La Princesse Prométhée

La bibliothèque libre.
LA PRINCESSE
PROMÉTHÉE



I.

Un soir, entre quatre et cinq heures, dans le coin d’un salon qui eut sa gloire comme Babylone et comme Tyr, et qui a disparu comme ces cités, j’entendis parler de lady Byron. On disait que l’auteur de Don Juan s’était donné des torts bien graves envers elle, on la plaignait, on la béatifiait, on offrait comme holocauste à son souvenir la mémoire flagellée et déchirée de son glorieux époux. J’étais à cet âge où les moins bons d’entre nous ne sont pas encore aptes à s’enrôler dans la grande légion des pharisiens, où la passion éternelle de tous les hommes divins nous arrache des élans d’une pitié enthousiaste et profonde. En moi-même, je pris parti pour Byron, et je me dis qu’il se commettait devant moi, à coup sûr, une des iniquités quotidiennes qui sont le fond, l’âme, la vie de ce qu’on nomme la conversation.

Plus tard, bien loin de l’heure et des lieux où mon cœur sentit la rapide étreinte des émotions que je retrouve aujourd’hui, des faits inattendus ont donné raison aux instincts de ma jeunesse. Ces faits, j’essaie maintenant de les recueillir. Puissent-ils avoir pour d’autres l’éloquence qu’ils ont eue pour moi! Ce ne sera pas d’une seule apologie qu’ils se chargeront, car dans ce monde nulle existence n’est isolée, nul homme n’est le représentant de sa seule pensée, nulle victime n’est immolée pour ses seules vertus ou ses seules fautes. — Connaissez-vous le prince Prométhée Polesvoï? Son nom éveillait en mon esprit, avant l’instant où je fus appelé à le voir, des souvenirs un peu confus, je l’avoue, mais cependant assez vifs. Je savais qu’il existait en Russie un poète moins correct peut-être que Pouchkine, mais d’une veine plus originale et plus hardie, qui n’avait pas craint, dès ses débuts, de monter sur le trépied où l’on est assailli par ce qu’ont de plus puissant et de plus orageux les souffles de l’inspiration. Polesvoï a écrit de grandes compositions théâtrales où, remontant aux sources mêmes de l’art dramatique, il prend pour matière l’histoire de son siècle, et pour personnage suprême sa nation. Son Incendie de Moscou faisait répandre, il y a quelques années, à un public russe, les larmes qu’arrachaient jadis aux yeux des Grecs la célèbre tragédie des Perses. À ces gigantesques tentatives il a joint maints autres essais. Sa petite pièce, le Troisième Amour, dénote une science singulière du cœur féminin en ce temps-ci. Quelle que soit d’ailleurs la manière dont on le juge, ce qui est certain et ce que je veux uniquement établir, c’est qu’il appartient à cette race d’hommes, en même temps aimée et maudite du ciel, que Dieu répand parmi nous, comme les étoiles dans son firmament, pour briller, mais d’une lumière vacillante, disparaissant dans les tempêtes, pâlissant au passage des moindres nuées, et, alors même que tout est paix et douceur autour d’elles, que l’air est pur et transparent, rayonnant d’une lueur inquiète dont on se sent presque aussi attendri que charmé.

Ne cherchez point en Russie des gens de lettres proprement dits. La classe des génies, tantôt bienfaisans, tantôt malfaisans, qui chez nous ont remué tant de choses, n’existe point dans ce pays-là. Il n’est pas permis à une créature terrestre de s’y faire uniquement esprit. Polesvoï a suivi la carrière des armes que lui imposait la condition où il était né. Il s’est montré un brillant soldat, et cela devait être; malgré l’histoire plus ou moins vraie d’Horace et de son bouclier, un grand poète, j’en suis sûr, sera d’ordinaire un vaillant homme; le même élan arrache à la terre, pour la porter au-devant des puissances inconnues, l’âme valeureuse et l’âme inspirée. Maintenant, d’où venait à notre héros ce nom étrange de Prométhée? D’une fantaisie de son père, le prince Démétrius Polesvoï, qui, semblable à presque tous ceux dont sont nées des créatures de génie, fut lui-même un être tout rempli d’une intelligence puissante et singulière. Admirateur passionné des lettres antiques et particulièrement du théâtre grec, le prince Démétrius, malgré la dissertation de Tristram Shandy, ne craignit pas d’imposer à son fils le nom plein de mystérieuse grandeur qui rappelle les premières et funestes amours de l’âme humaine et de l’idéal.

Il y avait devant Sébastopol un officier d’artillerie dont une humble colonne au fond d’un ravin et un petit article du Courrier Nantais sont aujourd’hui toute la gloire. Raymond de Caylo, c’est ainsi qu’il s’appelait, tenait à la Russie par une alliance assez proche. Une de ses tantes avait épousé ce prince Démétrius Polesvoï dont j’ai parlé à l’instant. Cela n’empêchait point Raymond d’envoyer consciencieusement le plus d’obus et de boulets possible aux défenseurs du tsar, sans s’inquiéter s’il avait parmi eux quelque cousin. C’était du reste un homme d’un esprit original, élevé et un peu exalté, grand partisan du comte Joseph de Maistre, pensant comme lui sur la guerre, persuadé comme lui que le sang humain n’est jamais répandu inutilement, qu’il efface une faute et fait apparaître une vertu sur tout point de ce monde où il coule. Un soir de ce premier hiver où chaque heure de tant d’existences fut marquée par une souffrance et par une lutte, Raymond était dans sa tente, écoutant d’une oreille distraite le bruit de la toile fouettée par la neige et secouée par le vent, quand un message inattendu le tira brusquement de sa rêverie. Un soldat lui remit un petit mot d’une écriture inconnue, trahissant une main tremblante comme celle d’un malade ou d’un blessé : « Si vous avez envie, disait ce billet, de voir un parent fort mal accommodé, et contraint à faire dans votre armée un séjour involontaire, venez à l’ambulance du quartier-général. Ce parent n’est pas un prisonnier très sûr. La mort et lui se font des signes, et il est capable d’être libre d’une heure à l’autre. Hâtez-vous donc, mon cher cousin. » Au bas de ces lignes, on lisait fort distinctement le nom de Prométhée Polesvoï.

Raymond se mit sur-le-champ en route à travers vent, neige et ténèbres. Il parvint à cette sorte de toiture moitié en toile, moitié en planches, qui produisait un si étrange effet en s’élevant directement du sol. Ce toit couvrait une grande tranchée; cette tranchée était l’ambulance. Raymond parcourut ce long corridor que venait d’encombrer une affaire dont les derniers coups de fusil se faisaient encore entendre. Il aperçut dans un coin de ce sombre gîte, entre une couverture tachée de boue et un drap couvert de sang, une figure qui lui fit dire : « Voilà celui que je cherche. » Polesvoï a un regard dont il est impossible de ne pas s’inquiéter. Ses prunelles fauves, inondées d’une flamme noire, tantôt s’arrêtent sur vous, ardentes et immobiles comme si elles allaient s’élancer hors de leur orbite, tantôt s’agitent à droite et à gauche, possédées du mouvement des bêtes carnassières que l’on enferme dans des cages. Ces singuliers yeux pourtant, malgré leur habituelle sauvagerie, ont parfois une expression pleine de douceur : alors, comme la musique des maîtres allemands, ils portent sur leur fluide rêveur tout un monde de choses passionnées et tristes. La bouche, par instans moqueuse, a toujours de la bonne grâce; on sent une porte destinée à des paroles élégantes et fières. Le visage ne cesse jamais d’être pâle; il semble fait de cette chair dont parle la Bible, qui a senti passer le souffle des esprits et qui est restée livide.

Si Raymond comprit qu’il était en présence de Polesvoï, le Russe, de son côté, reconnut sans hésitation son cousin, et d’une voix enjouée, qu’on ne se fût certes pas attendu à entendre dans un pareil lieu, sortant d’une semblable bouche :

— Je vous salue, dit-il, monsieur le vicomte de Caylo, et je vous remercie d’avoir si promptement répondu à mon appel. Je me félicite de n’avoir jamais médit de la guerre; c’est par excellence la mère des aventures, ce qui fait qu’elle nous envoie aussi bien les bonnes que les mauvaises rencontres.

Et comme Raymond lui prenait la main : — Je vous ai reconnu, ajouta-t-il avec un accent qui cette fois avait quelque chose de singulièrement ému, à votre regard et à vos cheveux, qui ont vivement éveillé en moi le souvenir de ma mère.

Puis il continua, en reprenant son premier ton : — J’ai une balle dans la cuisse qui a fort endommagé un de mes os, et un coup de baïonnette dans la poitrine qui est d’une portée très mystérieuse. J’ai voulu en quittant ce monde, mon cher cousin, vous dire en même temps bonjour et adieu, puis aussi vous demander un petit service que voici.

Alors il expliqua en peu de mots à son parent qu’après l’avoir fait prisonnier, on lui avait pris tous les papiers qu’il avait sur lui, dans l’espoir sans doute de trouver quelques documens précieux. Or ce qui était sur sa poitrine, et ce que la baïonnette même avait percé, ne pouvait intéresser en rien les assiégeans de Sébastopol : c’était une lettre en français d’une femme qu’il aimait de toute son âme.

— Votre lettre vous sera rendue, s’écria Caylo, et vous ne mourrez pas, mon cousin, car les gens qui sont aimés ne meurent pas, à ce que l’on assure.

— Je vous ai dit que j’aimais, mais non pas que j’étais aimé, répondit Prométhée avec un sourire dont s’illuminèrent son pâle visage et jusqu’à ce grabat sanglant sur lequel il était étendu. Je ne suis pas sûr, au contraire, que ma mort ne soit pas un soulagement pour celle qui a été la domination capricieuse, changeante et adorée de toute ma vie. Peu importe du reste : nous n’avons le temps, ni vous ni moi, l’un de faire, l’autre de recevoir des aveux. Que je revoie cette écriture, qui a été, je puis le dire même en ces derniers jours, l’unique source de mes émotions; que je ne laisse pas à des étrangers le plaisir profane de commenter ces paroles d’amour, choses vivantes, sublimes, sacrées, pour les cœurs où elles doivent être enfermées, et vaines apparences, formes ridicules et misérables pour les esprits où les transporte un jeu indiscret des destinées! Enfin que j’aie cette lettre, mon ami, que je l’embrasse encore une fois, que je la brûle, puis que j’aille en rejoindre les cendres! Tel est mon seul désir en ce moment. Partez, et je tâcherai de vivre jusqu’à votre retour.

