La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 151-161).


CHAPITRE XIII.

L’INCARCÉRATION.


Je garantis qu’il ne se noiera pas, quand le vaisseau ne serait pas plus solide qu’une coquille de noix.
Shakspeare, La Tempête.


Butler n’éprouva ni faim ni fatigue, quoique la manière dont il avait passé la nuit eût pu lui faire ressentir l’une et l’autre ; mais l’empressement qu’il mettait à servir la sœur de Jeanie les lui fit oublier.

Il marchait d’un pas si rapide qu’il semblait courir, quand il s’entendit appeler par une voix qui luttait contre une toux asthmatique, et qu’étouffait presque le trot bruyant d’une jument montagnarde. Il se retourna, et vit le laird de Dumbiedikes pressant son cheval autant qu’il pouvait ; car, heureusement pour le projet qu’avait le laird de s’entretenir avec Butler, leur route était la même pendant environ deux cents verges. Butler s’arrêta, maudissant intérieurement le cavalier qui retardait ainsi son voyage.

« Oh, oh, oh ! » cria Dumbiedikes cherchant à arrêter sa jument auprès de Butler ; « oh, oh ! c’est une bête bien volontaire, je vous assure. » En effet, il avait atteint Butler juste à l’endroit au delà duquel il lui eût été impossible de continuer à le poursuivre, car la route que devait suivre Butler se séparait là de celle qui conduisait à Dumbiedikes, et ni par persuasion ni par force, le cavalier n’aurait pu vaincre l’obstination celtique de Rory Bean (c’était le nom de la jument) et la faire dévier d’un pas du chemin qui conduisait à son écurie.

Quand il eut repris haleine après un trot plus rapide que celui auquel lui et sa monture étaient habitués, ce qu’il avait à dire semblait ne pouvoir sortir de son gosier, et il resta plusieurs minutes sans prononcer une syllabe. Enfin, après de grands efforts, il ne put articuler que ces mots : « Je dis… monsieur Butler, que voilà une belle journée pour la moisson. — Très-belle, dit Butler. Je vous souhaite le bonjour, monsieur. — Attendez, attendez, reprit Dumbiedikes, ce n’est pas cela que j’ai à vous dire. — Dites-le donc vite, et que je vous dise adieu, reprit Butler ; je vous demande pardon, mais je suis pressé, et tempus nemini, vous savez le proverbe. »

Dumbiedikes ne savait pas le proverbe, et dans le trouble où il était, il ne chercha pas à se donner l’air de le connaître, comme d’autres eussent fait à sa place. Il concentrait toute son intelligence sur un seul point fort grave, et ne voulait rien distraire de ses forces pour défendre ses avant-postes : « Je voulais vous demander, monsieur Butler, dit-il, si M. Saddletree est un grand jurisconsulte ? — Je ne le sais que sur sa parole, » dit Butler sèchement ; « mais sans doute il se connaît lui-même. — Hum ? » reprit le taciturne Dumbiedikes d’un air qui semblait dire : Monsieur Butler, je vous comprends. « En ce cas, poursuivit-il, je chargerai M. Novit, mon avocat (le fils du vieux Novit, qui a la langue presque aussi bien affilée que son père), de l’affaire d’Effie. »

Ayant ainsi montré plus de sagacité que Butler n’en attendait de lui, il porta poliment la main à son chapeau galonné en or, et par un coup d’éperon fit entendre à Rory Bean que c’était la volonté de son cavalier qu’elle marchât vers la maison ; et l’animal obéit à cette insinuation avec cet empressement que les hommes et les bêtes montrent à comprendre et exécuter les ordres qui répondent à leurs propres désirs.

