La Presse française en 1835

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MOUVEMENT
DE
LA PRESSE FRANCAISE
EN 1835.

La presse n’est plus, comme à son origine, un instrument réservé aux hommes qui ont conquis, par des études sérieuses, le droit d’interpeller le public. Activée par les merveilles de la mécanique, par la toute-puissance de la vapeur, elle fonctionne indistinctement pour tout le monde. L’état, le sacerdoce, la législature, l’administration, les écoles, les théâtres, les salons, tout ce qui remue l’opinion, tout ce qui modifie les sentimens et les mœurs, résume ses enseignemens, et les propage par des publications.

Considérer l’œuvre de la presse dans son ensemble, classer les quelques cent millions de feuilles qu’elle envoie chaque année à l’adresse du public, c’est ouvrir une série de problèmes ; car les chiffres ont une éloquence qui leur est propre. Le peu qu’ils disent éveille la pensée, et il est rare qu’ils ne répondent pas d’eux-mêmes aux questions qu’ils ont soulevées.

Le tableau que nous allons essayer de tracer est à l’abri des préventions, assez souvent fondées, qui menacent les statistiques. Ses résultats ne sauraient être contestés ; ils ressortent de pièces officielles. Le Journal de la Librairie, dirigé par M. Beuchot, avec un zèle qui ne s’est pas démenti depuis un quart de siècle, enregistre jusqu’aux plus minces publications, obligées, sous des peines sévères, au dépôt légal.

En disant que l’inventaire de 1835, dressé par ce savant bibliographe, atteint le numéro 6,700, on ne donnerait pas une idée exacte de la production, puisqu’il note jusqu’aux prospectus, et qu’un livre est annoncé autant de fois qu’il contient de livraisons. Le nombre réel des ouvrages, réduit à 4,656, ne serait pas beaucoup plus significatif. À côté d’un recueil en vingt volumes, figure quelquefois un cahier de dix pages. Nous avons cru devoir appuyer nos calculs sur une base plus certaine : le nombre des feuilles typographiques. (La feuille typographique fait 16 pages in-8o.) Le total obtenu par des myriades d’additions est de 82,298. Ce nombre s’est doublé depuis 1817, c’est-à-dire en dix-huit ans. La multiplication de ces feuilles-modèles par l’impression, divulguée autrefois, reste aujourd’hui le secret de l’éditeur. M. Daru, qui, pour éclairer les discussions législatives, a entrepris des recherches sur le mouvement des presses françaises de 1811 à 1825, a pris pour moyenne du tirage un chiffre qui approche de 1800. Nous ne savons si une variation s’est fait sentir depuis cette époque ; mais après avoir interrogé, autant que possible, l’expérience des libraires, nous nous sommes crus autorisés à réduire ce nombre à 1500. On notera que les publications dites à bon marché, les livres de piété, d’éducation, d’utilité générale, les ouvrages anciens et éprouvés sont reproduits à des nombres souvent plus élevés, et que le contraire arrive pour les grandes collections, les traités de haute science, et surtout pour la masse des ouvrages d’imagination. Ainsi, cent vingt-cinq millions de feuilles imprimées, voilà l’œuvre de la librairie française en 1835. Reste à évaluer ce que les presses quotidiennes et périodiques lancent par année dans l’océan de la circulation.

Après le classement du catalogue, qui est lui-même un énorme volume, on s’étonne du peu de place qu’occupent, relativement à l’ensemble, les ouvrages dont la naissance est signalée par des affiches gigantesques et bigarrées, par des annonces en lettres barbares, par les réclames qui promettent le feuilleton, par le feuilleton qui promet le succès. L’art d’amorcer le public, que l’industrie anglaise a créé, et dont la recette a été importée chez nous entre un roman de Walter Scott et un poème de Byron, est encore lettre close pour la plupart des éditeurs. Les livres spéciaux, c’est-à-dire les deux tiers de ceux qui paraissent, sont composés et débités sans fanfares. C’est qu’ils s’adressent à une clientelle connue, dont ils savent les besoins, dont ils professent les idées, dont ils parlent la langue. Ce principe répété mille fois : la littérature est l’expression de la société, n’est qu’un axiome sans valeur, comme tous ceux dont les termes ne sont pas définis. Quels mots plus vagues, plus capricieusement employés que ceux-ci : société, littérature !

Pour l’observateur attentif, toute population se subdivise en une multitude de sociétés. Chacune possède une somme d’idées et un jargon qui est la monnaie, le moyen d’échange du fonds commun. Ordinairement, cette expression n’a rien de littéraire. Si les bibliographes se demandaient à quelle région sociale un ouvrage s’adresse, au lieu de s’en rapporter aux promesses du titre, ils éviteraient des bévues et des injustices. Une chronologie des papes, à l’usage des séminaires ; des mémoires, fabriqués de façon à piquer la curiosité des gens du monde, ne doivent pas prendre rang parmi les travaux historiques. La section illustrée par les noms de nos savans ne saurait s’ouvrir pour ces petits livrets, ces compilations mal digérées, qui popularisent la science.

La statistique des travaux imprimés conduisait donc à faire celle des lecteurs. Nous avons conservé pour les cadres principaux l’ordre encyclopédique adopté généralement ; mais pour les subdivisions, nous avons considéré la destination des livres et la nature de leur public. Ce procédé permet d’apprécier l’état intellectuel et moral des différentes classes, en indiquant ce que la publicité fait pour chacune d’elles.

SCIENCES MÉTAPHYSIQUES.

i. Théologie. — 708 ouvrages, appartenant à cette section, ne donnent pas moins de 14,365 feuilles-modèles, qui, multipliées elles-mêmes par le tirage, ont dû fournir environ 39,000 rames, ou 19,500,000 feuilles imprimées.

Si l’on jugeait d’une doctrine par la masse d’ouvrages qu’elle inspire et répand, la plus féconde, la plus robuste serait encore celle qui s’appuie sur les traditions du catholicisme. À dater des premières années de la restauration, la théologie a mis en circulation un nombre de livres considérable. La révolution de juillet ne lui a rien fait perdre de son activité : quelquefois même elle a prêté à son expression la gravité qui lui manquait.

Cependant on aurait tort de conclure que cette fécondité a pour cause unique le réveil des sentimens religieux. Il faut tenir compte de l’habileté des spéculateurs qui travaillent pour le clergé et les dévots. Les établissemens qui ont envahi cette spécialité, assez importans pour ne pas reculer devant des entreprises colossales, ont combiné leur fabrication de manière à séduire par la modicité très réelle de leurs prix : leurs correspondances sont si étendues, si bien secondées par le prosélytisme du clergé, qu’une publication nouvelle ne demeure jamais inconnue à ceux qu’elle peut intéresser. Un livre prôné et même colporté par un prêtre se répand aisément dans le fond d’une province, tandis qu’une création de haute valeur en est parfois repoussée par les préventions ou l’ignorance d’un libraire.

Au contraire de ce public capricieux qui demande toujours du nouveau, et repousse si souvent ce qu’on lui offre pour tel, le public chrétien a horreur des nouveautés. Dans le produit d’une année, les travaux récens figurent à peine pour un centième, encore n’annoncent-ils pas grands frais d’intelligence. La masse consiste en réimpressions d’ouvrages dont l’orthodoxie est constatée d’ancienne date. Les deux tiers environ sont à l’usage du clergé : on y remarque la théologie proprement dite, qui a conservé l’argumentation scolastique et le latin barbare du moyen-âge ; les livres pour l’exercice journalier du sacerdoce, tels que les liturgies, les sermons dont les prêtres chargent leur mémoire pour les répéter au besoin ; les traités historiques ou moraux, qui leur fournissent les élémens de la controverse familière, et de la direction des consciences.

Il faut que l’émulation des esprits soit bien subtile pour s’être communiquée à la milice cléricale. Son prosélytisme, il est vrai, paraît stérile par lui-même : il ne se manifeste jusqu’ici que par la réédification des monumens gigantesques élevés dans les siècles actifs du catholicisme. L’année 1835 marquera par la réimpression complète de Bossuet, de Fénelon, de Massillon, de Bourdaloue, de saint François de Sales, groupe majestueux et respecté. La collection choisie des Pères de l’Église, qui comptera les volumes par centaines, s’est enrichie de saint Éphrem le Syrien, et de saint Basile. Enfin, la concurrence se dispute saint Augustin, saint Bernard, saint Jean Chrysostôme (grec-latin), dont la réunion ne faisait pas moins de vingt-six volumes du plus grand format. Les belles éditions des frères Gaume méritent une mention à part. Elles reproduisent, avec quelques augmentations, celles des Bénédictins, admirables sous le rapport philologique, mais qu’on aurait pu compléter peut-être par des notes empruntées à des travaux historiques plus récens. À la juger par sa stérilité apparente, la critique sacrée, si richement cultivée en Angleterre et en Allemagne, reste indifférente, chez nous, aux recherches combinées des orientalistes et des archéologues. Elle s’en tient aux vieilles paraphrases latines, qui délaient les mots, pour en extraire le sens littéral ou mystique. En résumé, la théologie demeure à l’écart, retranchée dans son infaillibilité. À peine connaît-elle de nom les savans modernes qui ont fortifié par leurs démonstrations les hypothèses sublimes de la Genèse, ou les philosophes qui font sortir de la morale évangélique leurs théories de régénération sociale.

Avec de telles études, quelle sera l’action du clergé sur les personnes pieuses qui s’abandonnent à lui ? Quel langage tiendra-t-il aux déistes, aux matérialistes, aux indifférens, nations échappées à sa tutelle, et qu’il se promet naïvement de reconquérir ? L’inexorable statistique va répondre.

Les livres destinés aux laïques, et propagés sous l’influence du clergé, tiennent une grande place dans le total de la théologie. On compte 513  petits ouvrages (5,070 feuilles). Après avoir retranché les livres d’église, cantiques et catéchismes, qui en forment environ le tiers, on ne trouvera plus que du mysticisme exalté, ou des alimens à de niaises superstitions. Un peuple serait bientôt régénéré, si des ouvrages vraiment bons et utiles se trouvaient répandus en aussi grand nombre que ceux des pères Boudon, Baudrand, Liguori, et de cent autres qui depuis un demi-siècle sont reproduits chaque année, et par milliers. Leur débit vraiment prodigieux s’explique néanmoins : ils agissent sur les dévotes, comme les romans sur les liseuses de boudoirs : c’est le fantastique du genre. Ils procurent aux natures débiles ou indolentes une surexcitation et les jouissances souvent physiques de l’extase. Les ames maladives et affligées leur demandent une sorte d’engourdissement qu’elles appellent résignation. Maintenant, offrez un de ces livres à un esprit positif, qui peut-être écouterait le langage d’une morale ferme et active, il sera rebuté par un jargon bizarre, tortueux, illuminé seulement pour les adeptes. On le verra sourire à des titres comme ceux-ci : le Palais de l’Amour divin ; les Quatre portes de l’Enfer. Il tremblera qu’un confesseur zélé ne mette entre les mains de son fils le Conservateur des jeunes gens, ou Remèdes contre les tentations des honnêtes. Enfin, il ne se défendra pas d’une colère dédaigneuse devant la liste de ces livrets dont nos campagnes sont encore inondées, qui célèbrent les visions, révélations, prophéties, miracles accomplis journellement, comme ceux de sainte Philomène, qui, après avoir remplacé le prince de Hohenlohe, est elle-même menacée dans sa vogue par la Médaille immaculée.

Même apathie, même impuissance dans les sectes séparées du catholicisme. Les protestans vivent d’héritage comme leurs adversaires : ils réimpriment l’éloquent Saurin. Le saint-simonisme, l’église française, l’illuminisme et autres entreprises de religion, n’ont donné signe de vie que par quelques brochures sans portée.

En déplorant la misère intellectuelle du corps ecclésiastique, il serait juste sans doute de faire des réserves en faveur de quelques hommes distingués par leurs lumières. Mais nous ne pouvons juger que sur pièces imprimées, sur les œuvres à jour. Pour évaluer la fortune d’une famille, on fait compte des richesses qu’elle met en circulation, et non de celles qui restent enfouies. Si d’ailleurs, comme l’indiquerait un livre de l’abbé Gaume (du Catholicisme dans l’éducation), il se trouve des prêtres forts d’études et puissans par la pensée, ce fait bien constaté serait la plus amère critique d’une hiérarchie combinée de façon à neutraliser les individus.

Comment donc expliquer un des phénomènes de l’époque : la réhabilitation du catholicisme ? Depuis 1830, il s’est produit partout avec l’allure d’une doctrine militante, ferme, résolu, un peu fanfaron peut-être, mais provoquant ses adversaires à armes égales, et acceptant la raison publique pour juge du combat. Il fait école parmi les artistes, et son mielleux parler devient le vernis poétique à la mode !

Peu de science, a dit Bacon, éloigne de Dieu : beaucoup de science y ramène. Des études philosophiques, poursuivies avec tant d’ardeur, il y a quelques années, il n’était sorti qu’une évidence négative. Les hommes consciencieux furent obligés de reconnaître l’insuffisance des méthodes usitées jusqu’alors, pour arriver rationnellement à la certitude absolue. L’analyse cartésienne appliquée par Bossuet aux discussions ecclésiastiques, l’induction synthétique, empruntée à Bacon par l’école écossaise, et par notre école normale, ne résistaient pas à cette impitoyable critique que Kant avait enseignée : il fallait conclure avec ce puissant logicien que la métaphysique était sans fondemens saisissables par la seule intelligence. Mais des esprits sérieux ne pouvaient pas renoncer complètement à la science des principes. Il y eut dès-lors scission entre ceux qui avaient cherché la vérité dans les mêmes voies. Les uns, admettant les nécessités de chaque système, produisirent une sorte de fatalisme dont la morale est louche et inactive : c’est l’éclectisme qui prévaut aujourd’hui dans nos écoles. Les autres, en petit nombre, en revinrent à la formule des anciens Pères de l’Église : ils proclamèrent Dieu intelligent comme principe, se réservant d’expliquer plus tard le principe par ses conséquences.

Si cette dernière doctrine était restée dans les nuages de l’abstraction, elle n’eût pas occupé le public un seul instant. Mais les hommes qu’elle avait pour interprètes, possédaient cette parole éclatante et forte qui pousse au loin la pensée et multiplie les échos. Leurs convictions, fécondées par la science, ne pouvaient pas s’emprisonner long-temps dans les théories. L’hypothèse d’un Dieu créant le monde dans un but, les conduisit logiquement à la recherche de ce but lui-même. C’était descendre dans le champ clos de la polémique journalière, où se débattent les intérêts positifs ; c’était appeler en cause les peuples et ceux qui les régissent. Ainsi, l’Essai sur l’indifférence, posant comme base de la certitude philosophique l’approbation universelle, consacrait l’axiome : vox populi, vox dei, et annonçait les Paroles d’un Croyant, qui resteront comme le manifeste de la démocratie. D’un autre côté, M. Buchez proclamait que la révélation chrétienne s’est accomplie, moins pour le salut posthume de l’individu, selon la mesquine explication de nos prêtres, que pour le salut de l’humanité vivante, pour son amélioration progressive en ce monde. D’après lui, la pratique de l’église catholique, pendant plusieurs siècles, aurait tendu à la réalisation temporelle, politique, de cette loi puisée dans la morale de l’Évangile, dévouement du plus fort au plus faible. De cette formule il déduisait une science sociale qu’il a exposée dans plusieurs écrits, et surtout dans ces conversations intimes, dont il sait faire des enseignemens, à la manière des anciens sages. On ferait une longue liste de tous ceux qui ont concouru à la même œuvre sans se concerter, peut-être même sans se rendre justice. Il y aurait de l’ingratitude cependant à ne pas nommer l’abbé Bautain. Rassemblant autour de sa chaire de philosophie un auditoire empressé, il apporta une précieuse clarté dans les détours obscurs de la métaphysique, rapprocha tous les systèmes pour les infirmer l’un par l’autre, avec une subtilité apprise en Allemagne, à l’école de Kant, et conclut rationnellement à la nécessité d’une foi révélée. Mais en revenant à la doctrine des anciens Pères, toute de foi et d’action, il paraît n’entrevoir que confusément les conséquences pratiques. Il démontre seulement, dans son dernier ouvrage (Philosophie du christianisme) que la méthode ecclésiastique est faussée aujourd’hui, que souvent même (j’emploie son énergique expression) notre clergé arrive à l’impiété par l’absurdité.

Les livres qui constatent la réaction religieuse, sont en assez grand nombre. Deux traductions rapprochent des noms célèbres à des titres bien différens, lord Brougham et Manzoni. Quelques ouvrages se rattachent évidemment aux croyances des légitimistes ; mais légitimiste ou révolutionnaire, ce qu’on se promet, c’est une réorganisation de la société d’après le principe de l’unité, une sorte de théocratie. Jusqu’ici, il faut l’avouer, les réformateurs ont été assez discrets sur leurs moyens de transition et de réalisation. M. de La Mennais, par exemple, n’a pas encore révélé le mécanisme politique qui donnera la vie à ses idées. La préface des Mélanges, et celle qui précède les œuvres de La Boétie, sont à coup sûr d’éloquentes déclamations, mais non des chartes définitives.

