La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 42

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 458-465).


CHAPITRE XLII.

SURPRISE.


La fortune, ou plutôt le destin, a-t-il guidé vers ces bords heureux notre barque, que nous ne savions vers quel port diriger ?
Fletcher.


Les îles du détroit de la Clyde, que le passage journalier de tant de bateaux à vapeur rend maintenant d’un accès si facile, étaient du temps de nos pères des lieux isolés, que personne, pour ainsi dire, ne fréquentait. Elles offrent cependant des beautés admirables et variées. Arran, région montagneuse, île alpine, si l’on peut s’exprimer ainsi, abonde en paysages du caractère le plus pittoresque et le plus sublime. Bute est plus boisée et d’un aspect plus suave. Les Cumrays, comme pour servir de contraste aux deux premières, ne présentent qu’un pays uni et des plaines de verdure, et sont les anneaux d’une espèce de chaîne naturelle placée le long du détroit, séparée de manière cependant à former entre elles de larges intervalles remplis par l’Océan. Roseneath, d’une bien moindre étendue, est située beaucoup plus avant dans le détroit, vers la côte occidentale, près de l’embouchure d’un lac appelé le Gare-Loch, et non loin du Loch-Long et du Loch-Seantou Holy-Loch[1], qui, descendant des montagnes de l’ouest, viennent se jeter dans le golfe formé par la Clyde.

Dans ces îles, les vents glacés du printemps, qui exercent leur influence malfaisante sur la végétation en Écosse, se font comparativement peu sentir, et, excepté l’île gigantesque d’Arran, elles sont peu exposées aux orages de l’Atlantique, étant renfermées dans les terres, et protégées à l’ouest par les côtes élevées du comté d’Ayr. Le saule pleureur, le bouleau et d’autres arbres de même nature croissent donc dans ces retraites favorisées, avec une abondance inconnue à la partie orientale du pays, et l’air y possède aussi cette douceur qu’on dit salutaire aux maladies de poitrine.

La petite île de Roseneath, surtout, est si remarquable par ses beautés pittoresques que, depuis une époque très-reculée, les comtes et ducs d’Argyle y viennent résider de temps en temps. Dans le principe, ils se contentaient de loger dans une espèce de rendez-vous de chasse, que par des accroissements successifs ils ont transformé en un véritable palais. Cette résidence était dans sa simplicité primitive quand la petite barque que nous avons laissée traversant le détroit s’approcha des rivages de l’île.

En touchant au lieu de débarquement qui était en partie ombragé par les feuillages épais de quelques chênes peu élevés, mais dont les larges branches s’étendaient en éventail, et qui étaient entremêlés de quelques buissons de noisetiers, ils aperçurent à travers les arbres deux ou trois personnes qui semblaient attendre leur arrivée. Jeanie les avait à peine remarquées, de sorte qu’elle éprouva un mouvement de surprise semblable à un choc électrique, lorsque les rameurs l’ayant transportée de la barque sur le rivage, elle se trouva dans les bras de son père.

Cet événement était trop merveilleux pour pouvoir y croire, trop semblable à un heureux rêve pour en avoir la réalité. Elle se dégagea de ses bras où il la tenait serrée dans un étroit et affectueux embrassement, et s’éloigna de lui de deux ou trois pas pour le regarder et s’assurer que ce n’était pas une illusion.

Mais le doute était impossible, c’était Davie Deans lui-même, dans son plus bel habit du dimanche, bleu clair, avec de larges boutons de métal ; le gilet et la culotte pareils, ses guêtres épaisses de drap gris, ses mêmes boucles de cuivre, le bonnet bleu à larges bords comme en portent les habitants des basses terres, rejeté en arrière tandis qu’il tenait ses yeux élevés au ciel avec une muette reconnaissance ; ses cheveux gris qui s’en échappaient et venaient tomber sur ses joues hâlées ; son front chauve et sillonné, et ses yeux d’un bleu clair dont l’âge n’avait pas éteint la vivacité, et qui brillaient sous ses épais sourcils gris ; son visage, ordinairement austère et stoïque, animé par une expression inaccoutumée de joie, de tendresse et de reconnaissance ; enfin tous ces traits qui caractérisaient si bien Davie Deans, et qui étaient tellement en harmonie les uns avec les autres, que, si je revois jamais mes amis Wilkie et Allan, je veux essayer d’obtenir d’eux une ébauche de cette même scène.

