La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 51

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 548-567).


CHAPITRE LI.

LES DEUX BEAUX-FRÈRES.


Qu’avez-vous là qui puisse vous faire ainsi trembler, et chasser le sang de vos joues ?
Shakspeare, Henri V.


Nous sommes obligés de retourner maintenant à Édimbourg, où l’assemblée générale tenait alors ses séances. On sait qu’il est d’usage que quelque seigneur écossais y soit député en qualité de grand-commissaire, et pour représenter la personne du roi dans cette assemblée ; qu’il lui est alloué une somme destinée à le mettre en état de déployer un certain faste extérieur, de tenir table ouverte et de donner des fêtes dignes d’un représentant du souverain. Tout Écossais distingué par son rang ou sa naissance, dans la capitale ou aux environs, se fait un devoir d’assister aux levers du lord commissaire et de grossir son cortège en l’accompagnant au lieu des séances.

Le seigneur appelé à remplir ces fonctions était intimement lié avec sir George Staunton, et ce fut à sa suite que celui-ci se hasarda à traverser la grande rue d’Édimbourg, pour la première fois depuis la nuit fatale de l’exécution de Porteous. Marchant à droite du représentant de la majesté royale, couvert de dentelles et de broderies, entouré de tout l’éclat du rang et des richesses, la belle tournure du noble Anglais, malgré le dépérissement de sa personne, attirait tous les regards : qui aurait pu reconnaître, dans le maintien hautain et sous le costume brillant de l’orgueilleux aristocrate, le plébéien proscrit qui, sous les haillons de Madge Wildfire, avait conduit une population redoutable à la vengeance ? Il n’y avait aucune possibilité que rien de semblable pût arriver, quand même quelqu’un de ses anciens associés, race d’hommes dont la vie est ordinairement si courte, eut prolongé la sienne au-delà du terme généralement accordé aux malfaiteurs. D’ailleurs, cette affaire était depuis long-temps assoupie avec les passions violentes qui lui avaient donné naissance. Il est certain que des personnes connues pour avoir pris part à cette insurrection redoutable, et qui s’étaient enfuies de l’Écosse pour en éviter les suites, après avoir fait fortune chez l’étranger, revinrent jouir de leurs richesses dans leur pays natal, y vécurent et y moururent sans être inquiétées par les lois. L’indulgence des magistrats, dans ce cas, fut certainement sage et même juste ; car quel bon effet pouvait produire sur l’esprit public le châtiment d’un délit dont le souvenir était effacé, et lorsque le peuple n’avait devant les yeux que la conduite paisible, peut-être même exemplaire, de ceux qu’on aurait punis ?

Sir George Staunton pouvait donc parcourir le théâtre de ses anciens exploits, sans avoir rien à redouter des lois, sans craindre d’être reconnu, ou même d’exciter un soupçon. Mais nous laisserons au lecteur le soin de s’imaginer les sensations dont son cœur était assailli en traversant ces mêmes lieux. Ce n’était pas un intérêt ordinaire qui avait pu le décider à venir braver tant de douloureux souvenirs.

En conséquence de la lettre que Jeanie avait écrite à lady Staunton pour lui transmettre les derniers aveux de Meg Murdockson, sir George était parti pour Carlisle, et y avait trouvé l’archidiacre Fleming, par qui cette confession avait été reçue, et qui jouissait d’une haute considération due à ses vertus. Sir George Staunton, sans juger qu’il fût nécessaire de pousser plus loin la confiance, crut pouvoir lui assurer qu’il était le père du malheureux enfant enlevé par Madge Wildfire, lui représentant cette intrigue comme une folie de jeunesse qu’il désirait expier autant que possible, en faisant des démarches pour découvrir ce qu’était devenu cet enfant dont il voulait assurer le sort. Après avoir cherché à rassembler les souvenirs qui lui restaient de cette circonstance, le vieil ecclésiastique parvint à se rappeler que la malheureuse femme avait écrit une lettre adressée à George Staunton fils, esquire, au rectorat de Willingham par Gratham, et qu’il l’avait fait partir, mais qu’elle avait été renvoyée avec un billet du révérend M. Staunton, recteur de Willingham, déclarant qu’il ne connaissait pas la personne à qui la lettre était adressée. Comme ceci avait eu lieu précisément à l’époque où George quittait pour la dernière fois la maison de son père, afin d’enlever Effie, il ne lui fut pas difficile de s’expliquer la cause de son ressentiment. Ce fut encore son caractère indomptable qui occasionna ce malheur. S’il fût resté à Willingham quelques jours de plus, il aurait reçu la lettre de Marguerite Murdockson, dans laquelle elle lui faisait une description exacte de la personne d’une nommée Annapic Bailzou, à laquelle elle avait remis l’enfant, et lui donnait les moyens de trouver cette femme. Il paraît que ce qui avait décidé Meg Murdockson à faire cet aveu, était moins un sentiment de repentir que l’espoir d’obtenir de George Staunton ou de son père quelques moyens d’existence pour sa fille Madge. Sa lettre disait « que tant que celle qui l’écrivait aurait vécu, sa fille n’aurait eu besoin de personne, et qu’elle ne se serait jamais mêlée de cette affaire, excepté pour rendre à George le mal qu’il avait fait à elle et aux siens. Mais elle allait mourir, et sa fille restait dans le dénuement le plus absolu, et incapable de se guider. Elle avait passé assez d’années dans le monde pour savoir qu’on n’y faisait jamais rien pour rien ; elle avait donc dit à George Staunton tout ce qu’il pouvait désirer savoir au sujet de son enfant, dans l’espoir qu’il ne laisserait pas périr de misère la malheureuse insensée dont il avait causé la ruine. Quant aux motifs qu’elle avait eus de lui cacher si long-temps son ressentiment, elle avait un long compte à rendre de sa vie dans l’autre monde, et ils y figureraient. »

L’ecclésiastique dit que Meg avait reçu la mort dans le même endurcissement de cœur, exprimant parfois un regret du sort de l’enfant, mais regrettant bien plus encore que la mère n’eût pas été pendue. Son âme offrait un effrayant chaos où se confondaient toutes les passions criminelles, le désespoir, la rage, auxquels se mêlait l’inquiétude que lui inspirait l’avenir de sa fille. C’était une espèce d’instinct d’anxiété maternelle qu’elle partageait avec la louve et la lionne, et l’unique et dernière trace d’affection qu’on pût découvrir dans un naturel non moins féroce.

