La Première Tentation de Saint Antoine/III
TROISIÈME PARTIE
Où vais-je ?
Plus haut ! plus haut !
Le sommet des arbres disparaît. Les collines s’abaissent ! J’étouffe… le vent, par grandes bouffées, me donne des coups dans la figure.
Je flotte éperdu dans des immensités froides.
Ouvre les yeux, maintenant !
Oh ! comme c’est large ! comme c’est beau ! J’entends le ronflement des sphères. Les étoiles tombent sans bruit, pareilles à des flocons de neige.
Aperçois-tu là-bas une matière lumineuse d’où sortent des soleils ?
Et des parcelles qui s’en détachent se mettent à tourner !
Sans nombre et sans fin les âmes ainsi ruissellent continuellement de la grande âme. Plus loin, cette poussière d’or étalée n’est faite qu’avec des portions d’astres éteints qui achèvent de s’évaporer.
Les soleils s’usent donc ?
Les soleils, mais pas la lumière qui est en eux ! La forme périt, la substance est éternelle. À la dissolution de l’homme, quand se défait d’un seul coup cet assemblage momentané, tous les éléments qui le composaient repartent libres, et des mondes à l’infini s’organisent… N’as-tu pas reconnu des voix dans le frémissement des roseaux ? Les chiens qui hurlent ne te parlent-ils pas de tes amis morts ?
Comme nous allons ! quelle étendue !
Tu ne la soupçonnais pas si vaste, hein ? Mais quand tu remuais ton bras, savais-tu comment ? et quand s’avançait ton pied, savais-tu pourquoi ? La fiente de ton cochon poudroyant au soleil, avec les scarabées verts qui bourdonnaient à l’entour, suffisait tout comme Dieu à torturer ta pensée, l’infiniment petit n’étant pas plus facile à comprendre que l’infiniment grand. Mais par-delà l’intelligence humaine, il n’y a plus ni ce qui est grand ni ce qui est petit, car l’illimité n’a pas de mesure, l’éternité n’a point de durée, Dieu ne se classe pas en parties.
Si le plus imperceptible des brins de la matière te découvre un aussi vaste horizon que l’ensemble des choses, c’est qu’il y a, dans l’un comme dans l’autre, un insaisissable abîme qui les fait pareils. Or, il n’y a pas deux infinis, deux dieux, deux unités : il y a Lui, et c’est tout !
Comment ? tout ! Dieu est partout, alors ?… il est donc dans l’abstraction de ceux qui pensent, dans la passion de ceux qui souffrent, dans l’action de ceux qui font ? Assiste-t-il à tout cela ? est-il tout cela ?… cette partie de moi où je n’ai jamais pu entrer, c’était donc lui !… Oh ! montons !… plus haut ! encore !… tout au bout !
Les vois-tu, les innombrables feux du ciel ? constellations, météores, astres qui durent des myriades de siècles, étoiles d’un jour ! Chacun tourne, chacun brille, et c’est le même mouvement, la même lumière ! Le sang de l’homme palpite dans son cœur et gonfle les veines de ses pieds. Le souffle de Dieu circule parmi les mondes, et les contingences de ces mondes, comme les gouttes de ton sang, sont toutes pareilles en tant que parties du même tout, formées elles-mêmes d’autres particules et ainsi de suite et toujours. La bouffée d’air qui passe maintenant par tes narines, est le résultat complexe de mille créations disparues. La pensée qui te survient, a été conduite jusqu’à toi par des voyages dans l’espace, plus longs que n’est distante de tes yeux la dernière de ces étoiles. Ce que chaque homme a songé, depuis qu’il existe des hommes, y a contribué pour quelque chose, et toute la matière, tout l’esprit, tout ce qui a paru, tout ce qui est, fini, infini, forme et idée, se lient, se confondent, s’engendrent.
N’y a-t-il pas des choses inertes qui sont comme animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent ?… Un rythme mystérieux pousse à la danse éternelle tous les atomes remués, — les corps, à travers leur existence et leur trépas, ne faisant que poursuivre leur rentrée dans la poussière, d’où ils sont sortis, l’âme avec ses extensions sans fin, n’aspirant qu’à retourner en Dieu d’où elle est venue.
Mais la matière n’est pas d’un côté, l’esprit de l’autre ; car il y aurait un infini de matière et un infini d’esprit, deux infinis qui par conséquent seraient bornés, d’où il n’y aurait plus d’infini. Il n’existe point d’atome plus grand l’un que l’autre, ou il n’y a pas d’atome. Mais, puisque la substance contient les modes et que les choses sont en Dieu, où est donc la différence qui se trouve dans les parties de ce tout, entre le corps et l’âme, la matière et l’esprit… le bien et le mal ?
Comme nous allons ! Comme nous allons ! Je suis aspiré par en haut ! Je vois les planètes au-dessous de moi !… Il n’y a plus rien !… est-ce le vide ?
Non ! car rien n’est pas !
En soi ! Car, si avant que tu remontes dans les causes, de si loin que tu tires les genèses, il faudra toujours que tu en viennes à la fin à une cause première, à un principe antérieur, à un Dieu incréé. Mais l’abstraire de la Création, afin de mieux expliquer cette création, est-ce l’expliquer davantage ? Et il reste maintenant aussi incompréhensible hors d’elle, que la Création tout à l’heure l’était sans lui.
La mélodie d’une lyre, ce n’est pas l’air mis en mouvement, ni la vibration des cordes, ni le son des notes : elle résulte de tout cela et elle le cause. Tu ne sépareras pas plus la mélodie de la lyre de ses cordes ni de ses notes que tu ne disjoindras le créateur de la créature, le fini de l’infini, l’attribut de la substance. La mélodie se fait en vertu d’un ordre qui est en elle… d’où elle n’est pas libre. Dieu existe en vertu de lui-même, en dehors de quoi il ne peut être, et alors il n’est pas libre.
Pas libre, le Tout-Puissant ! lui qui est le maître !
Cependant… il gouverne, il punit et il récompense.
D’après l’ordre, mais qu’il n’a pas volontairement posé, puisque c’est en vertu de cet ordre qu’il existe. Par cela seul qu’ils sont, les faits en amènent d’autres, que l’on appelle ordinairement leurs conséquences : telle action en occasionne une seconde qui en produit une troisième ; d’où une quatrième, une centième, et sans qu’il soit possible d’en arrêter une seule.
L’homme qui commet le mal en reçoit plus tard le châtiment ; mais que sais-tu s’il ne sera pas récompensé par la suite d’avoir été puni autrefois ? Dieu n’est pas plus libre de ne point punir le mal que tu n’es libre d’avoir l’idée qu’il le doit. Ton âme contient Dieu puisqu’elle le pense. — Comment pense-t-elle ? C’est par Dieu ! Mais l’infini ne peut se tenir ailleurs qu’en soi-même. Dieu vit dans la vie, se pense dans la pensée. Puisque tu es, il est en toi, dès l’instant que tu le comprends : tu es en lui, il est toi ; — tu es lui, — et il n’y a qu’Un.
Il n’y a qu’Un ! il n’y a qu’Un ! J’en suis donc ! je fais partie de Dieu, moi ! Mon corps est de la matière de toute matière ! mon esprit de l’essence de tout esprit, — mon âme est toute l’âme ! Immortalité, étendue, j’ai tout cela, je suis cela ! Je me sens Substance ! Je suis Pensée !
Et je n’ai plus peur à présent, non ! Me voilà calme et immense comme l’infini qui m’enveloppe.
C’est dans cet infini que se meuvent les choses ! Quand tu écoulais tantôt la musique des sphères, ce n’étaient pas les sphères qui tournaient, mais en toi que se passait cette harmonie. Quand tu t’épouvantais de l’abîme, c’était toi seul qui faisais l’abîme par l’illusion de ton esprit imaginant alors des distances dans l’étendue et croyant apercevoir des degrés dans ce qui n’a pas de mesure. Ces clartés même où tu te dilatais joyeux, qui te dit qu’elles sont ?
Qui te dit qu’elles sont ? Peux-tu voir avec d’autres yeux que tes yeux, et s’ils se trompent, si ton âme pose tout et que cette âme soit mensonge, que deviendra la certitude de ce qui est posé ? que seras-tu ? qu’y aura-t-il ? Pendant le sommeil de la vie, l’homme comme un dieu engourdi, sent confusément qu’il rêve. Mais si jamais ne venait le réveil ? si tout cela n’était qu’une dérision ? qu’il n’y eût que néant ? Ah ! ah ! tu ne conçois pas que le néant puisse être ? Mais si c’était l’absurde au contraire qui fût le vrai ? Y a-t-il même quelque chose de vrai ? On ne prouve rien, et quand même on prouverait tout, jamais une preuve n’existe que par rapport au monde qu’elle concerne et à l’intelligence qui la perçoit. Et si ce monde lui-même n’est pas, si cet esprit n’est pas ? Ah ! ah ! ah !
Mais tu es, toi… pourtant… je te sens !
Oui, j’y vais ! j’y vais !
Il se retrouve devant sa cabane étendu tout à plat, sur le dos, immobile.
Comment ?… hâh !
Tiens, le cochon ! je le croyais mort !… pourquoi cela ?… je ne sais !… mon cœur ne bat plus ! Il me semble que je suis comme ces pierres, ou plutôt comme une citerne vide, avec des ronces tout autour… et au fond une grande tache noire.
D’où viens-je ?… où ai-je été ?
Quand je chercherais, que je me fatiguerais, puisque je ne peux pas ! puisque c’est plus fort que ma force !
Je ne comprends rien à tout cela, moi !