Raymond s’éloigna, l’esprit préoccupé et le cœur tout rempli d’émotion. Il se sentait avec étonnement une bizarre énergie d’entrailles pour ce parent inattendu. Sans être soi-même la passion, lorsqu’on vit tout à coup près d’elle, on s’aperçoit aussitôt que l’on est transformé. On est renouvelé, rajeuni; on respire à pleins poumons des bouffées d’un air âpre et puissant, semblable à celui qui nous vient des grandes cimes à travers le chemin des montagnes. Le soir même, Raymond obtenait la lettre réclamée et l’autorisation de faire transporter son cousin sous sa tente. Le prisonnier était confié aux soins de son parent jusqu’au moment où il pourrait supporter une traversée.

Malgré leur gravité, les blessures de Polesvoï n’étaient point mortelles. Au bout de quelques jours, il y avait sur le lit dressé auprès du lit de Caylo un malade de la société la plus attachante. Le Russe et le Français s’oubliaient dans des causeries démesurées. Cependant Raymond étant obligé d’aller aux tranchées, son hôte alors restait seul. Pour occuper de longs et tristes loisirs, Prométhée, dont la guérison faisait chaque jour des progrès, avait demandé de quoi écrire. Soulevé sur sa couche, enveloppé dans des couvertures, il consacrait des journées entières à un passe-temps qui lui semblait toutefois bien moins tenir du travail que de la rêverie et du souvenir. Quand on les a vues, ces pages couvertes par une écriture tantôt lente, tantôt hâtive, où l’on surprend chaque élan et chaque défaillance d’une âme tour à tour esclave et maîtresse de sa douleur, quand un funeste événement les a produites au jour, ce n’est ni un roman, ni un drame qu’elles nous ont donné. Raymond avait complété l’histoire qu’on va lire avec des paroles où l’on sentait une double vie, celle du cœur dont elles étaient sorties, celle du cœur qui les avait reçues; mais toute existence va en s’effaçant dans ce monde, même cette existence idéale qui est le dernier refuge de nos espérances; tout se refroidit, même la pensée. Voici ce qui me semblait si vivant, et ce qui peut-être est glacé déjà.


II.

Le prince Polesvoï subissait le charme magnétique dont Paris est doué comme l’Océan. Paris l’avait attiré du fond de la Russie. C’est là qu’il devait trouver l’apparition si redoutable et si désirée dont un moraliste français a mis l’existence en doute. Dès ses débuts dans la vie parisienne, il rencontra la princesse Anne de Cheffai. On sait que Mme de Cheffai s’appelait Mlle de Béclin, car tout le monde connaît sa mère, la célèbre Isaure, qui a joué un rôle si important dans la vie de notre pauvre Prométhée. M. de Béclin, tout en étant cet héroïque Vendéen dont le nom se mêle aux faits les plus douloureusement glorieux de notre histoire, sacrifia un peu à ce que tant de gens appellent, avec une résignation pleine de douceur, les exigences de la société actuelle. Il épousa sous la restauration la fille d’Odouard le banquier, à la grande joie des journaux libéraux du temps, qui annoncèrent l’alliance du Vendéen et du financier, en disant qu’un heureux mariage réunissait deux familles de partisans. Du reste, Odouard, quoiqu’il eut fait d’excellentes affaires avec la république et avec l’empire, songeait depuis très longtemps au retour possible des fils de saint Louis : il était d’une opposition élégante, faisait des visites à Coppet, citait M. de Chateaubriand. Enfin, pour honorer le moyen âge aux premières heures de sa résurrection, il avait donné à sa fille le nom d’Isaure. Ce fut cette Isaure qui vint, avec quelques millions et sa harpe, habiter l’hôtel de Béclin.

Quoi qu’il en soit, le grand marquis, — car les familiers de M. de Béclin lui donnaient quelquefois cette appellation de M. de Montross, — le grand marquis, dis-je, aurait épousé une descendante des rois de Grenade, que sa fille n’eût pas apporté en naissant une plus profonde et plus complète distinction: on ne peut comparer Anne à personne. C’est une de ces créatures que les romanciers mettent habituellement dans leurs livres en hors-d’œuvre, types charmans que se réserve la pensée même du poète pour sa plus intime, sa plus chère et sa plus complète expression, habitantes d’un monde à part, qui font pâlir toutes les héroïnes près de qui elles sont placées. Vous avez nommé Fenella, Rébecca, Mignon, et vous n’avez encore qu’une idée incomplète d’Anne de Béclin, car son suprême, son divin mérite, c’est d’être elle. Plus d’un peintre a fait son portrait, mais son image n’existe que dans un cœur d’où l’on ne peut point l’arracher. Là elle est tout entière, depuis cette sombre chevelure aux ardens reflets, toute baignée d’électricité amoureuse, jusqu’à ces petits pieds où se mêlent une dignité de patricienne et une grâce de bohème.

M. de Béclin voulut donner pour mari à sa fille le fils d’un de ses compagnons d’armes. Malheureusement le prince de Cheffai, que nos contemporains ont connu, n’avait rien du guerrier illustre qui partagea avec le prince de Talmont l’heureuse fortune de rajeunir la gloire d’un vieux nom par un héroïsme poussé jusqu’au martyre. Le mari d’Anne était un petit homme maigre et sec, à la tournure et après tout à l’existence d’homme d’affaires. Il avait inventé un nouveau système pour préparer la cochenille. D’une humeur fort acariâtre, il intentait de continuels procès à ses voisins : ce fut son unique manière de guerroyer. Dieu seul sait les secrets des femmes, mais Anne, quand le prince de Cheffai mourut, était en droit de ne pas avoir encore aimé.

Ce fut un soir, je pourrais dire chez qui, mais peu importe, qu’elle rencontra Prométhée. Le Russe était alors au plus vif de ses ovations parisiennes. On avait traduit de lui deux ou trois bluettes d’un tour bizarre et passionné, qui, sans donner une mesure bien exacte de son talent, pouvaient le faire deviner toutefois, et puis qui avaient ce mérite tout puissant de s’adresser particulièrement aux préoccupations éternelles des femmes. Polesvoï, comme on dit dans son pays, fut donc enguirlandé à ses premiers pas parmi nous. Il essuyait depuis deux heures toute sorte d’interpellations chargées de coquetterie flagrante et d’intentions secrètes sur ses héroïnes, sur ses héros, sur cet homme qui devait se tuer, sur cette femme qui devait mourir de chagrin, sur cette intrigue si coupable, sur cet amour si malheureux, sur tous les sujets enfin qu’on peut aborder avec un romancier, quand il sentit l’atteinte magnétique d’un regard s’échappant de deux grands yeux noirs placés en face de lui. Au bout d’un instant, il était présenté à celle qui avait dirigé ce trait silencieux, et se trouvait en pleine conversation avec l’auteur de la blessure. Voulez-vous que je vous raconte une toilette? Je prends Dieu à témoin que je le pourrais, tant sa personne tout entière était empreinte ce jour-là du charme qui défie l’oubli. Une guirlande de fleurs de pêcher suivait les contours de sa chevelure, et son épaule pâle, frissonnante, sortait d’une robe nuancée de rose. Debout, appuyée à une cheminée, elle avançait un petit pied qui évidemment commençait une guerre d’avant-garde. Elle voulait lui plaire du reste; depuis, elle le lui a bien des fois avoué dans ces momens où ils se sont rappelé, avec des élans d’une trop rapide tendresse, l’heure marquée par leurs destins à tous deux pour leur rencontre en cette vie. Elle voulait lui plaire, et du premier coup elle eut dépassé son but. Polesvoï s’enivra de cette parole incomparable, fine, subtile et colorée, qui se glisse dans vos pensées, les caresse, s’y joue comme le sylphe dans une chevelure aimée. Évidemment ils parlèrent d’amour. Elle eut de ces sourires resplendissans de promesses et de ces regards voilés de douceur qu’on retrouve dans son âme bien des années après en avoir subi l’attrait et d’ordinaire reconnu le néant. Quant à lui, il eut fort peu de ce qu’on appelle l’esprit. Dans ce salon, près de cette cheminée, il s’était trouvé tout à coup aussi loin du monde, avec celle qui le captivait, que s’il eût été près d’une fontaine au fond des bois. Cependant il fallut qu’il sortît de cet entretien pour se faire présenter à la marquise de Béclin. Isaure se piquait d’aimer la poésie et d’être bienveillante pour les poètes : elle déploya dans son accueil à Polesvoï les plus étudiées et les plus éprouvées de ses grâces. Elle recevait toutes les semaines; on chantait chez elle. Assurément Prométhée devait aimer la musique, car les vers, les chants, l’harmonie s’épanchent de la même source. Ainsi dit-elle à peu près avec un enthousiasme qui faisait onduler sur sa tête des marabouts ossianiques. Eh bien! je crois qu’en vérité Polesvoï la trouva séduisante; il y avait un reflet de sa fille chez elle. Quelles ruines, quelle masure, quel nid à belettes et à vipères le reflet d’un pareil astre n’aurait-il pas illuminé!

Ce fut à la fin d’une journée d’hiver, dans le coin d’un salon envahi par l’ombre, qu’ils scellèrent d’un baiser aux délices troublées et furtives, mais ardentes et sans bornes, une union de plus parmi ces unions secrètes qui étendent leurs réseaux invisibles à travers les régions mondaines. Pendant six semaines, ils s’étaient rencontrés chaque soir. Les mêmes travers leur avaient arraché le même sourire, les mêmes hontes leur avaient inspiré le même dédain. Les mêmes pensées, les mêmes sons, les avaient remplis du même ennui ou du même plaisir. Ils le croyaient du moins, car ces étranges ressemblances de goût, ces conformités merveilleuses de nature où tous les couples humains s’obstinent à placer l’origine de leurs mobiles sympathies, ne sont qu’illusions destinées à être durement châtiées par ces puissances qu’on oublie toujours d’appeler à la naissance des amours. Ainsi Anne, malgré tout ce qu’il y avait en elle d’élevé, de fier, d’étranger et parfois d’hostile aux vulgarités les plus puissantes, les plus tyranniques, les plus encensées, Anne était la fille d’un monde dont les fleurs les plus brillantes doivent leur naissance à la pluie d’or. Ce n’était pas au temps où il couchait à travers les broussailles de la Vendée qu’André de Béclin l’avait appelée à la vie. Anne était née d’un héros depuis longtemps séparé de la misère, du danger, de la souffrance, de toutes les austères et glorieuses compagnes de sa jeunesse. L’énergique et courte devise du blason paternel, par le fer, avait un peu perdu de sa valeur au bas d’armoiries qui auraient pu avoir deux sacs rebondis pour supports. Enfin elle appartenait, en dépit d’elle, à une autre loi qu’à cette loi d’enthousiasme idéal et de dévouement absolu qu’on pourrait appeler l’ancien testament de l’honneur.