La triste catastrophe qui termina les jours de Madge Wildfire vint de ce qu’elle avait profité de la confusion qu’avait excitée l’exécution de sa mère, pour quitter la maison de travail où l’ecclésiastique l’avait envoyée, et pour se présenter à la populace en fureur, dans les mains de laquelle elle trouva la mort, comme nous l’avons déjà dit. Lorsque le docteur Fleming se vit renvoyer du Lincolnshire la lettre de la criminelle, il écrivit à un ami qu’il avait à Édimbourg pour s’informer du sort de la malheureuse fille dont l’enfant avait été enlevé, et il apprit de son correspondant qu’elle avait eu sa grâce, et qu’elle s’était retirée, avec toute sa famille, dans quelque partie éloignée de l’Écosse, ou avait peut-être entièrement quitté le royaume. Les choses en étaient restées là jusqu’à ce moment ; et, à la requête de sir George Staunton, l’ecclésiastique chercha parmi ses papiers la lettre de Marguerite Murdockson, qu’il lui remit avec les autres notes qu’il avait prises sur cette affaire.

Quelles que pussent être les secrètes sensations de sir George Staunton en recueillant les détails de cette affligeante histoire, et en apprenant le sort tragique de l’infortunée qu’il avait perdue, toujours emporté par la même opiniâtreté de caractère, il ne s’arrêta qu’à une seule pensée, celle qui lui présentait la perspective de retrouver son fils, et négligea tout le reste. Il était vrai qu’il serait difficile de le faire paraître sans raconter l’histoire de sa naissance et des malheurs de ses parents, plus peut-être qu’il n’était prudent d’en faire connaître ; mais, pourvu qu’il le retrouvât, et surtout digne de la protection de son père, on saurait trouver plus d’un moyen d’éviter ce danger. Sir George Staunton était libre de l’adopter et de le nommer son héritier sans communiquer le secret de sa naissance, où il pouvait obtenir un acte du parlement qui le légitimât et lui permît de porter le nom et les armes de son père. D’ailleurs, d’après la loi d’Écosse, le mariage subséquent de ses parents l’avait déjà légitimé. D’un caractère absolu et opiniâtre, sir George n’éprouvait plus qu’un seul désir, celui de revoir son fils, dût-il, en le retrouvant, attirer sur lui de nouveaux malheurs aussi terribles que ceux qui avaient suivi sa disparition.

Mais où était le jeune homme qui pouvait être appelé à hériter des biens et des titres de cette ancienne famille ? dans quelles landes désertes était-il errant ? sous quel vil déguisement était-il caché ? gagnait-il un pain précaire au moyen de quelque petit trafic, par un travail manuel, ou par le vol et le brigandage ? Telles étaient les questions sur lesquelles les inquiètes recherches de sir George ne pouvaient obtenir aucune lumière. Quelques personnes se rappelaient qu’Annaple Bailzou avait autrefois rôdé dans le pays comme mendiante, diseuse de bonne aventure et bohémienne ; d’autres se souvenaient de l’avoir vue avec un enfant dans ses bras, en 1737 ou 38 ; mais, depuis plus de dix ans, elle n’avait pas paru dans le comté ; et on lui avait entendu dire qu’elle allait dans une partie éloignée de l’Écosse, où elle était née. Ce fut donc vers l’Écosse que se dirigea sir George Staunton ; et, après s’être séparé de sa femme à Glasgow, il se rendit à Édimbourg, où le hasard voulut que l’assemblée générale de l’Église fût en ce moment convoquée, et ses liaisons avec le seigneur qui remplissait les fonctions de lord-commissaire l’obligèrent de paraître en public plus qu’il ne convenait à ses vues et à ses goûts.

À la table de ce seigneur, sir George Staunton se trouva un jour placé à côté d’un ecclésiastique respectable, dont les manières, quoique fort simples annonçaient une bonne éducation, et qu’il apprit s’appeler Butler. Il n’entrait pas dans les projets de sir George de mettre son beau-frère dans sa confidence, et il avait été fort satisfait des assurances que lui avait données son épouse, que mistress Butler, qui était la candeur et la vérité mêmes, n’avait jamais révélé à personne, pas même à son mari, aucune circonstance du récit qu’il lui avait fait à Willingham. Mais il ne fut pas fâché, dans ce moment, d’avoir l’occasion de causer avec un si proche parent sans être connu de lui, et de pouvoir ainsi juger de son caractère et de son esprit. Tout ce qu’il vit et tout ce qu’il entendit contribua à lui donner de Butler la plus haute opinion ; il remarqua qu’il était généralement respecté des personnes de sa profession, aussi bien que des laïques qui siégeaient dans l’assemblée. Il y avait fait plusieurs discours, remarquables par le talent, la droiture et la lucidité qui y régnaient, et il était suivi et admiré comme un prédicateur distingué autant par sa doctrine que par son éloquence.

Tout cela était fort satisfaisant pour l’amour-propre de sir George Staunton, qui s’était révolté à l’idée de voir la sœur de sa femme mariée d’une manière obscure. Il commença alors à regarder au contraire cette alliance comme tellement supérieure à tout ce qu’il avait imaginé, que, dans le cas où, retrouvant son fils, il serait obligé de le reconnaître, il pensa qu’il n’y aurait aucun inconvénient à dire dans le monde que la sœur de lady Staunton, dans l’état de décadence où s’était trouvée sa famille, avait épousé un ministre écossais qui jouissait d’une haute estime parmi ses compatriotes, et l’un des chefs de l’Église.