Si je priais ? mais j’ai déjà tant prié ! Si je travaillais plutôt… Ah ! il faudrait rallumer la lanterne ! Non ! non !… Oh ! que je m’ennuie ! je voudrais faire quelque chose et je ne sais quoi ! je voudrais aller quelque part et je ne sais où ! Je ne sais pas ce que je veux ! je ne sais pas ce que je pense ! je n’ai même plus la force de désirer vouloir !
Une… deux… trois !… une, deux !… une, deux !
D’où vient que je fais ce que je fais ? que je suis ce que je suis ? j’aurais pu être autre chose ! Si j’étais né un autre homme j’aurais eu alors une autre vie, et je n’aurais même rien connu de la mienne ! Si j’étais arbre, par exemple, je porterais des fruits, j’aurais un feuillage, des oiseaux, je serais vert !
Pourquoi n’est-ce pas le cochon qui est moi, pourquoi ne suis-je pas lui ?
… Oh ! comme je souffre ! je me déteste ! Si je pouvais, je m’étoufferais !
Je m’assomme moi-même ! j’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers !
Viens, je suis la consolatrice, moi !
Pourquoi mourir, Antoine ?
Oui, meurs ! le monde est laid ! Ne faut-il pas te réveiller tous les matins, et manger, boire, aller, venir ? Chacune de ces pauvres sensations s’ajoute à la suivante, comme des fils à des fils, et l’existence d’un bout à l’autre n’est que le continuel tissu de toutes ces misères !
Ah ! cela est vrai ! il vaudrait mieux peut-être…
Non ! non !
Le monde est beau ! Il y a des fleurs plus hautes que toi, et des pays où l’encens fume au soleil, des roucoulements au fond des bois, des battements d’ailes dans l’éther bleu. Par les nuits d’été, les longues vagues des mers chaudes déploient des feux dans l’écume blanche et le ciel est pailleté d’or, comme la robe d’une princesse… T’es-tu balancé sur les grandes lianes ? es-tu descendu dans les mines d’émeraudes ? a-t-on frotté ton corps avec des essences fraîches ! as-tu dormi sur une peau de cygne ?… Ah ! goûte-la plutôt, cette vie magnifique qui contient du bonheur à tous ses jours, comme le blé de la farine à tous les grains de ses épis. Aspire les brises, va t’asseoir sous les citronniers ; couche-toi sur la mousse, baigne-toi dans les fontaines ; bois du vin, mange des viandes ; aime les femmes ; étreins la Nature par la Nature par chaque convoitise de ton être et roule-toi tout amoureux sur sa vaste poitrine.
Tu n’as jamais senti dans ta chair comme l’orgueil d’un dieu qui rugissait, ni l’infini te submerger sous l’envahissement d’une caresse.
Je veux des femelles enragées de rut ! du fumier gras ! de la fange jusqu’aux oreilles ! Je m’ennuie, je m’échapperai, je galoperai sur les feuilles sèches, avec les sangliers et les ours !
Ah ! mon cœur se fond à l’imagination des félicités.
Goûte-les ! et tu verras au fond de la coupe vide l’éternelle grimace de ma tête de mort.
Ne sens-tu pas ton âme remplie de vapeurs nauséabondes qui s’élèvent, comme les fumées d’un cratère ? Le vent les roule et il n’y paraît plus. Ton désespoir ne dure pas. Le soleil, en passant, te sèche les larmes sur la figure. Tes résolutions, tes convoitises, ta vertu, ton ennui, tout s’effiloque à ras de terre, comme le bord de mon linceul. J’en recouvre le genre humain ! j’en embarrasse tous ses mouvements ! Mon squelette craque entre ses bras dans les étreintes de l’amour, et le dernier terme de sa joie, c’est d’en vouloir mourir.
Qu’importe ! je fais pousser des fleurs sur les tombeaux, et l’universalité des choses tourbillonne dans mon amour, comme de la poussière au soleil !
Vois-tu là-bas ce petit sentier, dans les sables ? Il te conduira jusqu’à la porte des villes, qui sont pleines de femmes. Je te donnerai la plus belle, une vierge, — tu la corrompras et elle t’adorera comme un Dieu, dans l’ébahissement de sa chair vaincue. Cours donc ! voilà ses vêtements qui s’envolent, — et, tout étalée parmi des coussins d’écarlate, elle lève en l’air ses deux bras nus, pour t’étreindre sur son cœur.
Regarde plus près, au pied de la colline, ce grand euphorbe ? Brise ses rameaux et suce tes doigts !… et puis tu resteras tout étendu… tu ne sentiras plus rien… Tu ne seras plus rien !
Laquelle suivre ?…
J’ai comme un besoin de vomir la vie, — et cependant je halète d’un appétit désordonné ! La chaleur, ô Luxure, qui s’exhale de ta poitrine m’enflamme la joue : et ton haleine, ô Mort, me fait froid dans les cheveux.
C’est ma grande voix qui fait le murmure des capitales, et le battement de mon cœur n’est que la palpitation du genre humain.
La série continue des choses forme le tourbillon du néant et tout le tapage du monde n’est que le claquement de ma mâchoire.
Les pleurs que j’ai tirés des yeux formeraient des océans, les œuvres que j’ai abattues composeraient un tas plus haut que tous les mondes.
Couverte de joyaux d’or, la prostituée, belle du désir de tous les hommes, chante à voix basse des mots amoureux sous sa lanterne qui fume.
Les vers blanchâtres, dans la nuit du tombeau, se collent sur les visages, comme un essaim d’abeilles qui dévorent une figue.
Et il y a même des femmes mortes qui ont un air si abandonné, avec leurs bras pendants, leurs paupières entrecloses et leurs cheveux noirs se déroulant sur les chairs pâles, que l’on dirait une autre nudité plus générale et plus profonde.
On assassine pour moi. On trahit et l’on se tue. Je bouleverse la vie, je fais hurler les lions et bourdonner les mouches ; je fais voler les aigles et bondir les singes ; et les couches humaines craquent sous les baisers, les métaux bouillonnent, les étoiles palpitent !… Viens ! viens ! ma sève te ruissellera dans l’âme comme un fleuve de joie.
Mais je suis douce, moi. J’ai dénoué tous les esclavages, j’ai fini toutes les tristesses ! Est-ce mon sépulcre qui t’épouvante ? il se dissoudra comme tes os !… Est-ce ma solitude noire ? tu seras dans la compagnie de la pourriture universelle !
Oh ! tais-toi ! tais-toi ! Chacune de tes paroles, comme des coups de catapulte, fait crouler mon orgueil. Le néant des choses vécues m’écrase !
Je tressaille sous la terre et j’engloutis les villes. Je me couche sur les flots et je renverse les navires ; le vent de mon linceul dans les cieux fait tomber les étoiles, et je marche derrière toutes les gloires, comme un pasteur qui regarde paître son troupeau. Arrive donc ! tu me connais ! je te remplis ! Néant au dehors de toi ! néant au fond de toi ! Et il descend encore plus bas, — il tourbillonne à l’infini ! Le sarcophage dévore, la poussière se disperse, et j’absorberai le dernier grain qui en restera.
Il n’y a pas d’obstacle, ni de volonté que je ne brise, et, comme l’action est insuffisante au désir, je me déborde sur le rêve. Le religieux, au fond des cloîtres, voit passer sous les arcades, à la lueur de la lune, des formes de femmes nues qui lui tendent les bras. La vierge dans l’atrium soupire de ma langueur, et le matelot sur l’océan. J’ai d’irrésistibles hypocrisies avec des colères qui emportent tout. Je ravage la chasteté, j’enflamme la joie, et jusque dans l’amour heureux, je creuse des abîmes où tournoient d’autres amours.
Il entendait du haut de la croix les clameurs du peuple féroce qui s’apaisait au loin dans les rues. Son front saignait, son flanc coulait, un corbeau noir venait becqueter contre sa joue, la sanie de ses yeux caves, et ses cheveux secoués par l’ ouragan lui flagellaient la face comme un paquet de lanières… Alors…
… comme le petit de la gazelle et comme l’enfant de la femme, j’ai fait mourir le fils de Dieu !
Rien pourtant ne manquait au premier-né ! Les fleuves autour de lui s’épanchaient pour sa soif. Les arbres, quand il passait, s’abaissaient devant sa bouche. Il humait de sa poitrine jeune l’air immaculé du monde et il contemplait Dieu face à face : il a tout perdu, tout voulu perdre, pour la saveur d’un baiser !
Mais tu es plus fort que Dieu, toi ! Car il lui est impossible de te contraindre à vivre, — et la puissance qui gouverne les mondes va fléchir tout à l’heure devant cette décision de la liberté.
Tu peux le forcer à faire une âme. Il faudra bien qu’il obéisse à cette fantaisie de ta chair, et tu t’enracines dans la nature ! Des postérités te suivront ! Tu portes en toi des siècles pleins d’œuvres !
Non ! assez ! assez !
Reconnais donc ma figure ! Viens ! c’est moi ! Tu m’appelais à travers les convoitises de l’amour mystique, et tu aspirais mon haleine dans le vent chaud des nuits ; tu cherchais mes yeux dans les étoiles, tu palpais mes formes vagues, en étendant tes bras dans l’air vide.
Viens, viens ! je suis la vérité, la joie, l’éternel mouvement, la Vie même !
Mais si vous mentiez toutes les deux ? s’il y avait, ô Mort, une autre vie, des douleurs derrière toi ? Et si j’allais, ô Luxure, trouver dans ta joie un autre néant plus sombre, un désespoir encore plus large ?
J’ai vu sur la face des moribonds comme un sourire d’immortalité, et tant de tristesse sur la lèvre des vivants que je ne sais laquelle de vous deux est la plus funèbre ou la meilleure… Non !… non !
passer des formes confuses, plus insaisissables que des fumées, puis des pierres, des peaux de bêtes, des fragments de métal, des morceaux de bois, et un grand arbre touffu qui marche tout droit sur ses racines : un bracelet d’or entoure son tronc rugueux. Des chapelets, des coquilles et des médailles sont suspendus à ses rameaux. Des peuples, au front déprimé,
se traînent sur les genoux en lui envoyant des baisers.
