La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 48

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 512-523).


CHAPITRE XLVIII.

BRILLANTE MÉTAMORPHOSE.


Tu es heureuse, ah ! sois-le toujours, et garde-toi de désirer mon sort ! c’est moi plutôt qui dois envier ton obscure félicité et ta paisible chaumière.
Lady E. E. L.


La lettre que mistress Butler, une fois retirée dans son appartement, se mit à lire avec la surprise et l’agitation la plus vive, était bien réellement d’Effie, quoiqu’elle ne portât d’autre signature que la lettre E., et quoique l’orthographe, le style et l’écriture en fussent bien supérieurs à tout ce dont elle aurait cru Effie capable ; car, malgré son intelligence et sa grande vivacité, elle n’avait jamais montré d’application à l’étude, et n’approchait même pas de sa sœur pour la manière de s’exprimer. L’écriture en était belle, quoiqu’un peu raide, le caractère en paraissait italien : l’orthographe et la diction étaient celles d’une personne habituée à lire de bons ouvrages et à fréquenter la bonne société ; en voici la teneur :

« Ma très-chère sœur,

« Je me hasarde à vous écrire, quelque risque qu’il y ait à le faire, pour vous apprendre que j’existe encore, et que j’occupe un rang plus élevé que je ne l’avais mérité et que je ne pouvais m’y attendre. Si la fortune, si les honneurs, si un rang distingué dans le monde, peuvent faire le bonheur d’une femme, je possède tout cela ; et cependant vous, Jeanie, dont la situation semble bien inférieure à la mienne sous tous ces rapports, vous êtes mille fois plus heureuse que moi. J’ai eu l’occasion de savoir de temps en temps de vos nouvelles, ma chère Jeanie ; autrement, je crois que j’en serais morte de chagrin. J’ai appris avec le plus grand plaisir l’augmentation de votre famille. Nous n’étions sans doute pas dignes d’un tel bonheur. Deux enfants m’ont été successivement enlevés peu de temps après leur naissance, et il ne nous en reste aucun. Que la volonté de Dieu soit faite ! Ah s’il avait un enfant, peut-être cela le détournerait-il un peu de ces sombres pensées qui le rendent si redoutable aux autres et à lui-même. Cependant, que ceci ne vous effraie pas, Jeanie ; il continue d’être plein de tendresse pour moi, et je suis, sous tous les rapports, plus heureuse que je ne le mérite. Vous vous étonnerez, sans doute, des progrès que j’ai faits, mais je vous dirai que, pendant mon séjour en pays étranger, j’ai eu les meilleurs maîtres, et je me suis appliquée à l’étude, parce que mes progrès lui faisaient plaisir. Il est vraiment bon, Jeanie, seulement il a bien des sujets de peines quand il songe au passé. Et moi, je puise dans ce souvenir un motif de consolation, en me rappelant la généreuse conduite d’une sœur qui ne m’abandonna pas quand tout m’abandonnait. Vous avez reçu votre récompense, vous vivez heureuse par l’amour et l’estime de tous ceux qui vous connaissent ; et moi, je traîne une misérable vie d’imposture, et ne dois les marques d’égards que je reçois qu’à un tissu de mensonges et de faussetés que le moindre accident peut faire découvrir. Il m’a présenté à sa famille depuis qu’il a hérité des biens de son père, comme la fille d’un noble écossais, banni à la suite des guerres du vicomte de Dundee : c’est le même Claverhouse, le favori de notre père, comme vous savez. Il dit que j’ai été élevée dans un couvent en Écosse ; à la vérité, j’ai vécu assez long-temps dans le pays pour que mon accent ne le démente pas. Mais quand un de nos compatriotes s’approche de nous, et commence à parler des diverses familles qui prirent part aux guerres de Dundee, et à me faire quelque question sur mes parents, et que je vois alors son regard se fixer sur le mien avec la plus pénible anxiété, je suis saisie d’un effroi qui m’expose au danger d’être découverte. J’ai échappé jusqu’à présent à ce péril, grâce à la politesse et au savoir-vivre, qui ne permettent pas dans le monde d’insister sur des questions qui paraissent embarrasser celui auquel on les adresse. Mais, hélas ! combien de temps cela peut-il durer ? Et si ce secret venait à se dévoiler, je deviendrais l’objet de sa haine pour lui avoir occasionné tant de honte !