Ce fut dans ces sentiments que, lorsque la compagnie rassemblée chez le lord commissaire se sépara, sir George Staunton, sous prétexte de continuer une conversation qu’il avait entamée avec Butler sur la constitution de l’Église d’Écosse, invita ce dernier à l’accompagner chez lui dans Lawn-Market, afin d’y prendre ensemble le café. Butler y consentit, à condition que sir George lui permettrait, en passant, d’entrer chez une dame de ses amis, chez laquelle il logeait, pour s’excuser de ne pas prendre le thé avec elle. Ils suivirent donc la grande rue, entrèrent dans Lawn-Market, et passèrent devant le tronc qu’on y a placé pour rappeler à ceux qui jouissent de leur liberté la détresse des malheureux prisonniers. Sir George s’y arrêta un moment, et le lendemain on y trouva un billet de 20 livres sterling.

Lorsqu’il rejoignit Butler, il le trouva les yeux fixés sur la porte de la prison, et absorbé dans une profonde rêverie.

« Cette porte paraît très-forte, » observa sir George pour dire quelque chose.

« Oui, monsieur, » répondit Butler en se retournant et se remettant à marcher ; « cependant j’ai eu le malheur, une fois dans ma vie, de voir qu’elle était encore beaucoup trop faible. »

Regardant en ce moment son compagnon, il lui demanda s’il se sentait incommodé, et sir George convint qu’il avait été assez peu raisonnable pour prendre une glace, ce qui parfois l’indisposait. Avec un empressement obligeant, auquel il n’y eut pas moyen de s’opposer, Butler entraîna sir George, avant qu’il pût soupçonner où il le menait, dans une maison voisine de la prison, qui était celle de l’ami chez lequel il logeait depuis son arrivée à Édimbourg, et cet ami n’était autre que notre ancienne connaissance Bartholin Saddletree, chez qui lady Staunton, avait servi autrefois pendant quelques mois, en qualité de fille de boutique. Ce souvenir vint frapper l’esprit de son mari, et la rougeur de la honte qu’il fit naître sur ses joues remplaça la pâleur qu’y avait répandue l’émotion précédente. Cependant la bonne mistress Saddletree mit tout en mouvement pour recevoir le riche baronnet anglais, qui paraissait l’ami de M. Butler, et pria une dame âgée et vêtue de noir, qui était là, de ne pas se déranger, d’un ton qui semblait lui dire : Faites-place à vos supérieurs. Ayant appris de quoi il était question, elle courut chercher des eaux spiritueuses d’une efficacité infaillible contre toute espèce d’étourdissements et d’indispositions de ce genre. Pendant son absence, la femme en noir, qui s’était levée fit quelques pas pour quitter l’appartement, et en serait sortie peut être sans être aperçue, si elle n’eût fait un faux pas sur le seuil de la porte, et si près de sir George Staunton, que la politesse l’obligea à venir à son secours pour l’aider à se relever et à lui ouvrir la porte.

« Mistress Porteous est devenue bien infirme, la pauvre femme, » dit mistress Saddletree en revenant une bouteille à la main ; « ce n’est pas qu’elle soit bien vieille, mais elle a éprouvé un grand malheur par le meurtre de son mari. Je crois me rappeler que cette affaire vous a aussi causé de l’embarras, monsieur Butler. Il me semble, monsieur, » dit-elle à sir George, « que vous ferez bien d’avaler le verre entier, car, si je ne me trompe, vous êtes encore plus pâle que lorsque vous êtes entré. »

Effectivement il était devenu excessivement pâle en songeant que celle que son bras venait de soutenir était la veuve de Porteous, cette femme dont il avait si puissamment contribué à causer le veuvage.

« Il y a prescription maintenant pour cette affaire de Porteous, » dit le vieux Saddletree que la goutte retenait dans son fauteuil ; « il y a prescription complète. — Je ne suis pas bien sûr de cela, voisin, dit Plumdamas ; car j’ai entendu dire qu’il fallait vingt ans pour la prescription : or, nous sommes en 51, et l’insurrection Porteous a eu lieu en 37. — Vous ne m’apprendrez pas les lois, voisin, je pense, à moi qui ai quatre procès, et qui, sans ma femme, aurais pu en avoir quatorze. Je vous dis que le chef de la sédition Porteous serait là à la place où est monsieur, que l’avocat du roi n’aurait rien à lui dire. Il y a prescription négative. — Allons, taisez-vous, vous autres, dit mistress Saddletree, et laissez ce monsieur s’asseoir et prendre une tasse de thé tranquillement. »

Mais cette conversation fatiguait extrêmement sir George, et, à sa prière, Butler fit ses excuses à mistress Saddletree et l’accompagna chez lui. Là, il trouva un autre individu qui l’attendait, et qui n’était autre que notre ancienne connaissance Ratcliffe.

Cet homme avait exercé la charge de porte-clefs avec tant de vigilance, d’adresse et de fidélité, qu’il s’était élevé par degrés jusqu’au poste de gouverneur ou capitaine de la prison ; et l’on se rappelle encore aujourd’hui d’avoir entendu dire que les jeunes gens d’alors, qui, dans leurs joyeuses assemblées, recherchaient une société amusante plutôt que choisie, y invitaient quelquefois Ratcliffe pour s’amuser du récit de ses exploits de grand chemin, et des moyens extraordinaires par lesquels il s’était si souvent échappé de prison. Mais il vécut et mourut sans reprendre son ancienne profession, et sans y penser jamais autrement que dans la conversation et le verre à la main.

Il avait été recommandé à Sir George Staunton par un habitant d’Édimbourg, comme capable de lui procurer des renseignements sur Annape Bailzou qui, suivant le prétexte que sir George avait voulu donner à ses recherches, avait, à ce qu’on supposait, enlevé un enfant appartenant à une famille de l’ouest de l’Angleterre, à laquelle il s’intéressait. La personne qui l’avait recommandé ne l’avait désigné que par le titre officiel de sa place et sans prononcer son nom, de sorte que lorsque sir George Staunton fut averti que le capitaine de la prison l’attendait dans le parloir, il ne s’attendait nullement à revoir son ancienne connaissance James Ratcliffe[1].