Prométhée disait quelquefois en riant qu’il était le houzard de la ballade, l’amoureux trépassé de Lénore. Voué au culte de ce qu’il y a de plus mystérieux en ce monde, de la guerre d’abord, puis de ce qu’on appelle, suivant les esprits et les temps, l’art, la pensée, l’intelligence, la poésie, il était assurément plus séparé de certains esprits qu’un spectre de n’importe quel vivant. L’Espagnol de La Fontaine qui brûla sa maison pour embrasser sa dame ne lui semblait faire une chose ni grande, ni folle, mais bien toute naturelle. Comprenez-vous maintenant ce que devait déchaîner sur un pareil homme un grand amour né à minuit, auprès d’une cheminée, entre un candélabre et une table chargée d’albums, car c’est bien ainsi qu’est né le maître tout-puissant de ce pauvre homme? Il nous l’apprend lui-même, notre Prométhée, dans une sorte de sonnet moscovite qui repose sur une idée ingénieuse, mais peut-être d’un goût trop profane :

« Pourquoi le dieu qui devait venir changer ma vie et apprendre des choses inconnues à mon âme n’a-t-il pas choisi une étable pour lieu de sa naissance? Hélas! là où pour la première fois je l’ai reconnu et adoré, on respirait non point cet air salutaire qui rend les forces aux malades, mais au contraire cet air malsain, chargé de parfums excitans, où se développent toutes sortes de fièvres qui rongent le cerveau et le cœur. L’innocente brebis ne faisait pas entendre son bêlement, le bœuf utile n’avançait pas sa tête vénérable, l’âne seul dressait ses oreilles, et quel âne encore! A coup sûr, ce n’était pas l’animal bon et candide qui mérita de prendre part à un divin triomphe. »

Aux premiers jours de sa liaison avec la princesse de Cheffai, Polesvoï fut bien loin de trouver un obstacle dans Mme de Béclin. C’était au contraire, de la part d’Isaure, toute sorte d’empressemens et de caresses pour le poète russe. Prométhée comparait assez bizarrement certaines douairières émérites à des pachas un peu blasés qui, pour se distraire du vieux harem, — c’est ainsi qu’il nommait l’agrégation des amis connus et usés, — attirent par tous les moyens possibles quelques objets nouveaux, fleurs éphémères d’un sérail innocent où un cœur sénile cherche et retrouve un peu de jeunesse. Les pachas en question emploient volontiers à la conquête de ces objets ceux-là mêmes qui doivent se prêter avec le plus de chagrin à leurs caprices despotiques. Ainsi ce sont d’habitude les membres de l’ancien harem qui sont condamnés au rôle d’écumeurs pour enrichir le jeune sérail. Un poète, un musicien, un étranger en vogue tombent, en traversant un salon, dans une embuscade de vieux sigisbés qui les transportent de vive force aux pieds de la puissance dont ils sont les ministres. Le lendemain du jour où il avait rencontré Anne, trois hommes que je vais nommer tout à l’heure fondirent sur Polesvoï à l’ambassade de Prusse, en lui déclarant qu’il était impérieusement réclamé par la marquise de Béclin. L’enlèvement était facile. Pendant un mois, il n’y eut pas un vendredi d’Isaure où l’on ne rencontrât Prométhée.

Un de ces vendredis, précisément le dernier, a laissé dans l’âme de Polesvoï une impression profonde et singulière. C’était le jour où pour la première fois il venait, disait-il, de toucher à sa part de bonheur terrestre. Depuis plusieurs heures, il attendait avec une anxiété voluptueuse, que quelques personnes comprendront peut-être en se rappelant certains souvenirs, l’instant où il allait revoir, au milieu de tous, comme une étrangère, celle qui faisait plus partie de sa vie, qui était plus à lui à coup sûr que l’enveloppe même de son âme. Cet instant arriva, et jamais, on peut le dire, Anne n’avait été aussi belle. Les plus indifférens remarquaient en elle le mystérieux éclat que répand cette parure invisible qui, à toutes les fiançailles du cœur, est le présent divin de l’amour. On faisait le vendredi soir de la musique chez Mme de Béclin. Un ténor de qualité imita de son mieux les héros de la Scala. Un artiste sérieux tira de la basse toutes les ressources de la mélodie humaine. Enfin Isaure fit apporter une grande machine qui fut reconnue pour la harpe des anciens temps, et, penchée sur cet instrument vénérable, contemporain de ses succès, témoin antique de sa gloire, elle se livra pendant près d’une heure à d’harmonieux épanchemens. Tels étaient le recueillement amoureux de Prométhée, la force toute-puissante de sa vie intime, qu’il supporta sans l’ombre d’une souffrance cette dernière épreuve musicale, qui clouait autour de lui sur tous les visages le sourire douloureux du martyre. Anne, quand il partit, sembla lui donner la poignée de main banale que tant d’hommes avaient reçue d’elle; mais Dieu seul sait les ardens secrets qu’échangèrent en ce moment leurs doigts. Polesvoï avait sur ses traits toute la joie qu’un visage peut exprimer, quand il rencontra sur son passage, devant une colonne, près d’une porte aux draperies relevées, un groupe qui lui rappela tout à coup les trois sorcières de Macbeth. Les trois hommes dont j’ai promis de dire les noms, les trois desservans du culte d’Isaure, — lord Oswald Folbrook, le baron Amable de Clémencin, le comte Tancrède de Plangenest, — serrés les uns contre les autres et comme enlacés, attachaient sur lui des regards étranges. Ces trois têtes parfaitement rasées, entourées de cols empesés d’où elles s’élançaient comme des monstres de leurs conques, surmontées enfin d’une végétation fantastique par des perruques aux anneaux multiples, ces trois têtes avaient tout le sinistre de choses grotesques. Tout en souriant, Prométhée fut saisi d’une frayeur secrète. — Voilà une mauvaise apparition! dit-il. Un sot et vilain enfer se déchaînera contre mon bonheur.

III.

Lord Folbrook portait une perruque toute semblable à celle qui distingue le portrait de Talma dans le rôle de Hamlet au foyer du Théâtre-Français. La mélancolie scandinave qui régnait dans sa coiffure rappelait le tour sérieux que, dans sa jeunesse, Oswald s’était toujours efforcé de donner à ses amours. L’Anglais avait été le plus grave, le plus décent, le plus austère des hommes à bonnes fortunes. Dans la succession de menuets auxquels ses aventures galantes peuvent si justement se comparer, c’était toujours avec la même solennité qu’il avait emmené et ramené sa danseuse. Ce mérite, du reste, avait suffi pour lui conquérir dans la société française une situation fort considérable. Lord Folbrook appartenait à cette troupe d’hommes privilégiés, lévites des cultes reconnus, orgueil et espoir des salons, qui, au lieu du trouble et de la crainte, font régner la sécurité et l’ordre là où leurs passions s’établissent. Ces sages Werthers obtiennent des Charlottes tout ce qu’ils peuvent désirer sans se brouiller avec les Alberts, qui, au contraire, s’attachent à leurs pas et font retentir des hosannah derrière leur marche triomphante.

A d’autres titres, le baron Amable de Clémencin avait place dans cette armée. Ce n’était pas le menuet toutefois, c’était plutôt la gavotte que le baron Amable avait dansée dans le royaume des amours. Préfet pendant quelques mois, M. de Clémencin avait dédié au comte de Fontanes un volume de poésies fugitives « où l’on sentait, disait-il, que la muse des Parny et des Dorat s’était attendrie aux récits d’Atala et de René. » Par un caprice de raison et d’équité, le ministre de ce poète administrateur le rendit un jour tout entier aux lettres. Dès lors Clémencin s’empara du rôle pris sous la restauration par l’auteur du Génie du Christianisme. « Ils ont peur de l’intelligence, s’écriait-il, malheur à eux ! Je leur serai fidèle cependant. » Et c’est ainsi qu’il vécut jusqu’en 1830, où, abandonnant tout à coup son modèle, il prit place un beau jour parmi les pairs du nouveau gouvernement. « Je ne dois plus rien, disait-il avec la sombre expression d’un preux vaincu qui aurait brisé son épée en frappant les ennemis de son roi, je ne dois plus rien à des gens qui ont quitté le sol français. »

Voilà qui nous amène naturellement à celui qu’on nommait le chevaleresque Tancrède de Plangenest. C’est le privilège de quelques hommes de notre époque de s’être déclarés et fait déclarer chevaleresques sans qu’il soit possible de comprendre pourquoi. Le remplaçant de Plangenest, un honnête métayer appelé Serge Gaulien, avait été tué à Trocadero : voilà l’unique rapport que le preux Tancrède avait eu jamais avec la carrière des armes. Il est un fait cependant que je ne dois pas passer sous silence : quand Mme la duchesse de Berri vint voir s’il y avait encore en France des bras au service de sa cause, le comte de Plangenest écrivit à un ami une lettre dont il autorisait la publication. Pendant quelques jours, il y eut à Paris un certain nombre de maisons où l’on se dit le soir : « Avez-vous lu la belle lettre de Tancrède? C’est ferme, c’est digne, c’est honnête. En vérité Tancrède a pris une noble attitude; puissent ses sages conseils être écoutés! » Tancrède faillit avoir à défendre devant la police correctionnelle sa courageuse manifestation; mais la lutte judiciaire elle-même lui fut épargnée, et sa fameuse épître resta le monument unique de ses combats pour la légitimité.

Folbrook et Plangenest, voilà les deux hommes qui avaient exercé sur Mme de Béclin les plus sérieuses et les plus durables dominations. Entre leurs deux règnes s’était glissée la souveraineté éphémère de Clémencin, comme une chansonnette entre deux romances. Toutefois aucune inimitié réelle n’avait séparé et surtout ne séparait plus ces trois possesseurs différens d’un même royaume. Loin de là, rapprochés en même temps par la bonne et la mauvaise fortune, ils avaient fini par former une sorte de triumvirat destiné à exercer d’une manière permanente une haute direction sur le cœur d’Isaure. Ce conseil des trois s’attribuait la surveillance et au besoin la répression sévère de toutes les fantaisies, de tous les entraînemens dont une âme féminine n’est jamais exempte, surtout à Paris, où il n’est point de femme qui ne s’obstine jusqu’à ses derniers jours à vouloir rester colombier pour toute la bande des caprices, des illusions et des amours. Il faudrait ne rien savoir des choses de la vie, ne rien comprendre aux instincts qui diviseront éternellement les hommes, pour ne pas se rendre compte de la profonde malveillance dont les triumvirs devaient être animés contre Polesvoï. Il fut décidé que Mme de Béclin renoncerait au plus tôt à son faible pour ce dangereux étranger, qui, si l’on n’y prenait garde, apporterait dans sa maison le plus redoutable de tous les fléaux.

