La Préface de Ruy Blas

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LA PRÉFACE

DE
RUY BLAS.

M. Hugo, fidèle à ses habitudes littéraires, veut bien nous expliquer le sens historique et philosophique de Ruy Blas ; nous devons le remercier de cette généreuse condescendance. Car le sens de Ruy Blas était demeuré impénétrable pour nous comme pour bien d’autres. La préface que M. Hugo vient de publier, est si pleine de révélations et d’enseignemens, elle contient des idées si neuves et si bien dites, qu’il nous semble utile d’énumérer et d’apprécier chacune de ces idées. Si quelques-uns des préceptes énoncés par l’auteur sont aussi vieux que la littérature dramatique, ils ont du moins le mérite de condamner M. Hugo plus sévèrement que la critique la plus hardie et la plus franche, et à ce titre ils doivent être signalés à l’attention publique. Quant aux théories philosophiques et historiques exposées à propos de Ruy Blas, s’il nous est impossible de les accepter, si nous sommes forcé d’en proclamer le néant, nous reconnaissons volontiers qu’elles ont l’avantage de prêter un sens aux caractères que nous n’avons pas compris, aux scènes qui nous ont étonné ou révolté, mais qui n’ont pas un seul instant obtenu notre approbation ou notre sympathie.

M. Hugo commence par diviser son auditoire en trois classes : les femmes, les penseurs, la foule. Les femmes veulent des passions, les penseurs des caractères, la foule de l’action. De là trois formes de poésie dramatique : la passion sans caractères et sans action ou la tragédie, les caractères sans passion et sans action, ou la comédie, et l’action sans caractères et sans passion, ou le mélodrame. Quoique la tragédie et la comédie ne soient pas exactement conformes à la définition qu’en donne M. Hugo, quoique les bonnes tragédies et les bonnes comédies ne puissent se passer d’action, nous voulons bien accepter comme vrais, comme littéralement exacts, les termes de ces trois définitions. Ces termes une fois acceptés, que le public décide à quelle forme dramatique appartiennent les pièces de M. Hugo. A-t-il écrit, depuis onze ans, une comédie ou une tragédie ? S’est-il jamais proposé la peinture des passions ou le développement des caractères ? Il est impossible de poser la question plus nettement que ne le fait M. Hugo ; il nous semble également impossible qu’une seule et même réponse ne sorte pas de toutes les bouches. Tout en reconnaissant le mérite poétique de Cromwell, de Marion de Lorme, d’Hernani et du Roi s’amuse, nous ne pouvons croire que les femmes ou les penseurs, que M. Hugo prend pour juges et dont nous proclamons avec lui la compétence, trouvent dans aucun de ces ouvrages la peinture des passions ou le développement des caractères, c’est-à-dire, selon les termes de M. Hugo, une tragédie ou une comédie. Ces quatre poèmes, injustement appelés drames, ne sont que des odes dialoguées. Il n’y a là-dessus qu’un avis que nous enregistrons, que nous formulons sous la dictée de l’opinion publique. Quant aux trois pièces en prose qui sont venues après ces odes dialoguées, elles sont jugées depuis long-temps avec la même unanimité. Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo sont de purs mélodrames, et encore devons-nous ajouter, pour être vrai, que ces mélodrames relèvent du spectacle bien plus que de l’action. Ainsi, d’après la triple théorie exposée par M. Hugo, le poète qui a débuté par Cromwell et qui vient d’écrire Ruy Blas, ne s’adresse ni aux femmes, ni aux penseurs, et ne satisfait, n’amuse que les yeux de la foule. Il est étranger à la peinture des passions, au développement des caractères, et lorsqu’il lui arrive d’inventer une action dramatique, il fait au plaisir des yeux une part si grande, si importante, il viole si souvent les lois de la vraisemblance, il jette si hardiment sur la scène des hommes qui n’ont de commun avec nous que le nom, il obéit si aveuglément à la fantaisie, et il traite avec tant de dédain, tant de mépris le cœur et l’intelligence de la foule, que ses mélodrames sont plutôt des spectacles que des actions dramatiques.