Ce fut donc pour lui une nouvelle surprise, et des plus désagréables, car il n’eut aucune peine à reconnaître les traits remarquables de cet homme. Cependant le changement de George Robertson en sir George Staunton déjoua la pénétration de Ratcliffe lui-même, qui s’inclina très-profondément devant sir George et son compagnon, en priant M. Butler de l’excuser s’il lui rappelait qu’ils étaient d’anciennes connaissances.

« Je n’ai pas oublié non plus que vous avez rendu un grand service à ma femme, dit M. Butler, et j’espère que vous avez reçu à votre tour les marques de reconnaissance et de souvenir qu’elle vous a envoyées : vous ont-elles été agréables ? — N’en doutez pas, » dit Ratcliffe avec un mouvement de tête significatif ; « mais vous êtes bien changé, et changé en mieux, depuis que je ne vous ai vu, monsieur Butler. — C’est vrai, et tellement que je suis étonné que vous m’ayez reconnu. — Moi ? du diable si j’oublie jamais une figure que j’ai vue une fois dans ma vie, » dit Ratcliffe, tandis que sir George Staunton, attaché là sans moyen de faire retraite, maudissait intérieurement l’exactitude de sa mémoire : « cependant, ajouta-t-il, le plus fin se laisse tromper quelquefois : je vois en ce moment dans cette chambre une figure, que, si je ne connaissais l’honorable personnage auquel elle appartient, je croirais, si j’ose m’exprimer ainsi, reconnaître pour celle d’une de mes anciennes connaissances. — Je ne serais pas très-flatté, » répondit avec fierté le baronnet, qui vit le danger qu’il courait, « que ce fût à moi que vous appliquassiez ce compliment. — En aucune manière, monsieur, » dit Ratcliffe en s’inclinant très-bas ; « je suis venu pour recevoir les ordres de Votre Honneur, et non pour l’importuner de mes pauvres observations. — Fort bien, monsieur, dit sir George ; on m’a dit que vous vous entendiez fort bien en affaires de police. Je m’y entends aussi, et, pour vous le prouver, voici dix guinées que je vous donne d’avance ; vous en recevrez quarante de plus si vous pouvez me procurer des renseignements certains sur la personne, morte ou vivante, dont vous trouverez le signalement dans cette note. Je quitte Édimbourg incessamment. Vous pouvez m’adresser votre réponse par écrit chez M… (il nomma son agent d’affaires, un des premiers de la ville), ou chez Sa Grâce le lord grand-commissaire, » Ratcliffe s’inclina et sortit.

« J’ai offensé cet homme orgueilleux, » se dit Ratcliffe en lui-même, « en parlant de ressemblance… Et cependant, si le père de Robertson eût vécu dans le voisinage de la mère de Son Honneur, du diable si je saurais qu’en penser, quoiqu’il porte la tête si haute. »

Lorsque sir George fut seul avec Butler, il ordonna qu’on servît du thé et du café, et lorsque son valet, après avoir exécuté cet ordre, se fut retiré, il sembla réfléchir pendant une minute, puis s’adressant à son hôte, il lui demanda s’il avait reçu depuis peu des nouvelles de sa femme et de sa famille. Butler répondit, non sans quelque surprise, qu’il y avait quelque temps qu’il n’avait reçu de lettre, sa femme étant une assez mauvaise correspondante.

« Alors, dit sir George Staunton, c’est moi qui vous apprendrai le premier que l’on a fait une invasion dans votre paisible demeure depuis que vous l’avez quittée. Ma femme, à qui le duc d’Argyle a bien voulu permettre de disposer du château de Roseneath pendant un séjour de quelques semaines dans votre pays, a traversé le détroit et est venu établir son quartier-général au presbytère, pour être, à ce qu’elle dit, plus près des chèvres dont elle prend le lait, mais je crois plutôt qu’elle préfère la société de mistress Butler à celle du respectable personnage qui remplit les fonctions de sénéchal sur les domaines du duc. »

M. Butler répondit qu’il avait souvent entendu le feu duc et le duc actuel parler avec la plus haute estime de lady Staunton, et qu’il était charmé que sa maison pût recevoir quelqu’un de leurs amis ; c’était une bien faible marque de reconnaissance pour tous les services qu’il en avait reçus.

« Lady Staunton et moi ne vous en sommes pas moins obligés de votre hospitalité, monsieur, dit sir George. Puis-je vous demander quand vous avez l’intention de partir ? »

M. Butler répondit que sous deux jours l’assemblée aurait terminé ses séances, et que n’ayant plus aucune affaire qui le retînt à Édimbourg, il repartirait le plus tôt possible pour le comté de Dumbarton ; mais qu’étant obligé d’emporter avec lui une somme assez considérable en argent et en billets, il désirait attendre le départ de deux ou trois ecclésiastiques de ses confrères pour voyager avec eux.

« Mon escorte sera encore plus sûre, reprit sir George Staunton, et j’ai l’intention de partir demain ou après-demain. Ainsi donc si vous voulez m’accorder le plaisir de votre compagnie, je me chargerai de vous transporter, vous et votre argent, sans accident au presbytère de Knocktarlity, pourvu que vous vouliez bien m’y admettre avec vous. »

M. Butler accepta cette offre avec reconnaissance, et le moment du départ fut fixé. Sir George dépêcha un de ses domestiques à Knocktarlity, avec des lettres pour les dames du presbytère, qui les prévenaient de leur prochaine arrivée ; et la nouvelle circula dans tout le voisinage que le ministre revenait avec un riche gentilhomme anglais, et rapportait l’argent destiné au paiement du domaine de Craigsture.