La Mort lève le bras et, d’un coup de fouet, frappe le grand arbre : il disparaît.
Puis, sur des traîneaux qui glissent, passent DES IDOLES, noires, blanches, vertes, violettes, faites de bois, d’argent, de cuivre, de pierre, de marbre, de paille et d’argile, d’ardoises et d’écailles de poisson. Elles ont de gros yeux, de grosses narines, des étendards fichés dans le ventre, des bras qui traînent, des phallus monstrueux leur dépassant la tête. Le jus des viandes coule dans leurs barbes, elles suintent l’huile des sacrifices, et, de leurs lèvres entr’ouvertes, s’échappent des tourbillons d’encens.
Bâ, — bâ, — bâ, — bâh !
À d’autres !
Plus vite ! plus vite !
Allons donc !
Passez ! passez !
se balancent comme des encensoirs, leurs yeux scintillent comme des étoiles, leurs dents bruissent comme des glaives.
Ils portent, dans les mains, des roues de feu qui tournoient, des triangles sur la poitrine, des têtes de mort autour du cou, des palmes vertes sur les épaules. Ils pincent des harpes, chantent des hymnes, crachent des flammes, respirent des fleurs. Des plantes descendent de leur nez, des jets d’eau jaillissent de leurs têtes.
Des déesses couronnées de tiares allaitent des Dieux qui vagissent à leurs mamelles, rondes comme des mondes ; et d’autres, suçant l’ongle de leur pied, s’enveloppent dans les voiles clairs qui réfléchissent, sur leur surface, la forme confuse des créations.
La Mort fait claquer son fouet : le Gange lâche les guides, les Dieux pâlissent. Ils s’accrochent les uns contre les autres, ils se mordent les bras, leurs saphirs se brisent, leurs lotus se fanent. Une déesse qui portait
trois œufs dans son tablier les casse par terre.
Gange aux vastes rives, où vas-tu, que tu nous entraînes comme des brins d’herbe ?
L’éléphant a tremblé sur ses genoux, la tortue a rentré ses membres, et le serpent a lâché le bout de sa queue, qu’il tenait dans sa gueule.
Remonte vers ta source ! Au delà des demeures du soleil, après la lune, derrière la mer de lait, nous voulons boire encore l’enivrement de nos immortalités, au son des luths, dans les bras de nos épouses.
Mais tu coules toujours, tu coules toujours, Gange aux vastes rives !
Qui donc a fait cent fois le sacrifice du cheval, pour me déposséder de mon empire ? Où êtes-vous, mes Crépuscules jumeaux qui trottiez sur vos ânes ? Où es-tu, Feu monté sur le bélier d’azur aux cornes rouges ? Où es-tu donc, Aurore au front vermeil qui retirais à toi le nuage sombre de la nuit, comme une danseuse qui s’avance, la robe retroussée sur son genou ?
Je brillais d’en haut, j’éclairais les carnages, j’effaçais les pâleurs. Mais c’est fini, maintenant ! La grande âme tout essoufflée va mourir, comme une gazelle qui a trop couru.De prairies en prairies, de sphères en sphères, de cieux en cieux, j’ai fui. Je suis pourtant la richesse des âmes, la sève des arbres, la couleur du lotus, le flot tiède, l’épi mur, la déesse aux longs sourires, qui bâille dans la gueule des vaches et se baigne dans la rosée.
Ah ! j’ai trop cueilli de fleurs, ma tête est étourdie.
J’ai remis à flot la montagne noyée et, sur mon dos de tortue, j’ai porté le monde. De mes défenses j’ai éventré le géant. Je suis devenu lion, je suis devenu nain. J’ai été brahmane, guerrier, laboureur. Avec un soc de charrue, j’ai exterminé un monstre à mille bras, j’ai fait beaucoup de choses, des choses difficiles, prodigieuses ! Les créations passaient, moi je durais, et comme l’océan qui reçoit tous les fleuves, sans en devenir plus gros, j’absorbais les siècles.
Qu’est-ce donc ?… Tout chancelle… où suis-je ? qui suis-je ? Faut-il prendre ma tête de serpent ?
Ah ! plutôt la queue de poisson qui battait les flots !
Si j’avais la figure du solitaire ?
Eh non ! c’est la crinière du cheval qu’il me faut !
Hennissons ! levons le pied !… Oh ! le lion !
Oh ! mes défenses !
Toutes mes formes tourbillonnent et s’échappent, comme si j’allais vomir la digestion de mes existences. Des âges arrivent. Je grelotte comme dans la fièvre.
Je suis la terre ! je suis l’eau ! je suis le feu ! je suis l’air ! je suis l’intelligence, la conscience, la création, la dissolution, la cause, l’effet : invocation dans les livres, profondeur dans l’océan, vastitude dans le ciel, force du fort, pureté du pur, sainteté du saint !
Bon ! excellent ! très-haut ! Le sacrifice ! l’aromate ! Le prêtre et la victime ; le protecteur, le réconforteur ! le créateur !…
… la pluie qui fait du bien, la bouse de vache, le fil du collier, l’asyle, l’ami, la place où les choses doivent être ; la semence inépuisable, éternelle, toujours renouvelée ! Sorti à la fin de l’œuf d’or, comme le fœtus de sa membrane, je…
Multiplier les Formes par elles-mêmes, ce n’est pas produire l’Être ? Quand je creuserais éternellement les puits de la Pagade, quand j’élèverais continuellement les escaliers de la tour, à quoi bon ? C’est donc inutile, tout ce que j’ai souffert ! Les agonies de mes morts, les travaux de mes existences ! tant de sueurs ! tant de combats ! tant de victoires…
Ô nourrice, qui t’épouvantais jadis en contemplant dans ma bouche les formes de l’univers resplendissantes comme des rangées de dents, tu ne sais pas qu’à cette heure mes gencives silencieuses se renvoient de l’une à l’autre le vide qu’elles mâchent !
Au milieu de la forêt, le religieux, qui contemple le soleil, prie de toute son âme ! Il s’est retiré du monde ! Il se retire de lui-même, il se dégage. Sa pensée le transporte où il veut, il voit à toute distance, il entend tous les sons, il prend toutes les formes, mais… s’il n’en rendait aucune ?… S’il allait se dépouiller de toutes ?… Oui… à force d’austérités, s’il finissait…
Oh ! !
Plus rien !… C’étaient des Dieux, pourtant !
Le soleil fuit ! Il court comme s’il avait peur, il se ferme comme l’œil fatigué d’une vieille fileuse.
Nous avons froid, nos peaux d’ours sont lourdes de neige et le bout de nos pieds passe par les trous de nos chaussures.
Jadis nous étions dans nos grandes salles où les bûches flambaient, près des tables longues couvertes de quartiers de viande et de couteaux à manche ciselé.
Il faisait bon ! nous buvions de la bière. Nous nous racontions nos vieux combats. Les coupesde corne entre-choquaient leurs cercles d’or, et nos cris montaient comme des marteaux de fer que l’on eût lancés contre la voûte.
Elle était cannelée de bois de lances, la large voûte ! Les glaives suspendus nous éclairaient pendant la nuit, et nos boucliers du haut en bas s’étalaient sur les murs.
Nous mangions le foie de la baleine, dans des plats de cuivre qui avaient été battus par des géants. Nous jouions à la balle avec des rocs ; nous écoutions chanter les sorciers captifs qui s’appuyaient en pleurant sur leurs harpes de pierre, et nous rentrions dans nos lits, le matin seulement, lorsque la brise, tout à coup, entrait dans la salle échauffée.
Il a fallu partir, pourtant ! Il y eut alors des sanglots ! Nous avions le cœur gonflé, comme la mer, quand bat le plein de la marée.
Sur la lande où picore la corneille, nous avons trouvé les Pommes dont se nourrissaient les dieux quand ils se sentaient vieillir ; elles étaient noires de pourriture et s’écrasaient à la pluie. Dans la forêt profonde, près du Hêtre éternel, nous avons vu les quatre Daims qui tournent en mordant son feuillage. L’écorce était rongée et les bêtes assouvies ruminaient debout, en battant du pied. Au bord de la plage, où se brisent les glaçons blancs, nous avons rencontré le vaisseau construit avec les ongles des cadavres : il était vide, et alors a chanté le coq noir qui se tenait au fond de la terre, dans les salles de la mort.
Nous sommes las, nous avons froid et nous trébuchons sur la glace. Le loup qui court derrière nous va dévorer la lune.
Nous n’avons plus les grandes prairies où il y avait des haltes pour reprendre haleine, dans la bataille. Nous n’avons plus les navires à plaques d’or, les longs navires bleus dont la proue coupait les monts de glace, quand nous cherchions, sur l’océan, les Génies cachés qui bramaient dans les tempêtes. Nous n’avons plus les patins pointus avec lesquels nous faisions le tour des pôles, en portant, au bout des bras, le firmament entier qui tournait avec nous…
Antoine sent peu de sympathie pour les Dieux du Nord, trop brutaux et trop étroits.
Oui ! ils ne s’occupaient qu’à boire, comme de bons vivants ! En voilà un plus moral : il vient de la Perse !
LE VIEILLARD, e Enfin ! les douze mille ans sont accomplis ! c’est donc le jour ! le grand jour ! Merci, ô Ferver immortel, qui laissais tomber dans mon intelligence les rayons merveilleux de tes pupilles d’émeraude ! Tu vas grandir, n’est-ce pas ? et nous allons nous baigner ensemble dans les profondeurs du Verbe !