Butler se remit en route, non pas toutefois sans éprouver ce sentiment de jalousie que l’intérêt porté par l’honnête laird à la famille Deans avait souvent éveillé en lui. Mais il avait trop de générosité pour s’arrêter long-temps à un sentiment entaché d’égoïsme. « Il est riche et je ne le suis pas, dit-il ; pourquoi me tourmenterais-je s’il a assez bon cœur pour consacrer une partie de son revenu à leur rendre des services dont je ne peux que souhaiter l’accomplissement ? Au nom du ciel ! faisons chacun ce que nous pouvons. Qu’elle soit heureuse ! qu’elle échappe au malheur qui la menace ! Je dois songer seulement à prévenir la fatale démarche de ce soir, et oublier tout le reste, quoique mon cœur soit déchiré de me séparer d’elle. »

Il redoubla de vitesse, et arriva bientôt devant la porte de la prison, ou plutôt devant l’endroit où avait été la porte. Son entrevue avec le mystérieux étranger, le message pour Jeanie, sa conversation avec elle sur la rupture de leur liaison, la scène avec le vieux Deans, tout cela occupait si vivement son esprit qu’il avait oublié les événements tragiques de la nuit précédente. Le souvenir n’en fut réveillé en lui ni par les groupes répandus dans les rues, qui suspendaient leurs conversations dès qu’un étranger s’approchait d’eux ; ni par les perquisitions actives des agents de police soutenus par des patrouilles, ni par la vue des triples sentinelles placées devant le corps-de-garde, ni par l’air inquiet et craintif de la populace qui, se sachant suspecte sinon coupable d’avoir pris part à l’insurrection, et redoutant les recherches de la police, se dispersait avec timidité comme des hommes, qui épuisés par une débauche nocturne, se trouvent, le lendemain, énervés, sans assurance ni courage.

Aucun de ces symptômes ne frappa l’esprit de Butler, absorbé par un sujet bien plus intéressant pour lui, jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant l’entrée de la prison que gardait un double rang de grenadiers au lieu des barres et des verrous. Le cri : « On n’entre pas ! » les murs noircis du porche, les escaliers tournants et les chambres de la prison ouverts aux regards du public, lui rappelèrent les événements de cette nuit terrible. Il demanda à voir Effie ; et le même geôlier, grand, maigre, à la chevelure blanche, qu’il avait vu la veille, se présenta à lui.

« Vous êtes, je crois, » dit-il à Butler avec cette circonspection qui caractérise les Écossais, « la même personne qui vint pour la voir hier au soir ? »

Butler répondit affirmativement.

« Et c’est vous, continua le geôlier, qui m’avez demandé si c’était à cause de l’affaire de Porteous que nous fermions la porte plus tôt qu’à l’ordinaire ? — Il est possible, dit Butler, que je vous aie fait cette question ; mais je vous demande maintenant si je puis voir Effie Deans ? — Je ne puis que vous dire : Entrez, montez l’escalier, et tournez dans le guichet à droite. »

Le vieillard suivit Butler son trousseau de clefs à la main, n’oubliant pas même cette énorme clef qui ouvrait et fermait la porte extérieure de son empire, et qui n’était plus alors qu’un inutile fardeau. Butler ne fut pas plus tôt entré dans la chambre indiquée, que le guichetier en saisit la clef et l’y enferma. Butler crut que c’était une précaution ordinaire à cet homme ; mais quand il entendit le commandement de : « Avancez, sentinelle ! » et le bruit des armes d’une sentinelle qu’on plaçait à la porte de la chambre, il appela le geôlier : « Mon ami, lui dit-il, ce que j’ai à dire à Effie Deans est très-important, et je voudrais la voir le plus tôt possible. » Il ne reçut pas de réponse. « Si je ne peux pas la voir maintenant, » continua-t-il d’une voix plus élevée, « dites-le-moi, et laissez-moi aller à mes affaires ; » et il ajouta, en se parlant à lui-même : « Fugit irreparabile tempus. »