C’étaient les événements de la soirée qui avaient inspiré à sir George Staunton la résolution soudaine d’aller à Knocktarlity. Malgré l’importance dont il jouissait dans le monde, il sentait qu’il avait été trop hardi en se présentant si près des lieux jadis le théâtre de ses entreprises audacieuses, et le passé lui avait trop bien appris à connaître la pénétration de Ratcliffe pour s’exposer de nouveau à ses regards. Les deux jours suivants il resta chez lui sous prétexte d’indisposition, et prit congé par écrit de son noble ami le lord commissaire, alléguant comme excuse de son départ précipité d’Édimbourg, l’occasion qui s’était présentée de faire le voyage dans la compagnie de M. Butler. Il eut une longue conférence avec son agent au sujet d’Annaple Bailzou, et cet homme d’affaires, qui était aussi celui de la famille d’Argyle, reçut l’ordre de recueillir tous les renseignements que Ratcliffe ou d’autres pourraient obtenir sur le sort de cette femme et sur celui du malheureux enfant qui lui avait été remis, et aussitôt qu’il en aurait recueilli d’un peu importants, d’envoyer un exprès en porter la nouvelle à Knocktarlity. À l’appui de ces instructions, sir George laissa une somme d’argent en dépôt pour les frais nécessaires, recommandant qu’on n’épargnât pas la dépense : de telle sorte qu’il n’avait aucune raison de craindre la négligence des personnes qu’il chargeait de cette commission.

Le voyage que les deux beaux-frères firent de compagnie fut plus agréable pour sir George Staunton lui-même qu’il n’avait osé l’espérer. Il sentit son cœur s’alléger en dépit de lui quand ils eurent perdu de vue Édimbourg, et la conversation intéressante et sensée de Butler était bien faite pour distraire son esprit des pénibles réflexions qui l’occupaient. Il lui vint même la pensée qu’il ne serait peut-être pas très-difficile d’établir les parents de sa femme au rectorat de Willingham ; il ne s’agissait de son côté que de procurer quelque cure encore plus importante au titulaire actuel ; quant à Butler, il n’avait qu’à prendre les ordres conformément à l’Église anglicane, démarche à laquelle il ne pouvait supposer que celui-ci opposât la moindre objection. Sans doute il lui serait pénible de voir tous les jours mistress Butler qu’il savait instruite de toutes les circonstances de sa fatale histoire, mais aussi, quoiqu’il n’eût eu jusque là aucune raison de se plaindre de son indiscrétion, il se croirait encore plus sûr de son silence. D’ailleurs la présence de sa sœur serait pour sa femme une distraction qui dissiperait son ennui, et lui épargnerait à lui-même ces importunités souvent fâcheuses dont elle le tourmentait, sous prétexte du manque absolu de société à Willingham, pour prolonger son séjour à la ville lorsqu’il témoignait le désir de se retirer à la campagne. « Madame votre sœur y est, » serait, suivant lui, une réponse péremptoire à cet argument.

Il sonda Butler sur ce sujet, lui demandant ce qu’il penserait d’un bénéfice de 1200 liv. sterl. de revenu en Angleterre, à la charge d’accorder quelquefois sa compagnie à un voisin dont la santé n’était pas très-forte, ni l’humeur très-égale. Il pourrait y rencontrer de temps en temps, ajouta-t-il, un homme très-instruit et de beaucoup de mérite, qui était dans les ordres comme prêtre catholique ; mais il espérait que ce ne serait pas une objection insurmontable pour un homme qui avait une manière de penser aussi libérale que monsieur Butler. « Quelle serait, dit-il, la réponse de monsieur Butler, si une telle offre lui était faite ?

« Que je ne pourrais l’accepter, répondit Butler. Je n’ai nullement l’intention d’entrer ici dans une discussion sur les différences de nos Églises, mais j’ai été élevé et j’ai reçu l’ordination dans celle dont je suis ministre aujourd’hui ; je suis convaincu de la vérité de ses doctrines, et je mourrai sous les bannières auxquelles j’ai fait serment de fidélité. — Combien peut vous rapporter votre cure, demanda sir George Staunton, si pourtant la question n’est pas trop indiscrète ? — Environ 100 liv. sterl., une année sur l’autre, indépendamment du champ de blé et du pâturage annexés au presbytère. — Et vous vous feriez scrupule de l’échanger contre un bénéfice de 1200 liv. sterl. par an, sans alléguer aucune différence bien importante de doctrine entre l’Église d’Angleterre et celle d’Écosse ? — Sur ce point, monsieur, j’ai mes opinions particulières. Le culte anglican a certainement son mérite ; et il existe, il doit exister des moyens de salut dans les deux Églises : mais chaque homme doit agir selon ses propres lumières. J’espère avoir servi et servir encore, comme je le dois, mon divin Maître, dans cette paroisse des montagnes, et il me conviendrait mal, par un calcul intéressé, d’abandonner dans ce désert le troupeau qui m’est confié ; mais, même en envisageant cette affaire sous le point de vue temporel que vous m’avez présenté, sir George, ces 100 liv. sterl. par an nous ont nourris, habillés, ont pourvu à tous nos besoins, à tous nos désirs ; la succession de mon beau-père et d’autres circonstances nous ont permis d’acquérir un petit domaine dont le revenu s’élève à environ deux fois autant, et je ne sais en vérité de quelle manière nous l’emploierons. Ainsi, je vous laisse à penser, monsieur, s’il serait sage, n’ayant ni le désir ni l’occasion de dépenser 300 liv. sterl., d’envier la possession d’une somme quatre fois plus forte. — Voilà de la philosophie, dit sir George ; j’en avais entendu parler, mais je ne l’avais encore rencontrée nulle part. — C’est du bon sens, répondit Butler, et il s’accorde plus souvent avec la philosophie et la religion que les pédants ou les bigots ne se l’imaginent. »

Sir George changea de conversation et ne revint plus sur ce sujet ; et bien qu’on voyageât dans sa voiture, il prétexta une telle fatigue qu’on fut obligé de se reposer un jour dans une petite ville nommée Mid-Calder, qui forme la première poste en sortant d’Édimbourg, et qu’il fallut une autre journée pour arriver à Glasgow.