Mais quoi ! je n’entends pas tomber la pluie d’eau noire ! Les corps ranimés ne se relèvent point de leurs tombeaux !
Kaïomors ! Meschia ! Meschiané !
Non !
Ah ! c’est toi, Arihmane !
Oui ! c’est moi ! L’ouragan a soufflé sur ton feu, ô Zoroastre ! et tes mages décoiffés y chauffent leurs pieds nus, en crachant dans les cendres.
C’était beau, pourtant ! J’avais séparé Dieu en deux parties distinctes : le Bien était d’un côté, le Mal de l’autre.
Assez ! va-t’en !
C’est fini ! retourne dans ta caverne
J’avais enseigné la manière de faire les labours, le nombre des morceaux de tamarin, la forme des soucoupes.
Passe ! passe !
Il y avait des prières pour le lever, pour le coucher, pour les insomnies.
Amenez le chien pour qu’il regarde les agonisants ! Il faut se réjouir quand on voit le hérisson. La manière licite d’éteindre la lumière est de faire du vent avec sa main. On rince trois fois le vêtement des morts. C’est du bras gauche seulement qu’il faut tenir les branches de grenadier…
Où sont mes prêtres chaussés de byblos, qui brossaient mon poil, en chantant, sur un air lent, des paroles sacrées !
Ah ! ah ! quelle sottise !
C’est un Dieu qui pleure ! écoute !
Du côté de la Lybie, j’ai vu le Sphinx qui fuyait : il galopait comme un chacal. Les crocodiles ont laissé tomber au fond des lacs les pendants d’oreilles qu’ils portaient à la gueule. Les dieux à tête d’épervier ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux, et le ciel bleu passe tout seul sous la porte peinte des temples vides.
Où irai-je ? J’ai brouté l’Égypte jusqu’au dernier brin d’herbe. Je me traîne au bord du fleuve, je souffre de plus en plus à la blessure que m’a faite Cambyse. Les filles des Pharaons se faisaient ensépulturer dans des coffres taillés à mon image, et Sérapis ne s’ouvrait que pour recevoir ma momie. Mais, quand un rayon de soleil avait fécondé la génisse, on accourait me prendre dans mon herbage. Des processions me conduisaient, les castagnettes sonnaient dans les blés, le cistre grinçait sur les bateaux ; — et du désert, du rivage, de la plaine et des montagnes, l’Égypte accourant se prosternait autour de moi. J’étais Osiris ! j’étais Dieu ! j’étais le Démiurge apparu, l’Âme incarnée, le Grand-Tout qui se faisait visible, pacifique et beau !
Qu’est-ce donc ? je vois des hommes rouges qui apportent des charbons, avec des couteaux, et qui retroussent leurs bras !
Bel Epaphus, ils t’égorgeront, ils te dévoreront, te tanneront et l’on battra les esclaves avec tes jarrets desséchés.
Eh bien ?
Encore !
Oui, toujours !
Fuyons ! Quelque chose a rompu le fil qui liait les destinées des hommes aux mouvements des astres. Saturne m’a mutilé, et la figure de Dieu n’apparaît plus dans le disque du soleil.
J’avais des forêts mystérieuses, j’avais des océans démesurés, j’avais des montagnes inaccessibles. Dans les eaux noires, vivaient des bêtes dangereuses, et l’haleine des marécages se balançait sur ma figure, comme un voile sombre.
Terrible d’énergies, enivrante de parfums, éblouissante de couleurs, immense ! Ah ! j’étais belle quand je sortis toute échevelée de la couche du Chaos ! L’homme alors pâlissait au bruit de mes abîmes, à la voix des animaux, aux éclipses de la lune. Il se roulait sur mes fleurs, il grimpait dans mes feuillages, il ramassait sur les grèves les perles blondes et les coquilles contournées. À la fois Nature et Dieu, principe et but, j’étais infinie pour lui, et son Olympe ne dépassait point la hauteur de mes montagnes.
Il a grandi, ô Uranus ! et, comme tu faisais autrefois des Cyclopes mes fils, que tu emprisonnais dans mes entrailles, maintenant il creuse mes pierres pour y placer ses rêves et marquer plus de désespoir.
De mon temps, le regard de l’homme était pacifique comme celui des bœufs. Il riait d’un gros rire et dormait d’un sommeil lourd.
Contre le mur d’argile, sous le toit de branchage, le porc se fumait lentement au feu clair des feuilles sèches, ramassées quand arrivent les grues. La marmite bouillait pleine de mauves et d’asphodèles. L’enfant inepte croissait près de sa mère. Sans chemins et sans désirs, les familles isolées vivaient en paix dans des campagnes profondes, le laboureur ne sachant pas qu’il y eût des mers, ni le pêcheur, des plaines, ni l’observateur des rites, d’autres dieux. Mais, quand fleurissait le chardon pointu et que la cigale ouvrait ses ailes dans les blés jaunes, on tirait du grenier les gâteaux de fromages, on buvait du vin noir, on s’asseyait sous les frênes. Les cœurs chauffés par Sirius battaient plus fort, le seuil des cabanes exhalait l’odeur du bouc, et la fille rustique clignait des yeux, en passant près des buissons.
Âge qui ne reviendra plus, alors qu’attachée tout entière à la réalité du sol, la vie humaine, ainsi que l’ombre d’un cadran, faisait sans jamais dévier le tour de ce point fixe !
Puisque j’avais détrôné Uranus, pourquoi donc Jupiter est-il venu ?…
C’est moi qui t’ai trompé, Dieu dévorateur !
Je me rongeais de tristesse à produire continuellement pour une irrassasiable destruction. Ah ! que j’ai ri, quand je t’ai vu avaler la pierre emmaillotée sous ses bandelettes ! mais tu ne t’apercevais de rien ! tu dévorais tout !
Plus rien ! pas une goutte !
Quand l’ambroisie défaille, les immortels s’en vont.
Père des Dieux, des rois et des hommes, je gouvernais l’éther, les intelligences et les empires. Au froncement de mes sourcils, le ciel tremblait. Je lançais la foudre, j’assemblais les nuées !
Parmi tous les Dieux, sur un trône d’or, au haut de l’Olympe, assis et, d’un œil ouvert, surveillant chaque chose, je regardais passer les Heures, filles à la taille égale que le Plaisir et la Peine rendent pour les mortels si longues ou si petites, — Apollon qui courait dans son char, secouant au vent des planètes sa chevelure bouclée, — les Fleuves sur le coude épanchant leurs urnes, — Vulcain battant ses métaux, — Cérès sciant ses blés, — et Poséidon agité, qui, de son manteau bleu, entourait la terre retentissante.
Les nuages s’élevant apportaient jusqu’à moi le parfum des sacrifices. Avec le chant des hymnes, la fumée montait dans le feuillage du laurier, et la poitrine du prêtre, se dilatant au rythme, exhalait grande ouverte la placide harmonie du peuple des Hellènes. Un soleil chaud brillait sur le frontispice de mes temples blancs, forêt de colonnes où, comme une brise de l’Olympe, circulait un souffle sublime.
Les tribus éparses autour de moi faisaient un peuple. Toutes les races royales me comptaient pour leur aïeul et tous les maîtres de maison étaient autant de Jupiters à leur foyer. On m’adorait sous tous les noms, depuis le Scarabée jusqu’au Porte-Foudre ! J’avais passé par bien des formes, j’avais eu beaucoup d’amours. Taureau, cygne, pluie d’or, j’avais visité la nature, et, se pénétrant de moi, elle se mettait à devenir divine, sans que je cessasse d’être dieu… Ô Phidias, tu m’avais créé si beau que ceux qui mouraient sans m’avoir vu se croyaient maudits. Tu avais pris, pour me faire, des matières exquises, l’or, le cèdre, l’ivoire, l’ébène, les pierreries, richesses qui disparaissaient dans la beauté, comme les éléments d’une nature dans la splendeur d’un ensemble. Par ma poitrine respirait la Vie. J’avais la Victoire sur la main, la Pensée dans les yeux, et, des deux côtés de ma tête, retombait ma chevelure comme la végétation libre de ce monde idéal. J’étais si grand que je frôlais mon crâne aux poutres de la toiture… Ah ! fils de Charmidès, l’humanité, n’est-ce pas ? ne pouvait monter plus haut ! Dans la barrière bleue de Panœnus tu as enfermé pour toujours son plus sublime effort, et c’est aux dieux maintenant à descendre vers elle. J’en vois venir qui sont pâles pour satisfaire la douleur des peuples ennuyés. Ils arrivent des pays malsains, couverts de haillons et poussant des sanglots. Moi je ne suis pas, comme eux, né pour vivre sous des ciels froids, avec des langues barbares, en des temples sans statues. Attaché par les pieds au sol antique, je m’y dessécherai sans en sortir. Je n’ai même point bougé, quand l’empereur Caïus voulait m’avoir, et les architectes entendirent éclater, dans mon socle, un grand rire, aux efforts qu’ils faisaient.
Tout entier pourtant, je ne descendrai pas dans le Tartare. Quelque chose de moi restera sur la terre. Ceux en effet que pénètre l’Idée, qui comprennent l’Ordre et chérissent le Grand, ceux-là, de quelque dieu qu’ils descendent, seront toujours les fils de Jupiter.
Où vas-tu ? Arrête-toi ! Qu’y a-t-il donc ? Encore un amour, sans doute ? insensé qui perd sa force et qui ne sait pas que les mortels s’enflent d’orgueil, à découvrir chaque matin, sur leur oreiller, les cheveux de Jupiter !