… Oh ! il me tuerait ; car, malgré tout l’amour qu’il a pour moi, il est maintenant aussi jaloux de l’honneur de sa famille qu’il y était jadis indifférent. Il y a quatre mois que je suis en Angleterre, et j’ai souvent été sur le point de vous écrire ; mais tels sont les dangers qui peuvent résulter de la perte d’une lettre et de la possibilité qu’elle vienne à tomber en d’autres mains, que jusqu’ici cette crainte m’avait toujours arrêtée ; mais en ce moment il faut que j’en coure la chance. La semaine dernière j’ai vu votre grand ami, le d. d’A. Il vint dans ma loge, et s’assit derrière moi. Il y eut quelque chose dans la pièce qui le fit souvenir de vous. Juste ciel ! il raconta votre voyage à Londres à tous ceux qui étaient dans la loge, mais c’était surtout à la malheureuse créature qui en avait été la cause qu’il s’adressait. Ah ! s’il avait su, s’il avait pu se douter près de qui il était assis ! à qui il racontait cette histoire ! J’endurai mon supplice avec le courage d’un Indien attaché au poteau où l’on déchire ses membres, et qui applaudit par un sourire à chaque nouvelle torture inventée par ses bourreaux. À la fin, Jeanie, ce que je souffrais devint au-dessus de mes forces, je m’évanouis, et mon mal fut attribué en partie à la chaleur du lieu, et en partie à mon extrême sensibilité ; et moi, quelle hypocrisie ! j’eus l’assurance de confirmer cette opinion ; mais que ne ferais-je pas pour éviter que la vérité fût connue ! Heureusement, il n’était pas là ; mais cet accident a amené des circonstances qui me jettent à tous moments dans de nouvelles terreurs. Je rencontre souvent dans le monde votre grand seigneur, et il est rare qu’il me voie sans me parler d’E. D., de J. D., de R. B. et de D. D., comme de personnes auxquelles ma touchante sensibilité s’intéresse : ma touchante sensibilité !!! Et je suis réduite à entendre parler de mon crime, de ma folie, de mon désespoir, des faiblesses de ceux que j’aime, et même des héroïques efforts de votre amitié, Jeanie, sur ce ton de légèreté et de persiflage qui est maintenant à la mode dans le grand monde. Non, rien de ce que j’ai éprouvé par le passé n’égale cet état d’irritation continuelle. C’étaient alors des coups affreux, sans doute ; mais ce sont maintenant des piqûres d’épingle qui me font mourir. Le d. part le mois prochain pour l’Écosse, où il va passer la saison de la chasse. Il dit qu’à chaque voyage il se fait un devoir de dîner une fois au presbytère. Soyez sur vos gardes, et, au nom de l’amitié, ne vous trahissez pas, s’il vient à vous parler de moi. Quant à vous, hélas ! vous n’avez rien à trahir, rien à craindre ; vous, chaste, vertueuse, vous le modèle de l’honneur, de la pureté, que pouvez-vous jamais avoir à redouter du monde et des plus orgueilleux favoris de la fortune ? Mais c’est votre E., dont la vie est encore une fois entre vos mains ; c’est votre E. qu’il faut que vous préserviez de la honte d’être dépouillée du plumage emprunté dont elle se pare, qu’il faut que vous garantissiez d’une découverte qui l’exposerait à être méprisée, flétrie, foulée aux pieds par celui même qui l’a fait monter à ce dangereux degré d’élévation. La valeur du billet ci-joint vous parviendra deux fois par an. Ne me refusez pas ; c’est mon superflu, et j’en ai deux fois autant à votre service, si vous en avez besoin. Cet argent peut vous être utile, et du moins sera toujours bien employé par vous, et entre mes mains il ne peut servir à rien. Écrivez-moi bientôt, Jeanie, ou je serai livrée aux plus cruelles inquiétudes que cette lettre ne soit tombée en d’autres mains. Adressez seulement votre lettre à L. S., sous l’enveloppe du révérend George Whiterose, dans Minster-Close, à York. Il me croit en correspondance avec quelque ami jacobite. Comme l’orgueil du dignitaire de l’Église et son zèle jacobitique enflammeraient ses joues de colère, s’il découvrait qu’il est l’agent, non d’Euphémie Staunton de l’honorable maison de Winthon, mais d’E. D., fille d’un nourrisseur de bestiaux caméronien ! Jeanie, je ris encore de temps en temps, mais que Dieu vous préserve d’une semblable gaieté ! Mon père, je veux dire votre père, la comparerait au vain pétillement de fagots d’épine, jetés dans le feu ; mais celles qui me déchirent conservent leurs pointes et ne se consument pas !… Adieu, très-chère Jeanie ; ne montrez cette lettre à personne, pas même à M. Butler. J’ai pour lui tout le respect possible ; mais ses principes sont un peu rigoureux, et la situation où je suis ne doit pas être examinée avec trop de sévérité… Croyez-moi votre très-affectionnée sœur,