Ils arrivèrent à Dumbarton, où ils avaient résolu de laisser la voiture et de louer une barque qui les descendrait sur le rivage, non loin du presbytère, étant obligés de traverser le lac Gare, et le pays ne permettant pas d’ailleurs de voyager en voiture. Le valet de chambre de sir George, homme de confiance, les accompagna avec un valet de pied, le cocher et les laquais restant avec la voiture. Au moment de mettre à exécution cet arrangement (c’était vers les quatre heures), un exprès dépêché par l’agent d’affaires de sir George à Édimbourg, arriva avec un paquet que ce dernier ouvrit et lut avec beaucoup d’attention, et dont le contenu parut l’intéresser et l’émouvoir profondément. Le messager chargé de ce paquet était parti d’Édimbourg peu de temps après eux ; mais il avait manqué les voyageurs en traversant Mid-Calder de nuit pendant que ceux-ci y reposaient, et était arrivé à Roseneath avant eux. Il en arrivait après avoir attendu plus de vingt-quatre heures. Sir George Staunton fit immédiatement une réponse, dont il chargea le messager, qu’il récompensa libéralement, le priant de ne pas s’arrêter pour se reposer, avant de l’avoir remise entre les mains de son agent.

Enfin ils montèrent dans la barque qu’ils avaient louée et qui les attendait depuis quelque temps. Pendant leur voyage, qui fut lent, parce que les bateliers furent obligés de ramer durant tout le trajet et souvent contre la marée, les questions de sir George se dirigèrent principalement sur les brigands montagnards qui ravageaient ce pays depuis 1745. Butler lui apprit qu’il y en avait beaucoup parmi eux qui n’étaient pas montagnards, mais des égyptiens vagabonds et des hommes perdus de crimes, qui avaient profité de la confusion amenée par la guerre civile, du mécontentement général des habitants des montagnes, et du désordre de la police, pour exercer leurs pillages avec plus d’audace. Sir George s’informa ensuite de leurs mœurs, de leurs habitudes, et demanda si, au milieu des actes de violence qu’ils commettaient, ils ne donnaient pas quelquefois des marques de générosité, en un mot, s’ils ne possédaient pas les vertus comme les vices des tribus sauvages.

Butler répondit qu’ils montraient bien quelquefois de ces étincelles de générosité qu’on rencontrait encore dans la dernière classe des malfaiteurs, mais que leurs mauvais penchants étaient les principes certains et réguliers de leurs actions, tandis que les bons sentiments qu’ils pouvaient laisser éclater de temps à autre n’étaient que l’effet d’une impression passagère sur laquelle il était impossible de compter, et qui était sans doute excitée en eux par le concours de quelques circonstances extraordinaires. Parmi les renseignements que donna Butler à sir George, dont les questions sur ce sujet paraissaient dictées par un intérêt qui étonnait un peu le ministre, celui-ci vint à prononcer le nom de Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, dont le lecteur a déjà entendu parler. Sir George se fit répéter ce nom avec vivacité, et parut éprouver un redoublement de curiosité. Il fit les questions les plus minutieuses sur cet homme, sur le nombre de ses gens, et même sur les traits des individus qui composaient sa troupe. Butler ne put le satisfaire sur tous ces points. Ce Donacha, dit-il, était en grande terreur parmi le peuple, qui cependant exagérait infiniment ses exploits. Il avait toujours un ou deux hommes avec lui, mais il n’avait jamais aspiré à en commander plus de trois ou quatre à la fois. Enfin, il le connaissait peu, mais assez pour lui ôter toute l’envie de le connaître davantage.

« Malgré tout cela, dit sir George, j’aimerais à voir cet homme si extraordinaire. — La vue pourrait en être dangereuse, sir George, à moins que nous ne le vissions subir le châtiment qu’il a mérité, et dans ce cas ce serait un triste spectacle. — Si chacun subissait le châtiment qu’il mérite, monsieur Butler, qui pourrait s’en croire exempt ? Mais ceci est une énigme pour vous. Je m’expliquerai plus clairement quand j’en aurai conféré avec lady Stauuton. Ramez ferme, mes enfants, » ajouta-t-il en s’adressant aux bateliers, « nous sommes menacés d’un orage. »

En effet, la pesanteur étouffante de l’air, les immenses colonnes de nuages amoncelées à l’ouest qui, sous les rayons du soleil couchant, étincelaient comme une fournaise ardente ; ce repos effrayant dans lequel la nature semble attendre l’éclat du tonnerre, de même que le soldat condamné attend le feu du peloton qui va lui ôter la vie, tout annonçait un orage prochain. De larges gouttes d’eau qui tombaient de temps en temps avaient obligé les voyageurs de se couvrir de leurs manteaux de voyage ; mais la pluie ayant cessé, une chaleur accablante, et peu ordinaire en Écosse au mois de mai, les contraignit de s’en débarrasser. « Il y a quelque chose de solennel dans le délai que cet orage met à éclater, dit sir George. On dirait qu’il suspend son explosion, comme si elle devait accompagner quelque événement important dont le monde va être témoin. — Hélas ! dit Butler, qui sommes-nous pour que les lois de la nature retardent leur marche pour se mettre en rapport avec nos actions, nos souffrances éphémères ? Les nuages crèveront lorsqu’ils seront trop chargés du fluide électrique, soit qu’une chèvre tombe en ce moment des rochers d’Arran, ou qu’un héros expire sur le champ de bataille témoin de sa victoire. — L’esprit se plaît à penser autrement, dit sir George Staunton, et à s’appesantir sur la destinée humaine, comme sur le point central qui donne le mouvement à la grande machine. Nous n’aimons pas à penser que nous serons confondus avec les siècles qui nous ont précédés, comme ces larges gouttes de pluie qui, en se joignant à la masse des eaux, y produisent en tombant un léger frémissement et disparaissent ensuite à jamais. — À jamais ! tel n’est pas, tel ne peut être notre sort, » dit Butler en levant les yeux au ciel. « La mort est pour nous un changement, non une fin ; c’est le commencement d’une nouvelle existence qui doit répondre aux actions qui ont marqué la première. »

Tandis qu’ils agitaient ces graves sujets auxquels l’approche de la tempête les avait naturellement conduits, leur voyage menaçait de devenir plus long qu’ils n’avaient d’abord imaginé, car des tourbillons de vent, qui s’élevaient avec une impétuosité soudaine, venaient soulever les eaux et s’opposer aux efforts des rameurs. Et cependant ils n’avaient plus qu’à doubler un petit promontoire afin d’arriver dans un lieu commode de débarquement, à l’embouchure de la petite rivière.

