La Puissance des Ténèbres de Léon Tolstoï - Réflexions d’un spectateur

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La Puissance des Ténèbres de Léon Tolstoï - Réflexions d’un spectateur
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 426-450).
LA
PUISSANCE DES TÉNÈBRES

RÉFLEXIONS D’UN SPECTATEUR.

Quand les gens d’aujourd’hui publieront leurs mémoires, — soyons tranquilles, il n’en manquera pas, — quelques-uns noteront peut-être la date du 10 février 1888 comme digne d’attention. Il y eut ce soir-là une coïncidence tout à fait réjouissante pour le philosophe. A l’Éden-Théâtre, on célébrait avec les grands rites une solennité artistique : la reprise d’une opérette fameuse, par deux divas fameuses, devant ce public « bien parisien » qui commence à Singapour et finit à Rio-de-Janeiro. C’était un événement. — A l’autre bout de la ville, deux ou trois cents lettrés s’aventuraient en des parages inquiétans, rue de la Gaîté, près le cimetière Montparnasse, pour entendre u craquer les os du petit enfant, aplati comme une galette. » Pareils aux chercheurs d’or du poète, ces lettrés


Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal,


à la découverte du Théâtre-Libre et du drame inconnu de Tolstoï qu’on y devait représenter. Voyant passer tant de voitures inusitées, les habitans du quartier croyaient à un enterrement nocturne. J’y croyais aussi. D’accord avec tous les maîtres de la scène française, bien que pour des raisons un peu différentes des leurs, je prévoyais un morne insuccès. Nous avons assisté à une apothéose. Une fois de plus j’ai dû reconnaître ce que je me suis avoué bien souvent, avec un peu de mortification et beaucoup de joie, depuis que je plaide ici la cause d’une littérature nouvelle : chaque fois que j’ai mis en doute l’intelligence de notre jeunesse française, sa rapidité à comprendre les œuvres les plus opposées à notre goût, je me suis lourdement trompé.

Après la représentation, j’attendis impatiemment la critique, pour m’éclairer. Il y eut du flottement dans la critique. On ne pouvait pas nier le triomphe éclatant de la pièce; mais pour les uns c’était du Shakspeare, pour les autres un vulgaire mélodrame. Les intentions de l’auteur, l’école où il le fallait ranger, l’exactitude de ses peintures, leur transposition en français, les œuvres similaires dans notre littérature, la persistance du succès devant un autre public, autant de sujets où la discussion se donnait carrière. Ces divergences des connaisseurs encouragent un spectateur à proposer ses réflexions. Il attend quelque secours de l’étude du texte original et d’un commerce suivi avec le peuple russe ; son inexpérience du théâtre lui permettra d’avancer des hérésies interdites à ceux qui professent cet art. Au risque de méconnaître les règles suivant lesquelles on doit s’amuser, s’émouvoir, penser, rire ou pleurer, il demande la permission de toucher, dans la liberté de cette causerie, à certaines questions incidentes : elles peuvent se rattacher au drame de Tolstoï, elles occupent en ce moment le monde littéraire.


I.

Je dois d’abord exposer les raisons qui m’avaient prévenu contre la représentation de la pièce. Tout me faisait craindre qu’ils ne courussent à un malentendu colossal, ces lettrés, ces gens de théâtre, préoccupés d’esthétique pure, qui allaient chercher là des impressions artistiques, une nouvelle formule littérature, dans le sens factice que nous donnons de plus en plus à ces mots.

On sait l’histoire de la Puissance des Ténèbres. Tolstoï a rejeté tout souci d’écrivain; il ne perd aucune occasion d’afficher son mépris pour la littérature, son repentir pour les années gaspillées à ce vain labeur. L’âme du réformateur appartient tout entière à un vague idéal de néo-christianisme et de socialisme rudimentaire. Il tient qu’on ne saurait trop réagir contre l’hypertrophie cérébrale et qu’il faut la combattre par le travail manuel. Ce qui ne l’empêche point de poursuivre son apostolat dans un cycle de publications où il emprunte toutes les formes, dissertations philosophiques, controverses théologiques, tableaux de mœurs, contes populaires. En dernier lieu, il s’est souvenu que la moralité dramatique, telle que l’entendait le moyen âge, était le meilleur moyen de parler à l’imagination du peuple. Pour combattre l’ivrognerie, il a écrit le Premier distillateur, diablerie naïve, volontairement enfantine ; et enfin, au commencement de l’année dernière, la Puissance des Ténèbres, Son intention est manifeste ; il a d’ailleurs pris le soin de la commenter. Cette sombre peinture doit montrer au peuple russe la dégradation où il vit, sous la double fatalité de l’ignorance et des mauvais instincts ; elle doit lui rappeler la nécessité d’une loi morale et, pour celui qui a manqué à cette loi, la seule voie de réhabilitation, le sacrifice expiatoire librement consenti.