Notre vie pourtant était si douce, dans l’équilibre obligé de nos discordes et de nos amours. Diverse et magnifique, elle demeurait immuable comme la terre, avec ses océans en mouvement et ses plaines immobiles. Oh ! reviens ! fils de Saturne ! Nous nous coucherons sur l’Ida, et, cachés par les nuages, au sein d’une atmosphère vermeille, de mes bras blancs j’entourerai ton cou, je sourirai sous toi : je passerai mes doigts dans les boucles de la barbe et je réjouirai ton cœur, ô Père des Dieux. Ai-je perdu ma chevelure brune, mes grands yeux, mon cothurne d’or ? N’est-ce pas pour te plaire, que chaque année je refais ma virginité dans la fontaine Canathus ? Ne suis-je plus belle ? Me trouverait-il vieille ?
Quoi ? plus de bruit ! Je vais, je viens, je cours dans l’Olympe. Tous sont endormis. Écho même semble mort !
Oui, oui !… Au pied de mes images, mes couronnes d’asterion s’effeuillent. La main de la Ménade a déchiré mon voile en pièces, les cent bœufs d’Argos ont perdu leurs guirlandes et, telle qu’une harangère des ports, ma prêtresse oublieuse se gorge de poissons frits. Ô vertu de la Pudeur, voilà la Courtisane aux joues fardées qui touche à mes autels !
Je chancelle ! Je n’ai pas dansé pourtant, je n’ai point aimé, je n’ai point bu. Quand les Muses chantaient, quand Bacchus s’enivrait, quand Vénus, avec tous les Dieux, s’abandonnait aux Amours, régulatrice travailleuse je restais seule à ma tâche : je méditais les lois, je préparais la victoire, j’étudiais les plantes, les pays, les âmes ; — j’allais partout, visitant les héros, j’étais la Prévoyance, l’invincible Lumière, l’Énergie même du grand Zeus.
De quel rivage souffle ce vent qui me trouble la tête ? Dans quel bain de magicienne a-t-on plongé mon corps ? Sont-ce les sucs de Médée, ou les onguents de Circé, la lascive ? Mon cœur défaille, je vais mourir.
J’ai peur comme un esclave en fuite, je me cache dans les ravins. Pour mieux courir, j’ai défait ma cuirasse, j’ai retiré mes jambarts, j’ai jeté mon épée, j’ai abandonné ma lance.
N’ai-je plus de sang dans les veines, que mes mains sont si blanches ? Ah ! comme je bouffissais mes joues dans les trompettes d’airain ! Comme je pressais entre mes cuisses nerveuses mes étalons à large croupe ! Les panaches rouges, se tordant, brillaient au soleil ; les rois, la tête haute, s’avançaient hors des tentes et les deux armées faisaient un grand cercle pour les voir. Je pense à Théro ma nourrice, à Bellone ma compagne, à mes Saliens qui dansaient d’un pas lourd, en frappant sur leurs boucliers, et je me sens plus triste que ce soir de ma jeunesse, où, blessé par Diomède, je suis remonté dans l’Olympe me plaindre à Jupiter.
Oui, arrête-toi ! puisque Neptune a cessé de me poursuivre, puisque j’ai parcouru la terre entière. Ne va pas plus loin ! Arrête-toi !
Hélas ! hélas ! je ne verrai plus Proserpine resplendissante qui s’ébattait dans les pousses vertes ! Elle est descendue chez Pluton et n’en sortira pas.
Femmes des Athéniens qui portez des cigales d’or dans vos chevelures, vous qui emmaillottez vos enfants avec la robe usée des mystères, qui couchez sur la sarriette sauvage et qui mangez de l’ail pour dissiper la vapeur des parfums, — sortant un soir d’automne par la Porte sacrée, derrière le char qui traîne la Corbeille, toutes en rang, la tête basse et les pieds nus, vous ne recevrez plus l’injure obscène des gens qui vous attendent sur
le pont du Céphise !Qu’est-ce donc ? Je ne puis ni m’étendre sur le rivage, ni courir dans les plaines. On m’a serré les côtes avec des digues, et mes dauphins jusqu’au dernier se sont pourris au fond des eaux. Autrefois j’envahissais la campagne, je faisais trembler la terre, j’étais le Mugissant, l’Inondateur, et la Fortune s’invoquait dans tous mes sacrifices. Des monstres couronnés de vipères jappaient incessamment sur mes récifs pointus. On ne passait pas les détroits, on faisait naufrage, en doublant les îles.
Heureux celui qui pouvait un jour tirer sur la grève sa galère désarmée, revoir ses vieux parents et suspendre au sec, dans le foyer domestique, le gouvernail de ses voyages !
Passe ! passe !
Ah !
J’ai d’abord étranglé deux énormes serpents qui s’enroulaient à mon berceau. J’ai dompté le Taureau de Crète, les Centaures, les Cercopes et les Amazones, j’ai fait mourir Busiris, j’ai étouffé le Lion de Némée, j’ai coupé les têtes de l’Hydre. J’ai tué Théodomus et Lacynus, Lycus roi de Thèbes, Euripide roi de Cos, Nelée roi de Pise, Euryle roi d’Œchalie. J’ai cassé la corne d’Acheloüs qui était un grand fleuve. J’ai tué Géryon qui avait trois corps, et Cacus, fils de Vulcain.
Est-ce tout ? Oh non ! j’ai abattu le Vautour de Prométhée, j’ai lié Cerbère avec une chaîne, j’ai nettoyé les étables d’Augias ; — j’ai séparé les montagnes de Calpé et d’Abyla, rien qu’en les prenant par leurs sommets, comme un homme qui écarte avec ses deux mains les éclats d’une bûche.
J’ai voyagé. J’ai été dans l’Inde, j’ai parcouru les Gaules. J’ai traversé le désert où l’on a soif.
Les pays esclaves, je les délivrais ; les pays inhabités, je les peuplais ; — et plus je vieillissais, plus s’accroissait ma force : je tuais mes amis en jouant avec eux, je rompais les sièges en m’asseyant dessus, je démolissais les temples en passant sous leurs portiques. J’avais en moi une fureur continuelle qui débordait à gros bouillons, comme le vin nouveau qui fait sauter la bonde des cuves.
Je criais, je courais, je déracinais les arbres, je troublais les fleuves, l’écume sifflait au coin de ma lèvre, je souffrais à l’estomac, et je me tordais dans la solitude, en appelant quelqu’un.
Ma force m’étouffe ! C’est le sang qui me gêne ! j’ai besoin de bains tièdes et qu’on me donne à boire de l’eau glacée. Je veux m’asseoir enfin sur des coussins, dormir pendant le jour et me faire la barbe. La reine se couchera sur ma peau de lion, moi je passerai sa robe et filerai la quenouille, j’assortirai les laines, j’aurai les mains blanches comme une femme. Je sens des langueurs… donnez-moi donc… donnez-moi…
Passe ! passe !
Des femmes suivent le catafalque d’un air inquiet. Leurs chevelures dénouées tombent le long de leur corps comme des voiles ; — de la main gauche elles
ramènent sur leur sein les plis de leurs robes traînantes, et tiennent dans la droite de gros bouquets ou des fioles de verre pleines d’huile.
Beau ! Beau ! il est beau ! réveille-toi ! assez dormi ! lève la tête, debout !
Ah ! il est mort ! il n’ouvrira pas les yeux ! Les mains sur les hanches et le pied droit en l’air, il ne tournera plus sur le talon gauche. Pleurons ! désolons-nous ! crions !
Comment faire ? chatouillons-le ! frappons-lui dans les mains !… Là… là… respire nos bouquets ! Ce sont des narcisses et des anémones que nous avons cueillis dans tes jardins. Ranime-toi, tu nous fais peur !
Oh ! comme il est raide, déjà !
Voilà ses yeux qui coulent par les bords ! Ses genoux sont tordus, et la peinture de son visage a descendu sur la pourpre.
Parle ! Nous sommes à toi ! Que te faut-il ? Veux-tu boire du vin ? veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger les pains de miel que nous faisons frire dans des poêles, et qui ont la forme de petits oiseaux, pour t’amuser davantage.
Touchons-lui le ventre ! Baisons-le sur le cœur ! Tiens ! tiens ! les sens-tu, nos doigts chargés de bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui cherchent ta bouche et nos cheveux qui balaient tes cuisses ? Dieu pâmé, sourd à nos prières !
Ah ! voyez donc comme ses membres, en le maniant, sont restés au fond de nos mains ! Il n’est plus ! il n’éternue pas à la fumée des herbes sèches, et ne soupire point d’amour au milieu des bonnes odeurs !… Il est mort !… il est mort !
Qui donc ?
Ce sont les filles de Tyr qui pleurent Adonis.
Comment !… mais !… oui !… je me rappelle !… une fois déjà… par une nuit pareille, autour d’un cadavre couché… la myrrhe fumait sur la colline, près d’un sépulcre ouvert ; les sanglots éclataient sous les voiles noirs penchés ; des femmes pleuraient, et leurs larmes tombaient sur ses pieds nus, comme les gouttes d’eau sur du marbre blanc…
Allons ! debout ! Il en vient d’autres ! regarde !
On entend un bruit de castagnettes et de cymbales, et des hommes vêtus de robes bigarrées, suivis par une foule rustique, amènent un âne empanaché de feuillage, la queue garnie de rubans, les sabots peints, — avec un frontal à plaques d’or et des coquilles aux oreilles, une boîte couverte d’une housse à cordons sur le dos, entre deux larges corbeilles dont l’une, chemin faisant, reçoit les offrandes de la foule : œufs, raisins, fromages mous, lièvres dont on voit passer les oreilles, volailles plumées, poires en quantité, monnaie de cuivre. — et dont l’autre à moitié pleine contient des feuilles de roses que les conducteurs de l’âne jettent devant eux, tout en marchant. Ils ont des bottines à lacets, les cheveux nattés, de grands manteaux, des pendants d’oreilles et les joues couvertes de fard. Une couronne en branche d’olivier se rattache au milieu de leur front par un médaillon à figurine, entre deux autres plus petits, et ils en portent une troisième plus large, sur leur poitrine nue. Des poinçons, des poignards sont passés dans leur ceinture, et ils brandissent des fouets à manche d’ébène jaune, dont la triple lanière est garnie d’osselets de mouton.