Vous le connaissez, ce mal : Anne en était atteinte déjà quand s’éveillèrent les soupçons de ses amis et les inquiétudes de sa mère. Prométhée, dès les débuts de sa passion, servit puissamment ceux qui l’attaquaient; ses allures firent plus que toutes les remontrances du triumvirat pour changer en hostilités contre lui la vive, mais frêle bienveillance dont l’avait gratifié Isaure. Imaginez-vous qu’il eut la folie de vouloir vivre entièrement pour son amour. Habitué, avec cette superbe des poètes, à reléguer dans le néant tout ce qui était obstacle au développement de sa pensée, aux expansions de son cœur, il méconnaissait, il outrageait, il ne comptait pour rien les personnes et les choses les plus sacrées. Il avait proposé sérieusement à celle qu’il aimait de manquer pour la troisième fois aux samedis de la duchesse d’Estornaux, de si vénérables samedis! Il l’avait empêchée d’assister aux adieux faits au public de l’Opéra par la plus célèbre cantatrice de l’époque. Il s’était livré à des railleries usées et de mauvais goût sur l’ennui de rendre et de recevoir des visites. Enfin c’était un système tout entier d’isolement qu’il n’avait pas craint de conseiller à la princesse de Cheffai, et cela pourquoi? Pour l’obséder sans merci ni trêve de son éternelle passion, comme s’il n’y avait pas temps pour tout. Ce dernier argument était le coup formidable, la botte irrésistible de ses adversaires. Le crime le plus irrémissible qu’il y ait dans le monde, c’est d’y intervertir l’ordre assigné à tous les actes de la vie par des lois dont nul ne doit s’affranchir. — Ceux qui ont fait ces lois ont été si indulgens et si sages! vous disent les gens experts avec des sourires de matrones. Attendez : dans ce grand ballet où vous avez votre personnage à remplir, toutes les figures ont leur tour. Pour Dieu! ne les brouillez pas. — C’est ce que ne veut point comprendre l’incorrigible engeance dont faisait partie Prométhée.

Mais que disait-elle? car je m’aperçois que l’on doit à peine connaître son caractère. On ne parle jamais avec mesure des êtres qui vous remplissent : ce sont à leur sujet tantôt des paroles sans fin, et tantôt des silences absolus, comme si chacun devait goûter les épanchemens ou deviner les réticences de votre cœur. Eh bien! Anne était en proie à de rudes et fréquens combats. Son amour pour Polesvoï la dominait, sans toutefois détruire en elle des habitudes nées de son éducation et de sa nature. Cet amour au vol démesuré, aux ailes d’une puissance inconnue, l’avait traitée comme Lucifer, en un jour d’étrange désir, traita le Dieu dont il était jaloux : il l’avait emmenée sur la plus haute et la plus solitaire des cimes pour lui montrer de là toutes les pompes de ce monde. Seulement, ce qu’il lui avait proposé, c’était de s’éloigner de ces splendeurs pour toujours, et non point d’en faire son cortège. Cette proposition, il faut l’avouer, lui avait plu médiocrement, Anne était de ces femmes qui renouvellent sans cesse à l’endroit de la passion la fable du Bûcheron et la Mort. — Viens, disent-elles, je t’attends, je suis prête; ton poignard pour me délivrer de cette vie, ou bien tes coursiers ardens pour me réunir, loin de tous et de tout, à ce qui m’aime ! — La passion arrive, et on lui demande une épingle pour rattacher un nœud de ruban. Si au moins on la remerciait poliment, et en lui promettant de ne plus l’appeler, quand on a obtenu d’elle ce petit service! C’est qu’il n’en est point ainsi, loin de là. Comme on la trouve pleine de charme et de grâce, quand elle veut bien se contenir un peu; comme elle a des regards que l’on se rappelle pour éprouver de douces chaleurs, et des mots que l’on se répète pour sentir de tendres frissons; comme elle est la vraie source de toutes les émotions exquises; comme la Malibran, après tout, n’aurait jamais chanté sans elle cette romance du Saule, qui aujourd’hui vous tire encore vos meilleures larmes; comme elle est enfin l’ennemie la plus acharnée et la plus intelligente de l’ennui, on supplie la passion de rester, on la garde, sans songer à la captivité où on la retient, ni aux tortures qu’on lui impose.

Mme de Cheffai ne pouvait point se passer de Polesvoï, qui de son côté ne comprenait rien aux heures sur lesquelles ne rayonnait pas le regard adoré de sa maîtresse. Quand, après des luttes incroyables, des travaux gigantesques, pour prévenir telle visite, abréger telle autre, arracher enfin aux indiscrets, aux importuns, aux ennuyeux, les précieux lambeaux de leur vie, ils se trouvaient seuls, c’était une première explosion de bonheur dont il semblait que leurs cœurs allaient éclater. Par malheur, le moment arrivait bien vite où le grain, ce terrible grain qui est toujours dans le ciel des amoureux, se faisait nuage, puis tempête. Alors, pauvres oiseaux effarouchés, les joyeux élans, les douces saillies, s’enfuyaient loin d’eux à tire-d’aile, les tendres pensées s’arrêtaient tremblantes sur leurs lèvres; tout se taisait pour laisser passer l’ouragan dans ces régions tout à l’heure si vivantes, et maintenant si désolées. C’était de la même manière que s’élevaient d’habitude ces tourmentes : — Pourquoi êtes-vous si peu à moi? disait Polesvoï. — Ma mère, répondait-elle, trouve déjà que je suis trop à vous. — Ah! s’écriait le poète, votre mère vous a élevée dans sa détestable religion : vous avez son amour et son respect pour le monde.

Attaquée avec cette franchise, Anne se défendait alors avec une suprême énergie. — Dans votre affection égoïste, disait-elle, vous voudriez m’enlever à tout ce qui m’entoure, même à ces amis que...

Là s’élevaient les interruptions de Prométhée. Ces insupportables surveillans qui, sous le nom d’amis, s’installent auprès des femmes, faisant une guerre sans merci à tout ce qui menace leur domination soporifique, lui causaient d’indicibles irritations. La discussion prenait bientôt ses allures les plus violentes; on y jetait ces brandons qui dans le foyer des colères répandent les plus vives clartés, c’est-à-dire les noms propres. Prométhée accusait de ses maux les Clémencin, les Plangenest, les Folbrook. Anne prenait alors intrépidement la défense des trois vieillards. Quelquefois elle en venait à dire : — Ils représentent un dévouement dont vous n’avez pas même l’intelligence. — À ce mot répondait ce cri : — Comment avez-vous pu m’aimer? — Enfin on descendait de cercle en cercle jusqu’aux profondeurs les plus désolées de l’enfer des amans. Arrivés là, on remontait quelquefois d’un coup d’aile aux espaces les plus lumineux des régions heureuses. Ces brusques transitions sont le privilège des jeunes amours. Les vieilles attaches ne permettent plus cette rapidité de mouvemens. Quand on est réduit à les subir, on ne tombe plus de l’empyrée qu’à la façon de Vulcain, en se cassant une jambe, et l’on n’y remonte que lentement, pour y être à jamais écloppé.

Anne et Prométhée s’aimaient donc malgré ces querelles fréquentes. D’ailleurs ils avaient des heures, même des journées entières, de ce bonheur sans bornes, inouï, qui donne aux amans de vrais vertiges, et leur fait adresser au destin toute sorte de provocations insensées. Quelquefois inclinée sur son cœur, la bouche appuyée à son oreille, elle lui disait de ces mots que les êtres humains peut-être n’ont pas le droit d’échanger entre eux. Tel fut enfin l’empire de la passion sur cette femme, destinée pourtant à commettre de si cruelles offenses envers l’amour, qu’elle conçut le plus étrange projet. Voici en quelle occasion. Pendant que Polesvoï s’isolait dans son affection, les grands événemens de la vie publique dont se ressentent toutes les existences privées s’accomplissaient autour de lui; sa nation marchait vers une lutte inévitable avec la France. Un grand nombre de Russes avaient déjà quitté Paris. Prométhée servait dans un régiment de grenadiers. D’un jour à l’autre, il allait être forcé à son tour de quitter la France, et de reléguer les joies de son cœur au-delà des chances d’une longue guerre.

Un jour où elle avait pris héroïquement le parti de faire défendre sa porte, la princesse de Cheffrai s’empara des deux mains de Polesvoï, assis auprès d’elle sur un petit canapé tout rempli de tendres souvenirs, et lui tint à peu près ce langage :

— Mon ami, je veux devenir votre femme. Notre amour est menacé de la plus cruelle des séparations. Dans un temps qui s’avance avec une rapidité effrayante, il y aura entre nous toute sorte de choses désolantes, la distance, le péril, que sais-je? la mort peut-être, mon Dieu !

À ce mot, lâchant brusquement les mains de Polesvoï, elle poussa un cri, fit de ses doigts délicats un voile attendrissant pour son visage, et se mit à sangloter avec un mouvement d’épaules charmant.

— Oui, la mort!... reprit-elle ensuite en arrachant ses traits à leur gracieux rideau et en laissant voir ces belles larmes, joyaux divins de quelques douleurs privilégiées qui ornent les yeux où elles apparaissent, au lieu de les gâter. Eh bien ! je ne veux pas des humiliations, je ne veux pas des amertumes d’un chagrin que je serais obligée de cacher. N’importe ce que fasse de vous l’absence, quand je ne vous verrai plus, je veux vous pleurer, et j’entends que personne n’insulte à ma tristesse; je tiens à ce qu’on la respecte au contraire, comme ma compagne loin de mon bonheur, comme ma gardienne loin de mon appui. M’approuves-tu, mon bien-aimé?

