La Pucelle d’Orléans/21

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<La Pucelle d’Orléans

La Pucelle d’Orléans
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 326-338).

CHANT XXI





Argument.- Pudeur de Jeanne démontrée. Malice du diable. Rendez-vous donné par la présidente Louvet au grand Talbot. Services rendus par frère Lourdis. Belle conduite de la discrète Agnès. Repentir de l’âne. Exploits de la Pucelle. Triomphe du grand roi Charles VII






Mon cher lecteur sait par expérience
Que ce beau dieu qu’on nous peint dans l’enfance,
Et dont les jeux ne sont pas jeux d’enfants,
A deux carquois tout à fait différents :
L’un a des traits dont la douce piqûre
Se fait sentir sans danger, sans douleur,
Croît par le temps, pénètre au fond du cœur,
Et vous y laisse une vive blessure.
Les autres traits sont un feu dévorant
Dont le coup part et brûle au même instant[1].
Dans les cinq sens ils portent le ravage,
Un rouge vif allume le visage,
D’un nouvel être on se croit animé,
D’un nouveau sang le corps est enflammé,
On n’entend rien ; le regard étincelle.
L’eau sur le feu bouillonnant à grand bruit,
Qui sur ses bords s’élève, échappe, et fuit,

N’est qu’une image imparfaite, infidèle,
De ces désirs dont l’excès vous poursuit.



Profanateurs indignes de mémoire,
Vous qui de Jeanne avez souillé la gloire,
Vils écrivains, qui, du mensonge épris,
Falsifiez les plus sages écrits,
Vous prétendez que ma Pucelle Jeanne
Pour on grison sentit ce feu profane ;
Vous imprimez qu’elle a mal combattu[2] ;
Vous insultez son sexe et sa vertu.
D’écrits honteux, compilateurs infâmes,
Sachez qu’on doit plus de respect aux dames.
Ne dites point que Jeanne a succombé :
Dans cette erreur nul savant n’est tombé,
Nul n’avança des faussetés pareilles.
Vous confondez et les faits et les temps,
Vous corrompez les plus rares merveilles ;
Respectez l’âne et ses faits éclatants ;
Vous n’avez pas ses fortunés talents,
Et vous avez de plus longues oreilles.
Si la Pucelle, en cette occasion,
Vit d’un regard de satisfaction
Les feux nouveaux qu’inspirait sa personne,
C’est vanité qu’à son sexe on pardonne,
C’est amour-propre, et non pas l’autre amour.



Pour achever de mettre en tout son jour
De Jeanne d’Arc le lustre internissable,
Pour vous prouver qu’aux malices du diable,
Aux fiers transports de cet âne éloquent,
Son noble cœur était inébranlable,
Sachez que Jeanne avait un autre amant
C’était Dunois, comme aucun ne l’ignore ;
C’est le bâtard que son grand cœur adore.
On peut d’un âne écouter les discours,
On peut sentir un vain désir de plaire ;

Cette passade, innocente et légère,
Ne trahit point de fidèles amours.



C’est dans l’histoire une chose avérée
Que ce héros, ce sublime Dunois
Était blessé d’une flèche dorée,
Qu’Amour tira de son premier carquois.
Il commanda toujours à sa tendresse ;
Son cœur altier n’admit point de faiblesse ;
Il aimait trop et l’État et le roi ;
Leur intérêt fut sa première loi.



O Jeanne ! il sait que ton beau pucelage
De la victoire est le précieux gage ;
Il respectait Denys et tes appas :
Semblable au chien courageux et fidèle,
Qui, résistant à la faim qui l’appelle,
Tient la perdrix et ne la mange pas.
Mais quand il vit que le baudet céleste
Avait parlé de sa flamme funeste,
Dunois voulut en parler à son tour.
Il est des temps où le sage s’oublie.
C’était, sans doute, une grande folie
Que d’immoler sa patrie à l’amour.
C’était tout perdre ; et Jeanne, encor honteuse
D’avoir d’un âne écouté les propos,
Résistait mal à ceux de son héros.
L’amour pressait son âme vertueuse :
C’en était fait, lorsque son doux patron
Du haut du ciel détacha son rayon,
Ce rayon d’or, sa gloire et sa monture,
Qui transporta sa béate figure,
Quand il chercha, par ses soins vigilants,
Un pucelage aux remparts d’Orléans.
Ce saint rayon, frappant au sein de Jeanne,
En écarta tout sentiment profane.
Elle cria : " Cher bâtard, arrêtez ;
Il n’est pas temps, nos amours sont comptés :
Ne gâtons rien à notre destinée.
C’est à vous seul que ma foi s’est donnée ;
Je vous promets que vous aurez ma fleur :
Mais attendons que votre bras vengeur,
Votre vertu, sous qui le Breton tremble,
Ait du pays chassé l’usurpateur :