« E.»

Cette longue lettre offrit à mistress Butler des sujets d’étonnement et d’affliction. Il lui semblait si extraordinaire qu’Effie, sa sœur Eflie, se rencontrât dans le monde, et, à ce qu’il paraissait, presque sur un pied d’égalité avec le duc d’Argyle, qu’elle doutait par moment qu’elle eût bien lu. Il ne lui semblait pas moins merveilleux que dans l’espace de quatre ans elle eût fait tant de progrès. Jeanie était assez humble pour convenir sans peine qu’Effie avait toujours saisi avec plus de promptitude qu’elle tout ce qu’on leur enseignait, quand elle avait voulu s’en donner la peine ; mais elle était paresseuse et inappliquée, et au total beaucoup plus ignorante. Il fallait que l’amour, la crainte ou la nécessité eussent été pour elle des maîtres bien habiles, puisque en si peu de temps elle avait pu suppléer à tout ce qui manquait à son éducation.

Ce qui déplut le plus à Jeanie dans la lettre de sa sœur, c’est qu’elle crut y découvrir un sentiment secret d’égoïsme. « Nous n’aurions pas entendu parler d’elle, se dit Jeanie, s’il elle n’avait pas craint que le duc ne vînt à apprendre qui elle était, et tout ce qui concernait ses pauvres parents. Mais la pauvre Effie pense d’abord à elle, et les gens qui lui ressemblent ne s’occupent guère des autres. Je n’ai nulle envie de garder cet argent, » dit-elle en ramassant un billet de cinquante livres sterling qui était tombé de la lettre ; « nous en avons assez, et il semble qu’elle m’envoie cela pour payer mon silence : elle devait cependant être bien sûre que pour tout l’or du monde je ne dirais rien qui pût lui faire tort. Il faut que j’en parle au ministre ; je ne vois pas ce qu’elle peut avoir à craindre pour son mauvais sujet de mari, et pourquoi je manquerais de confiance envers le mien à cause de lui. Ainsi donc, je suis décidée à le lui dire demain matin quand le capitaine sera embarqué. Mais, » dit-elle en revenant sur ses pas après s’être avancée vers la porte pour aller rejoindre la famille, « je ne comprends pas ce qui se passe en ce moment dans mon esprit : est-ce que je serais assez folle pour être fâchée de voir Effie devenue une grande dame, tandis que je ne suis que la femme d’un ministre ? et me voilà cependant de mauvaise humeur comme un enfant, quand je devrais remercier Dieu de l’avoir tirée de l’état de honte, de crime et de misère où elle aurait pu être plongée. »