Ajoutons qu’une doctrine naissante, et qui est loin d’être suffisamment développée, se trouve déjà dans un juste milieu. D’un côté, c’est Voltaire qui ressuscite sans esprit pour exhaler dans deux ou trois mauvais livres, sa rancune contre le christianisme ; de l’autre, c’est le clergé qui lance l’anathème. Acceptant la définition de Mirabeau, il ne veut être qu’un corps d’officiers de morale, travaillant pour les individus qui le requièrent, et sans plus d’importance sociale que les officiers de santé. Les réfutations pleuvent sur M. de La Mennais. Le supérieur de Saint-Sulpice, chef de l’enseignement ecclésiastique, le dénonce comme promoteur du carbonarisme qui menace les sociétés modernes. Un grave professeur en Sorbonne, l’abbé Guillon, résume en trois volumes les griefs de ses collègues, et publie l’Histoire de la nouvelle hérésie du dix-neuvième siècle. Ainsi le croyant est classé officiellement parmi les hérésiarques. À l’avenir, dans les séminaires, après avoir cité les Borborites qui se barbouillaient de boue pour défigurer la prétendue image de Dieu, les Effrontés, qui se donnaient le baptême en se raclant le front, et autres monomanes travaillés de lubies plus ou moins comiques, on arrivera aux La Mennaisiens, damnables hérétiques, qui prétendent que tout n’est pas pour le mieux en 1835.

En résumé, la théologie, maltraitée dans les séminaires, en est sortie récemment, et court aujourd’hui par le monde. Pour tromper la police des critiques, assez indévots de leur nature, elle se présente avec l’allure dégagée des sciences mondaines, parée de la phrase nuancée jusqu’à la recherche, et coupée dans le dernier goût ; et puis, elle a changé de nom. La vieille science des choses divines s’appelle aujourd’hui spiritualisme : les solutions des grands hommes législateurs du monde chrétien reparaissent sous ces titres que la mode a daigné adopter : loi humanitaire, doctrine sociale, théorie de l’avenir, vues providentielles, progrès !

Quelle sera la fortune de ces idées dans le monde actif ? Il serait téméraire de le prédire ; mais on ne saurait nier que leur influence s’est fait vivement sentir dans les sphères élevées de l’esprit, puisque les plus graves questions de la philosophie se débattent aujourd’hui sur le terrain des discussions théologiques.


ii. Philosophie générale. — Cette classe ne compte pas plus de 75 ouvrages, en y comprenant même des brochures sans valeur, qui ne doivent qu’aux prétentions de leurs titres l’honneur de côtoyer des productions sérieuses. Ils fournissent 1464 feuilles-modèles. Rarement les éditeurs acceptent les chances d’un nombreux tirage, et selon toute probabilité, la moyenne de la reproduction n’a pas dépassé 1100.

On voit, par ces chiffres, que la philosophie est une des sections les moins productives. La raison en est simple : c’est qu’elle offre rarement matière à spéculation. Celui qui fait de la pédagogie, du roman, du vaudeville, fait son état. Mais dans le groupe des écrivains philosophes, chacun est désintéressé, depuis le vrai sage qui sort de sa retraite, pour livrer généreusement les vérités utiles, conquises par la méditation et l’expérience, jusqu’à l’improvisateur de systèmes, qui donne son mot dans toutes les crises, juge toutes les découvertes, se vénère lui-même comme une seconde providence et désespère de l’humanité, parce qu’elle n’achète pas les livres qu’il a fait imprimer à ses frais. Les premiers, hommes rares et rarement appréciés, trouvent dans les trésors de leur conscience le salaire divin de tout dévouement. Les seconds, pauvres dupes de leur vanité, sont des oisifs pour l’ordinaire, importans, ennuyeux, quoique bonnes gens au fond et bien intentionnés.

En général, le public a défiance des livres sérieux : l’abstraction pour lui est un abîme qu’il évite avec une frayeur souvent comique. La clientelle des philosophes se réduit à un petit nombre d’acheteurs, mais déterminés, infatigables. Ceux qui peuvent sonder sans vertige les profondeurs de l’infini, s’y égarent avec délices : les régions immatérielles deviennent pour eux une seconde patrie, et ils prennent l’intérêt le plus vif aux phénomènes qui s’y produisent.

Les publications de cette année se partagent naturellement en deux groupes : spéculation et pratique. En tête du premier se trouvent les œuvres de Bacon et de Descartes, réimprimées avec d’utiles éclaircissemens. C’est encore l’ame, ou si l’on veut, la méthode de ces deux grands hommes qui soutient quelques petits traités de logique, à l’usage des classes. Grace à M. Tissot, les idéologues français possèdent une traduction complète du célèbre ouvrage de Kant, Critique de la raison pure, qui n’était connu chez nous que par des analyses et des fragmens. Ils seront enfin certains d’une chose au monde : c’est à savoir l’incertitude de nos connaissances. Quant au problème de l’origine des idées, il n’est pas absolument sorti du cercle où il s’agite depuis tant de siècles. M. Toussaint a repris la thèse de Condillac (de la Pensée, 1 vol.) et défendu le matérialisme avec une vaillance qui n’est pas toujours de bon goût. Mais en général, le spiritualisme a le dessus, et les livres de philosophie ne sont pas les seuls où se trouvent d’éclatantes professions de foi. On voit même des conversions si peu prévues, qu’on se demande s’il ne serait pas du dernier bon ton de croire en Dieu et d’avouer son ame.

M. le comte de Redern a conquis une place distinguée parmi les philosophes qui fondent la loi sociale sur la connaissance physiologique de l’individu. Dans ses Considérations sur la nature de l’homme, ouvrage dont le style et la méthode sont également lucides, il a puisé tous les faits aux sources de la psychologie, des sciences exactes et de l’histoire. C’est une lecture attachante, je dirai même agréable, et qui deviendra utile, si l’auteur livre les conclusions qu’il promet. Nous devons enfin des encouragemens aux éditeurs qui ont recueilli les leçons de M. Jouffroy. Dans les volumes déjà connus, le professeur cite devant lui les auteurs qui ont approfondi le Droit naturel ; il les interroge sévèrement, et souvent en déduisant les conséquences pratiques d’une doctrine, il trouve le langage qui convient pour élever les esprits jusqu’à la plus digne des sciences, celle de la morale appliquée.

La philosophie sympathique, qui néglige les systèmes et tire sa force du sentiment, a fourni quelques opuscules dont trois, dirigés contre le suicide, rappellent une déplorable frénésie de l’époque. Pourquoi ne rangerait-on pas parmi les livres de morale celui qui retrace les malheurs d’un célèbre exilé ? Apprendre à souffrir, quel plus utile enseignement ! Six traductions des mémoires de Silvio Pellico n’ont pas fait oublier le premier traducteur, M. A. Delatour ; et que dire de l’ouvrage lui-même ? Il est de ceux que chacun a lus et jugés avec son cœur, et auxquels on revient dans les mauvais jours, comme à l’un de ces rares amis qui savent consoler. Il me semble que si l’on était surpris par quelque grand désastre, on emporterait le petit livre de Silvio, parmi ces objets précieux qu’on sauve avec soi, et par instinct !

L’éducation de l’enfance, question de première importance, mais qui devrait être épuisée par la multitude des ouvrages qu’elle a inspirés depuis des siècles, a, cette année encore, occupé dix auteurs. L’un d’eux, M. Julien, n’a-t-il pas fait la critique de toutes ces méthodes, en disant de la sienne : « Notre plan devient ainsi une sorte de mécanique, dont l’œil peut facilement observer les rouages et suivre les ressorts ? »

Une science plus ambitieuse encore est celle qui entreprend l’éducation du genre humain. C’est la science neuve de Vico qui doit sa réputation chez nous au culte de M. Michelet. Étudier et comparer les civilisations, épier la croissance ou le dépérissement de chaque peuple, observer le choc et la fusion qui, de plusieurs, font un peuple nouveau, rapprocher les effets analogues pour conclure à une cause ; en un mot, lire dans le passé la loi de l’avenir, c’est, il faut l’avouer, un magnifique programme. Il ne pouvait séduire que des imaginations assez riches pour être prodigues et aventureuses. Le succès de ces tentatives a presque toujours été légitimé par le rare savoir qu’elles exigent. N’est-il pas piquant, même pour les lecteurs les plus vulgaires, de voir les législateurs, les historiens, les voyageurs, les savans, les artistes, les observateurs de tous les âges, forcés de comparaître pour témoigner en faveur d’un système ? L’attrait d’une érudition variée n’est pas le moindre mérite du Traité de Législation de M. Charles Comte, dont on vient de publier une seconde édition (4 vol. in-8o), véritablement améliorée.

Tant d’esprits se sont lancés depuis peu à la découverte d’un mécanisme des sociétés, d’une philosophie de l’histoire, qu’il est urgent de montrer un écueil. Évidemment, l’individu ou l’être collectif, le peuple, s’il s’abandonne lui-même, s’il se laisse, pour ainsi dire, matérialiser par l’égoïsme, retombe nécessairement sous la loi qui régit la matière : l’appétit présent, la courte vue de l’instinct, le livrent impuissant à toutes les influences extérieures. Dans ce cas seulement, la cause veut l’effet. Qu’on observe des phénomènes qui se reproduisent souvent, qu’on signale des symptômes bons ou mauvais, rien de mieux ; mais si l’on oublie d’inscrire à la première page que l’homme a été créé actif et libre, que sa volonté peut toujours lutter contre ce qui est mal, on s’est rendu l’apôtre d’un fatalisme grossier, dangereux : on a fait pis qu’un mauvais livre. Nous n’accusons pas les intentions ; nous les croyons bonnes et respectables, autant que celles de l’auteur anonyme du Pacte social (3 vol. in-8o), qui s’engage dans sa préface « à procurer le bonheur général, sans froisser les intérêts particuliers. » Mais il suffit, pour arriver à des conclusions vicieuses, d’une erreur de méthode ; et c’est ainsi qu’en appliquant celle qui a fécondé les sciences naturelles aux phénomènes de l’ordre moral, on a été conduit à ne voir dans l’humanité qu’une substance, vivant en vertu d’on ne sait quelle force diffuse, et répartie inégalement entre les êtres, selon la perfection de leur organisme ; de sorte que l’homme accomplirait une véritable végétation, florissante dans les âges favorables, étiolée dans les jours semblables aux nôtres, où manquent l’air et le soleil. Cette doctrine, très répandue aujourd’hui, est naïvement formulée dans un ouvrage récent de M. Quételet, secrétaire de l’académie royale de Bruxelles (sur l’Homme et le développement de ses facultés, ou Essai de Physique sociale, 2 vol. in-8o). Après un grand nombre d’observations et de tableaux statistiques, l’auteur se résume ainsi « Les actions des simples individus ont leur nécessité… D’une organisation sociale donnée, dérive, comme conséquence nécessaire, un certain nombre de vertus et de crimes. Cette nécessité se trouve dans le bien comme dans le mal, dans la production des bonnes choses, comme dans celle des mauvaises ; dans la naissance des chefs-d’œuvre et des belles actions qui honorent un pays, comme dans l’apparition des fléaux qui le désolent. » On a rapproché, à l’appui de ce passage, plusieurs fragmens de M. Victor Cousin : il était difficile de jouer un plus méchant tour au directeur de notre école normale.

L’auteur de la Physique sociale a imité les physiciens qui établissent un principe sur un certain nombre de faits fournis par l’expérience, et, le plus souvent, sans tenir compte des faits contradictoires : de là vient son erreur. Elle trouvera un correctif dans ces éloquentes paroles, tirées du Droit naturel, de M. Jouffroy : « C’est par l’obstacle que nous intervenons dans notre destinée ; c’est lui qui nous force à comprendre notre fin, à nous emparer de nous-mêmes ; c’est lui qui éveille la personne dans l’être, et c’est en devenant une personne que nous devenons une cause, dans la véritable acception du mot, une cause libre, intelligente, qui a un but, un plan ; qui prévoit, qui désire, qui se résout, et qui a le mérite et la responsabilité de ses résolutions ; quelque chose, en un mot, de semblable à Dieu, un être moral et raisonnable, un homme ! »


iii. Jurisprudence. — 102 publications sont relatives à la science des rapports sociaux : elles comprennent 3,289 feuilles typographiques, et doivent répandre environ 5 millions de feuilles imprimées.

Ces ouvrages peuvent se classer ainsi : Sources du droit, 5 éditions du texte pur de la loi. L’énoncé de leur titre prouve l’activité de nos législateurs. Le premier en date porte : les quinze Codes ; le suivant en annonce seize, le troisième dix-huit ! Viennent ensuite trois grandes collections de lois et ordonnances françaises, avec de brèves annotations. — Commentaires généraux. Ils sont au nombre de 24, mais inachevés pour la plupart, et publiés en souscription. Les commentateurs de l’ancienne législation avaient pour tâche d’éclairer l’empire des faits. Le corps du droit reposait, non pas comme aujourd’hui, sur les bases immuables des principes, mais sur une série de transactions, accomplies, après la lutte, entre les puissances qui se disputaient le moyen-âge. Il était rare qu’un point en litige ne soulevât pas un conflit entre plusieurs juridictions. Pour coordonner leurs prétentions respectives, il fallait remonter sans cesse à l’origine de chacune d’elles, aux révolutions qui avaient fondé leur droit, aux incidens qui avaient réglé leur mode d’action, leur procédure. La nécessité de gloser sans fin sur les justices royale, seigneuriale, ecclésiastique, sur les coutumes des provinces, les chartes des communes, les franchises des corporations, a fait souvent des vieux livres de jurisprudence, des chroniques animées. Ces compilations confuses, effrayantes par leur masse, forment peut-être encore l’histoire la plus vraie, la plus instructive de cet ancien monde, qui a si laborieusement enfanté le nôtre. La tâche des légistes modernes est moins compliquée : elle se réduit à l’interprétation d’un texte précis, formel, expression souveraine de quelques principes abstraits, élevés depuis long-temps au-dessus de la discussion. La somme d’intérêt dont ils disposent, appartient donc moins à l’histoire qu’à la philosophie. Les livres de jurisprudence devraient même prendre place parmi les meilleurs traités de morale, s’ils se contentaient, pour définir l’esprit de la loi, de démêler ses motifs, c’est-à-dire ce qu’elle puise aux différentes sources du droit naturel. Par malheur, l’œuvre logique, qui est l’ame de la jurisprudence, disparaît trop souvent sous l’amas des formules qui ne s’adressent qu’aux praticiens : on dirait même que certains auteurs ont la prétention de fournir un travail tout fait, sur quelque sujet que puissent offrir les hasards du barreau.

L’explication de nos Codes, qui ne datent que d’hier, a déjà occupé un nombre considérable de jurisconsultes : elle en a rendu célèbres plusieurs. Les noms qui se rattachent aux plus importantes publications de cette année, sont ceux de MM. Carnot, Duranton, Proudhon, Dalloz, Troplong, Crémeux.

On compte 29 traités particuliers, résumant la législation relative à certains actes sociaux, ou à certaines classes d’individus, depuis le monarque, pour lequel M. Dupin aîné a écrit le Traité des Apanages, jusqu’au contribuable, curieux de savoir en vertu de quelles lois il paie ses impôts fonciers, mobiliers, directs ou indirects, additionnels et transitoires.

Après 5 ouvrages sur le droit romain, dont deux que recommande le nom de M. Ducaurroy, 10 manuels pour faciliter aux étudians l’épreuve des examens, et une nouvelle collection de causes célèbres, il ne reste rien à citer. Pas une seule publication qui constate les études ou le talent oratoire de nos avocats.


iv. Politique générale. — Cette division comprend les principes abstraits du gouvernement, la polémique relative aux affaires nationales et étrangères, enfin les documens et théories qui concernent l’administration. Cette ample matière, journellement exploitée par les journaux, n’a fourni à la librairie que 275 ouvrages ou brochures, et 2,705 feuilles-modèles, donnant un nombre inférieur à 1,000 pour chiffre moyen du tirage.

Il est ordinairement facile, à la simple lecture d’un écrit politique, de deviner la position et les habitudes intellectuelles de l’auteur. Prend-il à tâche de mettre les faits en contradiction avec les principes, de grossir les petits obstacles qui entravent la réalisation ; parle-t-il avec dédain des faiseurs de phrases et d’utopies qui ne doutent de rien, vous reconnaissez le fonctionnaire qui se meurtrit journellement aux aspérités des affaires. Dans les rangs opposés où se confondent tous les partis, le ton de la discussion et du style indique à quelle société appartient, à quels intérêts obéit le redresseur d’abus ; celui-ci a le tort de se préoccuper fort peu des difficultés de la pratique. Il n’est donné qu’aux hommes clairvoyans et consciencieux d’avancer entre ces deux écueils. Le public ne l’ignore pas, et c’est pourquoi, de tout temps, il s’est tenu en défiance contre les nouveautés politiques. Elles ont aujourd’hui aussi peu de crédit que jamais. Il faut que la clientelle d’un écrivain soit bien assurée par son rang, ou par l’éclat de son nom, pour qu’un libraire fasse les frais d’une impression en ce genre. Quant au publiciste inconnu, il doit, pour se produire, payer de son argent comme de son esprit. En attendant les acheteurs, qui ne viennent pas, il distribue son œuvre à ses amis et aux politiques de profession. Ceux-ci, à la première rencontre, lui secouent la main, le complimentent sur son succès, en s’excusant toutefois de n’avoir pas encore lu.