Je passerai rapidement sur l’analyse de la pièce : ceux qui s’intéressent à ces études la connaissent par les traductions déjà publiées. Le premier acte nous introduit dans l’intérieur de la famille Piotre; le mari est un paysan sur l’âge, de santé chétive ; sa femme Anissia vit avec le valet de ferme Nikita, un coureur et un ivrogne, qui repousse cruellement une pauvre fille séduite par lui et à laquelle il avait promis mariage. La mère de Nikita, uniquement occupée d’enrichir son fils, donne des poudres à Anissia et lui persuade de hâter la fin du moribond qui les gêne. Il expire au second acte; les deux femmes s’emparent de son argent et le confient à Nikita. Au troisième, nous retrouvons ce vaurien marié à Anissia, maître à son tour dans la maison ; il se grise, brutalise la malheureuse qui a commis le crime pour lui, et courtise sa belle-fille Akoulina. Au quatrième acte, Akoulina met au monde un enfant; Nikita, harcelé par sa mère et sa femme, les aide à faire disparaître le petit être, qu’on enfouit dans la cave sous les yeux du spectateur; on se débarrassera d’Akoulina en lui faisant épouser quelque va-nu-pieds. Au cinquième acte, ce mariage s’est arrangé; nous assistons au repas de noces. Nikita, bourrelé d’ennui et de remords, refuse de s’y rendre ; comme on l’y traîne, son âme éclate dans une confession publique : il se dénonce à l’officier de police, en demandant pardon à Dieu et aux hommes. Tandis que sa mère domine toute l’action comme le mauvais génie de ces misérables, son père, le vieil Akim, un humble manouvrier d’intelligence obscure et de cœur droit, traverse cette même action comme la voix de la conscience morale ; il morigène son coquin de fils, à la fin il l’encourage à l’aveu. Je néglige quelques méfaits accessoires qui viennent grossir cette série de crimes, logiquement engendrés les uns par les autres. Leur succession régulière, la chute lente des coupables dans les ténèbres du mal, telles sont les seules péripéties de la pièce.

Si Tolstoï nous voyait extraire de sa Moralité un plaisir raffiné de l’intelligence, une conception particulière de la rhétorique théâtrale, il sourirait; oh! sans doute, comme pouvait sourire Corneille pénitent, quand on louait devant lui sa traduction poétique de l’Imitation; comme devaient sourire les grands avocats convertis, M. Le Maître ou M. Arnauld, quand on vantait l’éloquence de leurs oraisons. La vanité de l’auteur meurt-elle jamais? Cependant, il est certain qu’en écrivant son drame, Tolstoï n’a pas cherché à faire une œuvre scénique, une œuvre d’art pur; il a fait ou cru faire un acte moral. Je ne sais même s’il a pensé d’abord à la possibilité d’aborder la scène, les paysans pour qui ce drame est composé n’en ayant pas.