S’asseyant sur un tabouret auprès de son lit, elle croisa ses bras sur sa poitrine en se disant à elle-même : « Je ne me lèverai pas de là que je ne sois dans une meilleure disposition d’esprit. » Et de cette manière, sans craindre d’arracher le voile qui couvrait les motifs de ce petit accès d’humeur contre sa sœur, elle se força elle-même à en rougir, et à se réjouir des avantages attachés au sort d’Effie, tandis que les embarras qui y étaient joints ne lui parurent plus que la conséquence des erreurs du passé. Elle parvint donc bientôt à surmonter le mouvement de dépit qu’elle avait assez naturellement éprouvé en voyant cette Effie, si long-temps l’objet de ses soins et de sa pitié, soudainement élevée à un rang assez supérieur au sien pour devoir mettre au nombre de ses plus vives craintes celle de voir se découvrir les liens de parenté qui les unissaient.

Quand elle eut triomphé de cet accès d’amour-propre, qui lui était habituellement étranger, elle descendit dans le petit parloir où son mari et le capitaine finissaient leur partie, et elle apprit de ce dernier la confirmation de la nouvelle que lui donnait sa sœur de la prochaine arrivée du duc à Roseneath.

« Il trouvera force oiseaux de bruyère dans les environs d’Auchingower, dit Duncan ; et sans doute il reviendra dîner et coucher au presbytère comme il a fait déjà. — Il y a bien droit, capitaine, dit Jeanie. — Qui diable a meilleur droit que lui à tous les lits du pays ? dit le capitaine. Je vous conseille de dire à votre père, le cher homme, de mettre toutes ses bêtes en bon ordre, et de tâcher, pour un jour ou deux, de chasser de sa tête toutes ces fadaises caméroniennes, s’il peut avoir cette complaisance ; car lorsque je lui parle de ses bestiaux, il me répond toujours par quelque citation de la Bible, ce qui n’est point honnête, et ce qu’on ne peut pardonner qu’à celui qui porte votre habit, monsieur Butler. »

Personne mieux que Jeanie ne connaissait le secret de ces réponses pleines de douceur qui désarment à l’instant la colère. Elle se contenta de sourire en disant qu’elle espérait que Sa Grâce serait satisfaite de l’état des choses et de la manière dont son père avait répondu à sa confiance.

Mais le capitaine, qui avait perdu le port de la lettre au tric-trac, éprouvait un de ces accès d’humeur assez communs aux perdants, et qu’il faut, dit-on, leur passer.

« Et je me permettrai de vous dire, monsieur Butler, quoique vous sachiez que je ne me mêle pas ordinairement des affaires de l’Église, que je trouverais très-mauvais que vous fissiez punir Aly Mac-Clure de Deepheugh comme sorcière, attendu qu’elle se mêle seulement de dire la bonne aventure, et qu’elle n’a encore estropié, aveuglé ou ensorcelé personne, ni renversé aucune charrette, ni exercé aucun sortilège. Elle ne fait que prédire l’avenir, et annoncer la pêche que feront nos bateaux, et combien de veaux et de chiens marins ils tueront, ce qui est fort amusant. — Je ne crois pas que cette femme soit une sorcière, dit Butler ; mais je ne doute pas qu’elle ne soit coupable d’imposture, et c’est sur cette accusation qu’elle a été sommée de paraître devant l’assemblée des anciens. On a seulement l’intention de l’avertir de cesser ses pratiques criminelles et les impostures à l’aide desquelles elle abuse de la crédulité des ignorants. — Je ne sais pas, dit le gracieux Duncan, ce que peuvent être ses pratiques et ses impostures ; mais ce que je sais, c’est que si les enfants s’emparent d’elle pour la plonger dans la mare du village quand elle sortira de l’église, ce sera une fort vilaine pratique, et que si je me mets en tête de paraître à l’assemblée des anciens, vous aurez tous fort à faire. »

Sans paraître remarquer cette menace, Butler répondit qu’il n’avait pas réfléchi aux mauvais traitements que la pauvre femme pourrait recevoir de la populace, et qu’il la ferait venir pour lui parler en particulier, au lieu de la faire paraître devant l’assemblée des anciens.