« Si vous aviez des affaires, il fallait les faire avant de venir ici, dit le geôlier du dehors, car vous verrez qu’il est plus facile d’y entrer que d’en sortir. Une autre insurrection ne viendra pas nous assaillir. La loi a triomphé, voisin, et vous l’apprendrez à vos dépens. — Que voulez-vous dire ? reprit Butler. Vous me prenez sans doute pour un autre. Je suis Reuben Butler, prédicateur de l’Évangile. — Je le sais bien, dit le geôlier. — Alors, si vous me connaissez, j’ai droit de vous demander d’après quel mandat vous me détenez. Tout sujet du roi a droit de faire cette question. — Quel mandat ? dit le geôlier. Le mandat est à Libberton avec deux shérifs pour vous arrêter. Si vous étiez resté chez vous, comme doit faire un honnête homme, vous auriez vu le mandat ; mais vous êtes venu de vous-même vous faire incarcérer, que puis-je faire ? — Ainsi, je ne puis voir Effie Deans, dit Butler ; et vous êtes déterminé à ne pas me laisser sortir ? — Certainement non, voisin, dit le vieillard avec rudesse ; pour Effie Deans, laissez-la songer à son affaire, vous aurez assez de la vôtre. Quant à votre sortie, le magistrat en décidera. Je vous quitte, car je vois les charpentiers qui viennent remplacer deux des portes que vos paisibles compagnons ont renversées hier au soir, monsieur Butler. »

La position de Butler était non moins alarmante que pénible : être emprisonné, même sur une fausse accusation, est fort désagréable ; et des hommes doués d’un courage naturel supérieur à celui de Butler auraient pu en être inquiets. Il ne manquait cependant pas de cette résolution qu’inspirent le sentiment du devoir et le désir honorable de le remplir ; mais son imagination était vive et sa constitution délicate, et il était loin d’être insensible au danger, comme ces hommes moins impressionnables, doués d’une santé et d’un tempérament vigoureux. L’idée confuse d’un péril qu’il ne pouvait ni comprendre ni écarter, semblait flotter devant ses yeux. Il chercha à se rappeler les événements de la nuit précédente, pour découvrir quelque moyen d’expliquer et de justifier sa présence dans le rassemblement, car il ne tarda pas à penser que c’était là le seul motif de sa détention. Ce ne fut pas sans inquiétude qu’il s’aperçut qu’il n’avait aucun témoin désintéressé qui attestât les diverses tentatives qu’il avait faites pour échapper aux séditieux. Le malheur de la famille Deans, le dangereux rendez-vous où Jeanie devait se rendre, et qu’il n’avait plus l’espoir d’empêcher, ajoutaient encore à l’amertume de ses réflexions. Dans l’impatience de connaître la cause de sa détention et de recouvrer, s’il pouvait, sa liberté, il éprouvait une agitation qui ne lui paraissait pas de bon augure. Enfin, après être resté une heure ainsi renfermé, il reçut l’ordre de se rendre devant le magistrat. Il fut conduit de la prison au tribunal, sous la garde d’un peloton de soldats, avec un appareil de précautions qui, bien que hors de saison et sans nécessité, est généralement déployé après un événement que de pareilles mesures eussent pu prévenir si on les avait employées à temps.

On l’introduisit dans la chambre du conseil, ainsi qu’on appelle l’endroit où les magistrats tiennent leurs séances, et qui était alors peu éloignée de la prison. Un ou deux conseillers de la ville étaient présents, et semblaient sur le point d’interroger un individu amené devant eux, au bas d’une longue table couverte d’un tapis vert, autour de laquelle le conseil s’assemblait ordinairement. « Est-ce le ministre ? « dit un des magistrats au moment où l’officier de ville introduisit Butler : celui-ci répondit affirmativement. « Qu’il s’asseye un instant ; nous aurons bientôt expédié l’affaire de cet homme. — Ferons-nous sortir M. Butler ? demanda l’officier. — Cela n’est pas nécessaire ; qu’il reste où il est. »

Butler s’assit donc sur un banc, au fond de la salle, entre deux gardes.