Imprimée dans une plaquette à bas prix, la Puissance des Ténèbres fit fureur; elle provoqua des admirations et des dénigremens passionnés. On en vendit 60,000 exemplaires, jusqu’au jour où la censure crut devoir l’interdire. Le monde littéraire de Pétersbourg ne se résigne pas à la désertion de son plus illustre écrivain; il continue de chercher dans l’apôtre l’artiste que cet apôtre ne veut plus être. Ce monde fit alors ce que nous faisons aujourd’hui: il ne pensa qu’à utiliser pour son plaisir l’œuvre conçue dans un tout autre dessein. Un vif débat naquit : pouvait-on mettre à la scène la Puissance des Ténèbres? Un instant, ce débat parut tranché par la volonté du tsar, le seul Russe des hautes classes, soit dit en passant, qui pût comprendre la tentative de Tolstoï comme l’auteur lui-même la comprenait, avec la même simplicité, la même insouciance de l’effet artistique. On décida d’exhiber Nikita au peuple, avec le sentiment des anciens qui montraient à leurs enfans l’ilote ivre. D’autres influences prévalurent et changèrent ce premier mouvement. La représentation fut prohibée. Les lettrés, jugeant à leur point de vue, ne regrettèrent pas cette prohibition. La plupart estimaient que le drame, poignant à la lecture, ne supporterait pas le jour de la rampe.

Ainsi, dans le pays d’origine, le public « éclairé » tenait la pièce pour injouable. Dieu sait pourtant si le théâtre russe abonde en situations brutales que le nôtre ne tolérerait pas! Que serait-ce donc, pensai-je, le jour où cette paysannerie, métamorphosée par des transpositions fabuleuses, passerait dans notre langue, dans la voix et les gestes d’acteurs parisiens, dans les oreilles d’un public qui ne recevrait pas une seule de ces phrases avec le sens qu’elles ont pour le bas peuple moscovite? Je m’étais souvent demandé comment on pourrait traduire la Puissance des Ténèbres. Les idées et les sentimens exprimés là en langage populaire, si on les précisait en russe dans le parler de la bonne compagnie, subiraient une première déformation. Qu’en resterait-il en français? Disons-nous bien que les langues ne sont pas, comme semblent le croire les gens qui demandent des traductions, une garde-robe d’habits variés, bons à revêtir indifféremment une même pensée. Les langues sont des moules où la pensée prend sa forme, et qui se modèlent à leur tour sur la pensée par une opération double et indécomposable. Introduire une idée dans un moule étranger, c’est déjà chose difficile quand l’échange: se fait entre des familles, humaines très voisines, contemporaines, façonnées par la même civilisation; c’est chose impossible entre les parties extrêmes de l’humanité, celles que sépare trop d’espace ou trop de temps. Cela est si vrai que, dans nos traités avec les Orientaux, quand les interprètes les plus compétens croient avoir pris un calque parfait du texte convenu, on voit, naître sans cesse des contestations; on s’accuse réciproquement de mauvaise foi, et souvent les reproches ne sont pas fondés : les mots qu’on tenait pour adéquats recevaient des acceptions différentes dans le cerveau de l’Oriental et dans le nôtre. Or, peut-on imaginer deux êtres plus éloignés qu’un Parisien de nos jours et un moujik de Toula, ce triste et obscur enfant d’une race orientale, demeuré en plein moyen âge? Son idiome, fidèlement reproduit par Tolstoï, est fait de balbutiemens, de proverbes vagues, de phrases inachevées qui contiennent des larves d’idées, des indications de sentimens toujours répétées et jamais éclaircies, à la manière des enfans. Et nous voulons transporter ces vagissemens de la pensée dans la langue la plus analytique, la plus précise qui soit au monde?

Je n’en veux prendre qu’un exemple, dans le titre même de la pièce, car les équivoques ont commencé avec ce titre. Des critiques subtils en ont donné trois interprétations différentes. Quelques-uns y ont vu la terreur du criminel dans la nuit. Ceci est un pur contre-sens, excusé par notre mot ténébres, qui n’est pas l’équivalent exact de celui qu’il veut traduire. D’autres se sont demandé si « la puissance des ténèbres » signifiait la fatalité de l’ignorance, ou bien l’esprit du mal. Ces deux notions, distinctes pour nous, sont confondues dans le vocable russe, qui éveille en outre l’idée de multitude, Tolstoï s’est servi d’un vieux mot du slavon liturgique, mot resté populaire, tma ; c’est le terme employé dans les versions de la Genèse pour désigner le chaos, l’abîme; l’enfer est appelé parfois, dans le style théologique, tma kromiéchnaïa, « les ténèbres dernières. » Le mot plonge ses racines dans les anciens mythes orientaux, où l’idée de la nuit et l’idée du mal étaient inséparables. Faites donc passer ces grandes synthèses primitives, avec toute leur indétermination, dans nos petits signes, aux sens restreints par la division croissante de nos idées !

