La Première Tentation de Saint Antoine/Fragments/I

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I[1]


LA LUXURE

Il y a de grands saints qui sont mariés !

LA LOGIQUE

Pour faire son salut, en effet, est-ce la virginité du corps qui suffit ?

LA LUXURE

D’ailleurs on peut garder la continence : on fait un serment, et l’on est lié ! Mais, au moins, tu aurais une compagne qui, mieux que l’ami et plus doucement que la mère, apaiserait ton chagrin !… Adam, le jour que commença son exil, en fut presque consolé, le soir, en sentant sur son front la bouche d’Ève qui s’y collait. Elle lui passait la main sur le visage, et ils découvraient dans leurs regards des perspectives aussi douces que dans l’horizon céleste qu’ils avaient perdu… Si tu savais comme elles s’entendent à panser les douleurs et comme les amertumes les plus froides se fondent sous leur sourire ! C’est à cause d’elles que naissent les mélancolies de la vie, soit qu’elles les provoquent ou les éloignent, — et, de sa pente native, toujours, le cœur de l’homme ira se déversant dans cette tendresse…

LA COLÈRE

Il te fallait monter à cheval, avec le casque en tête et une épée longue battant ton mollet nu, ou bien, portant sur ton dos les pieux ferrés, tu aurais chanté dans les rangs avec tes hardis compagnons… Tu aurais marché sur les grandes routes du monde, traversé les forêts sombres, campé sur la bruyère et bu l’eau des fleuves barbares : tu aurais assiégé les châteaux forts, abattu les grandes portes des capitales, tu aurais cassé, du bois de ta lance, les mosaïques des palais…

LA LUXURE

Et traîné par les cheveux les belles étrangères…

L’ORGUEIL

Qu’il est beau, le vainqueur, entrant dans des villes, au son des cuivres, quand on monte sur les maisons pour voir son visage !

ANTOINE

J’étais trop faible pour porter la cuirasse !

LA LOGIQUE

Tu portes bien le cilice !

L’ORGUEIL

Si l’orgueil de ta dévotion ne t’avait pas jeté tout enfant dans l’ignorance qui t’enferme, tu serais un sage, un docteur ; tu pourrais, accroupi au pied des colonnes, et, déroulant sur tes genoux les écrits des sages, suivre du doigt dans l’histoire la marche des empires, dans les cieux la course des planètes ! Ta vie, doucement, se fût écoulée en lisant et comme un livre elle-même, dont les jours auraient fui plus rapides que des phrases, sans t’inquiéter du tout de la quantité des pages qu’il te restait à tourner…

La science, aussi, a des spasmes fous et des enchantements sans fin. Depuis qu’ils sont à la traire, aucun homme encore n’a tari sa mamelle. Sous son baiser d’amour, des illuminations magnifiques auraient flambé dans ta tête, où l’idée, comme une torche sur les ondes, eût balancé, en des profondeurs limpides, sa lueur élargie et ses aigrettes multipliées…

Éperdu, dans l’ombre, le monde, en bas, aurait passé sans bruit !

  1. Pages 31 et suiv. du manuscrit de 1849.