C’était une pièce vaste et mal éclairée ; mais, soit hasard, soit calcul de la part de l’architecte, qui avait pu comprendre quels avantages pouvaient résulter d’une telle disposition, une fenêtre était placée de manière à jeter beaucoup de jour à la place qu’occupait le prisonnier pendant l’interrogatoire, et à laisser dans une obscurité complète l’endroit plus élevé où siégeaient les magistrats. Butler fixa ses regards avec attention sur l’individu qu’on interrogeait alors ; pensant qu’il pourrait reconnaître quelqu’un des conspirateurs de la nuit précédente ; mais, quoique les traits le cet homme fussent frappants, il ne se rappela point l’avoir jamais vu.

C’était un homme d’un âge mûr, au teint basané ; ses cheveux étaient coupés très-court, légèrement bouclés, d’un noir de jais, quoique un peu grisonnants ; sa physionomie annonçait plutôt la friponnerie que le crime, plutôt l’adresse et la fourberie que des passions violentes et désordonnées ; ses yeux noirs, vifs et rusés, ses traits exprimant la finesse, son sourire ironique, son effronterie, lui donnaient toute l’apparence d’un fieffé coquin. Dans une foire ou dans un marché, vous l’auriez pris sans hésitation pour un maquignon versé dans toutes les ruses de son métier ; mais si vous l’eussiez rencontré dans un lieu écarté, vous n’auriez craint aucune violence de sa part. Son costume était aussi celui d’un marchand de chevaux : un habit boutonné du haut en bas, un cache-fripon, comme on disait alors, avec de larges boutons de métal, d’épaisses guêtres bleues, qu’on appelait bas-bottes, parce qu’elles tenaient lieu de bas, et un chapeau rabattu. Il ne lui manquait qu’un fouet sous le bras et des éperons aux talons pour représenter un véritable maquignon.

« Votre nom est James Ratcliffe ? dit le magistrat. — Oui, sauf le bon plaisir de Votre Honneur. — C’est-à-dire que vous trouveriez un autre nom si cela ne me plaisait pas ? — J’en trouverais vingt à choisir, toujours sauf le bon plaisir de Votre Honneur. — James Ratcliffe est votre nom pour le moment… Quel est votre métier ? — Je ne saurais dire précisément que j’aie ce que vous appelez un métier. — Enfin, quels sont vos moyens d’existence, vos occupations ? — Oh ! Votre Honneur, sauf votre bon plaisir, le sait tout aussi bien que moi. — N’importe, il faut que vous me le disiez. — Moi le dire, et à Votre Honneur ? Jemmie Ratcliffe ne peut pas dire cela. — Point de plaisanteries, je veux que vous me répondiez, — Eh bien, j’en aurai la conscience nette ; car, voyez-vous, j’ai une faveur à vous demander. Vous expliquer mes occupations, dites-vous ? cela n’est guère convenable à faire dans un lieu comme celui-ci. Mais que dit le huitième commandement ? — Tu ne déroberas point. — En êtes-vous bien sûr ? Eh bien, alors, mes occupations et ce commandement étaient en complète contradiction, car j’avais lu : Tu déroberas ; ce qui fait une grande différence, quoiqu’il n’y ait qu’un petit mot de moins. — Pour couper court, Ratcliffe, vous êtes un voleur reconnu. — Je crois que les basses terres et les montagnes le savent, sans parler de l’Angleterre et de la Hollande, » dit Ratcliffe avec un aplomb et une effronterie sans pareille.