Avant de grouper les publications de cette année, nous mettrons à part un ouvrage trop saillant pour disparaître dans les cadres d’un simple inventaire. C’est celui de M. Alexis de Tocqueville : De la Démocratie en Amérique, qui compte déjà plusieurs éditions[1]. Songer à l’avenir, au milieu des partis qui ne s’occupent que du lendemain, telle est la tâche que l’auteur poursuit depuis long-temps. L’observation des infirmités du corps social l’a conduit à un résultat qu’il exprime ainsi : « Le développement graduel de l’égalité des conditions est un fait providentiel. Il en a les principaux caractères ; il est universel, il est durable… Vouloir arrêter la démocratie, serait lutter contre Dieu même. » La vue d’une révolution irrésistible l’a frappé d’une terreur religieuse : c’est lui-même qui l’avoue : il s’est donc fait un devoir d’étudier le principe et l’action de la démocratie, dans le pays où elle paraît le plus fortement organisée, dans l’Amérique du Nord. Son intention évidente est de rechercher le mécanisme par lequel un peuple vraiment souverain peut intervenir dans la confection des lois, sans danger pour lui-même, et modifier sa constitution selon ses besoins ou les progrès de sa raison. Le corps de l’ouvrage annonce un observateur éclairé, judicieux : l’introduction devient entraînante par cet accent de probité qui nourrit l’expression, et lui communique la fermeté, la franchise, et les plus sympathiques vertus de l’éloquence.

Il faut reconnaître avec M. de Tocqueville que la forme démocratique tend à prévaloir sur les autres, mais c’est surtout parce qu’elle paraît moins hostile aux améliorations possibles. Par elle-même, elle n’offre pas toutes les garanties désirables ; et dans un temps d’anarchie intellectuelle, on verrait autant de républicains aristocrates qu’aujourd’hui de modérés furieux. En général, les maîtres de la science politique oublient trop souvent que le gouvernement est un moyen, et non pas un but. Sur quinze écrivains, dix se sont occupés du problème de la pondération des pouvoirs : chacun analyse les élémens monarchique ou populaire, et proportionne les doses selon ses préjugés ou ses intérêts ; c’est-à-dire qu’il constitue l’activité d’un corps sans déterminer dans quelle direction il doit agir. Quand un principe moral sera sorti victorieux de la discussion et planera au-dessus de la loi écrite, il sera temps de modifier le pacte social, et de le mettre en harmonie avec le vœu de la conscience publique.

47 livres ou pamphlets se rapportent à la politique nationale, 16 à la politique étrangère. Parmi ces derniers, on en distingue deux à titre de documens positifs : l’un de M. Ch. de Bécourt, qui détaille les évolutions de la diplomatie en Belgique après la révolution de 1830 ; l’autre, traduit de l’anglais, donnant des renseignemens authentiques sur l’abolition de l’esclavage, et ses effets dans les Antilles. Plusieurs écrits sont dirigés contre la Russie, dont les proportions gigantesques sont l’épouvantail des publicistes. Revenons aux questions purement françaises. Les incidens remarquables sont toujours suivis de près par quelques brochures. Ceux qui ont particulièrement soulevé la polémique cette année, sont l’Adresse, attribuée d’abord au roi, et revendiquée ensuite par le comte Rœderer, le procès d’avril et les lois contre la presse. Ces livrets ordinairement se composent et s’impriment à la hâte : quand ils ne s’enlèvent pas en huit jours, ils sont morts sans avoir vécu. Leur succès est même très fugitif. Deux ou trois ouvrages qui ont occupé un instant les cercles politiques, n’existent plus aujourd’hui.

On a signalé l’apathie de la population pour les débats qui l’enflammaient autrefois. Ce fait est malheureusement hors de doute. Le public est saturé pour long-temps de phrases et de théories. Il en est venu à considérer le terrain politique comme un échiquier où les fins joueurs gagnent partie, en casant leurs pièces aux dépens de la couleur rivale. Cependant l’absence de doctrines, de direction, de sympathies, est un mal très réel : chacun en souffre confusément, et nombre d’écrivains en recherchent aujourd’hui les symptômes. Citons quelques titres significatifs, en choisissant parmi les auteurs ceux qui ont au moins pour eux l’autorité de l’expérience : — Des Causes du malaise qui se fait sentir dans la société en France, par M. Bouvier-Dumolard, ex-préfet du Rhône. — De l’Agonie de la France, par le marquis de Villeneuve, qui a successivement administré cinq départemens. — Idées anarchiques, répandues dans toutes les classes de la société, par M. Charles Bailleul, l’un des fondateurs du Constitutionnel.

Nous touchons donc à une époque de crise, ou de transition, pour employer un mot adopté. Les soutiens du pouvoir sont les premiers à le proclamer. Quelles chances de salut ont-ils à nous offrir ? Leur programme se résume en trois points : réformer successivement les abus de l’administration, développer l’industrie pour répandre l’aisance matérielle, soulager par des sacrifices d’argent les infortunes inévitables.

Si en effet tel était le remède, il resterait à s’entendre sur les moyens d’application. Or, sur les matières administratives, comme sur beaucoup d’autres, les avis sont nombreux, confus, discordans. On en pourra juger par une simple énumération. — Statistique départementale, 17 ouvrages, quelques-uns en forme d’Annuaires. — Économie politique, 5 ouvrages en y comprenant la réimpression de Ricardo. Suivant M. Dutens (Philosophie de l’économie politique, 2 vol. in-8o), la science de la production et de la consommation subirait le sort de presque toutes les autres, et tournerait dans un cercle sans issue. Les économistes, dit-il, reviennent aujourd’hui au système de l’ancienne école française, qui prétendait, d’après Quesnay, que l’industrie agricole est la principale ou peut-être l’unique source de la richesse d’un état, se fondant sur ce principe, que les produits naturels donnent un bénéfice net sur le coût de la production, tandis que les objets manufacturés se vendent le prix de la matière brute, plus celui de la main d’œuvre, ce qui constitue non pas un bénéfice réel, mais un simple changement de valeur. Si cet argument n’était pas réfuté par les partisans de Smith et de l’école anglaise, il en sortirait cette effrayante conclusion : que les fortunes souvent scandaleuses du capitaliste qui fournit l’instrument du travail, du fabricant qui dirige, du commerçant qui revend, sont prélevées non sur le consommateur qui jouit, mais sur le salaire du malheureux qui travaille ! Une preuve à l’appui peut être empruntée au livre déjà cité de M. Bouvier-Dumolard. Préfet du Rhône, lors de la première collision en 1832, il convoqua les ouvriers et les fabricans, afin d’éclairer sa conscience. « Il m’a été démontré, dit-il (page 28), qu’un ouvrier en soie unie, en travaillant dix-huit heures par jour, ne gagnait que dix-huit sous, dans un pays où le pain vaut cinq sous la livre, où les logemens sont plus chers qu’à Paris. » L’ouvrage que nous citons est riche en faits de cette nature : ce n’est pas un pamphlet ; il est dédié au roi par l’auteur. La Philosophie du budget, par M. Edelestand Du Méril, contrôle l’emploi de la fortune publique : on regrette que l’éclat artificiel de l’expression nuise à l’intérêt d’un livre positif, et nourri de recherches consciencieuses sur les établissemens d’utilité ou de bienfaisance. — Administration générale, finances, police, 46 ouvrages : en première ligne se trouve celui de M. Marquet-Vasselot, qui, ramenant à l’unité les théories diverses qui se sont produites sur le régime pénitentiaire, démontre qu’il serait possible de l’appliquer en France. Des Lettres sur l’approvisionnement de Paris se recommandent par le nom d’un savant professeur, M. Biot. Enfin, les travaux publics dans leurs rapports avec la législation réclamaient le grand dictionnaire de M. Tarbé de Vauxclairs. — Commerce, 20 ouvrages, dont 3 exposent la doctrine sociétaire de M. Fourrier. L’Enquête volumineuse sur les prohibitions, dirigée et publiée par M. Duchâtel, restera parmi les documens précieux sur la matière commerciale. — Routes et voies de communication, depuis les chemins de fer jusqu’aux chemins vicinaux, 22 ouvrages. — Système militaire, 21. — Alger : pour ou contre la colonisation, 9 ouvrages : un seul se distingue par son étendue et la position où l’auteur s’est trouvé pour observer les faits ; c’est celui de M. Genty de Bussy. — Reste une trentaine de brochures, qui, par la simple rédaction du titre, annoncent des esprits malades. Un de ces bienfaiteurs méconnus se charge d’économiser par an quatre cents millions ; un autre a découvert un moyen de régénération complète : il consiste à remplacer tous les coquins qui, selon lui, se trouvent dans l’administration, par autant de gens vertueux. Non content d’exposer son système dans une brochure adressée à tous les peuples de la terre, il demanda audience à l’un de nos premiers fonctionnaires : peu satisfait sans doute, il s’est consolé en publiant depuis une seconde édition.

En voyant tous ces plans de réforme, ces prophéties lugubres, ces efforts unanimes pour neutraliser les germes de dissolution, on se demande si la société ne doit pas périr. Sans doute elle périrait si le mal qui fait éclat n’était pas balancé par le bien qui s’accomplit dans l’ombre. 33 publications sont relatives à des institutions de bienfaisance, ou constatent les travaux de dix sociétés utiles. L’égoïsme est partout, nous dit-on. Oui, il a souillé les idées et le langage ; mais il n’a pu tuer la charité, qui existe profondément cachée dans nos instincts. Le plus vicié se surprend à faire une bonne œuvre, et, au besoin, se ferait encore une grande œuvre nationale. Si la France est riche, c’est par le dévouement ; c’est la richesse qui l’alimente depuis un demi-siècle, et qu’il est urgent de bien administrer !

SCIENCES EXACTES ET EXPÉRIMENTALES.

Les savans des temps passés étaient redoutés par les grands, méprisés par le beau monde, haïs par le peuple. Ils vivaient isolés, cachant sous les voûtes enfumées du laboratoire leur corps amaigri, leurs vêtemens souillés. Chacun était réduit à ses propres ressources, et une découverte ne s’obtenait qu’à force de veilles et de privations. Et quelle récompense ? la jalousie des autres savans, et trop souvent les persécutions du pouvoir. Les temps sont bien changés ! Les fils de la science aujourd’hui, enrichis et décorés, sont tout à la fois hommes d’état, hommes de salons, hommes d’académies, hommes d’actions, autrement dit, actionnaires en toutes sortes d’entreprises. Ils ont mille facilités pour leurs travaux. On les respecte, on les admire : ils ne s’admirent pas moins entre eux, et rarement ils citent le nom d’un confrère sans l’accompagner d’une épithète retentissante.

La politique des gouvernemens a fait du xixe siècle l’âge d’or de la science. L’activité des esprits les effrayait : ils ont entrepris de la diriger vers les études qui sont sans influence directe sur l’opinion publique. En cela comme en mille autres choses, ils ont imité Napoléon, ennemi déclaré de l’idéologie, mais grand partisan de la botanique.

Les savans expliquent autrement leur vocation. Si la science occupe tous les bons esprits, c’est, nous disent-ils, en raison de sa positivité ; c’est parce qu’au lieu de se contenter, comme la philosophie, d’abstractions et d’hypothèses, elle veut des faits démontrés par l’évidence. On pourrait demander si presque tous les effets physiques n’ont pas pour cause première des inconnues ; si la chimie, en admettant pour substances élémentaires les corps indécomposés, ne bâtit pas elle-même sur le terrain mouvant de l’hypothèse ? La science qui se dit positive, ne possède pas plus que la métaphysique la certitude absolue ; mais il faut lui reconnaître sur celle-ci un incontestable avantage. Dans l’ordre matériel, les écarts ne sauraient être dangereux : une expérience, inspirée par un principe faux, peut même révéler une application de grande valeur pour l’industrie ou les arts. Les fous du moyen-âge qui tourmentaient les métaux pour composer de l’or, n’ont-ils pas arraché à la nature qu’ils violaient, des secrets précieux, perdus peut-être aujourd’hui ? Il n’en est pas de même dans l’ordre moral. Une doctrine, partant d’un principe vicié, ne peut engendrer que de mauvaises lois, et pis encore, de mauvais hommes, pour interpréter ces lois mauvaises !

Les livres scientifiques consistent en une série de faits, acquis par le raisonnement analytique, ou l’observation expérimentale. Pour apprécier l’œuvre d’une année, il faudrait compter tous les faits nouveaux qui se sont produits, afin d’en formuler la résultante générale ; ce n’est pas la tâche que nous nous sommes proposée : nous ne rendrons hommage aux progrès de la science, qu’en exprimant par des chiffres son activité.


i. Sciences exactes et expérimentales. — Les mathématiques pures étant réunies aux sciences physiques dont elles sont le plus fidèle instrument, ce groupe fournit 74 ouvrages et 1642 feuilles typographiques. Les livres usuels qui deviennent en quelque sorte l’outil d’un métier, se tirent à grand nombre ; le contraire a lieu pour les ouvrages très avancés, qui ne s’adressent qu’aux hommes d’élite.

Les mathématiques transcendantes, veuves du livre de M. Libri, perdu dans le grand incendie, ne fournissent plus que quelques brochures ; elles ont sans doute consigné leurs travaux importans dans les archives de nos académies. Les 24 traités qui s’en tiennent aux notions élémentaires, sont presque tous des réimpressions. La fille aînée des mathématiques, l’astronomie compte 9 ouvrages, si l’on y comprend 3 brochures sur la comète de Halley. M. J. J. Sédillot a attaché son nom à l’un des plus curieux monumens de l’histoire scientifique ; c’est la traduction d’un manuscrit arabe du xiiie siècle, qui, sous ce titre bizarre : Collection des commencemens et des fins, traite des procédés astronomiques des Arabes, nos maîtres en plus d’un genre. M. de Pontécoulant a confirmé par la Théorie analytique le système du monde exposé par Laplace, dans l’immortel ouvrage qui vient d’atteindre sa sixième édition. On peut dire enfin que les progrès de l’astronomie deviennent effrayans. Le Cours de philosophie positive de M. Auguste Comte, répétiteur d’analyse transcendante à l’École Polytechnique, s’exprime ainsi (tome ii, page 37.) : « L’exploration montre de la manière la plus sensible, et sous un très grand nombre de rapports divers, que le système solaire n’est certainement pas disposé de la manière la plus avantageuse, et que la science permet de concevoir un meilleur arrangement. » Nous l’avouerons, humblement prosternés devant l’analyse transcendante, si démonstration nous était faite, nous lui saurions fort mauvais gré de nous avoir donné des préventions contre le soleil.

La physique se recommande par deux ouvrages de premier ordre : Traité de l’Électricité et du Magnétisme, par M. Becquerel (non terminé), et Théorie mathématique de la chaleur, par M. Poisson. La chimie reproduit et complète les travaux appréciés depuis long-temps de MM. Berzelius, Thénard, Dumas, et elle répand les notions élémentaires par des traités appropriés aux diverses classes.

Les mémoires des académies provinciales, consacrés, en grande partie, aux sciences physiques, ont été joints à cette division. Ils sont au nombre de 13. Dans ces recueils, où se réfugient tant de vanités indigentes, on trouverait assurément des morceaux dignes d’intérêt, fournis par des solitaires qui pensent naïvement que pour être utile il suffit d’avoir du mérite, et de se faire imprimer pour être lu.


ii. Sciences naturelles. — L’étude de la nature, qui a toujours charmé les ames contemplatives, est de plus, aujourd’hui, un plaisir de bon ton. Des collections de sujets se forment de tous côtés, et les succès productifs encouragent la librairie. L’œuvre de cette année se compose de 91 ouvrages, ou plutôt de 1810 feuilles typographiques, sans y comprendre un nombre considérable de planches gravées.

Presque tous ces livres sont des monographies consacrées à une espèce, ou même à une famille. L’observation microscopique, l’analyse des molécules faisant chaque jour découvrir des variétés, on les accepte aussitôt pour types, et on les intercale dans les séries, sous des noms inintelligibles pour quiconque ne se nourrit pas journellement de racines grecques. Les savans eux-mêmes ont senti l’inconvénient de cette coutume, qui tend à jeter de la confusion dans les nomenclatures. Ne seraient-ils pas sur la voie d’une méthode nouvelle, ceux qui observent les phénomènes présidant au développement et à l’organisation de chaque espèce, pour arriver à une loi générale de formation, applicable à toute la série animale ? Tel paraît être le but de la Philosophie de l’histoire naturelle, par M. Virey, du Précis d’anatomie comparée, par M. Hollard, et d’un Essai sur la Vitalité, encouragé par l’académie de médecine, sur le rapport de M. Andral. Il est à remarquer que tous ceux qui, au lieu d’isoler les phénomènes, les rapprochent pour les considérer dans leur succession harmonique, ne peuvent plus voir dans les évolutions de la matière que la volonté d’un agent immatériel. M. Virey le laisse deviner. M. Hollard le dit hautement : « Dieu n’est pas moins nécessaire à la science de la nature qu’à la nature elle-même. » L’auteur de l’Essai paraît amené à un aveu du même genre, par la force logique qui donne beaucoup de prix à son travail.