Voilà la Bonne Déesse ! l’Idéenne des montagnes ! la Grande Mère de Syrie ! Approchez, braves gens ! Elle est assise entre deux lions, porte sur la tête une couronne de tours et procure beaucoup de biens à tous ceux qui la voient.
C’est nous qui la promenons dans les campagnes, sous les feux du soleil, pendant les pluies d’hiver, par beau et mauvais temps. Elle gravit les défilés, elle glisse sur les pelouses, elle traverse les ruisseaux. Souvent, faute de gîte, nous couchons en plein air et nous n’avons pas tous les jours de table bien servie. Des voleurs habitent les bois, les bêtes féroces hurlent effroyablement dans leurs cavernes, il y a des chemins impraticables et pleins de précipices !… La voilà ! la voilà !
Plus grande que les cèdres, elle plane dans l’éther bleu ; plus vaste que le vent, elle entoure le monde. Son souffle s’exhale par les naseaux des panthères, par la feuille des plantes, par la sueur des corps. Ses pleurs d’argent arrosent les prairies, son sourire est la lumière et c’est le lait de sa poitrine qui a blanchi la lune. Elle fait couler les fontaines, elle fait pousser la barbe, elle fait craquer l’écorce des pins qui se balancent dans les forêts. Donnez-lui quelque chose, car elle déteste les avares !
Son temple est bâti sur le gouffre par où les eaux du déluge qui finissait se sont précipitées. Il a des portes d’or, un plafond d’or, des lambris d’or, des statues d’or. Apollon y est, Mercure, Hythia, Atlas, Hélène, Hécube, Pâris, Achille et Alexandre. Des aigles, des lions, des chevaux et des colombes se promènent dans sa cour. À son grand arbre qui brûle, on accroche des tuniques et des coffrets, et c’est pour elle qu’est dressé le phallus de cent vingt coudées, où l’on grimpe avec des cordes, comme au tronc d’un palmier, quand on va cueillir les dalles.
Frappez du tambourin ! sonnez les cymbales ! soufflez dans les flûtes à larges trous !
Elle aime le poivre noir que l’on va chercher dans les déserts. Elle aime la fleur de l’amandier, la grenade et les figues vertes, les lèvres rouges, les regards lascifs, la sève sucrée, la larme salée !… Du sang ! à toi ! à toi ! Mère des montagnes !
dos résonnent comme des boîtes creuses. La musique redouble, la foule s’accroît. Puis des hommes en habits de femmes et des femmes en habits d’hommes se poursuivent, en poussant une grande clameur qui se perd à l’horizon, dans le frémissement des lyres et le bruit des baisers. Leurs robes diaphanes se collent contre leurs ventres. Un sang rose en dégoutte et bientôt, sur cette vague multitude, toute chatoyante, agitée, lointaine, apparaît un Dieu nouveau qui porte entre ses cuisses un amandier chargé de fruits. Les voiles des têtes s’envolent, l’encens tourbillonne, l’acier tinte. Des prêtres eunuques enveloppent des femmes dans leurs dalmatiques chamarrées.
Ah ! ah ! regarde donc ! Il a si chaud sous ses flammes qu’il se fond lui-même.
Voici les déesses Potniades à qui l’on sacrifiait des cochons de lait !
Horreur !
Voilà la Sosipolis d’Élée ! voilà les dieux Cathares de Pallantium ! voilà Vulcain patron des forgerons ! voici le bon dieu Mercure avec son pétase pour la pluie et ses bottes de voyage.
Voyage ! voyage !
Noire et frottée de myrrhe, voici la grande Diane qui s’avance, les coudes au corps, les mains ouvertes, les pieds joints, avec des lions sur les épaules, des cerfs à son ventre, des abeilles à ses flancs, un collier de chrysanthèmes, un disque de griffons et trois rangs de mamelles qui ballottent à grand bruit. Mais la peau du corps lui démange sous les bandelettes qui la serrent.
Ah ! ah ! ah !
Voici la Laphria des Patréens, l’Hymnia d’Orchomène, la Pyronienne du mont Crathis, Strymphalia à cuisse d’oiseau, Eurynome fille de l’Océan et toutes les autres Dianes : l’Accoucheuse, la Chasseresse, la Salutaire, la Lucifère, et la Patronne des Ports, avec une coiffure d’écrevisses.
Eh ! que m’importe à moi ? pourquoi me tiens-tu là, béant, à les regarder ?
Celle qui porte des croûtes blanchâtres sur la figure, c’est Rubigo la déesse de la rogne, non loin Angeronia qui délivre des inquiétudes et l’immonde Perfica, inventrice des olisbus. Voici Esculape, fils du Soleil, traîné par ses mulets, le coude sur le bord de son char et le menton dans la main gauche. Il a l’air de réfléchir profondément.
Fais toi vivre, immortel !
Les Faunes à large bouche suivent le vieux Pan des pasteurs qui frappe dans ses mains, au milieu de son troupeau. Ils ricanent. Ils sont velus. Leur front est couvert de boutons roses, comme les tilleuls au printemps. Voilà Priape et le dieu Terminus et la déesse Epona, et Acca Laurentia et Anna Perenna…
Assez ! assez ! laisse-moi ! Ma tête s’égare dans le tourbillon de tous ces dieux qui passent !
Oh ! quelle quantité !
N’est-ce pas ?… Et tu ne vois pas tout ! Il y en a d’autres encore dont la poussière même ne se retrouve plus.
Mais ils réapparaîtront un jour, comme des morts qui ressuscitent, et l’homme impitoyable les jugera : les grands, les humbles, les farouches, les gais, ceux qui avaient des têtes d’animaux et ceux qui portaient des ailes. Ils se tiendront tous devant lui, pâles et par longues files silencieuses comme une armée vaincue. Et alors le Nègre, en grinçant des dents, s’approchera de son idole, et, lui mettant le poing sous la mâchoire, lui crachera au visage. Le Grec, avec dédain, renversera, du bout de sa sandale, ses statues blanches, et l’habitant des pôles, aux yeux rougis par les neiges, verra se fondre sous le soleil ses vagues dieux faits de brouillard et de tristesse. On jettera dans le vent leurs bracelets, leurs couronnes, leurs urnes taries, leurs glaives émoussés ; on fera sonner sous le doigt le creux de leur poitrine, et les Olympes s’écrouleront au tonnerre des rires que la vengeance humaine poussera ! parce qu’ils n’ont rien donné, parce qu’ils étaient durs comme la pierre de leurs temples et plus stupides que les bœufs de l’holocauste !
Une tristesse infinie me submerge !
Oh ! combien de prières on leur a faites ! Que de sacrifices ont fumé pour eux ! Ils étaient forts cependant, et pas un seul doute ne levait la tête devant leur majesté.
Où êtes-vous maintenant, pauvres âmes tout altérées d’espoirs qui ne furent pas assouvis ?
Mais quels sons ?… qui chante ainsi ?
Cela pétille, bourdonne, gazouille, et avec quelque chose par-dessus… quelque chose de lent qui se déroule et qui retombe !
Je chante sur la lyre… Il tousse. hum ! hum ! je chante sur la lyre… hum ! hum !… l’ordre de l’univers… euh ! hum ! hum ! heu ! heu ! À la loi du rythme, la matière et les êtres…
Tu es resté nu si longtemps, tu as tellement marché dans toute la Grèce que tu n’en peux plus, que tu craches, que tu vas mourir. Tu étais, n’est-ce pas, le purificateur mélodieux qui chantait et qui fondait ? Il n’y a plus rien à chanter, rien à fonder. Les villes sont édifiées, les peuples sont vieux. La Pythie perdue ne se retrouve pas.
Les athlètes frottés d’huile, les éphèbes qui couraient sur le stade, les cochers qui criaient debout dans leurs chars d’ivoire, les philosophes qui causaient sous les bois de lauriers-roses…
… suis-les ! va t’en donc, beau dieu du monde plastique qui ne devait pas finir !
leurs boucliers, se frappent avec des thyrses, et lancent autour d’elles des regards farouches, sous leurs sourcils noirs veloutés comme le dos des chenilles.
Abattez les échalas ! foulez du talon le raisin dans les pressoirs ! Dieu charmant qui portes le baudrier d’or, bois à longs traits dans ton cratère sans fond ! Evohé ! Bacchus Evohé !
Tu as vaincu les Indes, la Thrace et la Lydie. Les armées s’enfuyaient quand Mimallon furieuse hurlait sur les montagnes. Les peuples réveillés se pressaient autour de toi. Les yeux des Bacchantes brillaient dans les feuillages.
Evohé ! Bacchus, Evohé !
Père des théâtres et du vin, les dieux antiques se sont bouché les oreilles au scandale merveilleux du dithyrambe désordonné ! À toi le rythme nouveau et les formes incessantes !
Tu as le rire des vendangeurs, les fontaines cachées, les festins aux flambeaux et le renard qui se glisse dans les vignes, pour croquer les raisins Ta joie court de peuple en peuple ! Tu délivres l’esclave, tu es saint ! tu es divin, évohé !
Quelque chose qui n’est plus palpitait dans l’air sur les races juvéniles. Elles avaient la poitrine carrée et des langages, comme leurs vêtements, à grands plis droits, avec des franges d’or. Dans les leçons du philosophe, comme dans la pantomine des bateleurs et la constitution des républiques, dans les statues, dans les meubles, dans les harnachements et les coiffures, partout c’était un art sublime qui rehaussait la vie. Les métaphysiciens éduquaient les courtisanes. Des montagnes de marbre attendaient les sculpteurs.