« Et où croyez-vous que vous mènera ce métier ? » dit le magistrat. — Hier j’aurais pu le deviner à coup sûr ; mais je n’en suis pas très-certain aujourd’hui. — Et qu’auriez-vous répondu si l’on vous eût adressé hier cette question ? — La potence, répondit Ratcliffe avec le même sang-froid. — Vous êtes un effronté coquin, reprit le juge ; et comment osez-vous supposer que votre position est meilleure aujourd’hui ? — Oh ! Votre Honneur, il y a une très-grande différence entre un prisonnier détenu sous le coup d’une sentence de mort, et celui qui reste en prison de sa propre volonté quand il ne tenait qu’à lui d’en sortir. Qui m’empêchait de m’en aller tranquillement, quand la multitude enleva John Porteous ? Votre Honneur pense-t-il réellement que je sois resté dans le dessein d’être pendu ? — Je ne sais quel était votre dessein ; mais je sais ce que la loi vous destine : c’est d’être pendu de mercredi en huit jours. — Non, non, » dit Ratcliffe avec assurance, « j’en demande pardon à Votre Honneur ; mais je ne le croirai pas que je ne l’aie vu. Je connais la loi depuis long-temps, j’ai eu plus d’une fois affaire à elle autrefois et récemment ; elle n’est pas si méchante qu’elle le paraît ; j’ai toujours vu qu’elle aboie plus qu’elle ne mord. — Et si vous n’attendez pas la potence, à laquelle vous êtes condamné (pour la quatrième fois, à ma connaissance), puis-je vous demander de vouloir bien me dire sur quoi vous comptez, pour n’avoir pas pris la fuite avec les autres prisonniers ? conduite que, je l’avouerai, on n’attendait pas de vous. — Je n’aurais pas songé un moment à rester dans cette vieille et désagréable maison, si ce n’est que l’habitude m’a donné la fantaisie de vouloir y demeurer, et que j’espère y occuper un petit poste. — Un poste ! s’écria le magistrat. Vous voulez dire un poteau[1] pour y être fustigé ? — Non, non, monsieur, je n’ai jamais eu envie du poteau ni du fouet : après avoir été condamné quatre fois à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuivît, je pense que je n’ai rien à craindre du fouet. — Alors, au nom du ciel, qu’espérez-vous donc ? — Le poste de second porte-clefs, car je crois qu’il est vacant, dit le prisonnier. Je ne demande pas celui de bourreau[2] ; il ne me conviendrait pas, car je n’ai jamais pu faire de mal à une bête, bien moins encore à un homme. — Il y a sans doute, dans ce que vous avez fait, quelque chose en votre faveur, » dit le magistrat, venant justement au point où Ratcliffe voulait l’amener, quoiqu’il cachât son intention sous une affectation de bizarrerie ; » mais comment pouvez-vous espérer un emploi dans la prison quand vous vous êtes évadé de la moitié des prisons d’Écosse ? — Sauf le bon plaisir de Votre Honneur, dit Ratcliffe, si je sais si bien m’en échapper, je saurai mieux y retenir les autres. Ils seraient bien habiles ceux qui m’y retiendraient quand j’en voudrais sortir, et qui en sortiraient quand je voudrais les y retenir. »

Cette observation sembla frapper le magistrat ; mais il n’y répondit point, et ordonna seulement de faire retirer Ratcliffe.

Quand ce hardi et rusé fripon fut éloigné, le juge demanda au greffier ce qu’il pensait de l’assurance de cet homme.

« Je n’ai pas d’avis à donner, répondit le greffier ; mais si un jour Ratcliffe est disposé à tourner à bien, il n’est jamais entré par les portes de la ville un homme qui pût être aussi utile pour découvrir les voleurs et les bien garder. Je pense qu’il faudrait en parlera M. Sharpitlaw. »

On fit ensuite approcher Butler de la table pour l’interroger. Le juge dirigea cet interrogatoire avec égards, mais de manière à lui faire comprendre que de graves soupçons pesaient sur lui. Avec une franchise qui était en même temps dans sa profession et dans son caractère, Butler avoua qu’il avait été présent, quoique involontairement, au meurtre de Porteous, et, sur la demande du magistrat, il entra dans les détails les plus minutieux sur toutes les circonstances de cette malheureuse affaire. Toutes les particularités de son récit furent écrites par le greffier sous sa dictée.