On trouve par la répartition de cette catégorie : — Généralités et notions élémentaires, 12 ouvrages. — Zoologie, 32, importans pour la plupart et recommandés par les noms de MM. Duméril, Valenciennes, Lesson, Milne-Edwards, de Férussac. L’histoire des insectes s’est enrichie d’un excellent livre d’études, l’Entomologie des environs de Paris, par MM. Boisduval et Lacordaire, ainsi que de deux belles iconographies : les Lépidoptères de MM. Godart et Duponchel, les Coléoptères de M. le comte Dejean. — Règne végétal, 20 : on distingue l’Introduction à l’étude de la botanique, par M. de Candolle, et la Phytographie médicale, ou histoire des poisons tirés du règne végétal, par M. Joseph Roques. — Histoire naturelle inorganique, 19. La Géologie qui s’adresse à l’imagination, comme le ferait un roman scientifico-historique, jouit aujourd’hui d’une véritable vogue. Aux traités déjà classiques qu’elle a réimprimés, il faut joindre ceux de MM. Élie de Beaumont, Amédée Burat et Rozet. Cette division comprend encore la science illustrée par Cuvier, dont on a reproduit pour la quatrième fois les admirables Recherches sur les ossemens fossiles.


iii. Médecine. — Les résultats de l’observation directe ou expérimentale conduisent à des applications innombrables. La plus importante, sans contredit, est celle qui promet la conservation de l’homme. La matière médicale s’est accrue, cette année, de 191 ouvrages et 2865 feuilles-modèles, savoir : — Anatomie, 19. Trois ouvrages principaux sont dus à MM. Cruveilhier, Bourgery et au docteur allemand Carus. La phrénologie, que les savans abandonnent, au moins comme science divinatoire, a encore fourni plusieurs ouvrages. — Chirurgie, 27 traités, ordinairement relatifs à une seule opération. On a entrepris la traduction du célèbre chirurgien anglais Astley Cooper. — Pathologie, thérapeutique et hygiène, 96. Après les travaux de quelques hommes d’élite viennent en foule les essais, les conjectures, les livrets qui sont moins des œuvres scientifiques, que des prospectus adressés aux cliens. — Pharmacologie, 8. — L’apparition de l’homéopathie nous a valu 12 brochures ; celle du choléra 27. La nécessité de saisir les moindres symptômes a donné à la langue médicale une plénitude d’expression, une abondance de coloris vraiment remarquables. La littérature pourrait faire d’utiles emprunts à bien des docteurs qui ignorent leurs richesses.


iv. Arts industriels. — 178 ouvrages et 2629 feuilles typographiques se répartissent dans les proportions suivantes : — Génie civil, 14 ; ils traitent presque tous des machines locomotives, et des divers emplois de la vapeur. — Génie militaire, 17, consacrés spécialement au perfectionnement des armes et à l’organisation de la défense. — Génie maritime, 6. — Agriculture et économie rurale, 40. Les réimpressions, qui fournissent la plus importante moitié de ce nombre, se disent toujours riches des nouvelles acquisitions scientifiques. Dix sociétés départementales ont publié leurs mémoires. — Art vétérinaire, 27. — Économie domestique, 14. — Industrie manufacturière et commerciale, 51. Cette catégorie, qui s’adresse à la race toujours croissante des spéculateurs, est d’une grande richesse bibliographique.

Toutes les histoires de l’esprit humain doivent se terminer par le chapitre des extravagances. On a découvert, cette année, l’anti-attraction newtonienne ; un agent unique moteur de l’univers ; un système physicochimique, basé sur l’existence de trois corps élémentaires ; diverses utopies médicales ; le mouvement perpétuel ; la quadrature du cercle. Mais la palme me paraît appartenir à l’auteur de l’Art d’élever les lapins, et de s’en faire 5000 francs de revenu.

ÉDUCATION GÉNÉRALE.

Les maîtres de la civilisation, les savans et les philosophes, n’agissent pas directement sur la foule. Les obstacles à leur popularité sont nombreux. Les livres forts, ainsi qu’on les appelle, sont d’une acquisition difficile ; leur lecture demande beaucoup de temps ; comme ils s’appesantissent d’ordinaire sur un seul problème, il faut avoir une certaine somme de lumières, pour les rattacher utilement aux généralités d’une science. Il faut surtout (tant l’attrait du style est rare chez les hommes positifs), il faut la passion ou le besoin de connaître, pour pardonner aux doctrines fécondes, le négligé ordinaire de l’expression, et à des pensées jeunes, la caducité de leur allure.

Les découvertes des esprits spéculatifs seraient donc perdues si des travailleurs d’un autre ordre n’avaient l’art de les approprier aux intelligences débiles. Formons deux grandes catégories de ces livres destinés à répandre l’instruction : d’une part, ceux qui servent aux études du premier âge ; de l’autre ceux qui s’adressent au gros du public, aux personnes qui, à cause de leurs fonctions, ou simplement par paresse, n’accordent à la lecture qu’une faible dose de temps et d’attention.


i. Éducation de l’enfance. — Les librairies consacrées aux études élémentaires sont en général les plus actives, et celles dont le crédit commercial est le mieux établi. Elles doivent leur prospérité aux écoliers d’abord, qui, moins patiens que les autres lecteurs, ont bientôt fait justice d’un livre qui les ennuie, et puis, aux maîtres qui partagent presque toujours avec le libraire les bénéfices du renouvellement.

Les impressions de l’année, pour le seul usage des enfans, forment au moins une masse de 40,000 rames. Une grande partie consiste en réimpressions. Ce qu’on donne pour nouveau, n’est, à vrai dire, qu’une variation nouvelle, sur le vieux thème déjà renouvelé des Grecs par les Lhomond, les Crevier, les Rollin. L’œuvre a-t-elle des patrons dans la hiérarchie universitaire, elle est adoptée, et la spéculation devient excellente. Les libraires citent avec envie certains ouvrages qui, grace au seul nom d’un personnage influent, rapportent annuellement des bénéfices énormes et hors de toute proportion avec leur mérite. Ce qui, après l’appât du gain, multiplie outre mesure les livres d’éducation, c’est le besoin qu’ont les instituteurs d’avoir une méthode à eux, une enseigne qui les distingue du voisin. Il n’est pas indifférent de pouvoir essayer, sur un père de famille, la magie de ces quatre petits mots : « J’ai fait un livre… »

Les publications à l’usage des classes sont au nombre de 607 ; elles donnent 5,557 feuilles typographiques. Quand on a mis à part certains livres qui ont le privilége de se vendre à des nombres incalculables, on peut multiplier le reste par 2000, moyenne approximative du tirage. Moitié environ est employée pour la science qui dévore les belles années de la jeunesse : celle des mots grecs et latins ; on a beaucoup fait pour l’enseignement primaire ! On trouve par l’inventaire détaillé : 54 livres de lecture, c’est-à-dire, 33 abécédaires et 21 méthodes nouvelles. Il y en a qui se disent analytiques, synthétiques, intuitives : il y a des citolégies, des prestolégies. Pauvres enfans ! — Écriture, 7 traités, et autant de procédés que de professeurs. — Grammaire française et exercices orthographiques, 123. Toujours des essais et des théories nouvelles. La grammaire de Lhomond, réimprimée 21 fois, est encore le cadre de ces améliorations prétendues. — Grammaire latine ou grecque, 20. — Composition latine, 22 ; grecque, 7. — Extraits des classiques latins, pour servir aux traductions, 45 ; grecs, 57. — Étude des langues modernes, 41, dont 17 consacrés à la langue allemande. — Rhétorique et extraits des classiques français donnés comme modèle d’élocution et de goût, 32. — Géographie, 51 ; histoire, 79. Ce ne sont pour la plupart que d’insipides chronologies bien dignes de figurer à côté de l’inévitable Leragois. Cependant quelques auteurs ont utilisé avec discernement les conjectures audacieuses de la critique moderne. — Mathématiques élémentaires, 41. — Notions des sciences et des arts, 24. Le reste est destiné à ceux qui aspirent au professorat.

Tout le fruit des études scolastiques consiste en une somme de notions inscrites dans la mémoire, mais non pas possédées par l’intelligence. C’est un triste résultat que chacun a constaté au sortir du collége. Ne faudrait-il pas l’attribuer aux livres qu’on fait servir à l’instruction ? Qu’on remonte à leur source, et on verra qu’ils ont conservé le plan et les moyens des traités élémentaires que l’antiquité nous a transmis. Nos grammairiens, par exemple, reproduisent les formules abstraites des grammairiens d’Alexandrie et de Rome, qui eux-mêmes disposaient méthodiquement l’analyse du langage, faite par les philosophes grecs, avec leur merveilleuse sagacité. Mais ces traités avaient-ils, dans l’antiquité et dans le moyen-âge, le même emploi qu’aujourd’hui ? Non, assurément ; ils étaient seulement le guide, le manuel du maître. Celui-ci, dans ses leçons verbales, s’appliquait, sans aucun doute, à mettre en jeu l’intelligence de ses jeunes auditeurs. L’imprimerie, en multipliant les copies, a changé complètement le mode d’éducation ; c’est maintenant le livre qui parle à l’enfant plutôt que le professeur. Or, le livre, malgré sa nouvelle destination, se sert du technique et des définitions trouvées, il y a deux mille ans, et on s’étonne qu’un enfant ne comprenne pas mot à ces petits livrets qui résument en deux cents pages l’Art de parler et d’écrire correctement, et qui ne sont, après tout, que la métaphysique la plus subtile, la philosophie du langage !

Si tant de méthodes nouvelles sont proposées par les instituteurs, n’est-ce pas que l’expérience a démontré le vice de celles qui existent ? On a imaginé des mécanismes pour matérialiser la science : on a fait de l’étude, qui doit rester chose grave, un jeu, un hochet. Il suffirait, je pense, de remplacer les livres arides par des livres intéressans, quoique sérieux ; tout ce qu’on comprend intéresse. Le problème à résoudre serait donc celui-ci : trouver une série de démonstrations en proportion croissante avec l’intelligence des enfans. Les livres à refaire d’abord seraient ceux qui tiennent à l’exercice du raisonnement : c’est qu’à eux seuls ils constituent le bénéfice des années studieuses ; car le but des études n’est pas de faire des encyclopédies vivantes, comme on le promet ridiculement dans les prospectus d’écoles. Il s’agit moins de meubler l’esprit que de le féconder en développant l’organe qui lui donne prise sur toutes les connaissances, l’appareil logique. L’homme puissant n’est pas celui qui possède beaucoup de faits, mais celui qui voit clair à se conduire entre les faits.

Ajoutons que si une tâche essayée bien souvent n’a pas encore été remplie, c’est qu’elle exige la réunion des plus précieuses qualités : la connaissance parfaite de l’entendement humain ; beaucoup de science acquise, de l’observation, et pour tout dire en deux mots, l’alliance du savoir et du bon sens ; n’est-ce pas demander du génie ?

Après la scolastique vient un genre qui a pour objet, si l’on en croit les catalogues, de former l’esprit et le cœur de la jeunesse : c’est la littérature dont Berquin est le Voltaire. Cette industrie est assez importante pour occuper exclusivement plusieurs maisons de commerce. Voici le chiffre de sa production annuelle : 3,627 feuilles typographiques, donnant 422 ouvrages, tirés ordinairement à 2000, mais répandus à des nombres considérables dès qu’ils sortent un peu de la banalité. Cette branche de la librairie est la plus favorisée, en ce sens, qu’elle porte toujours des fruits. Pour qu’un de ces livres se vende jusqu’au dernier, il suffit qu’il soit écrit en style de nourrice, et qu’on ait glissé dans le titre le mot petit, exemple : les Petits Voyageurs, la Petite Ouvrière. Les éditeurs qui font l’éducation, voyant que les parens ne demandaient pas plus aux marchands de livres qu’aux marchands de poupées, n’ont employé longtemps que les naufragés de la littérature ; ou bien, si de temps en temps, des hommes distingués livraient leur nom, c’était que dans un urgent besoin de battre monnaie, ils avaient fouillé de vieux cartons, ou écrit des enfantillages, au courant de la plume. Les libraires entrent enfin dans une voie meilleure, et c’est l’instinct de la spéculation qui les y a conduits ; ils ont vu les Contes, traduits de l’allemand, du chanoine Schmid, formant une quarantaine de petits volumes, vendus par un seul éditeur, et malgré la concurrence de trois autres traductions, au nombre de 15,000 exemplaires ! Ce prodigieux succès les a émerveillés : ils se sont mis en quête d’ouvrages faits avec soin, d’une morale éprouvée, et de nature à éveiller les sympathies du jeune âge. On ne peut pas encore apprécier les résultats de cette émulation.


ii. Éducation des adultes. — Il y a encore de grands enfans, que la fortune a gâtés, et que la moindre fatigue épouvante. Un travail qu’on leur a méchamment signalé comme élevé, savant, devient aussitôt sacré pour eux. Ils citeront volontiers le livre, et se diront fiers de connaître l’auteur ; mais lire son livre, ils s’en garderont bien, très humblement persuadés qu’ils ne le sauraient comprendre. Pour cette classe nombreuse, on a imaginé des ouvrages qu’il est difficile de caractériser. Ils remuent toutes les thèses de métaphysique et de morale, et ne sont point de la philosophie ; ils abordent toutes les sciences, et ne sont pas de la science ; ils étalent un grand luxe d’imagerie, emploient la langue de tous les arts, sans obtenir un regard des artistes véritables. On a souvent rangé ces livres parmi les grandes familles nées de l’intelligence humaine ; ils ont cependant une physionomie particulière qui leur assigne une place à part. Les libraires ne s’y trompent pas, et ils en ont fait un genre, qu’ils désignent ainsi sur leurs catalogues : à l’usage des gens du monde.

Quand on a fait son éducation dans les livres de cette nature, on peut parler peinture avec les amateurs, parler musique avec les faiseurs de variations, parler pittoresque avec les dames qui reviennent de voyage, parler vapeur avec l’industriel qui a des filles à marier.

Le fond de l’étoffe ne change pas : elle sort depuis un demi-siècle du magasin de l’Encyclopédie ; mais de temps en temps la forme en est renouvelée, et la nuance rafraîchie. La dernière mode, le pittoresque, commence à vieillir, et la spéculation est aujourd’hui dans cet état de vague souffrance, qui se manifeste pendant les interrègnes.

131 publications ont produit 2,302 feuilles typographiques. Grace au nouveau système des livraisons dites à bon marché, le tirage s’est souvent élevé à un chiffre que les plus légitimes succès de la librairie n’atteignaient pas autrefois. En première ligne se présentent 4 encyclopédies, dont 2 sur le vaste plan du Dictionnaire de la Conversation, célèbre en Allemagne. Aucun titre ne convenait mieux à des recueils dont le seul mérite est de fournir aux gens légers du parlage sur toutes sortes de sujets. La négligence des éditeurs me semble démontrée par un fait matériel. Le cadre de ces compilations est tracé à l’aventure, au point que l’une d’elles, la plus ancienne en date, mais la plus indigeste (le Dictionnaire de lecture et de Conversation), annoncée d’abord en 48 livraisons, a dépassé ce nombre sans avoir épuisé la cinquième lettre de l’alphabet. On est en outre choqué par l’inégalité de l’exécution qui engendre une dissonance perpétuelle, par l’incohérence des faits et des doctrines, et pour tout dire en un mot, par l’absence de direction. — L’Encyclopédie pittoresque offre du moins une garantie contre ce vice originel ; c’est le nom et la collaboration très active de son directeur, M. P. Leroux, très capable assurément de réunir, par un lien philosophique, toutes les connaissances humaines. Cette entreprise, qui se poursuit sous le titre d’Encyclopédie nouvelle, est la seule qui mérite de fixer l’attention. — Les livres à images qui parlent plutôt aux yeux qu’à l’intelligence, ont donné lieu à 20 séries de livraisons. — Voyages d’amateurs, 37. Il y a des intrépides qui ont visité l’Italie, les Pyrénées, la Provence, Londres, Bruxelles, et même le Hâvre. La postérité saura leurs travaux et leurs fatigues ; une cinquantaine d’in-8o en rendront témoignage ! — Comment désigner ces petits volumes, au nombre de 21, satinés, coquets, mignons, et qui semblent appeler des doigts de femmes ? Leur destinée n’est-elle pas singulière ? On ne les achète jamais que pour en faire présent, et les seules pages qu’on en lise, sont celles qui expliquent les gravures. — Après 18 ouvrages qui répondent à quelques besoins du monde élégant, comme les jeux, la toilette, la science du bien-vivre, restent 31 autres qui sont sans objet, ne s’adressent à personne, et ne peuvent avoir un sens que pour les intimes de l’auteur.