Ah ! cela était beau ! c’était beau ! c’était beau ! je le sais !
Pleurons les vastes théâtres et les danseurs nus ! Ô Thalie, déesse au front bombé, qu’as-tu fait de ta massue d’airain et de ton rire qui se roulait sur les foules comme le vent du Sud, sur les flots de l’Archipel ! Tu as perdu tes chœurs, sérieuse Melpomène ! Adieu le haut cothurne et les manteaux traînants, l’hymne qui passait par bouffées dans les terreurs tragiques et le vers simple qui glaçait la peau ! Et toi, svelte Terpsichore, dont les Sirènes sont filles, tu ne te souviens plus de tes pas mesurés, que l’on comparait à la danse des étoiles, tandis que le maître d’orchestre battait la mesure avec sa semelle de fer ! Ils sont finis les grands enthousiasmes ! C’est le tour maintenant des gladiateurs, des bossus et des farceurs ! Clio violée a servi les politiques, la Muse des festins s’engraisse de mets vulgaires, on a fait des livres sans s’inquiéter des phrases ! Pour les médiocres existences, il a fallu de grêles édifices et des costumes étroits pour les fonctions serviles. Le marchand, le goujat et la prostituée, avec l’argent de leur commerce, ont payé les Beaux-Arts, et l’atelier de l’artiste, comme le réceptacle de toutes les prostitutions intellectuelles, s’est ouvert, pour recevoir la foule, se plier à ses commodités et la divertir.
Art des temps antiques, au feuillage toujours jeune, qui pompais ta sève dans les entrailles de la terre et balançais dans un ciel bleu ta cime pyramidale, toi dont l’écorce était rude, les rameaux nombreux, l’ombrage immense et qui désaltérais les peuples d’élection, avec des fruits vermeils arrachés par les forts, une nuée de hannetons s’est abattue sur tes feuilles ; on t’a fendu en morceaux, on t’a scié en planches, on t’a réduit en poudre, et ce qui reste de ta verdure est brouté par les ânes !
Grâce ! va-t’en ! laisse-moi ! Tes baisers ont fait pâlir mes belles couleurs ! J’étais libre autrefois, j’étais pure, les Océans frissonnaient d’amour au contact de mes talons ! Baigneuse insaisissable, je nageais dans l’éther bleu, où ma ceinture que se disputaient les zéphirs, resplendissait, toute large et magnifique, comme un arc-en-ciel tombé de l’Olympe. J’étais la Beauté ! J’étais la Forme ! je tressaillais sur le monde engourdi, et la matière, se séchant à mon regard, s’affermissait de soi-même en contours précis. L’artiste plein d’angoisse m’invoquait dans son travail, le jeune homme dans son désir, et les femmes, dans le rêve de leur maternité. C’est toi, c’est toi, ô Besoin immonde, qui m’as déshonorée !
Passe, belle Vénus ! Tu te purifieras dans mes étreintes.
Est-ce ma faute, à moi ? hô ! hô ! hô ! Tout le monde autrefois me caressait… eh ! hô (Il recommence à pleurer.) ma torche s’est éteinte ! J’ai perdu mes flèches, hô ! hô ! j’avais des ber… oh ! oh ! oh ! des berceaux de verdure dans les jardins. Le doigt sur la bouche, souriant et les cheveux frisés, je gardais continuellement de charmantes attitudes. On m’enguirlandait de roses, d’acrostiches et d’épigrammes. Je me jouais dans l’Olympe avec les attributs des Dieux. J’étais l’enchantement de la vie, le dominateur des âmes, l’éternel souci.
Je grelotte de froid, de faim, de fatigue et de tristesse. Les cœurs maintenant sont à Plutus. Quand je frappe aux portes, ils font les sourds ! J’en ai vu qui me regardaient d’un œil farouche, et qui reprenaient leur ouvrage !
Va-t’en ! détale ! Le monde bâille à ton nom ! Tu lui as agacé les dents avec le sirop de ta tendresse !
Nous…
Passez ! Passez !
La maison est ouverte, les clefs sont perdues, l’hôte a trahi sa foi ! Plus de valets soumis, plus d’enfants respectueux, plus de pères redoutés, plus de longues familles !… et le grillon, dans les cendres, pleure le souvenir éteint de la religion domestique !
Moi aussi l’on m’honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un dieu.
L’Athénien me saluait comme un heureux présage de fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait, les poings crispés, et que le pontife d’Égypte, s’abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, que l’on se régalait de glands, de ciboules et d’oignons crus, et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes ; — au soleil de la campagne, les hommes se soulageaient avec lenteur.
Ainsi, je passais sans scandale, comme tous les autres besoins de la vie, comme Mena tourment des vierges et la douce Rumina qui protège le sein de la nourrice gonflé de veines bleuâtres. J’étais joyeux ! je faisais rire ! et, se dilatant d’aise à cause de moi, le convive exhalait sa gaîté par les ouvertures de son corps.
J’ai eu mes jours d’orgueil ! Le bon Aristophane me promena sur la scène et l’empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves des patriciens j’ai circulé majestueusement. Les vases d’or, comme des tympanons, résonnaient sous moi, et, quand plein de murènes, de truffes et de pâtés, l’intestin du maître se dégorgeait avec fracas, l’univers attentif apprenait que César avait dîné.
Mais à présent on rougit de moi. On me dissimule avec effort. Je suis confiné dans la populace, et l’on se récrie même à mon nom !
J’étais le Dieu des armées ! le Seigneur, le Seigneur Dieu !
J’étais terrible comme la gueule des lions, plus fort que les torrents, plus haut que les montagnes ; j’apparaissais dans les nuages, avec une figure furieuse.
J’ai conduit les patriarches qui s’en allaient chercher des femmes pour leur postérité. Je réglais le pas des dromadaires et l’occasion de la rencontre, au bord de la citerne ombragée d’un palmier jaune. Comme par des robinets d’argent, je lâchais les pluies ; je séparais les mers avec mon pied ; j’entre-choquais les cèdres avec mes mains ; j’ai déplié sur les collines les tentes de Jacob et conduit, à travers les sables, mon peuple qui s’enfuyait.
C’est moi qui ai brûlé Sodome. C’est moi qui ai englouti la terre sous le déluge ; c’est moi qui ai noyé Pharaon, avec les princes fils de rois, avec les chariots de guerre et les cochers.
Dieu jaloux, j’exécrais les autres dieux, les autres peuples, et je châtiais mon peuple d’une colère sans pitié. J’ai broyé les impurs, j’ai abattu les superbes et ma désolation allait de droite et de gauche, comme un chameau qui est lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples. Des anges aux ailes de flammes leur parlaient dans les buissons ; les pâtres jetaient leur bâton et partaient à la guerre. Parfumées de nard, de cinnamone et de myrrhe, avec des robes transparentes et des chaussures à talon haut, des femmes pleines d’un cœur intrépide allaient trouver les capitaines et leur tranchaient la tête. Alors ma gloire éclatait plus sonore que les cymbales. Au retentissement de la foudre, elle a grondé sur les montagnes ; le vent qui passait emportait les prophètes ; ils se roulaient tout nus dans les ravines desséchées, ils se couchaient à plat ventre pour écouter la voix de la mer, et, se relevant tout à coup, se mettaient à crier mon nom.
Ils arrivaient la nuit dans la salle des rois, ils secouaient sur les tapis du trône la poussière de leurs manteaux, et, rappelant mes vengeances parlaient de Babylone et des soufflets de l’esclavage. Les lions pour eux se faisaient doux, la flamme des fournaises s’écartait de leurs corps, et les magiciens, hurlant de rage, se lacéraient avec des couteaux.
J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre : elle étreignait mon peuple, comme la ceinture du voyageur, qui lui soutient la taille. C’était mon peuple, — j’étais son Dieu ! La terre était à moi, les hommes étaient à moi, leurs pensées, leurs œuvres, leur outils de labourage et leur maison.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière les voiles de pourpre et les candélabres allumés. J’avais pour me servir toute une tribu qui balançait des encensoirs ; j’avais un plafond fait avec des poutres de cèdre, — et le grand-prêtre, en robe d’hyacinthe, qui portait sur sa poitrine des pierres précieuses rangées dans un ordre symétrique.
Malheur ! Malheur ! le Saint des Saints s’est ouvert. Le voile s’est déchiré, l’arche est perdue et les parfums du sacrifice sont partis à tous les vents, par les fentes de la muraille. Dans les sépulcres d’Israël, le vautour du Liban vient abriter sa couvée. Mon temple est détruit, mon peuple est dispersé. On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits ; les forts ont péri par le glaive, les femmes sont captives ; les vases sont tous fondus.
C’est ce Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée. Comme un tourbillon d’automne, il a entraîné mes serviteurs. Ses apôtres ont des églises, sa mère, sa famille, tous ses amis ; et moi je n’ai pas un temple ! pas une prière pour moi seul ! pas une pierre où soit mon nom ! et le Jourdain aux eaux bourbeuses n’est pas plus triste ni plus abandonné.
J’étais le Dieu des armées ! le Seigneur ! le Seigneur Dieu ! La Mort bâille. Antoine est étendu par terre, immobile. La Luxure, le dos appuyé contre la cabane de la porte et la jambe droite relevée sur le genou gauche, effiloque le bas de sa robe, dont les brins emportés par le vent voltigent autour du cochon, tombent sur ses paupières et lui chatouillent les narines.
Ils sont passés !
Eh bien, puisqu’ils…
… puisqu’ils sont passés, le tien…
Non ! non ! jamais ! tu es la mort de l’âme, arrière !