« Ne pourrions-nous pas débarquer de l’autre côté du promontoire, demanda sir George, et y trouver quelque abri ? »

Butler ne connaissait pas d’endroits où l’on pût débarquer, au moins aucun qui offrît un passage commode ou même accessible parmi les rochers qui bordaient le rivage.

« Pensez-y bien, dit sir George Staunton, l’orage va devenir violent. — Il y a pourtant la baie de Hords-Cove[2], » dit le conducteur de la barque ; « mais je ne suis pas sûr de pouvoir y aborder, car la baie est remplie d’écueils et de débris de rochers. — Essayez, dit sir George, et je vous promets une demi-guinée. »

Le vieux marinier se mit au gouvernail, et observa que s’ils pouvaient y arriver, ils trouveraient sur le rivage un chemin escarpé qui les conduirait sur les hauteurs d’où ils pourraient ensuite gagner le presbytère en une demi-heure.

« Êtes-vous sûr de votre chemin ? » lui demanda Butler.

« Peut-être le connaissais-je encore mieux il y a quinze ans, quand Dandie Wilson était dans le détroit avec son lougre. Je me rappelle que Dandie avait avec lui un jeune fou d’Anglais appelé… — Si vous causez tant, dit sir George Staunton, la barque ira donner contre l’écueil de Grindstone ; dirigez-vous en droite ligne de ce rocher blanchâtre qui est là-bas en face du clocher. — Par mon Dieu ! s’écria le vieux marinier, je crois que Votre Honneur connaît la baie aussi bien que moi. Il faut que ce ne soit pas la première fois que Votre Honneur passe près du Grindstone. «

Tout en parlant ainsi, ils approchèrent de la petite baie qui, cachée derrière des rochers, et défendue sur tous les points par des bas-fonds et des brisants, ne pouvait être découverte et abordée que par ceux à qui la navigation de ces parages était familière. Une vieille barque en mauvais état était amarrée dans la petite baie, à l’ombre de grands arbres sous lesquels on semblait l’avoir placée pour la cacher.

En apercevant cette barque, Butler dit à son compagnon : « Il vous est impossible de vous imaginer, sir George, la peine que j’aie eue avec mes pauvres paroissiens pour leur démontrer le crime et le danger qui accompagnent le métier de contrebandier ; cependant ils en ont continuellement devant les yeux toutes les conséquences. Je ne connais rien qui déprave et corrompe davantage les principes de morale et de piété. »

Sir George s’efforça de dire à demi-voix quelques paroles sur le goût pour les aventures, naturel à la jeunesse, ajoutant que la plupart sans doute devenaient plus sages en vieillissant.

« Trop rarement, monsieur, répondit Butler, s’ils ont fait sérieusement ce métier, et surtout s’ils se sont trouvés mêlés aux scènes de violence et de sang auxquelles il les conduit ; j’ai remarqué que tôt ou tard ils faisaient une mauvaise fin. L’expérience, ainsi que l’Écriture, nous apprennent, sir George, que le malheur s’attachera aux pas de l’homme violent, et que celui qui a répandu le sang humain ne vivra pas la moitié de ses jours. Mais prenez mon bras pour vous aider à descendre. »

Sir George avait en effet besoin de secours, car il éprouvait une violente agitation en se rappelant dans quelle disposition d’esprit il avait autrefois parcouru ces mêmes lieux, et en leur comparant les sensations avec lesquelles il les revoyait maintenant. Lorsqu’ils débarquèrent, ils entendirent gronder sourdement le tonnerre dans l’éloignement.

« Qu’est-ce que ceci nous présage, monsieur Butler ? dit sir George. — Intonuit lœvum[3]. Si c’est un présage, c’en est un favorable, » dit Butler en souriant.

Les rameurs avaient ordre de se diriger le plus vite qu’ils pourraient vers le lieu ordinaire de débarquement. Les deux beaux-frères, suivis du domestique, s’enfoncèrent, par un sentier sombre et raboteux, dans un bois épais de noisetiers qui devait les conduire près du presbytère, où ils étaient impatiemment attendus.

Les deux sœurs avaient vainement attendu leurs maris pendant toute la journée de la veille, qui était le jour fixé pour leur retour d’après la lettre de sir George. Le temps que les voyageurs s’étaient arrêtés à Calder pour se reposer, avait occasionné ce retard, et les habitants du presbytère commençaient même à douter qu’ils arrivassent ce jour-là. Cet espoir de délai était pour lady Staunton une espèce de sursis, car elle redoutait le coup qu’allait porter à l’orgueil de son mari la vue d’une belle-sœur à laquelle sa fatale et honteuse histoire n’était que trop connue. Elle savait que, quelle que fût la contrainte qu’il imposerait en public à ses sensations, elle était destinée à être le témoin secret de la violence avec laquelle il s’y abandonnait seulement devant elle, et à le voir se consumer par les remords qui détruisaient sa santé aussi bien que son repos et l’égalité de son caractère, et le rendaient à la fois un objet de terreur et de compassion. Elle ne cessa donc de recommander à Jeanie de ne témoigner par aucun signe qu’elle le reconnaissait, mais de le recevoir comme quelqu’un qui lui était absolument étranger ; et Jeanie s’empressa de lui promettre qu’elle se conformerait à ses désirs.

Jeanie elle-même ne pouvait se défendre d’un mouvement d’agitation en songeant à tout ce que cette entrevue aurait d’embarrassant ; mais sa conscience était sans reproche ; d’ailleurs elle était occupée d’une foule de soins domestiques d’un genre peu ordinaire, ce qui, outre l’impatience qu’elle avait de recevoir Butler après une absence de si longue durée, lui faisait désirer vivement que les voyageurs arrivassent le plus tôt possible. Et d’ailleurs, pourquoi déguiserais-je la vérité ? de temps en temps, il lui venait à l’esprit que son dîner de cérémonie avait déjà été retardé de deux jours, et qu’il y avait bien peu de plats, sur lesquels elle avait exercé tout son savoir-faire en cuisine, qui pussent décemment reparaître le troisième jour : alors, que ferait-elle du reste ? Mais elle fut tirée de peine sur ce dernier point, par l’arrivée imprévue du capitaine à la tête d’une demi-douzaine d’hommes vigoureux, habillés et armés à la mode des montagnards.