« Voilà, dit Duncan, qui est parler en homme raisonnable ! » Et la soirée se passa paisiblement.

Le lendemain, après que le capitaine eut avalé un verre de sa boisson favorite du matin, et se fut embarqué dans son carrosse à six chevaux, mistress Butler se mit à délibérer de nouveau avec elle-même, pour savoir si elle montrerait ou non à son mari la lettre de sa sœur. Elle se décida enfin à remplir le vœu de sa sœur, en songeant qu’elle ne pouvait agir autrement sans révéler à son mari un secret dont il n’était pas convenable qu’il fût dépositaire, vu son caractère public. Butler avait déjà lieu de croire qu’Effie s’était enfuie avec ce même Robertson qui avait été le chef de l’insurrection Porteous, et contre lequel il y avait une sentence de mort pour le vol commis à Kirkaldy. Mais il ne connaissait pas son identité avec George Staunton, né d’une famille noble et riche, et qui paraissait avoir repris son rang primitif dans la société. Jeanie avait regardé comme sacrés les aveux que Staunton lui avait faits, et en y réfléchissant mûrement elle pensa que la lettre d’Effie pouvait l’être également, et elle résolut de ne la communiquer à personne.

En relisant cette lettre elle ne put s’empêcher de réfléchir sur la situation pénible et dangereuse de ceux qui s’étant élevés à un rang distingué par des sentiers obliques, ne peuvent s’y maintenir et conserver les précaires avantages qu’ils ont acquis qu’en s’entourant de faussetés et de mensonges. Mais elle ne croyait pas que sa conscience l’obligeât à dévoiler l’histoire de sa sœur. En agissant ainsi elle ne servirait les droits de personne, puisque Effie, quoique se donnant pour ce qu’elle n’était pas, n’usurpait point la place d’une autre. Elle ne réussirait donc qu’à détruire son bonheur et à la perdre dans l’estime publique. Jeanie pensait que si elle eût été sage, elle aurait préféré l’obscurité et la retraite à une vie de dissipation dans le tumulte du monde ; mais peut-être n’avait-elle pas la liberté du choix. Quant à l’argent, elle pensa qu’elle ne pouvait le lui rendre sans montrer une fierté mal placée, ou peu d’amitié. Elle résolut donc de l’employer suivant les circonstances, soit à donner à ses enfants une éducation plus soignée que ses moyens ne le lui permettaient, soit à en augmenter un jour leur petit avoir. Sa sœur en avait plus qu’il ne lui fallait, et la reconnaissance lui faisait un devoir d’être utile à Jeanie par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. Cet arrangement était donc si naturel et si convenable de sa part, qu’une délicatesse exagérée et romanesque ne devait pas la porter à s’y refuser. En conséquence de toutes ces réflexions, Jeanie écrivit à sa sœur, lui accusa réception de sa lettre, et la pria de lui donner de ses nouvelles le plus souvent possible. En l’informant de sa situation et en entrant dans une foule de détails sur ses affaires domestiques, elle éprouva une singulière vacillation dans ses idées : car tantôt elle s’excusait de parler de choses qui devaient être indignes de l’attention d’une dame d’un haut rang, et tantôt elle se rappelait que tout ce qui lui était relatif devait intéresser sa sœur. Après avoir mis sa lettre sous enveloppe et à l’adresse de M. Whiterose, elle la fit mettre à la poste à Glasgow par un de leurs paroissiens qui avait affaire dans cette ville.