Quand il eut achevé, l’interrogatoire proprement dit commença ; chose fort pénible pour le témoin même le plus véridique, puisqu’un récit, surtout s’il se rattache à des événements aussi tragiques, peut rarement se faire avec assez de clarté et de précision pour que des questions minutieuses et multipliées ne fassent naître quelque doute ou quelque ambiguïté.

Le magistrat fit d’abord observer à Butler qu’il avait dit que son projet était de retourner au village de Libberton, mais qu’il avait été arrêté par la multitude placée à la porte de l’Ouest. « La porte de l’Ouest est-elle votre chemin ordinaire quand vous allez à Libberton ? » demanda le magistrat avec un air ironique.

« Non, certainement, dit Butler avec l’empressement d’un homme qui veut justifier ce qu’il a dit ; mais j’étais plus prêt de cette porte que de toute autre, et l’heure de la fermer allait sonner. — Cela est fâcheux, » dit le magistrat sèchement ; mais puisque vous étiez, dites-vous, contraint par cette multitude et forcé d’assister à des scènes qui répugnent à tout sentiment d’humanité, et surtout à la profession de ministre, avez-vous fait quelque tentative de résistance ou d’évasion ? »

Butler répondit que leur nombre l’avait empêché de faire aucune résistance, et leur vigilance de s’échapper.

« Cela est fâcheux, » répéta le magistrat toujours avec le même air d’incrédulité. Il continua, avec convenance et politesse ; mais avec une raideur qui trahissait ses soupçons, à lui faire beaucoup de questions sur tout ce qu’avaient fait les insurgés et sur la tournure et le costume des chefs ; et quand il comprit qu’il fallait endormir la prudence de Butler pour n’être point trompé par lui, il revint sur les premières parties de sa déclaration, et lui demanda de répéter en détail toutes les circonstances de chacune des parties de cette triste scène. Toutefois Butler ne tomba dans aucune espèce de confusion ou de contradiction qui justifiât les soupçons qu’on avait contre lui. Enfin il arriva à Magde Wildfire, au nom duquel le magistrat et le greffier échangèrent un regard significatif. Quand le sort de la ville aurait dépendu de la connaissance que le juge pouvait acquérir des traits et du costume de ce personnage, son examen n’aurait pas été plus minutieux ; mais Butler ne put rien dire de sa figure, qui était peinte de rouge et de noir, comme celle d’un Indien qui marche au combat, et, de plus, presque cachée par la coiffure qui enveloppait cette prétendue tête de femme. Il déclara qu’il pensait ne pouvoir reconnaître ce Madge Wildfire s’il le voyait dans un costume différent, mais qu’il croyait pouvoir reconnaître sa voix.

Le magistrat lui demanda de nouveau par quelle porte il était sorti de la ville.

« Par celle de Cowgate, reprit Butler. — Était-ce le chemin le plus court pour aller à Libberton ? — Non, » répondit Butler avec quelque embarras ; « mais c’était la voie la plus courte pour échapper à la multitude. »

Le juge et le greffier échangèrent de nouveau un regard.

« La porte de Cowgate n’est-elle pas sur un chemin plus court de Grass-Market à Libberton que celle de Bristol-Port ? » — Non, répondit Butler ; mais j’allais visiter un ami. — En vérité ? dit le juge ; vous étiez pressé de lui raconter ce que vous veniez de voir, sans doute ? — Certainement non, répondit Butler ; et je n’en ai point parlé tout le temps que j’ai été à Saint-Léonard. — Par où êtes-vous passé en allant à Saint-Léonard ! — Par les rochers de Salisbury ? » — Vous affectionnez donc bien les détours ? dit le magistrat ; et qui avez-vous vu en sortant de la ville ? »

Butler lui décrivit les différents groupes qu’il avait rencontrés, comme nous l’avons déjà dit ; et enfin il arriva au mystérieux étranger du Parc du Roi. Butler eût désiré garder le silence sur ce sujet, mais le magistrat ne l’eut pas plus tôt entendu parler de cet incident, qu’il en voulut connaître toutes les particularités.