Depuis qu’on a tant parlé de l’émancipation des classes laborieuses, l’éducation populaire est devenue pour la librairie une nouvelle branche d’exploitation. Le relevé de cette année donne 773 feuilles typographiques, fournissant 234 petits livrets, savoir  : — Notions élémentaires des sciences morales ou physiques, 30. — Manuels à l’usage des industries diverses, 18. — Histoire générale ou particulière, 26 : les plus étendues sont d’une centaine de pages, et on se contente ordinairement d’une feuille d’impression pour les annales d’un grand peuple. — 9 nouveaux noms sont à joindre à la liste des biographes de Napoléon. Ces derniers venus, sans prétention d’historiens, trouveront ouverte la porte des chaumières. — 21 petits traités scientifiques ou purement moraux paraissent publiés sous le patronage des légitimistes. 11 portent l’empreinte républicaine. — 34 réimpressions, empruntées aux œuvres de nos bons auteurs, sont exécutées avec tant de parcimonie, qu’elles ne conviennent qu’à la bibliothèque du pauvre. — Ouvrages en patois divers, 11. — Remarquons enfin que les publications qui visent à l’utilité, remplacent peu à peu les livres populaires dans l’ancienne acception du mot. On n’en compte déjà plus que 74. Les histoires de Cartouche et de Mandrin, la Clé des songes par le grand Etteila, le Catéchisme poissard, les œuvres badines d’Alexis Piron, et autres vilenies, perdent visiblement leur cours dans nos villages ; et le temps n’est peut-être pas loin où l’on pourra les compter comme des raretés bibliographiques.

La multitude des livres qui ont la prétention d’enseigner, ne permet plus de distinguer ceux qui sont faits avec talent et probité. En masse, ils servent à répandre de vagues notions sur ce qu’il n’est plus permis d’ignorer, suivant une orgueilleuse expression de ce siècle. Mais ils sont sans autorité morale, et réduits à un rôle tout passif, quand ils devraient dominer les esprits et les affermir dans une direction. On se demande alors sous quelle influence se produit ce qu’on appelle opinion publique. Pour résoudre le problème, il faut se reporter à ce qui a été dit précédemment, qu’au sein de l’association française, on trouvait plusieurs nations, chacune ayant sa loi et ses prophètes. Mais en même temps un centre commun s’est créé par le rapprochement de tous ceux qui jouissent d’un privilége, quel qu’il soit d’ailleurs, emploi ou noblesse, beauté ou fortune, intrigue ou talent. C’est là le peuple des salons, la bonne compagnie, le Monde ! Il mérite bien cette dénomination absolue, puisqu’il donne le mouvement et entraîne dans son système tous les mondes secondaires. On sait maintenant à quelle école se forme la caste dominatrice. Ses lumières et ses préjugés, ses répugnances et ses sympathies, ses argumens pour et contre chaque chose, lui sont fournis par les ouvrages dont la forme est agréable et de bon ton : car elle fait mode et plaisir de tout. Si son langage se modifie, c’est qu’il prend les couleurs d’un poète. La discussion ne s’établit sur un principe que lorsqu’elle a été ouverte par un écrivain éloquent. L’histoire ne lui est guère connue que par ce qu’elle prête à la peinture et à la scène, à moins qu’elle ne devienne elle-même drame et tableau. On peut enfin dire sans exagérer que, bonne ou mauvaise, l’éducation de la société active s’accomplit par les arts de sentiment et d’expression.

BEAUX-ARTS.

On ne rencontrera pas dans ce groupe un seul traité de sérieuse esthétique. Les productions de cet ordre ne mûrissent qu’à longs intervalles ; et d’ailleurs, ceux qui ont épuré leur sentiment en pratiquant la religion de leur art, ont de la répugnance à vulgariser les procédés créateurs du génie. Ils ont trop à craindre de ces gens qui font une impertinence de la meilleure idée, en se l’appropriant.

Quand les artistes ont recours à la presse, c’est surtout pour accompagner leurs dessins de textes explicatifs. 81 publications n’ont donc fourni que 781 feuilles typiques. Mais pour concevoir l’importance de cette division, il faut faire le compte des planches gravées, et considérer les grands et beaux ouvrages qui sont comme autant de musées enrichis par les mains les plus habiles.

Parmi ceux qui s’adressent aux peintres, on remarque la Galerie de l’école anglaise, finement traduite par des burins anglais, et une riche collection de costumes du moyen-âge, d’après les recherches de M. Camille Bonnard, et gravée par Mercuri. — Pour les architectes, M. Bouillon a mesuré et dessiné les plus gracieuses habitations de Paris moderne. Les recueils de décorations et d’ornemens sont nombreux. Ils s’en tiennent presque toujours à la combinaison des types connus, comme si les anciens maîtres avaient épuisé toutes les sources de l’invention. — Les grands Voyages pittoresques ne souffriront pas long-temps de l’abus qu’on a fait récemment de leur plan et de leur titre. On achève lentement, afin de le rendre durable, un monument national qu’on n’a pas assez recommandé à l’attention publique. C’est le Voyage dans l’ancienne France, exécuté par nos premiers artistes. Après plusieurs années de travail, quatre provinces seulement ont été illustrées. On peut suivre d’autres voyageurs à Alger, en Espagne, au Brésil, en Grèce, et dans les ruines souterraines de Pompéi. En contemplant ces ouvrages, exécutés à grands frais, on regrette qu’ils ne puissent trouver place dans les bibliothèques modestes. Ils ne sont pas seulement des trésors d’inspiration où puisent les artistes ; on n’arriverait pas sans eux à une parfaite intelligence de l’histoire : une ruine qui fait époque, un site caractéristique, la scène d’un drame mémorable, expliquent souvent ce qui reste obscur dans les simples récits.

Grace à l’ingénieux procédé de M. Colas, la représentation des objets en relief s’opère aujourd’hui avec une précision mécanique. Les recueils de médailles y gagnent des gravures fidèles et de très bon effet. On en peut juger par le Grand trésor de Numismatique et de Glyptique, qui paraît sous le patronage de M. Paul Delaroche.

Si vraiment, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante, la musique aurait dû chanter 18 ouvrages sur les 19 qu’elle a produits. L’exception est faite en faveur de la Biographie universelle des musiciens, compilation utile entreprise par M. Fétis. Quant à la musique sacrée, elle n’existe plus. Nos prêtres ont laissé dépérir une des plus riches parts de leur héritage. Les vieilles méthodes de plain-chant qu’on réimprime encore, ne sont plus que des hiéroglyphes dont les chantres à gages et les serpentistes ne sauraient trouver le sens sublime.

On publie fort peu d’écrits étudiés sur les arts. En revanche, on lâche partout, et sans le moindre prétexte, des digressions sur l’art ! Il n’est pas de matière plus souple, ni plus favorable pour cacher l’absence des idées. On n’y parle que par exclamation : comparaison vaut jugement. Une sottise décemment entortillée dans une phrase à effet est applaudie comme un écart d’inspiration, et il se trouve toujours pour la répéter, de ces gens qui ont besoin d’enthousiasme, pour se donner une contenance. Au contraire, celui qui sympathise réellement avec une belle œuvre, est avare de ses émotions. Il s’abstient de les interpréter, respectant en cela la volonté de l’artiste, qui a mis en jeu la plus noble des puissances de l’ame : le sentiment, pour que chacun l’épuise délicieusement en soi-même, au lieu de le définir par des mots.

LITTÉRATURE.

i. — Il est juste d’énumérer d’abord ces ouvrages qui forment la base de toutes les bibliothèques, qu’on lit fort peu aujourd’hui, mais qu’on a besoin de consulter souvent. Un de ces livres, à peine épuisé, est aussitôt reproduit par le commerce, avec ou sans variations. 200 noms célèbres figurent sur la liste de cette année : quelques-uns, comme ceux de Cicéron, de Voltaire, de Walter Scott, représentent une série de volumes. Le chiffre de la fabrication est de 9,188 feuilles types, et la moyenne du tirage dépasse 1500. Cette seule veine d’exploitation répand donc environ quinze millions de feuilles imprimées.

On réédifie avec soin un des monumens scientifiques qui honorent le plus notre pays : le grand Trésor de la langue grecque, si laborieusement amassé par Henri Estienne. Les plus célèbres professeurs de l’Europe se font un devoir de l’enrichir ; ils ne pouvaient rester sourds à l’appel des éditeurs, MM. Didot, savans hellénistes eux-mêmes. — Les premières livraisons du Lexique roman de M. Raynouard sont imprimées, mais non pas mises encore en circulation. Au dire de ceux qui ont pu apprécier ce travail de vingt années, l’auteur aurait conquis sa place à la suite des Estiennes et de Ducange. Sa méthode consiste à expliquer le mot roman, en distinguant dans le mot latin correspondant les lettres que la prononciation des Gaulois faisait sonner, de celles qu’ils annulaient. Pour les mots en petit nombre qui font exception, il indique leur origine, grecque, arabe, ou tudesque. Ainsi, il aura ouvert, pour la langue parlée aujourd’hui, une source étymologique des plus abondantes. Sur ce fond nécessairement aride, il a semé à pleines mains les fleurs poétiques du moyen-âge, au point de pouvoir présenter son œuvre comme un nouveau choix de poésies originales des troubadours.

L’année 1835 a été fertile en dictionnaires. Celui de l’Académie se trouve escorté de six autres, non moins volumineux. On lui a reproché de n’être pas complet, et on s’est mis en devoir de donner des supplémens. Il nous semble au contraire surchargé de locutions qui ne sont d’aucune langue, et d’explications qui n’apprendront jamais rien à personne. Ne s’agit-il que de recueillir tous les mots qui peuvent trouver place dans la langue, ou qu’ont employés des écrivains sans autorité ? C’est la tâche d’un compilateur ; mais d’une académie, on avait droit d’attendre un travail philosophique. Un bon dictionnaire sera celui qui indiquera, non pas tout ce qu’on dit, mais ce qu’il est bon de dire.

La critique littéraire ne fait plus de livres, et laisse effeuiller ses œuvres par les journaux. La philologie classique n’a plus à déchiffrer des manuscrits, à comparer des variantes. Les bons textes sont plus communs aujourd’hui que ceux qui les recherchent. C’est en multipliant les traductions qu’on tente de restaurer les études grecques et latines. Sans doute, la résurrection des anciens ferait éclat, si chacun reparaissait avec son tour d’esprit, et le travail particulier de son élocution. Ainsi conçue, la tâche est rude. Elle a effrayé Courier, le plus industrieux des écrivains de ce siècle. Mais au lieu d’un traducteur ne trouvât-on qu’un interprète, il serait fort utile à nous autres, écoliers ingrats, qui visitons si rarement nos premiers maîtres !

Parmi les auteurs grecs nouvellement traduits, on remarque le Diodore de Sicile, par M. Miot. Les latins, au nombre de 22, dépendent presque tous de la vaste entreprise de M. Panckoucke. Les juges compétens citent, comme modèle, le Plaute de M. Naudet. — On a mis au jour 29 fabliaux ou pièces dramatiques qui remontent à l’origine de notre littérature. Malheureusement, il est presque impossible de se les procurer. Les bibliophiles qui les possèdent en manuscrit, ne les font imprimer que pour les échanger entre eux. Qui sait si cette manie jalouse ne laisse pas dans l’oubli quelque rival de notre Pierre Blanchet, le père trop peu connu de l’Avocat Patelin ? — Les écrivains français dont les œuvres sont devenues un fonds exploité en commun par la librairie, ont donné lieu à 74 réimpressions. On a publié concurremment 3 Rollin, 3 Molière, 4 Buffon, 5 Voltaire : ce dernier vient d’atteindre sa cinquante-quatrième édition ! Que de trésors créés par le génie ! que de travailleurs appelés à les partager ! Si les économistes en pouvaient établir le calcul, ils seraient émerveillés du résultat. — Parmi les auteurs vivans adoptés par le public, six réunissent présentement la collection de leurs œuvres. — Les emprunts faits aux langues étrangères, européennes ou orientales, produisent 25 ouvrages. Presque tous étaient déjà connus par d’anciennes traductions.


Apparaissent enfin les plus turbulentes cohortes de l’armée des auteurs : les romanciers, les dramatistes, les poètes ! Attendons un de ces rares instans où le cortège cesse de parader devant la foule. Laissons passer les fanfares, les porte-bannières, et les crieurs à gage, Tant de fracas nous troublerait sans doute, et nous ne pourrions plus répondre de la précision de nos calculs.


ii. Romans. — 210 publications ont alimenté la clientelle des cabinets de lecture. Elles ont donné 8,358 feuilles-types. Le chiffre moyen du tirage est inférieur à 1000. Il faut remarquer que si les auteurs en renom sont très répandus, les débutans, qui font souvent la guerre à leurs frais, ne risquent jamais plus de 5 à 600 exemplaires, et qu’ainsi la balance se trouve ramenée à son niveau naturel. À ce compte, chaque jour de l’année produirait son volume in-8o de 23 feuilles. Si le tout était vendu au prix commercial, une somme de deux millions, à répartir entre une vingtaine d’éditeurs, laisserait à chacun des bénéfices énormes ; mais tous sont bien loin de compte. Pour une opération lucrative, on en supporte dix qui ne rendent pas les déboursés de la fabrication.

Ce serait une erreur de croire que le thermomètre du succès indique avec exactitude le degré du talent. Les chances de vente pour un roman (on pourrait ajouter pour la moitié des livres), ont leur effet dans l’ordre suivant : — Patronage des journaux, — habileté du libraire qui consiste à intéresser les revendeurs à sa publication, — renom de l’auteur qu’il doit à sa position dans le monde ou à ses précédens en littérature, — mérite réel de l’ouvrage. Cette dernière cause devient nulle, si elle n’a pas agi dans les quinze premiers jours, c’est-à-dire, avant que la mode ait adopté une nouveauté plus nouvelle.

Pour établir le budget matériel de nos romanciers, il faut d’abord retrancher des livres de cabinets de lecture, 19 réimpressions qui appartiennent à l’œuvre des années précédentes, et en second lieu, les mémoires, souvenirs, causeries et autres répertoires d’anecdotes, dramatisées quand le fond est vrai, et fabriquées le plus souvent. On en compte 14, qui forment 43 volumes in-8o. Elles sont sans autorité pour l’historien, et prennent rarement place dans les bibliothèques. Nous sommes loin cependant de leur contester tout mérite. Des personnages célèbres y parlent quelquefois avec tant d’esprit, et sont si habilement mis en scène, que nous les avons rangés sans hésitation parmi les héros de roman.

Restent au nombre de 177 les nouveau-nés de 1835. On n’y trouve que 11 traductions. Il y a trente ans, presque toutes les inventions romanesques étaient d’importation étrangère. Peu à peu, la fabrique française s’est organisée, et son activité est telle aujourd’hui, qu’elle déverse ses produits sur tous les marchés littéraires de l’Europe. Voyez aussi quel assortiment ! Romans historiques, 51. Ce genre est toujours cultivé fort assidument : non pas qu’il conserve les préférences du public ; mais parce que son exploitation est facile. Une chronique, une biographie, économisent les premiers frais d’imagination ; le cadre trouvé, on peut, en deux ou trois séances de bibliothèque, s’approvisionner de couleur locale, aux dépens des honnêtes compilateurs qui en ont broyé pour long-temps. — Romans philosophiques, 34. On voit que beaucoup d’écrivains en viennent à considérer la forme scénique comme un moyen d’action sur la partie indolente du public. C’est un progrès. Ainsi conçus, le drame, le roman, deviennent la plus estimable des œuvres de l’intelligence, et peut-être aussi la plus épineuse, car l’exécution trahit souvent l’intention, et bien des auteurs ont été surpris de voir flétrir comme immorales des œuvres qu’ils avaient combinées dans le but de propager des vérités utiles. — Romans de mœurs, 25. C’est ainsi qu’on appelle ceux qui affichent sur leur titre la prétention de peindre les mœurs du jour. — Romans épisodiques, 55. Nous entendons désigner ces livres sans but et sans style, qui ne sont qu’une série de situations grossièrement soudées l’une à l’autre, jusqu’à formation d’une trentaine de chapitres en deux ou quatre volumes. — Recueils de Nouvelles, 19, dont 6 collectifs. Enfin des romans épistolaires, satiriques, fantastiques, genres délaissés, qui ne fournissent pas plus de 10 ouvrages.

Le contingent de la dernière année a été fourni par 133 écrivains, dont la liste présente plus de 40 noms nouveaux. Les femmes y figurent pour 27, c’est-à-dire dans la proportion de un à cinq. La réunion de tant d’efforts aura-t-elle produit un seul livre achevé, une création assez puissante pour braver l’analyse sévère qui vient après ce premier petit bruit qu’on est convenu d’appeler un succès ?

À notre avis bien peu d’exceptions doivent être faites. En tête de ces exceptions se placent d’eux-mêmes les noms de George Sand et d’Alfred de Vigny. En contraste avec Leone Leoni, une de ces figures qu’il faut oser peindre quelquefois et rendre effrayantes par leur nudité même, George Sand a placé André, dont le sujet est suave. Ce dernier livre prouve que la véritable séduction exercée par l’auteur tient à la netteté de l’observation, à la franchise du style, et surtout à cette chaude et abondante lumière qui vivifie toujours son œuvre. Sous le titre de Servitude et Grandeur militaires, M. Alfred de Vigny nous a donné une nouvelle trilogie, digne de Stello. Des trois épisodes qui la composent, deux, Laurette et le Capitaine Renaud, sont d’une lecture entraînante, qui ne laisse pas de prise à la critique ; quoique d’une conception plus faible, la Veillée de Vincennes offre encore aux lecteurs d’un goût délicat l’intérêt d’une exécution irréprochable, mérite fort rare aujourd’hui.