La semaine suivante, le duc arriva à Roseneath, et il ne tarda pas à manifester son intention d’aller chasser dans le voisinage d’Auchingower et de coucher au presbytère, honneur qu’il avait déjà fait une fois ou deux à ses habitants.

Effie avait deviné juste ; le duc n’eut pas plus tôt pris place à table du côté droit de mistress Butler, que, tout en découpant une excellente volaille engraissée dans la maison, et qu’on avait choisie entre toutes, comme digne d’être servie dans cette grande occasion, il se mit à parler de lady Staunton de Willingham dans le Lincolnshire, et du bruit que faisaient à Londres son esprit et sa beauté. Jeanie s’était bien attendue à quelque chose de semblable, mais entendre vanter l’esprit d’Effie, c’est ce qu’elle ne s’était pas imaginé, car elle ignorait combien le ton de plaisanterie et de persiflage en usage dans le grand monde, ton qui dans la classe inférieure serait regardé comme de l’impertinence, est facile à acquérir pour une femme vive et jolie.

« C’était la beauté à la mode de cet hiver, dit le duc, l’astre qui dominait tous les autres, l’objet de tous les toasts ; et je dois dire que c’était la plus belle créature qu’il y eut à la cour le jour de l’anniversaire. »

« Effie à la cour le jour de l’anniversaire ! » Jeanie, en songeant à sa présentation à la reine, à ses circonstances extraordinaires et à l’événement qui l’avait causée, se sentait anéantie par la surprise.

« Je vous parle de cette dame, mistress Butler, parce qu’elle a quelque chose dans le son de la voix et dans l’expression de la figure, qui, en la regardant, me rappelait vos traits, non pas quand vous êtes pâle comme vous l’êtes en ce moment. Cependant je crains réellement que vous ne vous soyez trop fatiguée ; il faut que vous me fassiez raison de ce verre de vin. »

Elle accepta, et Butler remarqua que c’était un compliment dangereux à faire à la femme d’un pauvre ministre que de lui dire qu’elle ressemblait à une beauté de la cour.

« Oh, oh ! monsieur Butler, dit le duc, je vois que vous devenez jaloux : vous vous en avisez un peu tard pourtant ; car vous savez qu’il y a long-temps que je suis l’admirateur de votre femme. Mais sérieusement il y a entre elles une de ces ressemblances indéfinissables que nous remarquons quelquefois entre des visages qui n’ont d’ailleurs aucun autre rapport. »

« Le compliment n’a plus rien de dangereux, » pensa Butler.

Sa femme, sentant que son silence pouvait paraître étrange, fit un effort pour parler ; elle dit donc que cette dame était peut-être sa compatriote, et que le rapport d’accent pouvait faire naître entre elles cette ressemblance.

« Vous avez rencontré juste, dit le duc ; elle est Écossaise et a l’accent écossais ; quelquefois même il lui échappe une expression provinciale, qui dans sa bouche a une grâce si particulière que l’accent dorique ne pouvait avoir plus de charme, monsieur Butler. — J’aurais cru, dit le ministre, que cela aurait dû paraître du vulgarisme dans une grande ville. — Pas du tout, reprit le duc ; il ne faut pas supposer non plus que ce soit le patois grossier qu’on parle dans les faubourgs d’Édimbourg ou de Glasgow ; dans le fait, cette dame a passé très-peu de temps en Écosse. Elle a été élevée dans un couvent étranger, et parle le pur écossais dont on se servait à la cour, et qui était fréquemment employé dans ma jeunesse, mais qui, maintenant, est si hors d’usage qu’il nous paraît un dialecte tout à fait distinct de notre patois moderne. »