« Je vous souhaite le bonjour, lady Staunton ; j’espère que j’ai le plaisir de vous voir en bonne santé. Eh ! bonjour, ma bonne mistress Butler, je vous prierai de faire donner des vivres, de l’ale et de l’eau-de-vie à ma troupe ; car nous courons depuis le point du jour les marais et les montagnes, et sans résultat encore, malédiction ! »

En parlant ainsi, il s’assit, repoussa en arrière sa perruque, s’essuyant le front d’un air d’importance, et se mit tout à fait à son aise, malgré l’air d’étonnement au moyen duquel lady Staunton essayait de lui faire poliment comprendre qu’il prenait une liberté un peu trop grande.

« C’est une espèce de consolation quand on a une commission désagréable, » dit le capitaine en s’adressant à lady Staunton d’un air galant, « que ce soit pour rendre service à une belle dame ; puisque servir le mari est servir aussi la femme, comme mistress Butler le sait très-bien. — Réellement, monsieur, dit lady Staunton, puisque c’est à moi que vous semblez adresser ce compliment, je ne puis deviner de quelle manière sir George ou moi avons pu déterminer votre excursion de ce matin. — De par le diable ! voilà qui est trop cruel, milady ; comme si ce n’était pas en vertu d’un mandat spécial qui m’a été expédié par l’honorable agent d’affaires de Sa Grâce à Édimbourg, que j’ai été chargé de chercher et d’appréhender ce Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, et de l’amener en ma présence et celle de sir George Staunton pour que justice lui soit faite, c’est-à-dire pour qu’il soit envoyé à la potence, comme il l’a assurément bien mérité en effrayant Votre Seigneurie, et pour d’autres actes de moindre importance. — En m’effrayant ! dit lady Staunton, que voulez-vous dire ? Je n’ai jamais écrit un mot à sir George de l’alarme que j’ai eue à la cascade. — Alors, il faut qu’il l’ait su d’une autre manière ; car qui pourrait lui inspirer un désir assez vif de voir ce vaurien, pour me faire battre les bois et les marais du pays à sa recherche, lorsque tout ce que je puis espérer d’en attraper, est quelque balle dans la cervelle. — Mais est-il bien possible que ce soit à cause de sir George que vous ayez entrepris d’arrêter cet homme ? — Sur mon Dieu ! ce n’est pas pour autre chose que pour faire plaisir à Son Honneur ; car Donacha aurait pu aller tranquillement son chemin sans que je l’eusse inquiété, tant qu’il aurait respecté les limites des propriétés du duc. Mais je trouve très-bien qu’on le prenne et qu’on le pende, s’il s’agit de faire plaisir à un honorable ami du duc. Ainsi donc, l’exprès m’est arrivé hier soir, et j’ai fait avertir une dizaine de bons garçons auxquels j’ai fait prendre leurs jupons, et je suis parti avant le lever du soleil. — Je suis étonnée que vous leur ayez fait prendre ce costume, capitaine, dit mistress Butler, vous savez qu’il y a un acte du parlement qui défend de le porter. — Bon, bon ! ne vous inquiétez pas de cela, mistress Butler ; la loi n’a encore que trois ans, elle est un peu jeune pour être arrivée jusqu’à nous, et d’ailleurs comment diable auraient-ils fait pour gravir les rochers avec ces maudites culottes ? J’ai mal au cœur, rien que de les voir. Mais, quoi qu’il en soit, je crois bien connaître le gîte où se cache Donacha, et certes j’ai été à l’endroit où il a passé la dernière nuit, car j’ai vu les feuilles sur lesquelles les drôles avaient couché et les cendres de leur feu, à telle enseigne qu’il y avait encore un tison allumé ; mais il faut qu’ils aient eu avis par quelqu’un de l’île de ce qui se passait, car j’ai eu beau chercher dans tous les trous et toutes les tanières, comme si j’avais été à la poursuite d’un daim, du diable si j’ai pu apercevoir le pan de son habit ; malédiction ! — Il aura sans doute traversé le détroit pour aller à Lowal, » dit Davie ; et Reuben, qui était sorti ce matin-là de bonne heure pour abattre des noix, ajouta « qu’il avait vu une barque qui se dirigeait vers la baie de Hords-Cove, » endroit bien connu des enfants, quoique leur père, plus sédentaire, n’en soupçonnât pas même l’existence. — De par Dieu ! dit Duncan, je ne resterai ici que le temps nécessaire pour boire ce verre d’eau-de-vie et d’eau, car à est fort possible qu’il soit dans les bois. Donacha n’est pas un sot, et peut-être pense-t-il qu’il vaut mieux rester au coin de la cheminée que de s’en éloigner quand elle fume. Il ne s’est pas imaginé que personne le chercherait si près. Je prie milady d’excuser mon brusque départ : je reviendrai incessamment et je vous ramènerai Donacha mort ou vif, ce qui, je suppose, vous plaira également. J’espère bien passer une soirée agréable avec votre Seigneurie, et prendre ma revanche au tric-trac avec M. Butler : je rattraperai les quatre sous qu’il m’a gagnés. Je pense qu’il sera sans doute bientôt de retour, autrement il sera mouillé, car la pluie s’apprête à tomber avec abondance. »

En parlant ainsi, après bien des saluts et des excuses de quitter sitôt ces dames, excuses qu’elles agréèrent très-volontiers, et après des assurances réitérées d’un prompt retour, assurances de la sincérité desquelles mistress Butler ne faisait pas le moindre doute, tant qu’elle aurait de bonne eau-de-vie à son service, Duncan quitta le presbytère, rassembla ses gens, et se mit à battre le bois épais qui était entre le petit vallon et la baie de Hords-Cove, Davie, qui était le favori du capitaine à cause de sa hardiesse et de son courage, saisit l’occasion de s’échapper pour accompagner le grand homme dans ses recherches.



  1. L’auteur s’excuse ici d’un anachronisme ; mais cela importe peu dans un roman.
  2. La baie du Bandit. a. m.
  3. Il a tonné à gauche. a. m.