Dans ce chiffre de 133 producteurs qui ont défrayé l’année 1835, il serait injuste de ne pas distinguer M. Frédéric Soulié, qui a fait preuve d’invention dramatique dans son Conseiller d’État ; il est à regretter que cet écrivain chaleureux se préoccupe si peu de la forme. Quant à M. Balzac, il n’a complété que deux nouvelles, le Père Goriot, d’une réalité commune, et Séraphîta, pastiche de Swedenborg, que personne n’a essayé de comprendre.

Un éternel sujet de lamentations, pour les écrivains qui ont l’incontestable mérite de ne livrer jamais que des œuvres étudiées, est la prospérité de certains hommes d’une incapacité choquante. C’est qu’il en est du commerce littéraire comme de beaucoup d’autres. Le marchand qui imagine des objets de luxe, court chance de ruine, tandis qu’il voit riche et considéré celui qui revend aux pauvres des haillons ramassés dans la boue. Pour ce dernier, tout est bénéfice : le fonds de la marchandise est inépuisable et la main-d’œuvre à vil prix. Tel est l’avantage des écrivains qui spéculent sur la misère des intelligences. En supposant qu’ils fussent capables de concevoir un ensemble et d’en colorer harmonieusement les parties, pour qui prendraient-ils cette peine ? Leur clientelle ne choisit pas, et n’ose pas même manifester le dégoût qu’elle éprouve souvent. La plus informe de leurs productions (si toutefois l’absurde offre des degrés) peut compter sur un débit dont le chiffre est peu élevé, mais invariable. Ce privilége leur donne auprès des libraires un certain crédit, et à la longue, ils prennent rang parmi les notables de la corporation des auteurs. L’ornière est creusée depuis long-temps ! Pour ceux qui ne craignent pas de s’y salir, plus de luttes contre les rébellions de la pensée ! Plus de journées fiévreuses, ni de songes rongeurs ! C’est avec un imperturbable sans-gêne qu’ils enfantent des volumes. On en pourrait citer qui, renouvelant les prouesses de Rétif-la-Bretonne, fabriquent leur œuvre en composant la planche d’impression, et ne cessent de créer des personnages, que lorsqu’ils manquent de caractères ; nous demandons grace pour cet inévitable jeu de mots. Malheureusement, il y a des lecteurs qui méritent qu’on les traite avec cette impertinence, et ce sont les trois quarts de ceux qui dévorent les romans ; ceux qui lisent, non pas dans le but d’éveiller leurs facultés, mais afin de s’étourdir ; ceux pour qui tout imprimé est un livre, et qui sont assez peu soigneux de leur ame, pour la prostituer au premier venu.


iii. Théâtre. — Les compositions destinées à la scène diffèrent essentiellement de celles qu’on livre seulement à l’impression. Elles demandent à être jugées d’un point de vue particulier, parce qu’elles sont soumises à des conditions dont l’esprit le plus indépendant ne saurait s’affranchir.

Les moralistes voudraient faire du théâtre un lieu d’enseignement national. Nous regrettons autant qu’eux qu’il n’en soit pas ainsi ; mais cette transformation ne dépend pas plus des gouvernemens que de la raison publique. Si elle devait s’accomplir, ce serait passagèrement et sous l’influence d’un auteur actif, désintéressé, courageux, en même temps que doué d’un grand génie pour le drame. En attendant le phénomène, le théâtre sera ce qu’il est aujourd’hui, une exploitation industrielle. Un directeur qui exerce à ses risques et périls ne peut avoir d’autre but que la prospérité de son établissement. Il faut que, bonnes ou mauvaises, il trouve par an un certain nombre de pièces. Lui a-t-on signalé un homme d’esprit et d’invention, il le poursuit, l’obsède, emploie toute sa puissance à le fasciner. Il parvient à soutirer feuille à feuille le manuscrit dont il a besoin. L’auteur n’a pas eu le temps de s’interroger sur l’ensemble, ni d’appliquer aux détails une critique sévère ; il est inquiet, et s’écrie de la meilleure foi du monde : « Ma pièce n’est qu’ébauchée ! — Fausse modestie. — Cet acte ne marche pas ! — Nous le soutiendrons. — Ma réputation… — Je m’en charge. — Vous me perdez ! — Je fais votre fortune. » Le pis de l’affaire est que le directeur tient parole. Comment résister, à moins d’être bien fort ?

Il se trouve cependant encore quelques hommes de talent et de bonne volonté, comme on disait dans les âges héroïques, qui protestent contre cette violence, en livrant des œuvres d’un travail consciencieux ; cette année même, on peut citer, comme exemples, MM. Alfred de Vigny, Casimir Delavigne, Victor Hugo, quelle que soit l’opinion qu’on ait de la valeur réelle de leurs dernières compositions dramatiques. À ce groupe d’élite se joint naturellement aussi M. Alex. Dumas, éloigné, il est vrai, du théâtre pendant l’année 1835, mais qui va nous donner dans peu de jours son Don Juan. Toutefois la concurrence de vingt théâtres dévore tant de pièces, qu’il en faut chercher un peu partout. C’est ce qui explique l’admission de quelques hommes d’une nullité proverbiale au sein de la société dramatique.

Nous disons société, car les écrivains voués à la scène forment un peuple à part qui s’est donné une constitution représentative. Ils ont une commission, nommée et renouvelée au scrutin, chargée de défendre les intérêts matériels et moraux de tous ceux qui vivent du théâtre. Le même instinct de prévoyance a fondé plusieurs institutions particulières. Chacun peut assurer ses œuvres contre les froideurs d’un public capricieux et blasé ; après le succès, on confie la perception de ses droits à un agent financier. Enfin, il existe un fonds commun pour adoucir les mauvais jours qui menacent la vieillesse. Quelle distance de l’auteur qu’on déclame à celui qui se fait lire ! Le dernier est seul contre tous ; quel que soit son talent, s’il n’a pas celui de se faire valoir, il a pour perspective la misère. Au contraire, dès qu’on a participé au plus mince vaudeville, on est de droit sous la protection de la société. Il y a plus : avec de la patience, on est à peu près sûr d’avoir de l’avancement. Si on a fait jouer deux tiers de pièce la première année, on peut compter sur cinq quarts l’année suivante, trois moitiés l’année d’après, et toujours ainsi par fractions croissantes. Les fournisseurs ordinaires entreprennent, selon leurs facultés, l’un le cadre, l’autre le remplissage ; l’œuvre achevée, on se concerte pour la faire valoir ; on soigne l’effet des premiers jours. Les bravos de Paris retentissent en province ; la pièce est représentée chaque soir en cinq ou six lieux à la fois. Aux cent francs de la capitale, s’ajoutent les vingt francs de Marseille et les trente sous de Quimper-Corentin. : le tout fait somme ronde.

Voici l’état des pièces jouées et livrées à l’impression. — Théâtre Français, 6 ; quatre grands drames et deux petites comédies. Chatterton, Angelo, Don Juan d’Autriche, représentent fidèlement les théories modernes qui se disputent la scène française. — Opéra, 3 ouvrages, la Juive, de M. Scribe, et deux livrets de pantomimes. — Opéra-Italien, 5 ouvrages. — Opéra-Comique, 6 pièces ou 11 actes, dont 6 de M. Scribe. — Théâtres de vaudevilles : Gymnase, 16 ; Vaudeville, 20 ; Variétés, 26 ; Palais-Royal, 20. — Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 5 mélodrames et 2 petites pièces. — Ambigu-Comique, 10 mélodrames et 5 vaudevilles. — Cirque-Olympique, 3 mélodrames et 4 vaudevilles. — Théâtres du dernier ordre, 14 vaudevilles et 2 mélodrames seulement : cette proportion est remarquable.

On a en outre réimprimé 65 pièces récentes. Si tous ceux à qui on refuse l’épreuve de la scène livraient leurs ébauches à l’impression, on pourrait en former des montagnes ; mais 36 auteurs seulement se sont décidés à faire les frais d’un appel au public. En somme, 273 publications fournissent 838 feuilles-types, qu’on peut multiplier par 1,000, moyenne approximative du tirage.

Sur les 151 pièces représentées, les journaux, grands et petits, ont proclamé au moins 130 succès. Qu’on reproche encore à la critique de ne pas encourager les talens !


iv. Poésie. — Nous vivons dans un siècle anti-poétique ; les faiseurs de vers le disent du moins. Ils ignorent sans doute que le quart de l’année dernière eût été insuffisant pour lire tout ce qu’on a produit en ce genre. Les imprimés seuls donnent 299 publications, au nombre desquelles se trouvent plus de 100 gros volumes : le tout forme 1,220 feuilles typiques, qui représentent environ 400,000 douzaines de syllabes. 50 ouvrages au moins laissent deviner un travail de plus d’une année. Qui connaît de nom seulement leurs auteurs ? En supposant que ceux-ci aient quelque chose à dire au public, quelle chance ont-ils de se faire entendre du milieu de la foule où ils se trouvent comprimés ?

Oui, les temps sont devenus bien durs pour les poètes ! Jadis, quand la Renommée avait des temples, ils en étaient les desservans ordinaires ; mais l’ingrate déesse a vendu aux journalistes ses cent voix et les plumes bigarrées de ses ailes. Les collatéraux de ceux qui furent les dispensateurs de la gloire sont réduits pour eux-mêmes aux sèches annonces qu’il faut payer à la ligne, et que l’abonné remarque trop rarement. Si quelqu’un pense que les fortunes poétiques, si rares de nos jours, sont injustement réparties, qu’il se mette en devoir de signaler les génies méconnus. Nous désirons, pour notre compte, participer à la bonne œuvre, en éclairant ses recherches par le relevé qui va suivre.

Recueils de Poésies, 47 volumes. Celui qui rappelle le chantre des Orientales n’a pas fait grand éclat : c’est qu’il ne révèle aucun changement dans la manière de l’auteur. Toujours un merveilleux instinct du rhythme, une habile construction de la strophe ; des images resplendissantes, mais tellement prodiguées, qu’elles dégénèrent en fatigantes énumérations ; un style abondant, coloré, d’où jaillissent trop souvent les mots à effet, comme ces voix de cuivre qui écrasent aujourd’hui nos orchestres. Le dernier volume de M. Victor Hugo s’est grossi à l’aventure, et selon les caprices de son inspiration. Il n’est donc pas étonnant qu’il renferme beaucoup de pièces d’un intérêt médiocre ; mais on peut dire de quelques-unes qu’elles sont parfaitement belles, car il serait puéril de leur reprocher des inégalités qu’un peu de travail ferait disparaître.

La manie de l’imitation, que beaucoup de gens prennent pour la fièvre du génie, se manifeste jusque dans le choix des titres. Les Chants du Crépuscule ont produit des Rayons du matin, des Brises du soir, et diverses Heures nocturnes, promettant des songes ou des insomnies : on peut choisir. Les femmes ne sont plus pour nos poètes un sexe enchanteur ; les livres qu’on leur adresse s’appellent : Anges et diables ! ou bien Le Chaos, l’Humanité, l’Harmonie ! ce dernier par un ingénieur civil. Les professions de foi sont en grand nombre. On trouve des complaintes religieuses et monarchiques à côté des chants républicains. Un saint-simonien crie : En avant ! un des heureux du siècle sans doute répond Far-niente ! Nous regrettons de ne pouvoir nommer toutes les fleurs poétiques ; il y en a des quatre saisons.

Poèmes, 17, didactiques, dramatiques, satiriques, descriptifs. Plus, deux épopées dans le goût antique, l’une en vingt-quatre chants et deux gros volumes ; son titre est la Pallantiade ; mais le héros véritable, c’est l’auteur. Que dire enfin d’une apocalypse en douze mille vers, la Cité des hommes, par M. Adolphe Dumas ? Faut-il conseiller la lecture de cette œuvre nébuleuse, que de fréquens éclairs illuminent ? N’est-il pas à craindre que les défauts ne nuisent à d’incontestables beautés et ne soulèvent, contre un vrai poète qui se révèle, des préventions qu’il aurait à expier dans l’avenir ?

Les Poésies légères, comme on disait autrefois, opuscules sans portée et rarement livrés au commerce, sont au nombre de 74. — Essais de traductions en vers des poètes étrangers, 14. Les études de cette nature, très profitables à celui qui les entreprend, ne devraient jamais être publiées, ne fût-ce que par respect pour le maître qu’on copie. La toute puissance des grands poètes réside dans l’accord mystérieux, indéfinissable, du sentiment qu’ils expriment, avec le mot, la phrase, et pour ainsi dire le matériel du langage. C’est l’harmonie de l’ame et du corps ; pour peu qu’elle soit faussée, la vie disparaît. Que dirait-on d’un sculpteur dérangeant l’attitude sublime qui donne à une statue antique les caractères de la divinité ? Il est impossible qu’un traducteur, et surtout celui de Virgile, ne tombe pas dans ce travers. La tâche de Delille, recommencée par M. Barthélemy, était, je ne dirai pas au-dessus de leurs forces, mais réellement impraticable. — Poésie politique, 50 pièces, presque toutes inspirées par l’esprit d’opposition. — Chansonniers ou chansons, 32. — Versification latine, 7 pièces, dont un grand poème sur l’Astronomie.

La facilité, ou l’éclat de l’expression, l’instinct métrique, l’abondance des images, ne sont pas des qualités rares chez nos versificateurs : mais leur voix est peu sympathique ; les sentimens qu’ils traduisent sont presque toujours personnels. On rencontre cependant, chez la plupart, un symptôme caractéristique : une mélancolie incurable, le dédain de tout ce qui est, un immense besoin de je ne sais quoi. Le dégoût de la vie est si grand chez plusieurs, qu’ils parlent de s’en délivrer ; deux d’entre eux, sans même avoir le mérite de l’invention, affirment, dans leurs préfaces, qu’ils sont morts depuis six mois. Au cri douloureux de ces ames désolées, nous ne fûmes pas maîtres du premier mouvement de compassion. La réflexion nous rassura sur leur compte. Les libraires, pensâmes-nous, ne spéculent plus sur les vers ; c’est un fait connu de tous ceux qui vivent de leur plume. Sur vingt de ces beaux volumes satinés, dix-neuf sont imprimés aux frais des auteurs. Nous tirâmes de là cette conclusion, que ceux qui peuvent mettre un si haut prix aux jouissances de la vanité, sont peut-être de jeunes infortunés, frais, sémillans, un peu querelleurs, assez contens d’eux-mêmes, très grands poètes pour beaucoup de femmes, et prévoyant, avec une parfaite résignation, le jour des successions ou du mariage qui les fera médecins, avocats, députés, notaires, ou tout simplement hommes de loisir ?

SCIENCES HISTORIQUES.

Les travaux de cet ordre fournissent 290 ouvrages, en comptant les souscriptions, dont l’origine est antérieure à l’année qui nous occupe. Les feuilles-types, non compris les planches gravées, s’élèvent à 10,551, et la multiplication du tirage n’entasse pas moins de 28,000 rames imprimées, c’est-à-dire quatorze millions de feuilles.

Les encouragemens ne font pas faute aux entreprises de ce genre. Il est rare qu’une œuvre importante et purement scientifique n’obtienne pas une subvention du gouvernement. Les libraires spéculent volontiers sur les livres historiques, les seuls à peu près, avec les chefs-d’œuvre de la littérature, qui prennent place dans la bibliothèque du simple particulier. Cette émulation nous conduit à d’heureux résultats. De tant de recherches, de discussions, d’hypothèses, sortira une somme de faits démontrés, de notions inattaquables. Un esprit supérieur rapprochera tous ces points isolés, de façon qu’un sens moral en sorte évident pour tous. Ainsi sera créée la véritable science historique, c’est-à-dire la règle d’après laquelle on devra juger tous les actes sociaux ou individuels.

Si on classait les historiens d’après les procédés de leur composition, on verrait que l’école philosophique, ou plutôt sentencieuse, fondée au dernier siècle, est presque abandonnée, et que la plupart des écrivains n’ont d’autre ambition que d’animer la scène à la manière de Walter Scott, ou de produire des personnages remuans comme les paladins de Froissart. On citerait quelques hommes laborieux, adonnés à la méthode scientifique et expérimentale, dont la révélation est un des beaux titres de l’Allemagne savante. On ferait remarquer enfin que les compilateurs, dont l’unique théorie est de gagner de l’argent, atteignent leur but plus promptement et plus sûrement que tous les autres ; voici comment il leur suffit de prendre la mesure d’une caste sociale, d’un parti politique, et de tailler la matière historique en conséquence. Un libraire commandait à un de ses faiseurs une histoire de Napoléon. — Surtout pas un mot contre lui ; c’est pour la province ! — Il y a de cela quelques mois. Le livre est composé, imprimé, lancé, et court la province aujourd’hui. C’est ce qu’on appelle, en terme du métier, connaître son public.