Malgré son trouble, Jeanie ne put s’empêcher de remarquer intérieurement combien les hommes qui sont le mieux en état de juger du ton et des manières des autres, par leur goût naturel et leur habitude du grand monde, peuvent se laisser abuser par leurs propres préventions. Le duc continua ainsi : « Elle est, je crois, de la malheureuse maison de Winton ; mais ayant été élevée à l’étranger, elle n’a pas eu l’occasion d’apprendre la généalogie de sa famille, à ce qu’il paraît, car c’est de moi qu’elle a appris qu’elle descendait, probablement, des Seyton de Windygoul. J’aurais voulu que vous vissiez avec quelle grâce elle rougissait de son ignorance. À ses manières nobles et élégantes il se mêle une légère teinte de timidité et un reste de cette gaucherie de couvent, si j’ose m’expliquer ainsi, qui la rend tout à fait séduisante. On reconnaît au premier coup d’œil la rose qui a fleuri pure et sans tache dans la chaste enceinte du cloître, monsieur Butler. »

Butler ne manqua pas de saisir l’à-propos, et de s’écrier :

Ut flos in septis secretus nascitur hortis[1],


tandis que sa femme pouvait à peine se persuader que ce fût d’Effie Deans qu’on parlât ainsi, et qu’un aussi bon juge que le duc d’Argyle la dépeignît de cette manière. Si elle eût compris Catulle, elle aurait pensé que le sort de sa sœur donnait un démenti au passage cité.

Cependant elle résolut d’obtenir au moins quelque dédommagement à l’état d’inquiétude où elle se trouvait, en saisissant cette occasion de se procurer tous les renseignements possibles sur sa sœur. Elle se hasarda donc à faire quelques questions sur le mari de la dame que Sa Grâce admirait tant.

« Il est très-riche, répondit le duc, d’une famille ancienne, et il a de bonnes manières. Cependant il n’est pas aussi généralement recherché que sa femme… On m’a dit qu’il pouvait être fort agréable… Je ne l’ai jamais vu tel, et je croirais au contraire qu’il est d’un caractère réservé, sombre et capricieux. Il a été fort dissipé dans sa jeunesse, dit-on, et paraît d’une mauvaise santé. Cependant, au total, c’est un assez joli homme, ami intime du lord grand-commissaire de l’Église, mistress Butler. — En ce cas, il est l’ami d’un digne et respectable seigneur, dit Butler. — Paraît-il faire autant de cas de sa femme qu’elle le mérite ? » dit Jeanie à voix basse.

« Qui ? sir George ? On dit qu’il l’aime beaucoup ; mais j’ai remarqué qu’elle paraît trembler quand il fixe ses yeux sur elle, et ce n’est pas un bon signe. Je ne puis vous dire à quel point je suis frappé aujourd’hui de cette ressemblance qui existe entre vous et lady Staunton, dans le regard et surtout dans le son de la voix. On jurerait presque que vous êtes les deux sœurs. »

Jeanie ne fut plus maîtresse de cacher son agitation. Le duc d’Argyle s’en inquiéta beaucoup, et, l’attribuant au souvenir des malheurs de sa famille, il se reprocha intérieurement de les avoir involontairement rappelés à sa mémoire. Il avait trop d’usage pour essayer de s’en excuser ; mais il se hâta de changer de conversation, et de décider quelques points de discussion qui s’étaient élevés entre Duncan Knock et le ministre, avouant que son digne substitut était quelquefois un peu trop obstiné, et un peu trop énergique dans ses mesures.

Butler convint de son mérite en général, mais il dit qu’il prendrait la liberté d’appliquer à ce digne personnage les paroles du poète à Marrucinus Asinius.

Manu
Non belle uteris in joco atque vino[2].

La conversation étant tombée sur les affaires de la paroisse, il ne se passa plus rien qui puisse exciter l’intérêt du lecteur.



  1. Comme la fleur solitaire qui naît dans l’enclos des jardins. a. m.
  2. Dans le vin et le jeu évitez la violence.a. m.