La traduction est surtout perfide pour les termes grossiers, les injures qu’échangent les paysans du drame. Vous n’en rendrez jamais l’accent vrai. Il y a là un monde de nuances infinies, plus faciles à sentir qu’à exprimer. Dans la même langue, tel mot fait sourire si on l’entend au village et révolte si on le répète dans un salon; tel autre est plaisant dans la bouche d’un enfant, dégoûtant ou obscène sur les lèvres d’un homme fait. Dès que vous changez de langue, c’est-à-dire de mœurs et d’état social, les interprétations de l’injure, de la grossièreté, sont purement arbitraires. Ce qui était là-bas simplicité de nature, archaïsme d’expression, devient vulgarité ou raffinement d’argot dans un milieu plus cultivé. C’est comme le vêtement du corps : le haillon d’un pâtre turc est pittoresque, noble, « prix de Rome; » la loque d’un rôdeur de barrière est répugnante, parce qu’elle crie la déchéance de ce civilisé. Dans l’Iliade, Mars traite Minerve de « chienne, » Junon renvoie à Vénus cette épithète et bien d’autres. Les gens simples et religieux à qui l’on chanta d’abord ces poèmes n’y trouvaient pas matière à plaisanterie ou à scandale ; les modernes qui lisent une traduction d’Homère ont besoin d’un effort de réflexion pour réformer leur impression première ; si vous mettiez la querelle des dieux au théâtre, qui ne laisse pas le temps de la réflexion et qui agit plus vivement sur une foule, vous obtiendriez une scène d’opérette-bouffe, et dans l’effet de rire qu’elle provoquerait, il ne resterait rien de l’intention du vieil aède.

Ainsi pour ces homérides qui nous viennent de Russie. En présence de mœurs étrangères, le rire à contre-temps est le plus sûr indice de nos méprises, et il est inévitable. L’autre soir, un public très intelligent, un public d’initiés, a gardé son sérieux pendant les deux premiers actes. Une salle moins bien préparée eût souri dès le premier, à certains idiotismes. Au troisième acte, quand l’ivrogne est apparu, on n’a pu se retenir de rire. C’est que l’ivrognerie est le plus souvent pour nous un vice drôle dans ses manifestations, tandis qu’elle est là-bas un vice triste. J’ai entendu des enthousiastes vanter le génie de Tolstoï, qui sait balancer si habilement les effets comiques et les tragiques. Je puis leur affirmer, sans crainte d’être contredit par les Russes, qu’il n’y a pas dans tout le drame une intention comique, ni qui parût telle à l’auditoire dans un faubourg de Moscou. Le seul effet cherché par l’auteur, et qu’il produirait sur cet auditoire, serait une impression accablante, toujours croissante, de tristesse et de pitié. Notre tempérament français, qui supporterait mal une pareille tension, interprète certains passages pour les besoins de sa bonne humeur.

Le jeu probable des acteurs était un autre motif de défiance. Quoi qu’on attendît de leur intelligence, on ne pouvait présumer qu’ils retrouveraient dans l’attitude, le geste, la voix, cette lenteur, cette gravité hiératique, cette impersonnalité, qu’avaient peut-être leurs aïeux du XIIe siècle, qu’ont encore des paysans russes, masse grise où les individus sont à peine différenciés, même dans la discussion, même dans la colère. Et s’ils atteignaient cet idéal de vérité, la salle se viderait, car le théâtre commande un grossissement d’optique, une exagération de sonorité, sous peine de nullité d’effet. L’acteur type, pour jouer la Puissance des Ténèbres ce serait le paysan façonné aux représentations d’Oberammergau, puisque le drame de Tolstoï est avant tout un Mystère.

J’indique seulement quelques-unes des transpositions capitales qu’il était facile de prévoir, en plus du malentendu originel sur la portée et le caractère de l’œuvre. Comment accueillerait-on le peu qui allait subsister de cette œuvre, ses crudités, aggravées dans notre langue, et son excès d’horreur? Austerlitz ou Waterloo? Je pariais pour Waterloo, quand la toile se leva, et je regardais les naturalistes, qui semblaient venus là pour gémir le mot de la défaite.