Sur des lauriers nous coucherons ensemble. "



A ce propos le bâtard s’adoucit ;
Il écouta l’oracle et se soumit.
Jeanne reçut son pur et doux hommage
Modestement, et lui donna pour gage
Trente baisers chastes, pleins de pudeur,
Et tels qu’un frère en reçoit de sa sœur.
Dans leurs désirs tous deux ils se continrent,
Et de leurs faits honnêtement convinrent.
Denys les voit ; Denys, très-satisfait,
De ses projets pressa le grand effet.



Le preux Talbot devait, cette nuit même,
Dans Orléans entrer par stratagème ;
Exploit nouveau pour ses Anglais hautains,
Tous gens sensés, mais plus hardis que fins.



O dieu d’amour ! ô faiblesse ! ô puissance !
Amour fatal, tu fus près de livrer
Aux ennemis ce rempart de la France.
Ce que l’Anglais n’osait plus espérer,
Ce que Bedfort et son expérience,
Ce que Talbot et sa rare vaillance
Ne purent faire, Amour, tu l’entrepris !
Tu fais nos maux, cher enfant, et tu ris !



Si dans le cours de ses vastes conquêtes
Il effleura de ses flèches honnêtes
Le cœur de Jeanne, il lança d’autres coups
Dans les cinq sens de notre présidente.
Il la frappa de sa main triomphante
Avec les traits qui rendent les gens fous.
Vous avez vu la fatale escalade,
L’assaut sanglant, l’horrible canonnade,
Tous ces combats, tous ces hardis efforts,
Au haut des murs, en dedans, en dehors,
Lorsque Talbot et ses fières cohortes
Avaient brisé les remparts et les portes,
Et que sur eux tombaient du haut des toits
Le fer, la flamme, et la mort à la fois.
L’ardent Talbot avait, d’un pas agile,
Sur des mourants pénétré dans la ville,
Renversant tout, criant à haute voix :
" Anglais ! entrez : bas les armes, bourgeois !
Il ressemblait au grand dieu de la guerre,

Qui sous ses pas fait retentir la terre,
Quand la Discorde, et Bellone, et le Sort,
Arment son bras, ministre de la mort.

La présidente avait une ouverture
Dans son logis auprè d’une masure,
Et par ce trou contemplait son amant,
Ce casque d’or, ce panache ondoyant,
Ce bras armé, ces vives étincelles
Qui s’élançaient du rond de ses prunelles,
Ce port altier, cet air d’un demi-dieu.
La présidente en était tout en feu,
Hors de ses sens, de honte dépouillée.
Telle autrefois, d’une loge grillée,
Madame Audou[3], dont l’Amour prit le cœur,
Lorgnait Baron, cet immortel acteur ;
D’un œil ardent dévorait sa figure,
Son beau maintien, ses geste, sa parure ;
Mêlait tout bas sa voix à ses accents,
Et recevait l’amour par tous les sens.

Chez la Louvet vous savez que le diable
Était entré sans se rendre importun ;
Et que le diable et l’Amour, c’est tout un.
L’archange noir, de mal insatiable,
Prit la cornette et les traits de Suzon
Qui dès longtemps servait dans la maison ;
Fille entendue, active, nécessaire,

Coiffant, frisant, portant des billets doux,
Savante en l’art de conduire une affaire,
Et ménageant souvent deux rendez-vous,
L’un pour sa dame, et puis l’autre pour elle.
Satan, caché sous l’air de la donzelle,
Tint ce discours à notre grosse belle :