« Jeanie, ma Jeanie ! mon enfant, mon digne et vertueux enfant ! que le Seigneur d’Israël soit ton père, car je suis à peine digne de toi ; tu as racheté notre captivité, rendu l’honneur à notre maison : Dieu te bénisse, mon enfant, et t’accorde ses grâces temporelles et éternelles ! mais il t’a déjà bénie par le bien dont il t’a rendue l’instrument. »

Ces paroles lui échappèrent non sans larmes, quoique Davie ne fût pas homme à s’attendrir facilement. Archibald, par délicatesse, s’était retiré en emmenant les autres spectateurs de cette entrevue, de sorte que les bois et le soleil couchant étaient les seuls témoins de cette effusion de tendresse.

« Et Effie ? Effie, mon père ! » telle fut la question que Jeanie mêla à plusieurs reprises aux expressions de sa reconnaissance et de sa joie.

« Vous saurez tout, vous saurez tout, » répondit Davie à la hâte ; et il renouvelait ses remercîments au ciel de lui avoir renvoyé Jeanie saine et sauve du pays de l’épiscopat, du schisme et de l’hérésie, et de l’avoir préservée des dangers de la route et des loups dévorants.

« Et Effie ? » répéta fréquemment la tendre sœur, « et… (elle aurait bien voulu dire Butler, mais elle modifia cette question trop directe), et monsieur et mistress Saddletree, et Dumbiedikes, et tous nos amis ? — Ils sont tous en bonne santé, grâce au ciel. — Et M. Butler ? il ne se portait pas bien quand je suis partie. — Oh ! il est rétabli, il va bien maintenant, reprit son père. — Dieu soit loué ! Mais Effie, mon cher père, Effie ? — Vous ne la reverrez plus, mon enfant, répondit Deans d’un ton solennel. Vous êtes maintenant la seule et unique feuille laissée sur le vieux tronc. Dieu vous ait en garde ! — Elle est morte ! elle a péri ! La grâce est venue trop tard, » s’écria Jeanie en se tordant les mains.

« Non, Jeanie, » reprit Deans du même ton grave et mélancolique ; elle vit dans la chair, et est libre de toute contrainte de la justice. Plût au ciel qu’elle fût aussi dégagée des liens de Satan, et qu’elle vécût dans la foi ! — Que le Seigneur nous protège ! dit Jeanie ; la malheureuse enfant a-t-elle pu vous quitter pour ce misérable ? — Ce n’est que trop vrai, dit Deans ; elle a quitté son vieux père qui avait pleuré et prié pour elle ; elle a quitté sa sœur qui a essuyé tant de fatigues et de dangers, et qui a fait pour elle ce qu’aurait fait une mère ; elle a abandonné les os de sa mère et la terre de son peuple, et elle a passé la frontière avec ce fils de Bélial. Elle s’est enfuie de nuit de la maison de son père… » Il s’arrêta, car une sensation mêlée de ressentiment et de chagrin étouffait sa voix.

« Et avec cet homme, cet homme coupable ! Et c’est pour lui qu’elle nous a quittés ! Effie, Effie ! qui aurait pu le croire après que la Providence vous avait fait une telle grâce ? — Elle nous a quittés, mon enfant, parce qu’elle n’était pas des nôtres, reprit Davie ; c’est une branche stérile qui ne portera jamais aucun fruit de grâce ; une chèvre qui a fui dans le désert, emportant avec elle, je l’espère, les péchés de notre petite congrégation. Que la paix du monde soit avec elle ! et puisse-t-elle en trouver une meilleure lorsque Dieu lui fera la grâce de l’en tirer ! Si elle est au nombre de ses élus, son heure viendra. Qu’aurait dit sa mère, cette respectable matrone dont la mémoire s’est conservée comme le parfum de la myrrhe et de l’encens à Newbattle et à Lugton ? Mais tout est fini ; qu’elle parte, qu’elle suive ses propres voies ; qu’elle ronge son frein. Le Seigneur aura son temps. Elle était l’enfant de mes prières ; elle n’est peut-être pas entièrement perdue pour l’éternité. Mais Jeanie, que jamais son nom ne soit prononcé entre nous, elle s’est éloignée de nous comme le ruisseau que tarissent les ardeurs de l’été, comme dit le patient Job ; qu’elle soit oubliée comme elle a disparu. »

Un silence mélancolique succéda à ces paroles. Jeanie aurait bien voulu demander plus de détails au sujet de sa sœur ; mais la manière dont son père avait prononcé cette défense était positive. Elle était sur le point de parler de son entrevue avec Staunton au rectorat ; mais se rappelant aussitôt les particularités de sa conversation avec lui, elle pensa que ce récit, loin d’adoucir le chagrin de son père, ne pourrait que l’aggraver. Elle parla donc d’autre chose, décidée à attendre, pour en savoir davantage, qu’elle eut vu Butler, qui lui donnerait sans doute de plus grands détails sur la fuite de sa sœur.