Depuis la préface de Cromwell jusqu’à la préface de Ruy Blas, M. Hugo a souvent exposé la théorie du drame tel qu’il prétend le réaliser, tel qu’il croit peut-être nous l’avoir montré ; mais jamais il n’a formulé les principes de cette théorie avec tant d’évidence et de précision, jamais il ne s’est condamné lui-même avec tant de franchise et de sévérité. Ni les femmes, ni les penseurs, ni la foule n’appelleront de l’arrêt qu’il vient de prononcer. Toutes les classes d’auditeurs et de lecteurs se réuniront pour applaudir aux principes qu’il a posés, aux conséquences qui découlent naturellement de ces principes, sans le secours d’aucun commentaire ; les prémisses une fois acceptées, un enfant se chargerait de tirer la conclusion. Sauf quelques légères modifications que nous avons indiquées, la critique ne peut qu’approuver les théories de M. Hugo ; mais, à compter de ce jour, depuis cette préface lumineuse, l’auteur de Ruy Blas a perdu le droit de gourmander la critique et de lui reprocher son injustice. Personne ne voudra plus écouter ses plaintes ni ses invectives ; il aura beau accuser tout haut, sous toutes les formes, dans ses odes et dans ses préfaces, la jalousie de ses juges, ses paroles seront comme non avenues ; car tout le monde se souviendra qu’il a prononcé contre lui-même l’arrêt le plus juste et le mieux motivé. Comment croire à la jalousie de la critique, lorsque la critique proclame en toute occasion les principes posés par M. Hugo dans la préface de Ruy Blas ? Comment ajouter foi à la méchanceté des juges qui rédigent leurs sentences d’après les lois que M. Hugo a lui-même formulées si nettement ? Quand la préface de Ruy Blas ne servirait qu’à réduire sa colère au silence, quand la critique et le public n’auraient pas d’autre espérance à concevoir, nous devrions encore adresser à M. Hugo des remerciemens sincères. Car il est pénible de voir la loyauté fouillée du nom d’injustice, la franchise travestie en jalousie ; et la critique est désormais à l’abri de ces imputations.

Mais la préface de Ruy Blas ne se borne pas à exposer la théorie de la poésie dramatique ; M. Hugo ne pouvait se contenter de répéter sous une forme nouvelle ce qu’il a déjà dit si souvent. Il a cru devoir apprécier l’état des monarchies défaillantes en général, et en particulier l’état de la monarchie espagnole dans les dernières années du XVIIe siècle, d’après les principes d’une science née d’hier, et qui jusqu’à présent n’a pas enseigné grand’chose à ceux qui ont pris la peine de l’étudier, d’après la philosophie de l’histoire. Cette science, qui occuperait certainement un rang honorable parmi les connaissances humaines si elle se bornait à pénétrer les causes des évènemens, à les rattacher aux passions et aux pensées des hommes éminens, est devenue depuis quelques années un enfantillage digne de pitié. Ramenée à sa plus simple expression, elle ne signifie guère autre chose que l’affirmation du passé. Elle proclame et démontre la nécessité des faits accomplis et ressemble volontiers aux bergers qui attendent la fin de la journée pour dire s’il doit tomber de la pluie à midi. M. Hugo, animé du désir d’agrandir sinon la valeur réelle, du moins la valeur apparente de son œuvre, n’a rien trouvé de mieux que la philosophie de l’histoire pour expliquer le sens de Ruy Blas. Il a donc découvert et il nous annonce qu’au moment où les monarchies sont près de s’écrouler, la noblesse se dissout, et qu’en se dissolvant elle se divise. Une pareille découverte vaut, à coup sûr, la peine d’être proclamée à son de trompe ; et M. Hugo n’y manque pas. La noblesse se divise en deux classes ; l’une, la moins pure et la plus rusée, demeure à la cour et s’enrichit ; l’autre, la plus loyale et la plus brave, met le feu aux quatre coins de son bien, et se trouve ruinée avant la monarchie. Oubliée de tous, excepté de ses créanciers, et ici nous empruntons les expressions de M. Hugo, elle est réduite à vivre comme les bohémiens. Elle ne fait plus rosser le guet par ses gens, mais par les camarades vagabonds qu’elle s’est donnés. M. Hugo trouve dans cette division de la noblesse l’occasion de satisfaire son goût pour l’antithèse et l’accumulation. Il entasse les épithètes et verse sur le papier une kyrielle de mots souvent étonnés de se trouver ensemble. Certes, pour dissoudre la noblesse au moment où la monarchie va s’écrouler, pour conclure de la dissolution la division, il était inutile d’invoquer la philosophie de l’histoire. Mais cette science a pour M. Hugo des charmes si puissans, qu’il lui demande conseil pour caractériser le peuple avec autant de précision que la noblesse. Il découvre, toujours grace à la philosophie de l’histoire, que le peuple, dès qu’il voit l’agonie de la monarchie et la division de la noblesse, conçoit des espérances de plus en plus hardies et forme des projets pleins de grandeur. À la bonne heure ! voilà parler. Ni Thucydide, ni Tacite, ni Hérodote, ni Salluste, étrangers, nous le savons, à la philosophie de l’histoire, n’auraient fait une pareille découverte. Vraiment, le peuple s’enhardit et se relève à mesure que la royauté chancelle et que la noblesse se dégrade ? Voilà un fait d’une haute importance, une idée lumineuse, qui vaut la peine d’être enregistrée. Les membres de l’aréopage, du sénat romain et de la constituante, auraient payé au poids de l’or la possession de cette idée. Quelle transformation dans leurs travaux, quelle maturité dans leurs délibérations, s’ils eussent deviné, avec le secours de la philosophie de l’histoire, le théorème que M. Hugo formule si nettement : règle générale, toutes les fois que la noblesse s’avilit, le peuple ne manque pas de la mépriser et de s’enhardir. Je ne connais rien de comparable au théorème de M. Hugo, si ce n’est M. Jourdain découvrant qu’il fait de la prose toutes les fois qu’il dit bonjour à ses amis. La belle chose, mon Dieu, que la philosophie de l’histoire !