Autrefois Polesvoï, quand il était d’humeur joyeuse, si on lui parlait de mariage, déclamait volontiers la tirade de Bénédict dans Beaucoup de bruit pour rien : « Si jamais je soumets ma tête au joug,... qu’on barbouille mon portrait pour en faire une enseigne, et qu’on écrive au-dessous : Ici l’on voit Bénédict, l’homme marié! » Etait-il d’une humeur sérieuse, lorsqu’on traitait avec lui le même sujet, il disait sur les motifs qui l’attachaient au célibat maintes choses énergiques et sensées. Il est certain que sa nature ne le destinait pas à être un desservant de l’hyménée. Rien de plus opposé à cet esprit toujours amoureux de l’imprévu, à ce cœur sans cesse offensé par la réalité. Toutes les fois cependant qu’elle ne le froissait point dans son amour, Anne exerçait sur lui un empire sans bornes. Il ne songea pas un seul instant à repousser ce qui du reste était propre à lui inspirer une vénération singulière, le caprice d’une ardente passion. — Vous savez combien je vous appartiens, lui dit-il; si un lien auquel je n’avais jamais pensé, tant je regarde comme puissant, comme indestructible celui qui existe entre nous, peut vous apporter le moindre bonheur, vous ôter la moindre amertume, ne tardons pas un moment à le former. — Puis il eut un mouvement dont Anne fut touchée, et qui mit sur son visage une expression inconnue à sa maîtresse, car c’était l’introduction dans cet amour de tout un ordre nouveau d’émotions, c’était, derrière les régions divinement fantasques de la passion, l’apparition de ce que j’appellerai les lieux communs sacrés de la vie. Il tira de son doigt un anneau d’argent assez curieusement travaillé, et le remit à la princesse de Cheffai en s’agenouillant devant elle. — Voici, fit-il, qui me vient de ma mère; mon cher amour, vous êtes une de ces femmes dans lesquelles se résume ici-bas la vie de chacun de nous.

Telles furent leurs fiançailles. Ce premier acte du mariage leur avait paru divin à tous deux, parce qu’il s’était passé uniquement entre eux, comme les actes habituels de leur tendresse. Seulement la voie où ils s’étaient engagés ne peut être suivie dans le mystère : c’est pour cela qu’elle effarouche tant de cœurs. Anne fut forcée de mettre son dessein au grand jour, et tout d’abord de le révéler à sa mère. Ce fut la plus terrible de ses épreuves. Dans les vagues inquiétudes, dans les secrètes défiances que lui avait fait concevoir l’attachement de sa fille pour Polesvoï, Isaure n’avait jamais songé à l’événement qu’on lui fit entrevoir tout à coup. — Comment! la princesse de Cheffai, veuve, c’est-à-dire dans les plus heureuses conditions possibles pour jouir d’une grande fortune et d’un beau nom, allait s’enchaîner à un poète barbare (c’est ainsi que dans ses colères pindariques Clémencin appelait Prométhée), — à un homme sans bisaïeul (c’était une expression empruntée au courroux aristocratique de Plangenest), — à un Tartare endetté (c’était le mot par lequel s’exhalait l’indignation positive de Folbrook). Il y eut entre Mme de Béclin et sa fille un de ces entretiens appartenant aux sanglantes comédies qui se jouent hors du théâtre. Anne voulut clore par un argument irrésistible l’orageuse discussion où son bonheur était le jouet de milles passions déchaînées. Elle pensa que sa mère, esclave des habitudes sociales de son époque, n’oserait jamais appeler à son secours, même dans une situation désespérée, l’audacieuse immoralité du dernier siècle, et, forte de cette pensée, elle s’écria tout à coup, avec l’accent héroïque d’une femme déchirant sa pudeur, comme Caton déchira ses entrailles : — On ne peut me blâmer pourtant de prendre pour époux celui dont je suis déjà la femme.

— Quelle est cette folie? repartit intrépidement Isaure. Je connais trop les principes que vous avez reçus de moi pour croire chez vous à un entraînement coupable.

Et à toutes les affirmations d’Anne Mme de Béclin opposait une violence croissante de négations. Il fallut cependant que cette lutte eût un terme. Dans toute l’ardeur alors d’une affection qui fut à coup sûr, sinon la plus constante, du moins la plus vive de sa vie. Mme de Cheffai montra une opiniâtreté de résolution fort rare chez toutes les femmes et particulièrement chez elle. Son amour cette fois remporta une victoire, victoire funeste comme toutes celles qui se remportent dans les régions du cœur, où le sentiment triomphant paie presque toujours son succès par des blessures mortelles.

Malgré l’avis de Clémencin, Polesvoï n’était pas un poète plus barbare que Goethe ou lord Byron; malgré l’assertion de Plangenest, il possédait un bisaïeul qui avait été même un homme fort vaillant; enfin, malgré le mot de Folbrook, s’il tenait de don Juan, ce n’était point par les créanciers. Assurément toutefois on n’aurait pu, en langage vulgaire, appeler Prométhée un bon parti pour la princesse de Cheffai. En lui donnant son nom moscovite, il lui faisait perdre cette fleur toute particulière d’élégance qui n’appartiendra jamais qu’à la noblesse française, et la fille d’Isaure aimait à respirer cette !leur-là; puis, en devenant princesse russe, Anne s’exposait à être réclamée un jour par sa nouvelle patrie. Or lisez les Mille et Une Nuits, vous y verrez que les femmes marines, quand elles se marient aux habitans de la terre, restent sous le charme des flots; un beau jour, en se promenant aux bords des mers, elles se penchent sur l’onde, et les voilà qui disparaissent : c’est ainsi que sont les Parisiennes quand on veut les arracher à Paris. Polesvoï fit toutes ces réflexions sans revenir sur son consentement aux projets de celle qu’il adorait. Il se jeta dans le mariage avec cette mélancolique intrépidité qu’il mettait à se jeter dans toutes les aventures où ses destinées l’appelaient.

Ce fut deux jours après avoir pris solennellement et définitivement Anne pour femme que Prométhée quitta Paris. La cérémonie même de ses noces avait eu le plus triste caractère. Point de mère désolée dont les larmes n’eussent été cent fois préférables à l’expression de maussaderie implacable dont s’était armée Isaure pour conduire sa fille à l’autel. Cependant, lorsqu’au sortir de l’église les deux époux s’enfermèrent seuls dans la vaste maison qu’habitait Anne au fond du faubourg Saint-Germain, un bonheur d’une espèce inconnue s’abattit sur eux. Pour la première fois, ils allaient posséder toute une série d’heures que nul ne songerait à leur disputer. Avec cette sublime imprévoyance des grandes passions, ils contemplaient sans épouvante la terrible séparation qui était au bout de leur joie. Il n’y a que les journées de bataille qui rappellent un peu ces immenses journées des amours heureuses, si rapides et si remplies, qui s’évanouissent comme des minutes pour vous apparaître ensuite semblables à des siècles, tant elles reviennent chargées de souvenirs et projetant une ombre gigantesque sur toute votre vie! Rien ne troubla les parfaites délices de ces momens. Il n’y eut pas entre eux, même à l’état latent, une irritation, une amertume, un malentendu. Dans ce sépulcre où les avaient ensevelis la solitude et l’amour, c’était la vie qu’ils avaient trouvée, la vie dans toute sa plénitude; ils n’avaient plus à réprimer la morsure d’un seul de ces soucis blessans, d’une seule de ces souffrances mesquines, véritables vers engourdis par la corruption humaine pour détruire sur la terre toute félicité que Dieu y laisse tomber. Quand arriva enfin un terrible instant, ils eurent la consolation qu’au lieu d’être chassés de leur paradis, comme tant d’époux, par les dards de mille petits ennuis, ils furent frappés par le glaive d’une grande douleur.

La nuit était déjà tombée depuis une heure quand il lui dit-adieu. Elle était au coin de la cheminée, dans une chambre à laquelle il ne veut plus penser. Il s’arracha tout à coup de ses bras, sortit brusquement, puis, s’arrêtant au seuil même de la pièce qu’il venait de quitter, il l’entendit qui pleurait dans l’ombre. Une porte seule était entre lui et celle dont il s’éloignait pour un temps incertain et inconnu. Il pouvait la revoir encore, tout de suite, par un mouvement aussi rapide que son désir, ou peut-être ne plus la revoir que dans des années, changée d’âme, changée de visage, peut-être ne plus la revoir jamais. À cette pensée qui lui étreignit le cœur, il ne put se refuser la joie navrante d’évoquer pour une dernière fois cette apparition adorée. Il rentra dans ces lieux pleins de leur amour; elle poussa un cri; il l’enleva de terre, et la pressa sur son cœur à demi morte; puis il partit enfin d’un pas rapide, sans regarder derrière lui, décidé à repousser de toute son énergie la cruelle fantaisie d’un nouveau retour. Dans la voiture qui l’emportait, il songeait en pleurant à cette chambre remplie de ténèbres, de tendresse et de sanglots où étaient restés sa femme et son bonheur : la femme évanouie, le bonheur mort.


IV.

Comme une voix qui change tout à coup, qui devient plus intime, plus pénétrante, plus profonde en arrivant au point délicat et sacré d’une confidence, ici le ton de notre histoire se transforme, le récit prend une forme directe. Au lieu de parler de lui comme d’un étranger, Polesvoï dit je et moi. Les pages où il s’est exprimé ainsi ne sont pas nombreuses; je les soupçonne d’avoir été écrites en un seul jour, et ce jour, je crois même le connaître : si je ne me trompe, c’était un dimanche. Caylo était à la tranchée. Il y avait dans l’air cette tristesse sans limites, cet ennui poignant, cette mélancolie désespérée dont les heures dominicales ont seules le secret, et qu’elles secouent de leurs ailes, même au fond des déserts. Je sais des voyageurs qui, brouillés avec toute notion du temps, se sont écriés soudain en traversant des steppes sous l’action subite d’un spleen sans cause : « Ce doit être dimanche aujourd’hui. »

