consciencieux des hommes, aurait accompli la double mission qu’on lui avait confiée. Ce qu’apportait Sée, c’était sa consultation personnelle constatant les résultats de son examen du 19 juin, dont il avait différé la remise jusqu’après la consultation générale du 1er  juillet. Comme Conneau connaissait déjà la conclusion à laquelle arrivait Sée et qui n’avait pas été admise, il la mit dans un tiroir sans même l’ouvrir, et c’est ainsi qu’on l’a retrouvée après le 4 septembre[12].

Quel intérêt aurait pu avoir Conneau à supprimer ce document ? On a dit méchamment que c’était à la suggestion de l’Impératrice, afin d’écarter toute objection au départ de l’Empereur pour l’armée. Les dates écrasent cette calomnie : la consultation a eu lieu le 1er  juillet ; ce jour-là, la candidature Hohenzollern n’avait pas encore éclaté et dès lors, personne ne songeait à la guerre, ni, par conséquent, au départ de l’Empereur pour l’armée.


Cependant, au milieu de l’accalmie générale, un petit fait auquel le public ne prit pas garde frappa les observateurs. L’ambassadeur prussien à Madrid, qui, le 30 juin, avait obtenu un congé, reçut l’ordre de rester à son poste, et laissa sa femme partir seule pour la Haye. Mercier signala le fait à Gramont, mais sa confiance dans la parole de Prim était toujours telle que cela ne l’alarma point. « Je n’ai pas entendu dire un mot de la candidature Hohenzollern, » ajoutait-il (1er juillet). Et pourtant c’était le petit nuage, précurseur de la tempête.

Quelques jours après, le ciel était en feu. « Les temps de la perfidie approchent ; la carrière leur est ouverte ; ils régneront par la ruse, les misérables, et le cœur noble sera pris dans leurs filets[13]. »


EMILE OLLIVIER.
CONSPIRATEURS ET GENS DE POLICE

L’AVENTURE DU COLONEL FOURNIER
ET LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DONNADIEU

TROISIÈME PARTIE[14]


I. — UN TROP HABILE HOMME

Parmi les maisons de jeu, « parties de société » ou simples « étouffoirs » qui, en 1802, abondaient au Palais-Royal, le Salon des Arcades était un des tripots les mieux achalandés. Moins bruyante que le fameux numéro 113, moins publique, moins encanaillée, cette académie du pair et de l’impair s’était acquis un certain renom d’élégance. Le passé nobiliaire de son tenancier, ancien garde d’Artois, les belles manières de ses croupiers, presque tous nés gentilshommes, y attiraient de préférence les jeunes et les vieux messieurs de l’ex-noblesse. Rentrés depuis peu à Paris et s’y ruant vers le plaisir, ces porteurs de perruques et de catogans s’attablaient volontiers sous les bougies de l’attrayant salon. Ils y venaient quérir des émotions plus vives qu’en un bégueule hôtel du faubourg Saint-Germain : la roulette ou le trente-et-quarante, l’amour sans madrigal et sa conclusion immédiate. Jour et nuit, en effet, autour des tapis verts déambulaient d’engageantes citoyennes, Paméla court vêtues ou Cydalise très retroussées, toujours en mal d’argent, toujours en quête de banquiers bénévoles. Aussi, maison des

  1. Il a été depuis, au Conseil d’État, un fonctionnaire de la République.
  2. Commission des marchés.
  3. Busch, t. II, chap. I, p. 53 : Unser Kanzler.
  4. Séance du 23 mai 1870. Voir aussi ses discours des 1er, 10 et 25 mars.
  5. Ottokar Lorenz, p. 247. — Charles de Roumanie, 21 mai/2 juin.
  6. L’existence de cette lettre est affirmée par un récit de Lothar Bücher à Busch : parlant des souvenirs de Bismarck, Bûcher dit à Busch : « Il a nié sa lettre à Prim jusqu’à ce que je lui à le rappelé que moi-même je l’avais remise dans les mains du maréchal. »
  7. Ce sont les expressions du Journal de Charles de Roumanie. Celui-ci note au 4 juin l’acceptation dont il donne les motifs : c’est le jour où il en a eu connaissance à Bucharest. L’acceptation elle-même est antérieure de quelques jours.
  8. La Marseillaise espagnole.
  9. Cela est confirmé dans les Mémoires du prince de Hohenzollern : « L’ambassadeur de France à Madrid, Mercier, ne voit pas la candidature Hohenzollern d’un œil favorable. » (3/15 février 1870.)
  10. Ces détails sont confirmés par les notes intimes de M. Mony qu’il a eu l’obligeance de me communiquer.
  11. Ces craintes de Nélaton ont été confirmées par l’événement. Le célèbre chirurgien anglais Thompson, qui a opéré l’Empereur, a écrit après sa mort au docteur Evans : « Mon impérial client n’est nullement mort des suites de l’opération chirurgicale ; il est mort, parce que les reins étaient dans un état de maladie avancé. Leurs cavités et les uretères étaient tellement dilatés que l’uretère gauche était aussi gros que l’aorte. Or, j’ai formellement énoncé depuis longtemps qu’en pareille circonstance la taille n’offre pas plus de chances de succès que la lithotritie. »
  12. La lecture attentive de la consultation de Sée ne permet aucun doute sur son caractère. Il n’y est pas fait la moindre allusion à la discussion qui eut lieu entre les consultans le 1er  juillet ; elle ne s’occupe que de l’état du malade et non de l’opinion des médecins qui le soignent ; de plus, elle est en contradiction complète avec les conclusions adoptées par la majorité le 1er  juillet. Elle conclut à l’exploration immédiate de la vessie : « le moment est opportun, dit-il, par cela même qu’il n’y a actuellement aucun phénomène aigu. » Or, la majorité des consultans avait décidé que, précisément à cause de l’existence des phénomènes aigus, cette exploration était inopportune et devait être différée. L’opinion de Sée était donc bien individuelle. C’était celle qu’il avait rédigée après la consultation du 19 juin, quoiqu’il ne l’eût remise à Conneau qu’après le 1er  juillet.
  13. Goethe, Goetz de Berlichingen.
  14. Voyez la Revue des 1er avril et 1er mai 1908.