II.

Ce fut Austerlitz. Quand cette toile retomba sur le tableau final, dans une tempête d’acclamations, le public était transporté; je n’ai pas surpris un instant d’arrêt ou d’hésitation durant ces quatre heures. — Oublions le dessein primitif de l’auteur et ce qu’il y avait d’abord dans ces pages imprimées à Moscou, sur lesquelles je raisonnais tout à l’heure. Une œuvre de théâtre en est sortie pour nous, un autre monde de formes et d’idées recréées à notre usage. C’est ce produit que nous devons discuter, sans plus nous préoccuper de ce qu’a voulu Tolstoï. Quelle puissance y a-t-il donc dans ces idées, dans ces arrangemens de faits si simples pour qu’à travers tant de voiles on ait pu discerner les lueurs de génie? D’où vient cette puissance? Il n’est pas inutile de le chercher, d’autant plus que certains critiques la nient, et que d’autres la constatent sans en dire, je crois, les véritables sources. Faisons d’abord la part des élémens accidentels qui ont contribué au succès. On a tenté de l’expliquer par la composition de la salle. Elle était curieuse à observer, cette salle. Elle offrait une réduction assez exacte de notre armée littéraire, telle qu’on la voit s’échelonner entre l’Institut et Charenton, avec ses réserves solides, ses jeunes troupes, son avant-garde, ses tirailleurs perdus. La critique était là au grand complet, et l’on reconnaissait des écrivains de toutes les écoles, quelques-uns peu suspects d’une prévention favorable. Il y avait des naturalistes, des symbolistes, des décadens, et de ce côté un peu de fanatisme préconçu. J’imagine que si l’on eût regardé de près leurs contre-marques, on y aurait lu quelque chose comme hierro,.. en caractères russes. Ceux-là avaient l’enthousiasme sombre. Comme je risquais mon opinion sur certains détails révoltans pour les spectatrices, un inconnu s’approcha et me dévisagea d’un regard méprisant. Je crus qu’il allait m’appeler « vieil as de pique ! » en souvenir des temps héroïques. Il se borna à dire : « On n’écrit pas des pièces pour les femmes. » Son assertion était discutable, mais je l’aurais embrassé pour son fanatisme. Où en serions-nous, si quelque fanatisme n’échauffait plus les âmes de vingt ans? Il y avait aussi, il y avait surtout des jeunes gens sans parti-pris, ouverts et mûris par l’étude des choses étrangères, des représentans de la génération nouvelle, si intéressante et si difficile à définir ; elle ne ressemble à aucune de ses aînées, et nous devrons lui remettre demain la conduite de l’esprit français. On ne la voit guère dans les théâtres, car c’est une maladie qui fait de grands ravages dans la jeunesse lettrée, la lassitude du théâtre actuel. Ces indépendans, — ils le sont très fort, — ont écouté avec curiosité d’abord, avec intérêt ensuite ; peu à peu, on a senti venir cette vague irrésistible qui roule une assemblée d’hommes sous le pouvoir d’une pensée.

Les acteurs ont été pour beaucoup dans la victoire. Ils jouaient avec intelligence, parce qu’ils jouaient peu. Ce rôle impossible du vieil Akim, M. Antoine lui a donné juste ce qu’il fallait de relief: un peu plus, et il en dénaturait la simplicité; un peu moins, et le caractère du bonhomme ne se dégageait pas pour le spectateur. Les femmes s’étaient suffisamment approprié la résignation passive, l’abandon fataliste des paysannes russes. Quelques-uns de ces acteurs, — Et ce n’étaient pas ceux qu’on a le plus loués, — semblaient comprendre que les véritables personnages du drame sont des forces obscures, abstraites, la Destinée, le Mal, la Justice, et qu’eux, les hommes, ils devaient subordonner à ces « puissances » leur individu, leur vivacité de sentiment, qu’ils devaient nous apparaître comme des pantins, mus par ces ressorts formidables, serfs inconsciens d’une volonté supérieure. L’accessoire du spectacle était irréprochable. On voyait pour la première fois, sur une scène française, un décor et des costumes empruntés aux habitudes quotidiennes de la vie russe, sans enjolivemens d’opéra comique, sans ce goût du clinquant et du faux qui semble inhérent à l’atmosphère du théâtre.