Du reste, le dimanche dont je veux parler se manifestait autrement sur le plateau de la Chersonèse que par cette révélation magnétique. Par momens, à travers le bruit du canon, un son de cloches arrivait de Sébastopol. A coup sûr, les cloches de René n’ont jamais porté à travers les bois plus de rêveries que n’en jetaient à travers notre éternel champ de bataille ces notes plaintives, appel lointain de ceux qui priaient à ceux qui mouraient. Le ciel qui enveloppait le camp, et que l’on voyait, entre les tentes, s’unir dans de mornes horizons à une terre dépouillée, était d’un gris uniforme et implacable. Le seul point où l’on y sentît la vie était une tache blafarde indiquant la présence occulte d’un soleil malveillant, résolu à ne pas se montrer. Prométhée eut une sorte d’abattement suprême. Ses blessures lui faisaient éprouver un malaise en harmonie avec les souffrances de cette lugubre journée. Ce n’était point la douleur aiguë de la chair déchirée, du sang violemment enlevé aux veines, c’étaient cette ingrate défaillance, ce lourd affaissement qui répondent, dans l’état corporel, à ce qu’on appelle, dans l’état mystique, l’absence de toute consolation et de toute grâce. Suivant son habitude, il s’était arrangé sur son lit pour écrire, puis la plume s’était échappée de sa main. Pressant entre ses lèvres le bout d’un cigare éteint, il semblait avoir laissé son esprit tomber dans l’océan des rêves sans couleur et sans forme, quand il fit brusquement sur lui-même un effort victorieux; ses yeux, devenus un moment immobiles, reprirent leur mouvement étrange. Sa plume, morte et gisante, se retrouva, par une résurrection soudaine, debout et active. Il écrivit jusqu’au soir, en proie à une de ces fièvres si puissantes qu’elles usent une chose immortelle, c’est-à-dire l’âme où des souffles inconnus les allument et les éteignent. Le soir venu, voici ce qu’il avait écrit :

« Ce que j’éprouvai en la quittant, ce fut une douleur qui me semblait au-dessus des forces humaines, mais qui me paraît une sorte de joie aujourd’hui, quand je la compare à ce que j’ai senti depuis. En effet, si c’était dans toute ma partie mortelle, dans toute la région terrestre de ma vie une obscurité, une désolation aussi profonde que le deuil dont se couvrit la nature le jour où un hôte divin nous abandonna, c’était dans mon être idéal au contraire une lumière nouvelle, comme une volupté semblable à celle des martyrs. Rivé, à travers le temps, à travers l’espace, à une âme dont il me semblait entendre les frémissemens lointains répondre aux moindres frémissemens de la mienne, jamais je n’avais compris comme alors la puissance des choses invisibles. La pensée que cette chaîne mystérieuse, qui devait, d’un bout du monde à l’autre, unir son existence à la mienne, pût être brisée un jour, ne s’offrait même point à mon esprit. Je vécus pendant des mois entiers dans cette illusion, d’où naquit ce que j’appellerai l’âge héroïque de mes amours.

« Si quelque chose pouvait me maintenir sous ce charme, conserver et multiplier autour de moi les horizons du jardin magique, c’était assurément les lettres que je recevais d’elle. A présent encore, je n’ai pas de paroles pour exprimer ce que me fait toujours éprouver son écriture. Derrière ces mots, dont chacun alors rayonnait d’une pensée d’amour, je voyais son regard doux comme le matin et plein de mystère comme la nuit, je retrouvais son sourire salué par toutes les voix de mon cœur; enfin je sentais par instans ses lèvres répandant en moi tout à coup la mort passagère du baiser. Il n’était point de soins ingénieux qu’elle n’employât pour me faire parvenir le plus promptement et le plus régulièrement possible ces chères lettres. Elle avait mis, je crois, dans ses intérêts toutes les diplomaties européennes. Malgré l’immense variété des obstacles que la guerre créait à la correspondance d’une Française et d’un Russe, ses messages me suivaient partout. Ce perpétuel commerce avec un être adoré avait produit en moi le plus étrange phénomène de double vie. J’étais en Crimée au débarquement des Français; là, malgré les émotions de la grande lutte où je me trouvais engagé, je pourrais bien jurer que sa pensée ne se retira pas de moi un seul instant. Tout en sentant pour la guerre l’invincible tendresse que m’inspire jusque dans ses rigueurs cette mère des seules vertus dont je n’aie pas encore reconnu le néant, je ne me suis jamais séparé de ma passion pour ma femme, pour ma maîtresse absente, même sous le feu, les pieds dans le sang et la tête dans la fumée.

« Ainsi le plus vif souvenir assurément que m’ait laissé la journée d’Alma, c’est une souffrance qui me vint d’elle, la première de toutes celles dont devait se composer mon supplice. Le soir arrivait, la bataille était perdue pour nous, notre armée opérait sa retraite sous le feu de l’artillerie française, et toutefois, je l’avouerai, il y avait comme une sorte de jouissance dans les sentimens qui alors remplissaient mon cœur. J’avais la conscience d’avoir fait de mon mieux pendant tout le temps du combat; prêt à paraître devant Dieu depuis six heures, je me sentais l’âme agrandie, pacifiée, dégagée des amertumes mesquines dont naissent les seules tristesses que je redoute. Ma douleur, que ne corrompait rien de bas, rien de vulgaire, rien d’égoïste, me semblait une de ces douleurs d’élection que l’on reçoit comme de terribles, mais précieux présens du ciel. Puis il y avait une majesté émouvante dans les spectacles qui m’étaient offerts. Le soleil d’automne, qui se couchait dans une mer lumineuse, me parlait, dans un magnifique langage, du monde éternel pour lequel tant d’âmes vaillantes venaient de partir. Les hommes qui m’entouraient avaient cette expression de morne intrépidité, de dévouement silencieux, que j’aime, car elle me console de toutes les grimaces qui d’ordinaire altèrent la physionomie humaine. Le bruit de quelques boulets qui de temps en temps trouaient nos rangs, de quelques fusées qui, décrivant une courbe enflammée, venaient éclater au-dessus de nos têtes, me causaient, — pourquoi n’en conviendrais-je pas? je ne suis pas le premier qui ait senti de cette manière, — me causaient, dis-je, cette impression des nobles choses, des rares et poétiques beautés qui, suivant Montaigne, font frissonner « l’enfant bien nourri. » Enfin, j’en demande pardon aux dieux de la patrie, non, je n’étais point malheureux.

« Eh bien! ce fut en ce moment que je reçus une lettre qui chassa de ma pensée cette sérénité dont j’étais fier, ce calme-que je savourais, et changea pour moi l’aspect de tout ce qui m’environnait. Un courrier de Simphéropol avait apporté au général des dépêches si urgentes, qu’on était venu les lui remettre sur le champ de bataille. Parmi ces dépêches était un de ces billets si attendus, si désirés, qu’Anne trouvait toujours un moyen sûr et nouveau de me faire parvenir. Je déchirai avec précipitation une frêle enveloppe que je vis, avec un chagrin superstitieux, le vent prendre et emporter du côté de la mer, car j’aimais à ne rien perdre de ce qui venait d’elle, et je lus sa lettre sans tirer comme d’habitude une impression distincte de ma première lecture. Les mots tracés par sa main me causaient, au premier abord, une sorte d’éblouissement qui m’empêchait d’en saisir le sens. Je m’aperçus bien pourtant que j’éprouvais une émotion d’un ordre insolite, tenant de l’irritation et du malaise. Anne s’était laissée conduire par sa mère chez la duchesse de Plangenest, la belle-sœur de Tancrède. « Il y avait là, me disait-elle, fort peu de monde, on y chassait à courre cependant, et je crois que l’on y jouait un peu la comédie. » Quand elle ne m’aurait point dit de quel lieu venait sa lettre, j’aurais pu le deviner sans peine. Ce n’étaient point seulement quelques détails mondains apparaissant pour la première fois dans notre correspondance qui m’apprenaient sous quelle influence celle que j’aimais était placée : non, le coup funeste porté loin de moi à mes amours m’était révélé d’une manière plus intime et plus certaine. Anne, qui depuis mon départ s’était montrée la compagne héroïque de ma vie, qui était entrée, avec cette divine intelligence de la femme, dans tous les secrets de mon âme, semblait tout à coup étrangère et presque hostile à certaines parties de ma nature. Ces émotions sacrées du devoir et du péril qui étaient si loin de me séparer d’elle, auxquelles au contraire j’associais toujours sa pensée, excitaient, au lieu de sa sympathie ordinaire, des reproches, des plaintes, comme de l’ironie. Elle s’était, disait-elle, unie à un guerrier d’Ossian qui l’oubliait pour la sanglante déesse des batailles. Elle m’aurait voulu dans l’esprit un tour plus conforme à l’allure ordinaire des tendresses humaines. En me répétant tout bas chacune de ses paroles, je sentais peu à peu un trouble effrayant s’élever des profondeurs de mon âme, qui se remplissait d’agitations et de ténèbres. Avec ce merveilleux instinct des êtres destinés aux grandes souffrances, j’embrassai dans toute leur étendue, je sentis dans toute leur énergie les chagrins que me gardait l’avenir. En un mot, j’eus la vision de ma douleur.

« Ainsi la fin de cette journée s’écoula pour moi loin du sol que je foulais, loin des gens qui m’entouraient. Je me rappelle à peine ma rentrée nocturne parmi une population consternée. Les gens qui passaient devant mon cheval me semblaient des fantômes, les réalités de ma vie étaient à des distances énormes de mon corps. Dès que je fus seul en mon logis, je me mis à lui écrire. Je l’avouerai, ma lettre était violente. Pour la première fois, je me livrais loin d’elle à une amertume qu’un regard, une parole, un sourire ne pouvait plus m’enlever. Quand cette lettre fut partie, j’éprouvai un vrai remords. Les querelles à distance m’ont toujours paru quelque chose d’odieux et d’insensé; mais je me dis avec une douloureuse consolation que je n’avais pas ouvert la voie où désormais marcherait fatalement notre amour. Avec cette cruelle faculté de l’esprit qui, dans les souffrances morales, rend certains hommes semblables au médecin atteint d’un mal dont il connaît toutes les péripéties, je m’expliquai ce qui se passait dans la plus chère partie de moi-même, dans l’être oïl je vivais et où j’allais mourir.