Miséricorde, mon Dieu ! pardonnez-moi ! aimez-moi !… C’est ta grâce qui fait les purs, ton amour qui fait les bons. Pitié ! pitié !
Ah ! Jésus ! Fils de Dieu, qui es Dieu, et Dieu comme le Père, Dieu comme le Saint-Esprit !… Vous êtes Un !…
Je suis plusieurs ! je m’appelle Légion.
Tu as envoyé ton Fils…
Un autre viendra !
… pour établir ton église !
Il la renversera !
Il naîtra dans Babylone et d’une vierge aussi, d’une vierge consacrée au Seigneur, qui aura forniqué avec son père. Il se fera circonscrire parmi les Juifs. Il rétablira le Temple. Il convertira d’abord des proconsuls, des princes, des rois, — l’empereur de Taprobane, la reine de Scythie et trois papes l’un après l’autre. Il enverra ses messagers sur toutes les routes, ses prophètes à toutes les nations, ses soldats contre toutes les villes.
Il sera beau. Les femmes délireront à cause de lui.
Il gorgera les foules. On s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents. Il assouvira la luxure du luxurieux, la cupidité de l’avarice, la convoitise de l’œil, le ventre jaloux. Il exaltera les forts et il abaissera les humbles. Il tuera les fidèles avec l’épée, il les assommera avec des massues, il les broiera avec des pilons, et il brûlera toutes les églises comme des poulaillers pleins de vermine.
Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ. Il établira des gladiateurs sur le Calvaire et, à la place du Saint-Sépulcre, un lupanar de femmes nègres qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mois affreux.
Il marchera sur la mer, il volera dans les airs, et il s’enfoncera sous la terre, tel qu’un poisson qui plonge. Il élèvera des tempêtes, il calmera les flots. Il fera fleurir les arbres morts, il desséchera les arbres en fleurs. Des diamants ruisselleront sur ses sandales, des parfums sortiront de son haleine. Partout où il portera les mains, couleront des gouttes de sang, et il répondra : « Je suis le Messie ! »
Colombe du Saint-Esprit, fais passer sur ma face le rafraîchissement des vents célestes !… Ah ! coulez ! coulez ! mes pleurs, et emportez mon âme dans le débordement continu de l’immense amour.
Il appellera des magiciens de tous les pays. Il parlera tous les langages. Il connaîtra toutes les écritures. Ce sera comme si tout le monde était fou, et l’on se dira : « Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? » — et quand il aura prêché la terre pendant deux ans plus cent quatre-vingt-trois jours, qu’il aura persécuté les fidèles devenus des apostats ou des martyrs, qu’il aura ruiné les Saints Lieux, ouvert tous les cachots, égorgé tous les prêtres, accaparé
les multitudes ; qu’il possédera des royaumes, des trésors, des armées, le ciel enverra à la fois le prophète Élie et le prophète Enoch : il tuera Élie, il tuera Enoch ; et leurs crânes grattés avec des fers de lance serviront de boîte pour le fard et de cassolettes à parfum.J’entends la voix du démon qui hurle autour de moi, mais avec ta force, ô Dieu puissant, je me rirai de ses fureurs. Je chanterai tes louanges durant l’épouvantement des tentations. Je suis comme un homme tombé à la mer et qui donne de grands coups de reins pour remonter dans la chaloupe. Accepte-moi ! prends-moi ! miséricorde ! miséricorde !
Alors le rêve du mal s’épanouira comme une fleur de ténèbres, plus large que le soleil. Il y aura des énivrements de l’orgueil si âcres et si longs, et des joies de la luxure si frénétiques et des miasmes du néant si renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint maudira sa vertu, le martyr se désolera de son supplice : — les élus pousseront des huées furieuses autour de Jésus-Christ. On le désertera dans son ciel, et l’enfer débordé s’étalera sur le monde.
L’Orgueil, la tête basse, s’enfonce dans son manteau. La Colère reste immobile. L’Envie ferme les yeux. Toutes les filles du Diable sont consternées.
Mais il déploie sa grande aile verte et, la faisant tourner rapidement comme une fronde, il en frotte les lèvres des Péchés, qui se ruent pêle-mêle autour de saint
Veux-tu des vierges blanches comme la lune ? Aimes-tu mieux des femmes couleur d’ambre, aux ricanements altiers et qui se tordront comme des vipères, dans les replis d’une lubricité inventive, plus féroce que la haine, et sérieuse comme une religion. Tu sentiras contre tes flancs le froid métallique de leurs bracelets d’or, et ta chair bondir sous leurs baisers, ton âme se fondre à leurs prunelles, tout ton être se dissoudre dans les effluves d’un délire enragé.
Viens ! viens ! tu dégorgeras ton âme de la fureur qui l’étouffe, tu ne sais pas les plaisirs de l’assassinat, les voluptés qui vous prennent, quand on lève le couteau, et quelle joie vous ravage, quand il retombe et qu’il pénètre.
Veux-tu des tas d’or, des palais, des peuples et des navires à voiles de pourpre, des bains de jaspe ?… Tu te rouleras sur les monceaux d’argent comme sur de la luzerne coupée, et tu entendras, au retentissement du métal, sonner dans ton cœur toutes les corruptions et les puissances.
Non ! non ! j’aime mieux le retentissement de mon chapelet, le bois de mon crucifix et la terre dure de ma cabane !
Tout ce que tu n’as pu atteindre, je le ravalerai pour ta satisfaction ! Tu verras les doctes confondus, les grands abaissés, les riches appauvris, et les belles femmes dédaigneuses que tu convoitais, pleurant sous la lanterne d’un lupanar, avec des matelots et des charretiers qui leur cracheront à la figure.
Enfoui sous le sommeil, plonge-toi dans les béatitudes de l’inaction ! Ta pensée, comme un vautour hors d’haleine, ira de plus en plus rétrécissant son vol, pour s’abattre sur la terre. Tu savoureras l’immobilité du néant dans le bonheur de vivre, et tu arriveras à n’être plus qu’une sorte de palpitation, et comme une plante humaine.
Je t’apprendrai la place où des soleils apparaîtront, et la caverne, au bord des flots, où pourrit la momie de Cléopâtre. Je ressusciterai les siècles, je t’ouvrirai la Terre ; tu comprendras la Nature et l’idée, le Bien et le Mal, et ton immense amour englobera, comme l’éther, l’universalité multiple de la Création. Une soif du vrai, plus désintéressée que l’espoir du paradis, te poussera vers Dieu, et tu le sentiras grandir dans le développement de ta pensée, comme le firmament qui s’élargira sous l’envergure chaque jour plus vaste de ta contemplation.
Il faut que tu te regardes comme le centre du monde. Tu seras chaste et tu seras fort, tout impassible et intelligent comme le Seigneur lui-même. Allons ! lève la tête ! pose-toi en face de Dieu ! dédaigne tout ! Aucun triomphe ne vaut la joie d’en rire, et il y a quelque chose qui dépasse les sommets les plus hauts, c’est de les mépriser parce qu’ils se trouvent trop bas ! Nourris égoïstement ce plaisir farouche ! gratte ta plaie ! adore-toi !
Je m’abaisserai, Seigneur ! Je courberai dans la poussière mon front et mon orgueil. Je veux me tenir devant toi continuellement, comme un bélier sur l’autel, comme un holocauste qui fume.
Oui ! repousse-les ! Elles sont vieilles et tu n’as plus besoin d’elles pour venir à moi ! Ne vois-tu
pas quel désir du mal fait haleter les hommes à ma poursuite, depuis le commencement du monde ? Mais nous nous touchons, — maintenant je les étreins. Le souille que j’exhale est l’atmosphère de leurs pensées, et moi qui les perdais par le corps, je les perds par l’esprit. Un vertige nouveau pousse à l’abîme l’humanité rassasiée ! Entends-tu les civilisations pourries craquer dans les ténèbres, comme des palais qui s’écroulent ? Les Dieux sont morts, Babel recommence ! Le Mal enfin triomphe, et, par toutes les voix, il entonne, dans l’immensité vaincue, l’hosanna formidable de son apothéose !… Veux-tu qu’il passe en toi ?… Veux-tu te repaître de sa beauté infinie ?… Veux-tu devenir le Diable ?Ah ! miséricorde ! miséricorde ! Béni ton nom ! bénies tes œuvres et que bénie soit ta colère ! Je ne cherche pas à te comprendre, mais à t’aimer ; je ne désire pas vivre, je ne veux pas mourir. Ô Sainte Vierge ! ô Jésus ! ô Saint-Esprit. Miséricorde ! miséricorde !
Ah ! quel bon soleil ! j’avais si peur dans la nuit !
L’heure a sonné ! il nous faut partir !
Qu’importe ? puisque les péchés sont dans ton cœur, et que la désolation roule dans ta tête !… Serre ton cilice, jeûne, déchire-toi, ravale-toi ! Cherche les paroles les plus saintes, les pénitences les plus dures, et tu sentiras courir dans ta chair meurtrie des effluves de volupté. Ton estomac vide appellera les festins et les mois de la prière se changeront sur ta bouche en exclamations de désespoir. La satisfaction de tes mérites te gonflera d’orgueil, la fatigue de ta vertu te sifflera l’envie ! Quand la concupiscence des choses t’aura quitté, alors arriveront les convoitises de l’esprit, et tu battras avec ta tête les pierres de l’autel, tu baiseras ta croix, mais la flamme de ton cœur n’échauffera point son métal ! Tu chercheras un couteau : je reviendrai, je reviendrai !…
Comme il te plaira, Seigneur !
Hah ! hah ! hah !
Hah ! hah ! hah !
Oh ! Jésus ! Oh ! doux Jésus !
Hah ! hah ! hah !
Miséricorde ! miséricorde !
Hah ! hah ! hah !
Oh ! Jésus, Jésus !
Hah ! hah ! hah !