Quant aux traducteurs, ils avaient fait de leur mieux. J’ai assez dit pourquoi aucune version de la Puissance des Ténèbres ne peut être satisfaisante. J’en ai reçu plusieurs : je ne voudrais pas comparer leurs mérites; je sens là-dessous des questions commerciales déplaisantes à toucher. Celle de MM. Pavlovsky et Méténier a de la force, de la précision ; on pourra s’en contenter, quand ils lui auront fait subir quelques retouches. Passe pour les gros mots d’un usage général, malgré tout ce qu’il y a de faux dans l’illusion de vérité qu’on leur demande. Mais les dissonances d’argot faubourien, ces moujiks qui se traitent de « chameau, » de « crampon, » de « traînée, » qui parlent de leurs yeux « pochés au beurre noir,» de « potins, » de « toupet, » et cela un instant après qu’ils se sont appelés « mon aigle, mon pigeon, ma petite fraise ! » Il faudrait s’en tenir à un système de transcription unique, opter pour la couleur russe ou pour la couleur française. On pourrait employer le vocabulaire de nos paysans, mais à la condition de l’aller prendre plus loin que Saint-Mandé, de le ramener autant que possible, pour les parties risquées, aux plus vieux mots de la langue. La perspective du temps équivaut dans une certaine mesure à celle de l’espace : elle éteint et harmonise les tons trop crus. Si l’on admet cette équivalence, et je crois qu’elle s’impose, le mieux serait peut-être de traduire tout simplement en honnête français classique, comme nous le faisons pour les violences des œuvres anciennes, pour Plante ou Aristophane. Mais faites donc accepter cette convention à des gens persuadés qu’ils peuvent étreindre l’insaisissable ! Vous ne les convaincrez pas qu’ils ont seulement le choix entre divers modes de transposition. De quelque façon qu’on résolve le problème, tout est préférable au néo-poissard. Ce public si attentif a souffert et regimbé, chaque fois qu’on lui faisait avaler un de ces crapauds.

C’est aussi l’avis général qu’on a commis une erreur en ne jouant pas la variante proposée par Tolstoï pour la terrible scène du quatrième acte. On nous a montré le meurtre et l’enterrement du nouveau-né dans la cave, avec une longue insistance sur « les os qui craquent, » avec l’attirail obligé, petit mannequin, bêche, lanterne sourde. C’est le seul point par où le drame rappelle trop les effets de scène en faveur à l’Ambigu. S’il n’y avait pas d’autre texte, nous comprendrions qu’on respectât la volonté du poète ; mais comment hésiter, quand il nous offre lui-même une variante d’une beauté antique, conforme aux meilleures traditions de notre goût, un « récit de Théramène » plus effrayant encore que la réalité, de cet effroi qui entre dans l’âme sans blesser les yeux ? Selon la variante, on ne voit pas la cuisine du crime : c’est une petite fille, enfermée dans l’isba avec le valet de ferme, qui nous le révèle au fur et à mesure qu’il s’accomplit. Avec les terreurs vagues et les intuitions de l’enfance, elle se serre contre cet homme, elle le presse de questions : des bruits lui arrivent, pour sûr on creuse dans le sous-sol, on se querelle, un pauvre être crie ; elle demande au valet ce qu’on fait de sombre, là, dans la cour, et en le lui demandant, elle nous le laisse deviner. L’homme essaie de distraire l’enfant par des contes, et entre temps, lui aussi, il cherche, il soupçonne, il achève de nous éclairer. Qu’on joue cette admirable scène, on en verra le pouvoir.

Je me permettrai encore une critique. Tous ceux qui avaient lu le drame ont été déçus par la mutilation du tableau final. On a écourté cette confession publique où l’auteur condense toute la moralité de sa pièce; on a réduit le rôle d’Akim, alors qu’il pousse son fils à l’aveu, qu’il retient l’officier de police pour laisser s’accomplir l’œuvre divine. Les champions du naturalisme, qui ont présidé aux répétitions et fait écarter la variante, revendiquent la Puissance des Ténèbres pour leur école ; il y a un devoir de bonne foi à ne rien retrancher dans le texte de ce qui peut ruiner leurs prétentions.