M. Hugo ne saurait s’arrêter en si beau chemin ; il poursuit ses explorations scientifiques avec une rare persévérance, et ses efforts sont dignement récompensés. Il découvre que la reine est placée au-dessus du peuple et de la noblesse, et que le peuple tourne vers la reine des regards pleins d’espérance, pour deux raisons très graves et qu’il ne faut pas négliger de mentionner : parce qu’elle est reine et parce qu’elle est femme, c’est-à-dire parce qu’elle est puissante et disposée à la pitié. Or, si l’histoire de toutes les monarchies nous révèle ces vérités si vraies, trop vraies peut-être, puisqu’elles amènent le sourire sur les lèvres, il est facile, à l’aide de ces vérités, d’expliquer l’état de la monarchie espagnole dans les dernières années du XVIIe siècle. Il y avait alors à Madrid comme dans toutes les monarchies, un peuple, une noblesse, une reine, c’est-à-dire Marie de Neubourg, et trois types représentés par don Salluste, don César de Bazan et Ruy Blas. Rendons graces à la philosophie de l’histoire qui explique, si nettement, si clairement un problème qui nous semblait insoluble. Nous sommes maintenant en pleine lumière. Non-seulement nous comprenons les faits et les personnages, mais nous savons, de science certaine, en vertu de quelle idée conçue dès long-temps par la Divinité, ces faits se sont accomplis, pour l’achèvement de quel dessein ces personnages se sont mis en mouvement. En un mot, nous possédons la raison des choses. Voilà, dit M. Hugo, ce que révélerait la philosophie de l’histoire aux esprits attentifs, si le drame qui se nomme Ruy Blas méritait d’être étudié avec un tel flambeau. Oui, sans doute, Ruy Blas est pleinement digne d’une telle étude ; et nous sommes récompensé au-delà de notre espérance. Nous savons sur le bout du doigt l’histoire de toutes les monarchies, nous tenons une clé qui ouvre toutes les portes. N’est-ce pas là un admirable salaire ?