" Vous connaissez mes talents et mon cœur
Je veux servir votre innocente ardeur ;
Votre intérêt d’assez près me concerne.
Mon grand cousin est de garde ce soir,
En sentinelle à certaine poterne ;
Là, sans risquer que votre honneur soit terne,
Le beau Talbot peut en secret vous voir.
Écrivez-lui ; mon grand cousin est sage,
Il vous fera très-bien votre message. "
La présidente écrit un beau billet,
Tendre, emporté : chaque mot porte à l’âme
La volupté, les désirs, et la flamme :
On voyait bien que le diable dictait.
Le grand Talbot, habile ainsi que tendre,
Au rendez-vous fit serment de se rendre :
Mais il jura que, dans ce doux conflit,
Par les plaisirs il irait à la gloire ;
Et tout fut prêt afin qu’au saut du lit
Il ne fît plus qu’un saut à la victoire.



Il vous souvient que le frère Lourdis
Fut envoyé, par le grand saint Denys,
Chez les Anglais pour lui rendre service.
Il était libre et chantait son office,
Disait sa messe, et même confessait.
Le preux Talbot sur sa foi le laissait,
Ne jugeant pas qu’un rustre, un imbécile,
Un moine épais, excrément de couvent,
Qu’il avait fait fesser publiquement,
Pût traverser un général habile.
Le juste ciel en jugeait autrement.
Dans ses décrets il se complaît souvent
A se moquer des plus grands personnages.
Il prend les sots pour confondre les sages.
Un trait d’esprit, venant du paradis,
Illumina le crâne de Lourdis.
De son cerveau la matière épaissie

Devint légère, et fut moins obscurcie ;
Il s’étonna de son discernement.
Las ! nous pensons, le bon Dieu sait comment !
Connaissons-nous quel ressort invisible
Rend la cervelle ou plus ou moins sensible ?
Connaissons-nous quels atomes divers
Font l’esprit juste ou l’esprit de travers,
Dans quels recoins du tissu cellulaire
Sont les talents de Virgile ou d’Homère,
Et quel levain, chargé d’un froid poison,
Forme un Thersite, un Zoïle, un Fréron ?
Un intendant de l’empire de Flore
Près d’un œillet voit la ciguë éclore ;
La cause en est au doigt du Créateur ;
Elle est cachée aux yeux de tout docteur
N’imitons pas leur babil inutile.



Lourdis d’abord devint très-curieux ;
Utilement ii employa ses yeux.
Il vit marcher sur le soir, vers la ville,
Des cuisiniers qui portaient à la file
Tous les apprêts pour un repas exquis ;
Truffes, jambons, gélinottes, perdrix ;
De gros flacons à panse ciselée
Rafraîchissaient, dans la glace pilée,
Ce jus brillant, ces liquides rubis
Que tient Cîteaux[4], dans ses caveaux bénis.
Vers la poterne on marchait en silence ;
Lourdis alors fut rempli de science,
Non de latin, mais de cet art heureux
De se conduire en ce monde scabreux.
Il fut doué d’une douce faconde,
Devint accort, attentif, avisé,
Regardant tout du coin d’un œil rusé,
Fin courtisan, plein d’astuce profonde,
Le moine, enfin, le plus moine du monde.
Ainsi l’on voit en tout temps ses pareils
De la cuisine entrer dans les conseils ;

Brouillons en paix, intrigants dans la guerre,
Régnant d’abord chez le grossier bourgeois,
Puis se glissant au cabinet des rois,
Et puis enfin, troublant toute la terre ;
Tantôt adroits et tantôt insolents,
Renards ou loups, ou singes ou serpents :
Voilà pourquoi les Bretons mécréants
De leur engeance ont purgé l’Angleterre.



Notre Lourdis gagne un petit sentier,
Qui par un bois mène au royal quartier.
En son esprit roulant ce grand mystère,
Il va trouver Bonifoux son confrère.
Dom Bonifoux, en ce même moment,
Sur les destins rêvait profondément ;
Il mesurait cette chaîne invisible
Qui tient liés les destins et les temps,
Les petits faits, les grands événements,
Et l’autre monde, et le monde sensible.
Dans son esprit il les combine tous,
Dans les effets voit la cause et l’admire ;
Il en suit l’ordre : il sait qu’un rendez-vous
Peut renverser ou sauver un empire.
Le confesseur se souvenait encor
Qu’on avait vu les trois fleurs de lis d’or
En champ d’albâtre à la fesse d’un page,
D’un page anglais : surtout il envisage
Les murs tombés du mage Hermaphrodix.
Ce qui surtout l’étonne davantage,
C’est le bon sens, c’est l’esprit de Lourdis.
Il connut bien qu’à la fin saint Denys
De cette guerre aurait tout l’avantage.