« Anne m’échappait. Les gens et les choses auxquels je l’avais arrachée me la reprenaient. Comment avais-je pu espérer un instant que mon souvenir aurait le pouvoir de défendre ce que je défendais moi-même avec tant de peine, quand toute attaque me trouvait présent? Ce lien auquel j’avais consenti malgré ma répugnance secrète, bien loin de m’être favorable, était peut-être ce qu’il y avait de plus redoutable pour moi. En devenant ma femme, c’était un sacrifice qu’elle avait accompli. Sa mère le lui répétait chaque jour, et Anne était de ces natures que les sacrifices ne rivent pas, mais enlèvent au contraire à ceux pour qui on les fait. Elle avait dépensé, dans un acte qui lui avait paru sublime, les plus vives forces de son amour. A présent qu’elle aurait eu réellement besoin, pour m’envoyer sa vie à travers l’espace, de ce souffle tout puissant, de cette inspiration soutenue du cœur qu’on appelle l’esprit romanesque, elle avait repris sa manière habituelle de sentir, elle écoutait avec une approbation secrète la voix qui lui disait : Assez d’exaltation, assez d’enthousiasme ! Il est temps de renoncer aux routes excentriques où vous avez failli vous égarer... De là sa rentrée, aux applaudissemens universels, sur le vieux théâtre des Oswald, des Tancrède et des Isaure, dans le rôle d’une femme sensée supportant avec une tristesse discrète l’absence de son mari. Elle ne voulut pas cependant accepter à mes yeux un tel personnage avec trop de facilité. Après la lettre dont je fus blessé à l’Aima, la lettre qu’elle m’écrivit contenait ces litanies, répétées tant de fois, sur les souffrances que l’on contient dans le monde au risque de faire éclater son cœur. Je me rappelai qu’en un temps bien loin de nous, je lui avais dit un soir avec un sourire : « Ma chère enfant, ne me racontez jamais pareilles choses; presque toutes les femmes, si on les croyait, seraient dans le monde comme ce jeune Spartiate au repas public, elles sentiraient sous leurs robes des morsures dont leur visage ne dirait rien. Je n’ajoute point foi à ces morsures-là. » « Je ne veux pas calomnier pourtant celle à qui j’ai dû, après tout, des jouissances exquises, et dont il me semble aujourd’hui encore que je ne puis pas être à jamais séparé. Les souffles glacés qui faisaient rage contre son amour ne l’éteignirent pas tout à coup; par instant la précieuse flamme jetait de nouveau d’adorables lueurs. Avec la divine crédulité des grandes passions, je me reprenais alors à rêver de bonheur sans trouble et de tendresse sans fin. J’avais reçu, à de courts intervalles, deux lettres où je croyais avoir retrouvé tout entière la souveraine des seules heures vivantes de mon passé. Aussi, soumettant comme d’habitude à la pensée qui me dominait ce que pouvaient avoir de plus émouvant, de plus sérieux, de plus formidable, les choses dont j’étais environné, j’avais recouvré une sorte de bien-être intime à travers les préoccupations de chaque jour. Rien ne saurait mieux le prouver que l’état de mon esprit à l’instant où je reçus le second coup dont je ne devais pas me relever cette fois. Par une singulière fatalité, c’était le soir d’Inkerman. Mon régiment avait fait contre les assiégeans cette grande sortie destinée à seconder l’escalade du plateau. Encore une fois la victoire s’était déclarée contre nous, et j’avais vu mes meilleurs soldats tomber sur cette terre aride, couverte de pierres et de boulets, qui séparait nos travaux du camp ennemi. L’action avait cessé depuis longtemps, il était tard, le jour commençait à tomber; mais comme on craignait de l’assaillant quelque coup d’emportement et d’audace, toutes nos troupes étaient restées sous les armes. Pour moi, je bivouaquais dans un petit cimetière situé à l’extrémité de la ville. Ce lieu, forcément mélancolique d’ordinaire, ne présentait certes pas alors un aspect qui pût disposer à la gaieté. Par momens, quelques bouffées d’un vent humide s’échappant d’un ciel pluvieux inclinaient sur les tombes des branches dépouillées de feuilles. Çà et là des hommes étaient couchés, dont la capote entr’ouverte laissait voir une poitrine déchirée, ou dont la tête pâle, se détachant sur une flaque de sang, semblait entourée d’une sorte d’auréole rouge, car les projectiles arrivaient dans ce champ de repos, transformé en théâtre de guerre; souvent une pierre tumulaire brisée en éclats devenait un engin aussi dangereux que les boulets et les obus. La mort active, la mort militante, le cavalier de l’Apocalypse venait réveiller, dans cet endroit désolé, la mort qui s’étend sur le sépulcre après avoir fini son œuvre. Eh bien! j’assistais sans horreur à ce genre de spectacle qu’un secret instinct nous fait souhaiter quand Dieu ne nous l’a pas envoyé encore. Assis sur un tertre funèbre, je me disais, avec un sentiment de gratitude pour mes destinées, que je voyais de mes yeux, que je touchais ce qui a préoccupé tant d’éminens esprits, et ce qu’ils n’ont pu reproduire qu’en le créant par des efforts surhumains : « peuple de mon âme, s’écrie quelque part un poète slave, qui a fait suivant moi des élégies d’une singulière beauté; spectres de mon esprit, lutins de mon cœur, gnomes bizarres sortis des profondeurs de ma pensée, quand vous formez ces danses qui me font oublier les heures, c’est toujours à la lueur du même astre, sous les rayons de mon amour ! » Le poète slave a parlé pour moi. C’était à la clarté de ma passion que se jouaient mes rêveries du cimetière.

« Mais voici qu’un soldat arrive et me remet une lettre d’elle. Un obus éclate auprès de cet homme et de moi, l’obus nous couvre tous les deux de terre. Qu’importe? je défierais quoi que ce soit de m’arracher à ce que j’éprouve. Il y a encore assez de jour au ciel pour que je puisse lire. Ah ! la terrible lettre!... voici une nouvelle blessure, et plus profonde encore que ma blessure de l’Alma. Ces querelles à travers l’espace, ces querelles prévues, redoutées, que je devais éviter à tout prix, s’élevaient ardentes et implacables. Elle répondait à ce que je lui avais écrit il y avait six semaines, à ce qu’avaient suivi depuis les paroles les plus tendres, avec une colère qui me navrait, et qui, je le sentais, détruisait désormais entre nous toute possibilité d’harmonie. Je pus reconnaître, par les cruels épanchemens de son courroux, quels progrès avait faits en elle ce qui pouvait le plus m’affliger... Il y avait certains passages qui me faisaient entendre Mme de Béclin résumant les délibérations de ses amis. On m’accusait de ne rien comprendre aux tendresses délicates et dévouées, d’être une de ces natures orgueilleuses, rongées par un égoïsme chagrin et bizarre, qui ne cherchent dans l’amour qu’un moyen d’exercer de capricieuses dominations. J’étais à travers le monde réel un échappé de mauvais roman. Il fallait me reléguer dans ces régions chimériques d’où je n’aurais jamais dû sortir. A quoi bon me répéter tous ces reproches? La violence même des paroles affaiblit rapidement mon courroux, qui se noya bientôt dans une immense tristesse. Je répondis en disant dans quels lieux ces reproches cruels m’étaient parvenus. Quoiqu’on m’accusât de ne pas appartenir à ce monde, je pensais, en regardant la pluie de fer tombée à mes pieds, toucher un peu plus, par les nobles côtés du moins, aux réalités de cette vie que certaines gens dont je reconnaissais l’influence sur ce que j’aimais. Du reste, puisque je n’étais bon qu’à reléguer dans le pays des rêves, la mort se chargerait, je l’espérais, de faire de moi quelque chose de semblable à un rêve, c’est-à-dire un souvenir. Pût ce souvenir n’être pas un remords pour celle qui n’avait pas craint un jour de faire traverser à sa colère des espaces que l’amour seul aurait dû avoir la force de franchir!

« Rien de triste et de stérile comme la lutte contre les lois implacables qui amènent les révolutions de nos cœurs. Ni la résignation, ni la résistance, ni l’énergie, ni la faiblesse ne pouvaient empêcher mon empire de s’écrouler dans la seule région où j’aie jamais désiré la toute-puissance. Quelques paroles m’arrivèrent encore, toutes pleines des parfums du passé : je les accueillais toujours avec joie, mais avec une joie mélancolique. Elles avaient pour moi le charme douloureux de ces caresses sans vie que gardent longtemps parfois, après la mort de l’amour, les lèvres et le regard de ceux qui ont aimé. Une rencontre passagère avait seule existé entre moi et celle à qui j’avais cru m’unir par une étreinte immortelle. Des destinées opposées nous réclamaient tous deux avec une égale violence. Plus le danger, la méditation, la rêverie et tout un enchaînement étrange de grande faits m’emportaient dans les océans sans limites, plus elle était attachée aux rivages où je l’avais laissée, par la distraction, par les vains bruits et par toute la série vulgaire des petits événemens de l’existence. Voilà ce que je sentais avec désespoir; puis je sentais aussi, avec une colère impuissante, la conspiration, en permanence autour d’elle, de toutes les banalités, de toutes les hypocrisies. Un incident, à coup sûr bien imprévu, me montra l’activité et le succès de ce complot contre mon bonheur.

« J’ai connu à Venise, il y a près de dix ans, la signora Claudia Salenti. Cette célèbre cantatrice était, non pas alors dans tout l’éclat de son talent ni de sa renommée, mais, ce qui valait peut-être mieux, dans tout l’attrait de sa jeunesse. Grande, svelte, un peu maigre, elle avait une chevelure épaisse et tordue de ce blond sombre qui a des reflets de bronze florentin. Son visage, d’une teinte vigoureuse, mais où il n’y avait de carmin que sur ses lèvres, s’accordait merveilleusement avec ses cheveux. Ses grands yeux, d’un noir infernal, semblaient renfermer la mort pour ceux-ci, la ruine pour ceux-là, et la damnation pour tous. Cependant la Salenti était au demeurant une excellente fille, menant à bien les affections de toute nature qui souriaient à ses heureux débuts. Un hasard me rapprocha d’elle, et un autre hasard voulut que je n’en devinsse pas amoureux. Je venais de faire quelques folies. Fut-ce une déesse logée dans mon cœur ou le diable établi dans ma bourse qui m’empêcha de songer à ses faveurs, je n’en sais trop rien aujourd’hui. Du reste, les seules femmes qui me fassent comprendre les affections platoniques sont les femmes galantes avec leurs allures semblables aux nôtres, et ce qui est certain, c’est que je devins tout simplement l’ami de la Salenti. Pendant quelques mois, je la vis souvent; puis je fus entièrement séparé d’elle, et je puis dire que son souvenir m’avait rarement visité depuis dix ans. Seulement cet hôte fugitif de ma pensée était toujours le bienvenu, car avec la signora Salenti je revoyais Venise, mes jeunes années, et tout un coin de cette vie où j’ai dormi, sous des arbres qui ne fleuriront plus pour moi, d’un sommeil plein de songes charmans et légers.