Mais, comme le dit M. Hugo avec une modestie charmante, en demandant grace pour cette ambitieuse comparaison, une idée est comme une montagne, et présente plusieurs aspects, selon le point de vue où l’on se place. Le Mont-Blanc vu de la Croix-de-Fléchères n’est pas le Mont-Blanc vu de Sallenches, et pourtant c’est toujours le Mont-Blanc. Il en est ainsi de Ruy Blas ; placez-vous, pour juger cette œuvre, au point de vue philosophique, historique ou littéraire, et vous y trouverez des mérites différens, des significations diverses.. Nous devons remercier M. Hugo de s’en tenir au Mont-Blanc pour caractériser Ruy Blas ; après l’avoir vu se comparer au Jupiter olympien de Phidias, nous aurions consenti sans répugnance et sans étonnement à voir Ruy Blas comparé au Chimboraçao. Voyons ce que signifie Ruy Blas vu de la Croix-de-Fléchères ou de Sallenches. Nous avouons ne pas comprendre la distinction établie par M. Hugo entre le sens humain et le sens philosophique de son œuvre, et nous inclinons à penser qu’il a créé cette distinction comme tant d’autres, par amour du vocabulaire, pour le seul plaisir de manier un plus grand nombre de mots. Nous comprenons très bien en quoi l’histoire de la science des faits accomplis diffère de la philosophie ou de la science des idées générales ; mais nous sommes encore à deviner en quoi consiste la science de l’humanité, abstraction faite de l’histoire et de la philosophie. Nous sommes donc forcé, à notre grand regret, de nous en tenir aux significations littéraires de Ruy Blas. Il y a, qu’on le sache bien et qu’on ne l’oublie pas, il y a dans Ruy Blas, c’est M. Hugo qui nous le dit, un drame, une comédie et une tragédie, ni plus ni moins. Cette révélation inattendue a de quoi nous confondre. Dans notre candeur et notre ignorance, nous cherchions le sens de cet ouvrage, et nous avions peine à croire qu’il fût possible d’y trouver les élémens d’un poème dramatique. M. Hugo veut bien nous apprendre que nous y trouverons, à notre gré, un drame, une comédie ou une tragédie. Pour arriver à cette triple découverte, pour se donner cette triple joie, il suffira d’épeler attentivement une phrase qui ne se trouve dans aucune poétique, une phrase qui eût fort étonné Sophocle ou Shakespeare, Calderon ou Molière, mais qui contient la démonstration complète de la pensée de M. Hugo. Nous transcrivons cette phrase sans y changer un mot : le drame noue, la comédie embrouille, la tragédie tranche. Qu’on vienne, après avoir lu cette phrase, nous parler des faiseurs de poétiques et des poètes qui ont écrit sur l’art après l’avoir pratiqué ! Ni Aristote, ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni Gœthe, ni Schiller, n’ont entrevu la nature intime du drame, de la comédie et de la tragédie. Molière, en écrivant le Misanthrope et les Femmes savantes, était bien loin de penser que le but de la comédie fût d’embrouiller ; Corneille, en écrivant Cinna, ne se croyait pas dispensé de nouer l’action de son poème ; Schiller, en écrivant Wallenstein et Guillaume Tell, s’imposait la tâche de dénouer l’action qu’il avait nouée. Mais personne ne sera surpris de l’ignorance des hommes que nous venons de nommer, après avoir lu dans la préface de Ruy Blas que le drame, forme suprême et dernière de la poésie dramatique, embrasse, enserre et féconde les deux formes qui l’ont précédé, la tragédie et la comédie. Ni la Grèce de Périclès et de Phidias, ni la France du XVIIe siècle ne pouvaient entrevoir cette importante vérité. Quant à Shakespeare et Calderon, Schiller et Gœthe, ils n’étaient pas, comme M. Hugo, habitués à généraliser leurs idées, à les résumer sous une forme axiomatique, et s’ils ont pressenti cette vérité, ils n’ont pas eu la gloire de la promulguer. Reprenons cette phrase qui domine de bien haut toutes les préfaces où Corneille discute le mérite de ses ouvrages, se condamne ou s’approuve avec une modestie si franche, une fierté si vraie, et voyons comment M. Hugo expose et démontre sa découverte. Don Salluste noue la pièce, car sans lui la pièce ne serait pas, car la pièce tout entière repose sur la vengeance de don Salluste ; donc don Salluste est un drame. Don César de Bazan embrouille la pièce ; car au moment où l’action est engagée, au moment où la reine d’Espagne vient de faire à Ruy Blas l’aveu de son amour, don César paraît sans être attendu par personne. Il essaie de distraire le parterre ; il entasse quolibets sur quolibets ; il joue dans la pièce le rôle d’intermède ; il embrouille l’action en la suspendant ; donc don César est une comédie. Enfin, Ruy Blas tranche, car il montre à la reine sa livrée de laquais sous son manteau ducal, et s’empoisonne après avoir vainement imploré le pardon de sa maîtresse ; donc Ruy Blas est une tragédie. Certes, il est impossible de ne pas fléchir le genou devant ces trois enthymêmes victorieux. Depuis le jour où Descartes écrivit : Je pense, donc j’existe, jamais la logique ne s’est montrée si puissante. Comment ne pas se rendre à cette démonstration ? Shakespeare, dit M. Hugo, donne la main gauche à Corneille et la main droite à Molière. L’auteur de Ruy Blas serait naturellement appelé à prendre la place de Shakespeare, s’il n’était pas lui même Shakespeare, Corneille et Molière. Il ne pousse pas plus loin ses explications littéraires, et se contente d’ajouter que Ruy Blas est parent d’Hernani au point de vue historique, mais à ce point de vue seulement, et qu’il nous offre le crépuscule de la maison d’Autriche en Espagne, comme Hernani nous en avait offert l’aurore.