Lourdis se fait présenter poliment
Par Bonifoux à la royale amie ;
Sur sa beauté lui fait son compliment,
Et sur le roi ; puis il lui dit comment
Du grand Talbot la prudence endormie
A pour le soir un rendez-vous donné
Vers la poterne, où ce déterminé
Est attendu par la Louvet qui l’aime.
" On peut, dit-il, user d’un stratagème,
Suivre Talbot, et le surprendre là,
Comme Samson le fut par Dalila.

Divine Agnès, proposez cette affaire
Au grand roi Charle. — Ah ! mon révérend père,
Lui dit Agnès, pensez-vous que le roi
Puisse toujours être amoureux de moi ?
— Je n’en sais rien : je pense qu’il se damne,
Répond Lourdis ; ma robe le condamne,
Mon cœur l’absout. Ah ! qu’ils sont fortunés
Ceux qui pour vous seront un jour damnés ! "
Agnès reprit : " Moine, votre réponse
Est bien flatteuse, et de l’esprit annonce. "
Puis dans un coin le tirant à l’écart,
Elle lui dit : " Auriez-vous par hasard
Chez les Anglais vu le jeune Monrose ? "
Le moine noir l’entendit finement :
" Oui, je l’ai vu, dit-il, il est charmant. "
Agnès rougit, baisse les yeux, compose
Son beau visage ; et prenant par la main
L’adroit Lourdis, le mène avant nuit close
Au cabinet de son cher suzerain.



Lourdis y fit un discours plus qu’humain.
Le roi Charlot, qui ne le comprit guère,
Fit assembler son conseil souverain,
Ses aumôniers et son conseil de guerre.
Jeanne, au milieu des héros ses pareils,
Comme au combat assistait aux conseils.
La belle Agnès, d’une façon gentille,
Discrètement travaillant à l’aiguille,
De temps en temps donnait de bons avis,
Qui du roi Charle étaient toujours suivis.



On proposa de prendre avec adresse
Sous les remparts Talbot et sa maîtresse :
Tels dans les cieux le Soleil et Vulcain
Surprirent Mars avec son Aphrodise[5].
On prépara cette grande entreprise,
Qui demandait et la tête et la main.
Dunois d’abord prit le plus long chemin,
Fit une marche et pénible et savante,

Effort de l’art, que dans l’histoire on vante.
Entre la ville et l’armée on passa,
Vers la poterne enfin on se plaça.
Talbot goûtait avec sa présidente
Les premiers fruits d’une union naissante,
Se promettant que du lit aux combats,
En vrai héros, il ne ferait qu’un pas.
Six régiments devaient suivre à la file.
L’ordre est donné. C’était fait de la ville.
Mais ses guerriers, de la veille engourdis,
Pétrifiés d’un sermon de Lourdis,
Bâillaient encore et se mouvaient à peine ;
L’un contre l’autre ils dormaient dans la plaine.
O grand miracle ! ô pouvoir de Denys !



Jeanne et Dunois, et la brillante élite
Des chevaliers qui marchaient à leur suite,
Bordaient déjà, sous les murs d’Orléans,
Les longs fossés du camp des assiégeants.
Sur un cheval venu de Barbari
Le seul que Charle eût dans son écurie,
Jeanne avançait, en tenant d’une main
De Débora l’estramaçon divin ;
A son côté pendait la noble épée
Qui d’Holopherne a la tête coupée
Notre Pucelle, avec dévotion,
Fit à Denys tout bas cette oraison :
" Toi qui daignas à ma faiblesse, obscure,
Dans Domremi, confier cette armure,
Sois le soutien de ma fragilité.
Pardonne-moi, si quelque vanité
Flatta mes sens quand ton âne infidèle
S’émancipa jusqu’à me trouver belle.
Mon cher patron, daigne te souvenir
Que c’est par moi que tu voulus punir
De ces Anglais les ardeurs enragées,
Qui polluaient des nonnes affligées.
Un plus grand cas se présente aujourd’hui :
Je ne puis rien sans ton divin appui.
Prête ta force au bras de ta servante ;
Il faut sauver la patrie expirante,
Il faut venger les lis de Charles sept,
Avec l’honneur du président Louvet.