« Tout récemment la Salenti s’est imaginé de venir à Paris, où elle a trouvé, dit-on, cet enthousiasme qui est assurément la plus précieuse de toutes les monnaies françaises. Il paraît que son talent et sa beauté ont pris un développement merveilleux. Sa vie est une série de triomphes. Le bonheur dispose à la sensibilité, quelquefois même à un peu de mélancolie. Tout à coup une nuit, à la fin d’un souper qui avait suivi une de ses ovations les plus éclatantes, l’excellente fille se mit à songer à ses amis absens. Elle avait justement pour convives quelques-uns de mes compagnons de plaisir. Mon nom, quand il sortit de sa bouche, éveilla une vive et bruyante sympathie. — J’ai envie de lui écrire, dit Claudia, que nous avons bu à sa santé. — On accueillit cette pensée avec l’ardeur qu’éveille en pareille occasion toute idée imprévue, et l’on m’adressa séance tenante une lettre qui sentait les rapides tendresses du vin, mais qui cependant m’inspira une sorte de reconnaissance. Cette missive me parvint un soir où j’étais à table avec quelques officiers; seulement notre repas avait lieu dans un bastion, et un obus venait d’endommager un peu la toiture de notre réduit. Je lus tout haut la lettre de la Salenti. De toutes parts on me cria de lui répondre. J’avais été au feu toute la journée, et comme cela m’arrivait souvent, après ces longues heures de combat, je me sentais au cœur un soulagement passager. On m’apporta une mauvaise plume et une feuille d’un grossier papier dont la moitié venait d’être remplie par les adieux d’un blessé à sa mère. J’allumai un cigare, et sur le coin même de la table, j’écrivis à la Salenti quelques vers que. Dieu merci, j’ai à peu près oubliés. Je sais seulement que je terminais en lui disant : « Nous vivons sur cette terre dans des pays bien différens, ma bonne Claudia, toi sous une pluie de fleurs, moi sous une pluie de fer; mais il est une région idéale où nous nous retrouvons à certaines heures, nous y arrivons tous deux portés sur ces doux et pâles rayons du passé que l’on appelle les souvenirs. Là les joies et les tristesses de nos jeunes années forment autour de nous un chœur harmonieux, car le temps a donné un sourire à nos tristesses et des larmes à nos joies. »

« Je ne songeais plus guère ni à ces vers, ni à la Salenti, quand je reçus de Paris une lettre foudroyante. Ma réponse à Claudia n’avait pas joui de l’obscurité qu’elle méritait : cette poésie criméenne avait semblé piquante, et un journal s’était empressé de l’imprimer. Voilà ce qu’Anne m’apprenait avec des amertumes et des colères qui vraiment m’étaient inconnues. Ce n’était plus à un Slave qu’elle avait eu le malheur de s’unir, c’était à un bohémien. Paris tout entier la plaignait, sa mère se voilait la face, et ses amis ne parlaient plus de moi qu’à voix basse. Ils comprenaient maintenant ces défiances instinctives que je leur avais tout de suite inspirées. On voyait enfin à quelle race funeste j’appartenais; ma nature reparaissait comme celle d’un Huron dont on aurait essayé de faire un galant homme. « Je n’espère même pas, m’écrivait Anne, vous faire comprendre jusqu’à quel point vous m’avez blessée. Ainsi l’âme de la signora Salenti était la sœur de l’âme que j’ai prise un instant pour la moitié de la mienne! Pourrai-je vous pardonner jamais? Je ne le crois pas. Ces malheureux vers resteront éternellement dans ma mémoire. La forme idéale que vous donnez à votre tendresse pour une femme méprisable était ce qui pouvait le plus m’offenser. Vous avez détruit notre passé, vous m’avez atteinte et frappée jusque dans mes rêveries les plus chères, en conviant une courtisane à venir errer avec vous dans le pays des souvenirs. »

« Je répondis à Anne : « Que vos amis, pour parler votre langage, médisent de la poésie comme de la guerre, je le comprends; qu’ils me croient d’une race funeste, j’en suis fier; mais que vous partagiez leurs pensées, que vous répétiez leurs propos, c’est là ce qui me donne un découragement suprême, chasuble de damné dont je n’espère plus m’affranchir. Voilà plusieurs fois que vous m’écrivez de terribles choses, sans songer qu’à cette distance où vous êtes d’un lieu où les morts commencent à devenir plus nombreux que les vivans, vous courez grand risque de maltraiter un cadavre ! »

« Ma lettre ne finissait pas là, mais telles furent les seules lignes que je conservai. Je me sentais écrasé par ces luttes où je perdais ce sang d’immortel qui fait les vertus de notre âme, ma foi dans l’amour, ma tendresse pour la poésie, et jusqu’à mon culte pour la guerre. C’est ce dernier sentiment toutefois auquel je m’attachai avec le plus d’énergie. Si le danger ne m’apparaissait plus gai, radieux, paré d’un prestige printanier comme l’espérance, il s’offrait encore à moi avec les charmes austères de la consolation. Un jour, en le cherchant peut-être avec un redoublement d’ardeur, je reçus une blessure qui me fit tomber entre les mains des Français. La mort s’est écartée de moi, comme elle s’écarte toujours de tous les suppliciés du destin. Dans l’oisiveté et dans la solitude du prisonnier, ne sachant qui appeler à mon aide contre l’inexorable ennui des heures présentes, c’est à ma douleur même que je me suis adressé. J’ai évoqué l’une après l’autre toutes les souffrances ensevelies au fond de mon âme : elles ont répondu à mon appel, maintenant elles sont à mon chevet. J’écoute leurs accens, et je crois presque par instant qu’elles me charment comme ces filles mystérieuses de l’Océan charmaient l’être misérable et divin dont mon père m’a donné le nom. »


V.

Un boulet emporta Raymond de Caylo, et fit passer dans de nouvelles mains les feuilles qu’on vient de lire. Prométhée lui avait laissé ces confidences avec l’indifférence de quelques poètes pour ce qu’ils ont écrit dans l’unique intention de se soulager. Envoyé d’abord à Constantinople comme prisonnier, puis rendu à l’armée russe par un échange, le prince Polesvoï est retourné en France après la prise de Sébastopol. Il avait prévenu sa femme de son retour. Il trouva déserte la maison où il comptait la revoir. On lui remit un mot dans lequel Anne lui annonçait qu’elle avait été obligée d’accompagner sa mère en Italie. La marquise de Béclin avait éprouvé le besoin de visiter Florence au moment où son gendre la menaçait de son arrivée. Prométhée se fit ouvrir la chambre où il avait quitté avec tant d’angoisses celle dont il croyait que la mort seule aurait pu le séparer. Il s’assit dans le fauteuil où il s’était mis à genoux devant elle pour lui dire adieu, et les deux mains sur ses yeux, d’où coulaient silencieusement des larmes, il se sentit descendre jusque dans les profondeurs les plus secrètes de la tristesse humaine.

La princesse Prométhée est complètement passée aujourd’hui à l’état de lady Byron. Elle a pour partisans déclarés tous les adversaires sans merci des puissances inquiètes dont elle a débarrassé son existence, c’est-à-dire de la passion et du génie. Et comme depuis quelque temps elle semble supporter avec une sérénité parfaite le veuvage précoce qu’elle s’est imposé, on s’est même mis à la plaindre, car le monde a pour les tristesses qui se réfugient dans son sein des compassions merveilleuses. Les victimes qui se promènent dans ses fêtes, qu’il est sûr de rencontrer à leur poste, aux avant-scènes des théâtres fréquentés, sur les divans des salons en vogue, lui inspirent toute sorte d’attendrissemens respectueux. Anne est-elle dédommagée, par les triomphes glacés auxquels la voici vouée désormais, des joies brûlantes qu’elle a perdues? C’est vraiment ce que je ne puis croire. Je suis persuadé qu’elle ressemble à cette race d’artistes sans foi qui tout à coup sacrifient leur talent aux petits intérêts de cette vie. Le Dieu qu’ils ont immolé s’agite longtemps au fond de leur cœur. Ils le sentent tressaillir par momens sous le poids écrasant des vanités qu’ils ont amoncelées pour l’ensevelir; mais un jour ces sourdes révoltes s’apaisent. Le Titan, pour parler le langage de Jean-Paul, ne laisse aucun vestige de son passage dans l’âme où il a régné. Les pygmées ont pris définitivement sa place. J’ai toujours trouvé un sens profond dans les peintures consacrées par le siècle dernier aux dessus de portes. Tous ces Cupidons sans ailes, parés d’attributs différens, représentent la vie réduite aux proportions que l’esprit mondain lui donne. Celui-ci porte un casque et une épée, cet autre un bonnet carré et une robe, il y en a même un qui a un capuchon d’ermite. Puisse le maître de saint Augustin, l’époux de sainte Thérèse, l’hôte, mystérieux des Thébaïdes, épargner à Prométhée le chagrin de voir le petit drôle régner à son heure sur la princesse Polesvoï !

Ai-je besoin de dire qu’on juge notre Slave avec plus de sévérité que jamais? Il faut, répète-t-on, qu’il ait bien mal agi vis-à-vis de sa femme pour qu’elle se soit ainsi séparée de lui. Maintenant que son bonheur est détruit, ces propos ne l’inquiètent guère. Il subit dans l’isolement cette loi incessante de la création que le ciel fait peser sur les poètes. Récemment il a écrit sur le Prométhée antique la meilleure, suivant moi, de toutes ses odes. On y trouve ce passage qui peint d’une manière complète la situation actuelle de son esprit :

« Dans la solitude où je souffre comme toi, héros moderne des anciens jours, tes consolateurs, ou, pour mieux dire, tes tentateurs, sont venus me trouver. J’ai reconnu Io, Mercure et le vieil Océan, Io est toujours cette femme sensible qui prétend guérir l’un après l’autre les cœurs malades avec l’élixir inépuisable de son amour. Mercure est toujours ce faquin cynique pour qui tout trouble intérieur naît d’un seul principe qu’il s’agit d’étouffer sans retard, — de la conscience. Enfin le vieil Océan est aujourd’hui, comme au temps même de la fable, ce personnage sensé qui vous conseille de ne pas engendrer la mélancolie, en évitant les nobles pensées, ces mères désolées des grandes souffrances, pour vous attacher aux pensées banales, ces mères joyeuses des petits bonheurs. Eh bien! j’ai dit au vieil Océan : « Je garderai les compagnes farouches de mon âme, car je poursuis d’une haine implacable les vulgarités de la vie. » J’ai dit à Mercure : « Emporte tes poisons contre la conscience, car j’ai voué une tendresse reconnaissante à cette austère gardienne de nos cœurs. » Et d’une voix moins sévère j’ai ajouté : « Io, va porter à d’autres ton amour passager qui fait les heureux, car les destins m’ont consacré à l’amour immortel qui fait les martyrs. »


PAUL DE MOLENES.