La note placée après la pièce n’est pas moins instructive que la préface, et nous croyons qu’elle la complète dignement. Il est bien entendu, dit M. Hugo, que, dans Ruy Blas comme dans tous les ouvrages précédens de l’auteur, tous les détails d’érudition sont scrupuleusement exacts. Tout ce qui concerne le costume, les ameublemens, les finances, est puisé aux sources les plus authentiques. Il est bien entendu est à mes yeux d’une valeur inestimable ; il est impossible de se décerner un brevet d’érudition avec plus de modestie et de fierté. Il est bon que le mérite ait conscience de soi-même, et n’hésite pas à se proclamer. M. Hugo n’a besoin du témoignage de personne pour démontrer ce qu’il vaut. Il connaît profondément la géographie, la politique et les finances de l’Espagne, et si vous en doutez, il vous le prouvera en affirmant qu’il les connaît. Il est bien entendu que son érudition n’a pas de bornes et défie toutes les critiques. Cependant, comme nous vivons dans un siècle sceptique, comme il pourrait se rencontrer parmi les lecteurs de Ruy Blas un homme assez hardi pour ne pas croire M. Hugo sur parole, l’auteur pousse la condescendance jusqu’à choisir une preuve entre mille. En parlant des finances de l’Espagne, il a prononcé le mot d’almojarifazgo ; eh bien ! il quitte les hauteurs de son érudition pour nous expliquer le sens du mot almojarifazgo. Almojarifazgo, je vous le donne en mille, signifie l’impôt de 5 pour 100 perçu sur les marchandises qui allaient de l’Espagne aux Indes. Parmi tous les financiers qui ont administré la fortune de l’Espagne depuis un demi-siècle, il n’y en a peut-être pas un qui connaisse le sens du mot almojarifazgo ; mais il faut savoir que ce mot, d’une physionomie toute cabalistique, est demi-arabe, demi-espagnol. L’explication d’almojarifazgo démontre surabondamment le savoir philologique de M. Hugo. Il n’est plus permis désormais d’interroger l’auteur de Ruy Blas. Il est bien entendu que M. Hugo est un homme encyclopédique. Tout ce qu’il dit est souverainement vrai, par cela seul qu’il le dit.

Après cette rapide esquisse des finances espagnoles, l’auteur de Ruy Blas s’occupe des acteurs qui ont joué sa pièce ; il épuise pour eux toutes les formes de la louange, et les complimente avec autant d’élégance que de hardiesse. Il voit dans M. Féréol un homme qui n’a pas oublié que l’Espagne a eu des don Quichotte après le roman de Cervantes. C’est là, si je ne me trompe, un éloge délicat et habilement inventé. M. Saint-Firmin, chargé du rôle de don César, est un acteur irrésistiblement gai. Irrésistiblement est, à mon avis, de nature à contenter la vanité la plus exigeante, et j’espère que M. Saint-Firmin se tiendra pour récompensé au-delà de ses espérances. M. Alexandre Mauzin a compris toute la profondeur du personnage de don Salluste ; il a eu deux explosions, l’une au début, l’autre à la fin de la pièce. Or, ces deux explosions font de lui un acteur consommé. Dans le cinquième acte surtout, que M. Hugo intitule : le tigre et le lion, M. Mauzin n’a rien laissé à désirer. Mlle Louise Beaudouin, qui, sous le nom d’Atala Beauchêne, n’avait jamais été qu’une actrice parfaitement insignifiante, devient sous la plume de M. Hugo… devinez ? Un ange. Beauté, grace, tendresse, pathétique, sublime, rien ne manque à Mlle Beaudouin. Lorsqu’elle chantait des couplets mal rimés, elle n’était qu’une femme ; inspirée par le génie de M. Hugo, elle a changé de nature, des ailes d’ange sont venues s’attacher à ses épaules. Pour peu qu’elle joue un second rôle pareil à celui de Marie de Neubourg, elle s’envolera vers les régions éthérées, et la France n’aura plus qu’à la pleurer. Quant à M. Frédérick Lemaître, non-seulement il résume, pour les vieillards, Lekain et Garrick, et pour nous, contemporains, la science et l’inspiration de Talma ; mais la soirée du 8 novembre a été pour lui une véritable transfiguration. Ainsi, M. Frédérick est désormais fils de Dieu, et comme Ruy Blas est fils de M. Hugo, M. Hugo monte nécessairement au rang de Dieu le père, et s’appelle : Jehovah. Chantons en chœur : Gloria in excelsis.

M. Hugo, en louant les acteurs qui jouent Ruy Blas, a voulu sans doute nous montrer comment il veut être loué ; nous profiterions volontiers de la leçon, mais nous désespérons d’égaler jamais un tel modèle.


Gustave Planche.