« Réfléchissez, monsieur Butler, dit-il ; vous êtes un jeune homme d’une bonne réputation ; je serais prêt moi-même à rendre témoignage en votre faveur. Mais nous savons qu’il y a des gens de votre profession qui s’abandonnent à un zèle faux et aveugle, et qui, irréprochables sous tout autre rapport, se sont laissé entraîner à de grands désordres capables de troubler la paix du pays. J’en agirai franchement avec vous. Je ne suis nullement satisfait de votre récit, de votre double sortie par deux routes différentes, qui toutes les deux faisaient de longs circuits ; et, pour parler franchement, aucun de ceux que nous avons interrogés sur cette malheureuse affaire n’a vu, dans votre conduite, rien qui indiquât que vous agissiez par contrainte. Bien plus, les gardes de la porte de Cowgate ont remarqué en vous l’embarras d’un coupable, et ont déclaré que vous leur aviez le premier ordonné d’ouvrir la porte, d’un ton d’autorité, comme si vous commandiez les gardes et avant-postes des factieux qui les avaient assiégés toute la nuit. — Dieu leur pardonne ! dit Butler ; je leur ai seulement demandé un libre passage pour moi-même ; ils se sont mépris, à moins qu’ils ne me calomnient à dessein. — Bien, monsieur Butler, dit le magistrat ; je suis disposé à admettre tout ce qui peut vous être favorable, et je désire beaucoup que vous vous tiriez bien de cette affaire ; mais il faut être franc avec moi, si vous voulez fortifier la bonne opinion que j’ai conçue de vous, et aplanir toute difficulté. Vous avouez avoir vu un individu en traversant le Parc du Roi pour aller à Saint-Léonard ; je veux savoir en détail tout ce qui s’est passé entre lui et vous. »

Pressé aussi vivement, Butler, qui n’avait d’autre raison de cacher ce qui avait eu lieu à cette entrevue, si ce n’est que Jeanie Deans y était intéressée, crut que ce qu’il avait de mieux à faire était de dire la vérité tout entière.

« Pensez-vous que la jeune fille aille à un rendez-vous si mystérieux ? » dit le magistrat après un moment de silence.

« Je le crains, dit Butler. — Pourquoi dites-vous que vous le craignez ? dit le juge. — Parce que je crains qu’elle ne s’expose en allant trouver à une telle heure et dans un tel lieu un homme qui a l’air si suspect, et dont le message est si inexplicable. — On veillera à sa sûreté, dit le magistrat. Monsieur Butler, je regrette de ne pouvoir vous faire mettre en liberté sur-le-champ, mais j’espère que votre détention ne sera pas longue. Faites retirer M. Butler ; qu’on ait pour lui tous les égards qui lui sont dus. »

On reconduisit Butler à la prison ; mais la nourriture et l’appartement qu’on lui donna prouvèrent qu’on obéissait scrupuleusement à la recommandation du magistrat.



  1. Il y a dans l’anglais un jeu de mots qui roule sur celui de post, qui signifie poste et poteau. a. m.
  2. En écossais le bourreau est appelé lockman, du mot man, homme, et de la petite quantité de farine (en écossais lock) qu’il avait droit de prélever sur chaque sac exposé dans le marché de la ville. À Édimbourg, ce droit a été racheté depuis longtemps ; mais à Dumfries, l’exécuteur des hautes œuvres l’exerce encore ; on l’exerçait encore récemment, en mesurant avec une petite cuillère de fer la quantité qu’il devait prendre. L’expression lock, pour signifier une petite quantité de toute substance sèche, divisible, comme du blé, de la farine ou autre, subsiste encore non seulement dans le langage du peuple, mais aussi dans les lois, où l’on appelle ainsi une petite quantité de farine à payer, pour la mouture urbaine, par exemple.