Conduis à fin cette aventure honnête ;
Ainsi le ciel te conserve la tête ! "



Du haut du ciel saint Denys l’entendit,
Et dans le camp son âne la sentit :
Il sentit Jeanne ; et d’un battement d’aile,
La tête haute, il s’envole vers elle.
Il s’agenouille, il demande pardon
Des attentats de sa tendresse impure.
" Je fus, dit-il, possédé du démon ;
Je m’en repens. " Il pleure, il la conjure
De le monter ; il ne saurait souffrir
Que sous sa Jeanne un autre ose courir.
Jeanne vit bien qu’une vertu divine
Lui ramenait la volatile asine.
Au pénitent sa grâce elle accorda,
Fessa son âne, et lui recommanda
D’être à jamais plus discret et plus sage.
L’âne le jure, et, rempli de courage,
Fier de sa charge, il la porte dans l’air.



Sur les Anglais il fond comme un éclair,
Comme un éclair que la foudre accompagne.
Jeanne eu volant inonde la campagne
De flots de sang, de membres dispersés,
Coupe cent cous l’un sur l’autre entassés.



Dans son croissant de la nuit la courrière
Lui fournissait sa douteuse lumière.
L’Anglais surpris, encor tout étourdi,
Regarde en haut d’où le coup est parti ;
Il ne voit point la lance qui le tue.
La troupe fuit, égarée, éperdue,
Et va tomber dans les mains de Dunois.
Charles se voit le plus heureux des rois.
Ses ennemis à ses coups se présentent,
Tels que perdreaux en l’air éparpillés,
Tombant en foule et par le chien pillés,
Sous le fusil la bruyère ensanglantent.
La voix de l’âne inspire la terreur ;
Jeanne d’en haut étend son bras vengeur,
Poursuit, pourfend, perce, coupe, déchire ;
Dunois assomme ; et le bon Charles tire
A son plaisir tout ce qui fuit de peur.



Le beau Talbot, tout enivré des charmes

De sa Louvet, et de plaisirs rendu,
Sur son beau sein mollement étendu,
A sa poterne entend le bruit des armes ;
Il en triomphe. Il disait à part soi :
" Voilà mes gens, Orléans est à moi. "
Il s’applaudit de ses ruses habiles.
" Amour, dit-il, c’est toi qui prends les villes. "
Dans cet espoir Talbot encouragé
Donne à sa belle un baiser de congé.
Il sort du lit, il s’habille, il s’avance,
Pour recevoir les vainqueurs de la France.



Auprès de lui le grand Talbot n’avait
Qu’un écuyer, qui toujours le suivait ;
Grand confident et rempli de vaillance,
Digne vassal d’un si galant héros,
Gardant sa lance ainsi que les manteaux.
" Entrez, amis, saisissez votre proie, "
Criait Talbot ; mais courte fut sa joie.
Au lieu d’amis, Jeanne, la lance en main,
Fondait vers lui sur son âne divin.
Deux cents Francais entrent par la poterne ;
Talbot frémit, la terreur le consterne.
Ces bons Français criaient : " Vive le roi !
A boire, à boire, avançons ; marche à moi !
A moi, Gascons, Picards ! qu’on s’évertue,
Point de quartier ! les voilà, tire, tue ! "



Talbot, remis du long saisissement
Que lui causa le premier mouvement,
A sa poterne ose encor se défendre :
Tel, tout sanglant, dans sa patrie en cendre,
Le fils d’Anchise attaquait son vainqueur.
Talbot combat avec plus de fureur,
Il est Anglais ; l’écuyer le seconde :
Talbot et lui combattraient tout un monde.
Tantôt de front, et tantôt dos à dos,
De leurs vainqueurs ils repoussent les flots ;
Mais à la fin leur vigueur épuisée
Cède au Français une victoire aisée.
Talbot se rend, mais sans être abattu.
Jeanne et Dunois prisèrent sa vertu.
Ils vont tous deux, de manière engageante,
Au président rendre la présidente.