Mais quand devait-elle le voir ? C’était une question qu’elle ne pouvait s’empêcher de se faire, surtout lorsque son père, qui semblait désirer d’écarter la pensée de sa plus jeune fille, demanda à Jeanie, en lui montrant la rive opposée, celle du comté de Dumbarton, si ce ne serait pas là une agréable habitation, et lui déclara son intention de transporter sa tente dans ce pays, étant sollicité par Sa Grâce le duc d’Argyle, qui voulait utiliser ses connaissances en agriculture, de prendre la direction d’une ferme que Sa Grâce voulait établir pour l’amélioration des terres et des troupeaux.

Jeanie sentit son cœur défaillir en apprenant cette nouvelle. Elle convint que c’était une belle et bonne terre, et dont les collines étaient exposées au soleil couchant ; qu’elle ne doutait pas que les pâturages en fussent bons, car la verdure en était fraîche, malgré la sécheresse. Mais c’était bien loin de leur dernière habitation, et elle ne pourrait si tôt oublier les gazons remplis de marguerites et de renoncules, et les rochers de Saint-Léonard.

« N’en parlez plus, Jeanie, dit son père ; je ne veux plus entendre ce nom-là, c’est-à-dire après que la récolte sera faite et que mes billets seront payés. Mais j’ai amené ici celles de nos bêtes que vous aimiez le mieux, Gowan et votre vache blanche, et la petite génisse que vous nommiez… je n’ai pas besoin de vous dire le nom que vous lui donniez. Quoi qu’il en soit, je n’ai pu me résoudre à vendre cet animal que vous chérissiez tant, quoique sa vue puisse nous coûter plus d’un soupir ; mais ce n’est pas la faute de la pauvre bête. J’en ai fait mettre de côté deux ou trois autres, et je les ai fait conduire ici pour qu’elles marchent à la tête du troupeau, afin qu’on pût dire, comme lorsque le fils de Jessé revint du combat : « Voici les dépouilles de Davie. »

Les détails qu’il lui donna ensuite fournirent à Jeanie une autre occasion d’admirer l’active bienfaisance de son ami le duc d’Argyle. Désirant établir sur les confins de ses immenses propriétés des hautes terres une ferme destinée à faire des expériences en économie rurale, il avait été un peu embarrassé sur le choix de la personne à qui il en confierait la direction. La conversation que Sa Grâce avait eue avec Jeanie à ce sujet, pendant leur retour de Richmond, lui avait inspiré la confiance que son père, dont elle citait fréquemment l’expérience et les heureux succès, était précisément l’homme qu’il lui fallait. Comme il était probable que la condition attachée à la grâce d’Effie engagerait Davie Deans à changer de résidence, cette idée se représenta plus fortement à l’esprit du duc ; et comme il portait l’enthousiasme aussi loin en agriculture qu’en bienfaisance, il crut agir également dans l’intérêt de ces deux causes en écrivant à Édimbourg à la personne chargée de ses affaires, pour prendre des informations sur le compte de Davie Deans, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard, lui mandant que si, d’après ces renseignements, il le jugeait capable de remplir ses vues, il lui offrît des conditions avantageuses pour se charger de la direction de sa ferme du comté de Dumbarton.

Cette proposition fut faite au vieux Davie deux jours après que la grâce de sa fille fut arrivée à Édimbourg. Il avait déjà formé la résolution de quitter Saint-Léonard. L’honneur d’être appelé par le duc d’Argyle lui-même à la direction d’un établissement qui demandait tant d’activité et d’expérience était en lui-même très-flatteur, et d’autant plus que l’honnête Davie, qui n’avait pas une mince opinion de ses propres talents, se figurait qu’en acceptant cet emploi il trouverait en quelque sorte un moyen de s’acquitter du bienfait qu’il avait reçu de la famille d’Argyle. Les appointements qu’on lui offrait, outre lesquels on lui accordait encore le droit de pâturage pour son propre bétail, étaient fort avantageux, et l’œil pénétrant de Davie découvrit bientôt combien la contrée était favorable pour faire avec profit le commerce des bestiaux avec les montagnes. Ce voisinage pouvait bien lui faire courir quelque risque de pillage, mais le redoutable nom du duc était déjà une garantie, et en payant une bagatelle pour la contribution noire, Davie était certain d’assurer sa tranquillité.