Parmi les productions de cette année, on ne trouve pas un ouvrage à citer sur les généralités de l’histoire, ni sur la méthode à suivre pour utiliser les faits acquis. Mais cette lacune se trouve en partie comblée par l’excellent traité de Géographie, traduit de Karl Ritter, par MM. Buret et Desor. Il est facile de reconnaître le véritable savant ; ce n’est pas celui qui cite à tout propos : le luxe de l’érudition se procure à peu de frais aujourd’hui. Mais on peut accorder sa confiance à l’écrivain qui énonce nettement l’intention et les procédés de son travail, et donne le moyen d’en vérifier l’exactitude. C’est ce qu’a fait le professeur allemand ; il déclare ne pas s’arrêter aux conditions variables du globe, telles que la statistique, les démarcations politiques ; il s’en tient à l’étude de la terre dans ses rapports avec l’homme physiologique et social, et expose, dans l’intérêt de l’histoire, le théâtre où chaque peuple a exercé son activité. Il ne tombe pas dans le défaut de la plupart des géographes, qui remplacent l’expression naïve de ceux qui ont vu par des descriptions faites à loisir. Il cite les autorités, rassemble les faits, les analyse et conclut. Jusqu’ici, avant de retracer les annales d’un pays, on devait consulter tous les voyageurs qui l’ont parcouru, noter des opinions ou des expériences souvent contradictoires, et en établir la concordance. On économisera le temps exigé par ces préliminaires ; si Ritter accomplit pour tout le globe ce qu’il a déjà fait pour l’Afrique. Ce n’est pas là un médiocre service.

Les expéditions scientifiques de MM. de Freycinet, De la Place, Dumont d’Urville, ont donné lieu à de grands ouvrages qui se complètent lentement, parce qu’on tient à donner une représentation fidèle des objets découverts. Deux régions ont attiré presque exclusivement l’attention des nouveaux voyageurs, l’Amérique du Sud et les Indes-Orientales. La première a été parcourue pendant huit ans par M. Alcide d’Orbigny, qui a rapporté les matériaux d’une grande publication. Plusieurs explorateurs se sont partagés l’Asie ; nous citerons l’Anglais A. Burnes, et Victor Jacquemont, qui a éveillé tant de sympathies par sa spirituelle correspondance.

15 ouvrages se rapportent à l’histoire des religions. Les plus volumineux sont des réimpressions et représentent des doctrines fort opposées. Par exemple, les Annales ecclésiastiques de Béraut-Bercastel, à l’usage du clergé, se trouvent en contraste avec l’Origine des cultes de Dupuis. Les histoires nouvelles (j’en compte 4) appartiennent au protestantisme ou à la philosophie qui découle du principe protestant. On sent que chaque auteur s’est dit, comme M. Matter (Histoire de l’église chrétienne, tom. iv, pag. 481) : « La véritable compétence de notre siècle est de constater ce qui est bien, de juger ce qui est mal. » Mais ce qu’on ne dit jamais et ce que demande tout lecteur sensé, est ceci : De qui notre siècle a-t-il reçu cette juridiction souveraine, et surtout, en vertu de quel principe prononcera-t-il la sentence ? Nous ne croyons pas qu’aucune autre époque ait présenté une plus grande divergence d’opinions et de doctrines.

Les matériaux ne sont pas encore rassemblés pour une histoire des religions. Ce soin repose principalement sur un petit nombre d’orientalistes épars en Europe. La France a fourni, pour son contingent annuel, le Commentaire sur l’un des livres religieux des anciens Parses, traduit du zend par M. Eugène Burnouf ; la partie théologique des Védas, traduite du sanscrit par M. Poley ; et la version, par M. Stanislas Julien, du Livre des récompenses et des peines, qui fait connaître l’une des sectes dissidentes de la Chine.

L’archéologie compte 27 publications. Quatre recueils de Mémoires sont dus aux académies d’antiquaires qui s’organisent dans plusieurs de nos provinces. La civilisation égyptienne est toujours le but d’une légitime curiosité. M. Frédéric Caillaud a eu l’heureuse idée de copier, d’après des monumens authentiques, toutes les scènes ou figures qui ont rapport aux arts, métiers et usages des anciens peuples de l’Égypte, de la Nubie et de l’Éthiopie ; un volume de texte qu’il promet, servira d’explication aux gravures. Les dessins exécutés dans les mêmes contrées, sous la direction de Champollion le jeune, et dont le sens est révélé par ce savant lui-même, sont en même temps publiés aux frais de l’état. Un ouvrage plus curieux encore, puisqu’il révèle aux savans des faits absolument nouveaux, est intitulé : Antiquités Mexicaines. Croirait-on qu’il existât dans les déserts de l’Amérique des villes abandonnées, dont les ruines, dispersées sur une étendue de plusieurs lieues, attestent une civilisation avancée ? Le plan et la structure des monumens de Palenque et de Mitla présentent des ressemblances frappantes avec ceux de l’ancien monde oriental. On y trouve des pyramides, des momies, des inscriptions hiéroglyphiques, des rochers sculptés comme en Égypte, des idoles de forme indienne, des ornemens qu’on croirait grecs. Est-ce l’effet du hasard ? ou faut-il conclure à d’anciens rapports entre les deux hémisphères, à une origine commune, à une conformité primitive de traditions et de croyances ? Les questions soulevées par une telle découverte sont innombrables. Elles occuperont les archéologues assez longtemps pour assurer un succès durable à cette entreprise, l’une des plus intéressantes de l’époque.

7 ouvrages consacrés à l’histoire générale des temps modernes étaient déjà connus, à l’exception de celui où M. de Sismondi retrace rapidement la chute de la civilisation romaine. — Les documens relatifs à l’histoire de France, inédits pour la plupart, ont donné lieu à 18 publications. — France ancienne, 9 ouvrages. Deux histoires des Francs ont été publiées. M. de Peyronnet s’est appliqué à fondre dans une narration animée les textes généralement connus. M. Moke ne raconte pas, il disserte. Tous les faits nouvellement acquis par la philologie, les recherches ethnographiques, l’étude comparée des monumens et des institutions, sont en son pouvoir. Il s’en sert très habilement pour démêler les races européennes, ou, suivant sa propre définition, les masses ayant une langue et un type propres. Telle est la matière du premier volume. Sans vouloir apprécier aujourd’hui la valeur réelle des conjectures de M. Moke, nous pensons qu’à l’avenir on ne pourra se dispenser de consulter son livre lorsqu’on voudra parler des peuples occidentaux. — Histoire contemporaine, 39 ouvrages, inspirés par les évènemens dont la France a été le théâtre depuis cinquante ans. On trouve 9 histoires générales de la révolution. Si l’on s’en rapporte aux titres, Montgaillard serait à sa septième édition, M. Mignet à la sixième, M. Thiers à la cinquième, Dulaure à la troisième. Tous les partis sont représentés par les historiens nouveaux : les légitimistes par M. de Conny, les républicains par M. Léonard Gallois, les constitutionnels par M. Eugène de la Baume. Il est remarquable néanmoins que l’histoire la plus recherchée soit précisément indépendante de toutes les opinions reconnues officiellement par le monde politique. Suivant MM. Buchez et Roux, une révolution dont le principe a été écrit pour la première fois dans l’Évangile : Liberté, fraternité, n’a pas dû sortir de la philosophie du xviiie siècle, laquelle, disent-ils, ne peut engendrer que l’égoïsme. Ils prétendent démontrer que les aberrations des partis qui ont tour à tour dirigé le mouvement, ont été rudement redressées par le peuple, et que le clergé lui-même n’a été frappé que parce qu’infidèle à sa divine mission depuis plusieurs siècles, il faisait cause commune avec les exploitateurs de l’humanité. De là cette conclusion, que la nation française, en demandant l’égalité et la fraternité, obéissait à un principe que l’éducation avait incarné en elle, et qui agissait à son insu avec la force d’un instinct naturel. Cet instinct, ils le nomment esprit chrétien. Est-ce autre chose que ce moteur inconnu, vaguement appelé jusqu’ici esprit démocratique, attribué par les rétrogrades aux mauvaises doctrines, par les libéraux aux progrès des lumières, et que M. de Tocqueville, dans l’ouvrage cité plus haut, accepte comme une loi providentielle ? Le plan de l’Histoire parlementaire est le plus convenable pour appuyer une théorie nouvelle. Une série de pièces authentiques est offerte à la critique du lecteur. Cette volumineuse collection reproduit les séances des chambres, celles des clubs et notamment des Jacobins, des documens administratifs, des extraits de journaux, livres et pamphlets du temps. On ne retrouve les auteurs que dans leurs préfaces et dans l’habile disposition des matériaux. — L’empire, la restauration, la dynastie nouvelle, n’ont pas plus manqué d’historiens. On peut dire que tant d’alimens jetés chaque année à la curiosité publique, l’excitent plutôt qu’ils ne l’apaisent.

— Histoires particulières des provinces et des villes de France, 62 publications. — Annales des peuples étrangers, 19, parmi lesquelles on distingue l’Histoire de l’empire Ottoman, par M. de Hammer, dignement appréciée dans cette Revue, et la Critique du moine Nestor, écrite en langue slave vers la fin du xie siècle, autorité unique pour les premiers âges de la nation russe. L’état politique et moral de diverses nations forme le sujet de 13 ouvrages. La biographie qui en a fourni 31, en y comprenant 4 dictionnaires généraux, ne peut s’honorer que des Mémoires de Mirabeau, rédigés sur des pièces conservées dans les archives de sa famille. — 12 ouvrages se rapportent à l’histoire de l’esprit humain. Nous en signalerons trois : l’Histoire de la philosophie, par le docteur Henri Ritter ; la continuation du grand travail des Bénédictins sur les écrivains de la France, conduite jusqu’à la moitié du xiiie siècle, par des membres de l’Académie des inscriptions ; et la France littéraire, de M. Quérard, le plus vaste et le plus utile des répertoires de bibliographie après celui du P. Lelong. C’est une œuvre de mérite et de dévouement, qui fait un égal honneur à l’auteur et aux éditeurs, MM. Didot, qu’aucun sacrifice n’effraie quand il s’agit d’une entreprise réclamée dans l’intérêt de la science.

Sur 290 ouvrages, les réimpressions figurent pour 50 environ. Il faudrait au moins doubler ce nombre, si l’on y comprenait ceux qui ne sont, par le fait, que des copies, quoiqu’ils se présentent sous un titre et un plan nouveaux.

Impressions diverses. — Les livres en langues étrangères reproduits par les presses françaises s’élèvent à 216. Ils ne donnent pas moins de 3,849 feuilles-types, et la moyenne du tirage dépasse 1,200. Il est fâcheux qu’on ne puisse attribuer l’extension de ce commerce au seul désir de connaître la littérature de nos voisins. Un genre de piraterie dont nous faisons un crime aux éditeurs belges s’exerce chez nous aujourd’hui, sans soulever le plus léger nuage dans les consciences. Par exemple, sur 95 ouvrages anglais, on en compte 42 d’auteurs vivans. Ce sont donc autant d’atteintes à la plus légitime des propriétés. On contrefait même à Paris la Revue d’Édimbourg, de même qu’à Bruxelles, la Revue de Paris et la Revue des Deux Mondes. Quel préjugé bizarre ! notre police correctionnelle ferait justice de celui qui prendrait un shilling à Thomas Moore ; mais lui faire tort de quelques poignées de guinées, c’est de bonne guerre ; ainsi l’a décidé le droit des gens ! — Livres espagnols, 60. Au lieu de nous dépouiller, l’Espagne fait de loyaux emprunts à nos bons auteurs. Les ouvrages traduits du français en espagnol sont très recherchés dans la Péninsule, ou dans ses anciennes dépendances américaines. Ils donnent lieu à un commerce d’exportation qui deviendra considérable, dès que les spéculateurs n’auront plus à craindre le contre-coup des commotions politiques. Parmi les ouvrages italiens, au nombre de 29, on remarque l’analyse des manuscrits italiens que possède notre bibliothèque nationale, faite par le docteur Marsand. — Livres allemands, 7 ; portugais, 4 ; polonais, 19 ; en grec moderne, 2.

Les publications d’un intérêt passager comme les almanachs, catalogues, prospectus, etc., figurent dans l’ensemble pour 4,689 feuilles types. Mais le Journal de la librairie se dispense d’indiquer beaucoup d’autres impressions, qui ne sont pas soumises au dépôt légal, telles que les documens administratifs, mémoires judiciaires, thèses scientifiques, circulaires de commerce, et surtout les feuilles de nouvelles débitées par les publicistes des rues. Ces travaux sont cependant assez multipliés pour occuper un certain nombre de bras dans chaque imprimerie. Enfin, on manque de renseignemens, pour faire entrer, dans l’évaluation générale, les contrefaçons, les livres prohibés, et autres productions clandestines.

JOURNAUX.

Pour compléter l’appréciation du travail annuel de la presse, il faudrait entamer le chapitre du journalisme. Mais la tâche est vraiment inabordable, et possédât-on les renseignemens nécessaires, on n’en serait que plus effrayé. Tout est et restera mystère dans la physiologie de cet organe par lequel se manifeste la vie des nations modernes. Les faits matériels sont des plus variables : les faits moraux échappent sans cesse à l’observation. On ne découvre rien que d’un peu haut, et alors quel spectacle ! Des tribunes qui s’élèvent, d’autres qui s’écroulent. Mille voix se font entendre en même temps, un jour à l’unisson, le lendemain désordonnées, discordantes. Celui qui prend la parole ne sait pas qui l’écoute, si toutefois il a chance d’être écouté ; et lorsque ceux qui reçoivent une opinion en connaissent la source, c’est tout au plus par les deux ou trois syllabes qui composent un nom. Les avis ainsi lancés se heurtent, se repoussent, s’absorbent, et font leur chemin plus ou moins long, selon le nombre de feuilles que l’oracle a jetées au vent. Et cependant ce pêle-mêle de mots provoque une fermentation qui féconde certaines idées. Qu’un homme habile s’en empare, il peut faire école, acquérir de l’autorité, et fonder en faveur de ses adeptes une dynastie de réputations. C’est ainsi qu’il arrive en politique, en morale, en littérature, en science, y compris la grande science du savoir-faire. Et le public ? Il regarde avec complaisance le siècle qui marche, de même que l’écolier voit marcher arbres et maisons semés sur la rive, quand c’est le courant qui l’entraîne, Dieu sait où !

La première notion sur les journaux, leur existence, n’est pas même facile à établir. On peut bien dire : Tant de feuilles paraissaient tel jour ; mais le calcul n’est déjà plus valable le lendemain. Il faudrait tenir un compte courant pour les naissances et les extinctions. Contentons-nous d’indiquer le nombre des journaux existant à l’époque qui est notre point de départ, le premier janvier 1835.

Il serait injuste de confondre dans la foule les grandes entreprises dont la vie matérielle est suffisamment garantie par le succès, ou par le dévouement des fondateurs : ce sont les feuilles quotidiennes, qui ont voix délibérative sur toutes les questions du moment ; on en comptait 21 ; — les Revues, consacrées plus particulièrement aux discussions plus graves, plus développées, de l’ordre historique, philosophique ou littéraire, et qui font souvent œuvre d’art en abordant les arides problèmes qui intéressent la société ; 3 ou 4 méritaient d’être distinguées : — enfin, les petits journaux satiriques, au nombre de 5.

Le surplus peut être enrégimenté de la sorte : Journaux politiques, non quotidiens pour la plupart, et merveilleusement assortis en nuances, 27 ; religieux et moraux, 24, dont 10 protestans ; — législation et jurisprudence, 38 ; — économie politique et administration, 3 ; — histoire, statistique, voyages, 12 ; littérature, 44 ; — beaux-arts, peinture et musique, 9 ; — art théâtral, 2 ; — sciences mathématiques et naturelles, 15 ; — médecine, 28 ; — art militaire et marine, 12 ; — agriculture et économie rurale, 22 ; — commerce et industrie, 23 ; — instruction publique, 7 ; — à l’usage des femmes, demoiselles et enfans, 20 ; — modes, 11 ; — recueils pittoresques, 4 ; — annonces, 7 ; — divers recueils inqualifiables, 12.

Total pour Paris seulement : 347.

La presse départementale répandait de son côté 258 journaux, savoir Politique et administration, 153 ; — recueils purement littéraires, 4 ; — feuilles destinées aux nouvelles locales, à la publicité commerciale et judiciaire, 101. Trois départemens étaient privés de journaux indigènes, les Hautes-Pyrénées, les Hautes-Alpes et les Basses-Alpes, D’autres au contraire, comme le Nord et la Seine-Inférieure, en comptaient jusqu’à 15 ou 16.

Entrons maintenant dans le détail des tentatives faites en 1835. — Journaux ou magasins littéraires ; 32 ; — politique, 7 ; religion et morale, 9 ; — jurisprudence et législation, 11 ; — sciences exactes, 4 ; — médecine, 3 ; — enseignement, 5 ; — agriculture, commerce, industrie, génie militaire, 16 ; — à l’usage des enfans, 7 ; — modes, annonces, 12 ; — en langues étrangères, 3. Total : 109 journaux, dont 25 fabriqués en province, et sans y comprendre 38 autres, dont nous sommes menacés par autant de prospectus. Si toutes ces entreprises étaient poursuivies, la France posséderait 752 journaux !