Sans nul soupçon il la reçoit très-bien :
Les bons maris ne savent jamais rien.
Louvet toujours ignora que la France
A sa Louvet devait sa délivrance.



Du haut des cieux Denys applaudissait ;
Sur son cheval saint George frémissait ;
L’âne entonnait son octave écorchante,
Qui des Bretons redoublait l’épouvante.
Le roi, qu’on mit au rang des conquérants,
Avec Agnès soupa dans Orléans.
La même nuit, la fière et tendre Jeanne,
Ayant au ciel renvoyé son bel âne,
De son serment accomplissant les lois,
Tint sa parole à son ami Dunois.
Lourdis, mêlé dans la troupe fidèle,
Criait encore : " Anglais ! elle est pucelle ! "

  1. Cette idée des deux carquois de l’Amour, inspirée peut-être par un passage d’Ovide (Métam., lib. I, v. 468-474) a été exprimée aussi heureusement dans Nanine, acte I, scène i. (Voyez tome IV du Théâtre, p. 15.)

    Les vers d’Ovide, dans lesquels il n’est point question des deux carquois de l’Amour, mais seulement de la différence dos traits dont il se sert, ont été ainsi imités par Voltaire. (Dictionnaire philosophique, article Figure) :
    Fatal Amour, tes traits sont différents ;
    Les uns sont d’or, ils sont doux et perçants,
    Ils font qu’on aime; et d’autres au contraire
    Sont d’un vil plomb qui rend froid et sévère.... (R.)
  2. L'auteur du Testament du cardinal Albéroni, et de quelques autres livres pareils, s'avisa de faire imprimer la Pucelle avec des vers de sa façon, qui sont rapportés dans notre Préface. Ce malheureux était un capucin défroqué, qui se réfugia à Lausanne et en Hollande, où il fut correcteur d'imprimerie. (Note de Voltaire, 1773.) — Voyez la note 1 de la page 20.

    Voltaire veut parler de Maubert de Gouvest qui n'a fait que revoir le Testament d'Albéroni, œuvres de Durey de Morsan, (G. A.)
  3. On sent bien qu’ici le nom de Mme  Audou est substitué au nom d’une grande dame de la cour qui, en effet, avait eu de la passion pour Baron le comédien. (Note de Voltaire, 1773.) — C’est probablement Mlle  de La Force que Voltaire veut désigner ici. Il était trop au courant de la chronique scandaleuse de la cour de Louis XIV pour ignorer l’anecdote suivante, dont le récit, extrait d’un recueil manuscrit fermé par M. de Brienne, a été communiqué par M. Van Praet à M. Walckenaer. « La célèbre Mlle  de La Force, parmi toutes ses galanteries, connues de tout le monde, en a eu une avec Baron le père, qui fit beaucoup de bruit. Un jour, après avoir passé la nuit avec elle, il était sorti de grand matin pour éviter le scandale ; mais, ayant oublié de lui dire quelque chose qui était très-pressé, il retourna chez elle à son lever, et comme il était fort familier, il entra dans la chambre où elle était, encore au lit, sans se faire annoncer. La demoiselle se crut obligée de se fâcher, parce qu’elle avait auprès d’elle deux prudes qui auraient pu s’en scandaliser ; en sorte que, prenant un ton sérieux, elle demanda brusquement à Baron de quel droit il se donnait les airs d’entrer si familièrement chez elle, et dans sa chambre. Baron, piqué de la réprimande, répondit froidement : « Je vous demande excuse ; c’est que je venais chercher mon bonnet de nuit que j’avais oublié ici ce matin. » Voyez Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine ; Paris, 1820, in-8°, page 475. (R.)
  4. Il y a dans Cîteaux et dans Clairvaux une grosse tonne, semblable à celle de Heidelberg : c'est la plus belle relique du couvent. (Note de Voltaire, 1762.) — La tonne si célèbre que l'on voyait dans la ville de Heidelberg contenait huit cents muids. (R.)
  5. Aphrodise est le nom grec de Vénus : cela ne veut dire qu'écume. Mais que les noms grecs sont sonores! que cette écume est une belle allégorie! Voyez Hésiode. Vous ne douterez pas que les anciennes fables ne soient souvent l’emmblème de la vérité. (Note de Voltaire, 1762.)