Cependant deux considérations le faisaient hésiter encore : la première, c’était le caractère du ministre de la paroisse dans laquelle il allait habiter ; mais ses scrupules à ce sujet furent entièrement levés, comme nous l’expliquerons bientôt au lecteur. Le second obstacle était la condition imposée à sa jeune fille de quitter l’Écosse pendant un si grand nombre d’années.

Cette crainte fit sourire l’agent du duc, et il répondit qu’il ne fallait pas interpréter aussi rigoureusement cette clause ; que si la jeune fille quittait l’Écosse pendant quelques mois, ou même pendant quelques semaines, et revenait ensuite dans la nouvelle résidence de son père par la partie occidentale de l’Angleterre, personne ne saurait son arrivée, du moins personne de ceux qui pourraient avoir le pouvoir ou l’envie de l’inquiéter ; que le droit étendu de juridiction que possédait Sa Grâce excluait l’intervention des autres magistrats relativement à ceux qui vivaient sur ses terres, et que ceux qui dépendaient de lui directement recevraient ses ordres pour que la jeune fille pût y vivre en paix. Demeurant sur les frontières des hautes terres, elle pouvait être considérée en quelque sorte comme hors d’Écosse, c’est-à-dire hors des limites ordinaires des lois et de la civilisation.

Le vieux Deans n’était pas entièrement satisfait de cet argument ; mais la fuite d’Effie, qui eut lieu la troisième nuit après sa mise en liberté, lui rendit sa résidence à Saint-Léonard si odieuse, qu’il accepta sur-le-champ la proposition qui lui avait été faite, et entra avec plaisir dans le projet conçu par le duc de causer une surprise à Jeanie pour lui rendre son changement de résidence plus frappant. Le duc avait instruit Archibald de ces circonstances, et lui avait donné l’ordre d’agir d’après les instructions qu’il recevrait d’Édimbourg, et qui lui recommandèrent en effet de mener Jeanie à Roseneath.

Le père et la fille s’entretenaient ensemble de toutes ces affaires en se dirigeant lentement, avec de fréquentes pauses, vers une maison qu’on apercevait à travers les arbres, et qui était à environ un demi-mille de distance de la petite baie où ils avaient débarqué.

En approchant de la maison, Davie Deans informa sa fille, avec une espèce de grimace qui était la seule manière dont ses traits eussent jamais pu se prêter à exprimer le rire, qu’il y résidait deux messieurs, dont l’un était un gentilhomme séculier et l’autre un révérend ministre. Le gentilhomme séculier était Son Honneur le laird de Knocktarlity, bailli de la seigneurie sous le duc d’Argyle, gentilhomme montagnard, marqué de la même tache que la plupart d’entre eux, suivant l’opinion de Davie, c’est-à-dire prompt et emporté, négligeant les choses spirituelles pour s’occuper un peu trop des intérêts de ce monde, et n’étant pas très-scrupuleux sur la propriété ; d’ailleurs un brave gentilhomme, franc et hospitalier, avec lequel la prudence voulait qu’on vécût en bonne intelligence, car ces montagnards étaient violents, très-violents. Quant au révérend ministre dont il était parlé, c’était un candidat présenté par le duc d’Argyle (car pour rien au monde Davie Deans n’aurait voulu dire nommé[2] à la cure de la paroisse dans laquelle leur ferme était située), et il était probable qu’il serait très-agréable aux âmes chrétiennes, qui soupiraient après la manne spirituelle, ayant été nourries de la maigre substance que leur administrait M. Duncan Mac-Donought, le dernier ministre, qui commençait saintement sa journée, depuis le dimanche jusqu’au samedi, en buvant une mesure de scubac. « Je n’ai pas besoin de vous en dire beaucoup sur celui qui l’a remplacé, » dit Davie grimaçant encore, « car je crois que vous l’avez déjà vu ; et d’ailleurs le voilà qui vient à nous. »

Elle l’avait effectivement déjà vu, car ce ministre n’était autre que Reuben Butler lui-même.



  1. Lac saint. a. m.
  2. Les presbytériens rigides ne reconnaissaient pas aux seigneurs le droit de nommer des ministres, qui, suivant eux, ne pouvaient être choisis que par le libre suffrage de leur congrégation. a. m.