On pourrait croire, à cette concurrence effrénée, que le journalisme est une source de fortune. L’erreur serait grande assurément. On ne citerait pas à Paris vingt administrations en état de prospérité réelle, sur les trois à quatre cents qu’on y compte toujours en exercice. Il est moins facile de trouver des abonnés pour soutenir un journal, que des actionnaires pour le fonder. Les incorrigibles sont d’ordinaire des ambitieux politiques, des inutiles, qui ont la maladie des succès littéraires, des spéculateurs qui cherchent les échos. Cet impôt, fourni par l’amour-propre et la cupidité, est intarissable. À quoi sert-il en dernier résultat ? À donner quelques mois d’existence à des feuilles dont nous voyons les lieux publics inondés, qu’on vous met en main dans la rue, qu’on glisse sous votre porte ; feuilles sans mission et sans lecteurs, et qui, n’ayant, pour être remarquées, qu’à harceler, ce jour l’un, et l’autre demain, jettent une sorte de discrédit sur le droit de publicité par la presse, importante conquête, achetée au prix de deux révolutions.

On céderait moins étourdiment à la malheureuse pensée de créer un journal, si, au lieu de se promettre l’influence de quelques directeurs, on recherchait par quelle somme de travaux ils l’ont acquise. Entrevoir, dans ce remuement confus qu’on nomme la société, un intérêt positif à représenter, ou un besoin moral à satisfaire ; étudier tous les hommes de la littérature, et mettre en balance, d’un côté leur nom, et de l’autre leur talent ; obtenir la coopération des plus dignes, se défendre des inévitables ; conserver ce corps de rédaction formé à grand’ peine, et dont l’irritabilité est proverbiale ; et puis, chaque jour, disposer le moule pour recevoir toute cette verve qui bouillonne ; varier à l’infini les matériaux, sans détruire l’unité d’effet et d’intention : voilà l’œuvre intellectuelle. Celle de l’administrateur n’est pas moins compliquée. La tâche dans son ensemble exige des facultés qui paraissent s’exclure, et on peut concevoir sans peine pourquoi tant de journaux languissent, faute de direction.

Le plus grand obstacle à l’amélioration du journalisme est dans la législation qui pèse sur lui. Les gouvernemens successifs de la France, n’osant pas attaquer en face un pouvoir rival du leur, ont imaginé de le ruiner par un système de taxes et de prohibitions. Le moyen était excellent pour fausser l’institution. C’était attirer les fonds des capitalistes vers un genre d’opérations érigé en privilége. Les directeurs de la presse, obligés de prélever, pour le fisc, la plus nette part du produit, n’ont pu offrir aux écrivains qu’une rémunération insuffisante. Nécessité pour ceux-ci d’écrire beaucoup, de partager leur plume entre plusieurs entreprises, quelquefois même de changer d’encre, selon la couleur de chacune.

En Angleterre les presses politiques et militantes sont écrasées d’impôts. Il y a franchise, au contraire, pour les recueils consacrés à la science, à la philosophie, à la littérature. Ils circulent librement, sans subir la griffe du timbre qui fait tache sur chaque feuille, ni les services onéreux des bureaux de poste. Un editor capable de distinguer les hommes de mérite peut leur offrir une position dans la société, en rapport avec l’espèce de sacerdoce qu’ils y doivent remplir. Aussi les revues anglaises, qui livraient en général des articles plus sévères que la presse quotidienne, ont-elles acquis, dans l’intérêt du pays, une immense influence. Elles dominent toutes les discussions, dirigent réellement les esprits, et tempèrent l’irritation qu’y entretient la polémique journalière. Ces résultats évidens ont conduit les hommes éclairés de la Grande-Bretagne à désirer l’affranchissement de la presse quotidienne, et l’abolition complète du timbre est actuellement l’objet de leurs efforts.

En France, nous trouvons dans plusieurs de nos journaux politiques des pages improvisées sur une question soulevée la veille, et qui, par cela même, annoncent une singulière activité d’esprit. La presse périodique est peut-être plus riche encore, puisque les meilleurs volumes de 1835 sont des emprunts faits par la librairie aux recueils les plus estimés. Si la presse périodique n’a pas encore en France toute l’importance dont elle jouit en Angleterre, il ne faut s’en prendre qu’aux entraves de toute espèce qu’on se plaît à semer sur sa route. Si les directeurs, ceux du moins qui sont hommes de sens et de bonne intention, pouvaient consacrer à la rédaction les sommes énormes englouties par l’impôt, ils s’empresseraient de réaliser les améliorations dont ils sentent mieux que tous autres la valeur.

RÉSUMÉ GÉNÉRAL.

Rappelons ici nos précédens calculs sur la librairie. 82,298 feuilles typographiques, multipliées par 1,500, moyenne approximative du tirage, ont répandu cent vingt-cinq millions de feuilles imprimées. Le journalisme, dont la production ne peut être établie rigoureusement, livre au public une matière non moins abondante, eu égard à la petitesse des caractères qu’il emploie ; et le nombre des feuilles qu’il met en circulation, n’est peut-être pas inférieur à celui du commerce régulier. En admettant cette évaluation, on publierait chaque jour en France la valeur de vingt volumes in-8o, ou 2,560,000 pages pour l’année entière. Enfin, cinq cent mille rames de papier au moins ont reçu l’impression. Si toutes ces feuilles étaient ajoutées l’une à l’autre, de façon à former un immense ruban, on en ferait trois fois le tour de la terre !

Quand on examine l’accroissement annuel des produits de la presse, on a peine à retenir des phrases banales sur l’activité des esprits, et la diffusion des lumières. Mais revenu du premier saisissement, on reconnaît que la masse du papier noirci est plutôt un embarras qu’une richesse, et qu’on ne doit tenir compte que des travaux réels, achevés, nécessaires, soit qu’ils répondent aux besoins matériels ou à ceux de l’intelligence. D’après ce principe, un inventaire consciencieux de plus de quatre mille ouvrages, n’ayant fourni qu’un très petit nombre de livres durables, on doit en conclure que l’année 1835 a été des plus stériles.

Cette impuissance n’annonce pas l’affaissement du génie national ; elle s’explique très naturellement par la constitution présente de notre société littéraire. Les deux révolutions opérées au profit de l’intelligence ont propagé les habitudes studieuses. Pour les classes favorisées, le goût de la lecture est devenu un besoin, dont la satisfaction est impérieusement commandée par l’hygiène de l’esprit. Mais en même temps se développait l’industrie dont l’instinct est de spéculer sur tous les besoins. La fabrication des livres s’étendit bientôt au point de sortir du commerce ordinaire de la librairie. Le premier venu, avec un peu d’argent ou de crédit, et sans autre apprentissage que celui du charlatanisme, leva enseigne d’éditeur. Les ressources du public paraissant s’accroître en même temps que la production, on se figura qu’elles étaient inépuisables ; et on fit tant de bruit des succès obtenus, que la fureur des entreprises littéraires s’est glissée partout comme une véritable épidémie. Elle en est aujourd’hui à ses derniers excès. On n’imaginerait pas le nombre de gens qui ont un intérêt quelconque à la vente du papier imprimé. Qu’un homme habile, ou du moins connu pour tel, parle d’un nouveau journal, ou de quelque grande publication, la race béante des actionnaires s’attroupe autour de lui. Si on dressait une liste de ceux qui tiennent ouvertement boutique de livres, on y trouverait toutes sortes de professions, depuis le capitaliste jusqu’à l’épicier. En brocantant le gage des sommes qu’ils avaient prêtées, ou les rebuts du commerce achetés à vil prix, le mal de l’époque les a gagnés, et ils en sont venus à mettre sous presse des livres de leur choix.

Si l’industrie ne tendait qu’à la multiplication des bons ouvrages, tout serait pour le mieux ; mais le contraire arrive nécessairement. On ne peut pas exiger du spéculateur qu’il entreprenne à ses frais le redressement de la société. Il s’en fait plutôt le complaisant, et s’il en devine les faiblesses, c’est pour les caresser. Il favorise de tout son pouvoir les brusques transitions de la mode, qui renouvellent les chances de vente. Opérant d’ordinaire avec les seules ressources du crédit, il faut qu’il réalise en un temps donné, comme dans les marchés à terme de la Bourse. Il étudie donc le dernier goût, ce qui est de nature à s’enlever, et selon l’opinion qu’il s’est formée, il décide du genre et de la forme des ouvrages, de la nuance du style, de la doctrine politique ou morale qu’il est bon de préconiser. Ainsi, l’instinct commercial de l’éditeur est devenu la principale règle de l’écrivain, et la littérature, rabaissée à un rôle subalterne, reçoit l’impulsion, au lieu de la donner.

L’agiotage a prise également sur les hommes distingués. Il les obsède et les séduit par des avantages présens ; il les arrache à la tâche qu’ils avaient mesurée à leurs forces, et les accapare pour exploiter, non pas leur talent, mais leur influence. Qui n’a pas remarqué les mêmes noms sur tous les prospectus, à peu près comme les figurans qu’on retrouve dans toutes les armées de théâtre ? Cependant, si la main des maîtres se fait sentir, c’est à peine dans les débuts d’une entreprise. Dès qu’elle entre en pleine vogue, on veut profiter du bon vent. On écarte ces écrivains maladroits qui ont besoin pour produire d’études et d’application, et on appelle ces ouvriers à la feuille, dont la spécialité est d’écrire toujours et sur toutes choses, pour et contre toutes. Ce qui nous a souvent frappés dans les opérations ainsi conduites, c’est leur merveilleuse élasticité. Le succès les enfle au-delà des proportions raisonnables. Les souscripteurs perdent-ils patience, on tourne court, et la clôture a lieu. La tête d’un ouvrage se trouve monstrueuse, et le corps d’une maigreur à faire pitié.

Pour la majorité des écrivains, il y a impossibilité absolue de se distinguer, quelles que soient d’ailleurs leurs facultés. L’expérience démontre qu’on bat monnaie en tenant fabrique de choses médiocres, et que celui qui ne voudrait produire que des ouvrages achevés, ne pourrait pas vivre de sa plume. Chacun est rétribué, non pas selon la valeur morale, mais d’après la masse qu’il fournit. Les meilleurs ouvrages sont évidemment les plus courts : or, supposons que pour atteindre cette rare perfection, on se fasse un devoir de resserrer la trame et d’épurer les couleurs qui doivent l’embellir, on aura réduit le volume de moitié, et on recevra moitié moins que pour la première ébauche. Est-on dédommagé par l’empressement du public ? l’éveil est donné aux contrefacteurs. Nous ne parlons pas seulement des étrangers. Les plus dangereux, à notre avis, sont les copistes qui s’emparent aussitôt des intentions, du cadre, et des élémens nouveaux qui donnaient du prix à l’original.

Le désintéressement de l’écrivain n’est pas même une condition d’indépendance. Si, pour ne rien sacrifier aux intérêts commerciaux, il fait les frais d’impression, il ne trouve plus ni marchands, ni critiques, ni lecteurs. Les livres ne peuvent pas se passer de l’industrie des libraires, et ceux-ci ne se remuent jamais qu’en proportion des avances qu’ils ont besoin de réaliser. Ce qu’on appelle la critique n’est, en général, qu’un vaste système de publicité, organisé par les gens d’affaires qui s’en réservent, autant que possible, la disposition. On compte, il est vrai, un très petit nombre de juges consciencieux et exercés ; mais ils ne s’adressent guère qu’aux noms célèbres, et aux ouvrages dont l’apparition est un événement. Une tentative isolée, privée du savoir-faire d’un spéculateur, n’a donc pas la moindre chance de salut ; elle doit mourir, étouffée dans la foule, et complètement ignorée du public.

L’imprudent qui a livré son avenir aux chances de la littérature, a bientôt fait l’épreuve de ces difficultés. Quel parti suivre ? Briser sa plume, et se rejeter dans l’une des carrières appelées libérales comme par dérision ? Mais il les trouve toutes encombrées, et d’impitoyables calculs lui apprennent que sur le nombre des sujets sortant de nos écoles supérieures, cinq mille par année restent forcément sans emploi. Réduit à choisir un état, il se décide ordinairement pour celui qui choque le moins les habitudes de son esprit. Il se fait ouvrier littéraire. Ses inspirations seront mesurées sur celles d’un libraire. Il apprendra de lui la science des succès productifs, qui consiste à faire des choses communes, pour le commun des intelligences. Désormais le seul prix qu’il mette à son labeur, c’est le réel des gens d’affaires, c’est le bien-vivre que procure l’argent ! et il en vient à ne plus voir que deux races parmi les hommes d’art : ceux qui gagnent de l’argent, et ceux qui n’en savent pas gagner !

Ainsi, par une inévitable contagion, la lèpre éternelle du marchand, l’avidité, a gagné l’écrivain. La plaie est au vif depuis dix ans : elle frapperait de mort notre belle littérature, si nous ne touchions pas à une de ces époques douloureuses où l’excès du mal provoque une crise salutaire. Nous avons dit comment la spéculation avait perverti l’œuvre de l’intelligence. La spéculation abandonnera le métier dès qu’il sera reconnu mauvais. Nous croyons que ce jour n’est pas loin. Qu’on nous permette de parler un instant le langage des hommes d’argent : c’est le seul moyen d’être compris de ceux qui dédaignent toutes les autres langues.

On porte à 38 sur 100 le nombre de Français sachant lire, c’est-à-dire à douze millions d’individus environ. Mais ce chiffre comprend depuis la petite industrie dont on connaît les instincts bornés, jusqu’aux nécessiteux qui ont appris dans les écoles de charité à faire la distinction des lettres. Raisonnablement, on ne peut attribuer le désir et la faculté d’acheter des livres qu’à ceux qui composent la véritable aristocratie de l’époque : au corps électoral, représentant la fortune du pays, et aux classes qu’on suppose instruites, comme le clergé, l’ordre judiciaire, les médecins, les lettrés de profession, ceux qui se livrent à l’enseignement, les rentiers, et jusqu’aux fonctionnaires civils et militaires. Or, le cercle de ces privilégiés, que nous élargissons à dessein, n’embrasse pas même 500,000 individus, et pour un quart de cette classe, le revenu annuel, soit en capital, soit en salaires, descend à moins de mille francs. Si on établit le nombre des lecteurs, non plus d’après la richesse, mais en raison du développement intellectuel, on arrive à des conclusions plus rigoureuses encore. La plus grande partie de ce qu’on imprime, tant en volumes qu’en journaux, est destinée aux gens éclairés, et les livres de la lecture la plus facile sont souvent incompréhensibles pour ceux qui n’ont pas reçu l’éducation littéraire : c’est le nom qu’on donne à celle des colléges, des séminaires, et des pensionnats particuliers. Ce triste avantage est réservé seulement à 100,000 élèves, qui, renouvelés par huitièmes, entrent annuellement dans le monde au nombre de douze mille. Qu’on juge maintenant à quoi se réduit la portion intelligente de la société ! Quelle que soit la base du calcul, et toutes compensations établies, il reste démontré que la presse travaille pour un cinquantième de la nation française. C’est pour cette imperceptible minorité qu’on a publié en 1835 plus de 4,000 ouvrages et plus de 700 journaux. Demandons-nous si cette minorité peut fournir le capital exigé pour couvrir avantageusement les avances faites, lesquelles, en comprenant les honoraires des auteurs et les frais accessoires, doivent dépasser cinquante millions de francs !

La somme totale des entreprises littéraires laisse pour résultat annuel un déficit effrayant. À défaut du bon sens qui le démontre, les spéculateurs étourdis l’apprendront bientôt par de rudes avertissemens. Ils sentiront que publier des ouvrages sans but, faits au courant de la livraison, et qui ne doivent leur physionomie qu’au reflet capricieux de la mode, c’est engager son argent à la plus dangereuse des loteries. Au lieu de se laisser éblouir par de rares fortunes, ils ouvriront les yeux sur le tableau des sommes englouties en pure perte. Nous ne craignons pas de l’affirmer : les illusions touchent à leur terme, et nous verrons diminuer progressivement le scandaleux agiotage, qui appauvrit, en même temps que les individus, les idées qu’on déflore, le langage qu’on énerve, et le bon sens public, qu’on assourdit impudemment.

Nous avons exposé de bonne foi un ordre de choses qui tend à la ruine des talens formés, comme à l’égarement de ceux qui s’élèvent. Il s’en faut que la matière soit épuisée. Nous l’avons indiquée seulement, afin que chacun y pût appliquer ses réflexions et sa propre expérience. Il faut reconnaître à l’époque présente une force capricieuse et diffuse, des intentions hardies, une vive impatience de connaître : ce sont les jets d’une sève ardente, auxquels ont manqué trop souvent les conditions de la maturité. Assurément, si les œuvres font défaut, les hommes ne manquent pas. Qu’une révolution s’accomplisse dans ce régime littéraire dont nous avons signalé les vices, et on verra paraître encore de ces monumens achevés, qui honorent également l’esprit qui les conçoit, et la société où ils se produisent.


A. C. T.
  1. Nous avons apprécié autrefois ce livre dans la Revue.