Ces réserves une fois faites, il me sera plus facile de répondre aux objections que je dois passer en revue. On a dit : c’est un mélodrame banal; il y a beau temps que le drame populaire a exploité chez nous toutes ces situations ; notre théâtre ne compte plus les pièces bâties sur le même plan. — Je le crois bien ! Seulement je cherche la donnée dramatique qui échapperait à ces accusations. Qu’est-ce que le mélodrame, sinon la mise en œuvre de tous les moyens, — moins le génie, — qui ont servi aux tragiques de tous les temps pour produire leurs effets de terreur et de pitié ? A ne considérer que les ressorts extérieurs et la charpente, l’Orestie est un mélodrame, comme le Prométhée enchainé est une féerie à grand spectacle. Mélodrames, Hamleth, Othello, Macbeth, le Roi Lear; mélodrames, toutes les pièces de toutes les écoles où des péripéties violentes agissent sur les nerfs du spectateur. Vouloir renouveler ces péripéties, en inventer quelqu’une dont les dramaturges du passé ne se soient pas avisés, ce serait là une prétention plaisante. Si ingénieuse qu’elle soit à tourmenter les hommes, la douleur ne dispose que d’un nombre limité de combinaisons, toutes observées et reproduites au théâtre par ces étranges patiens qui prennent plaisir à se mirer dans leurs souffrances. Il est trop aisé à réfuter, cet éternel reproche du « déjà fait, » du « déjà vu. » Il y a au bas mot, dans les églises et les musées d’Europe, mille Descentes de croix, qui toutes reproduisent le même sujet, avec les mêmes personnages, les mêmes attitudes. Il y en a quelques-unes signées Rembrandt, Rubens, Tintoret, Titien, Ce sont les seules qui comptent. Par quoi diffèrent-elles des autres? Par un trait de physionomie, un accent de vie, souvent par un éclairage. Si cet éclairage se rencontre dans les tableaux de Tolstoï, la vieille fable en est toute neuve.

Entend-on par mélodrame une forme grossière de terreur, où l’art n’a rien à voir, parce que l’horrible est poussé trop loin? Mais qui se chargera de marquer les limites de l’horrible permis ? Laissons de côté tout le drame romantique; il nous offrirait vingt exemples de monstruosités qui font pâlir celles du Russe. Prenons le théâtre réputé classique, et dans ce théâtre l’époque la plus délicate, la plus timorée sur le chapitre des convenances scéniques. Voici la Sémiramis de Voltaire: que dites-vous de Ninias sortant les mains sanglantes, les cheveux hérissés, du tombeau de son père où il vient d’égorger sa mère ? Pourquoi le tolérons-nous ? Est-ce parce que le génie a manqué au poète pour inspirer une réelle épouvante? Alors, c’est lui faire un mérite de la non-réussite. Rappelez-vous maintenant la même situation chez un véritable tragique, dans l’Orestie, où Voltaire l’a empruntée : Oreste, poursuivant l’épée à la main sa mère Clytemnestre, sur le cadavre d’Egisthe... Et ce n’est là qu’une des douceurs de ce long cauchemar, où tout le théâtre antique a puisé ses inspirations. On connaît les autres, « ces enfans assis dans le palais, tenant dans leurs mains leur chair, leurs entrailles, leurs cœurs, mets effroyable, dont le père a goûté... » L’habitude a émoussé pour nous ces horreurs. Que l’imagination essaie d’en restituer l’effet sur le premier auditoire qui les a subies, toutes neuves et toutes vives. On conviendra que le dossier de la famille Piotre lui eût paru anodin, après celui de la famille des Atrides. — Mais, dira-t-on, il s’agissait là de rois et de princes, reculés dans le temps, fort au-dessus du public par leur condition : ce double éloignement estompait les brutalités. — Il s’agit ici pour nous de paysans des confins asiatiques, fort au-dessous de notre public par leur condition : l’effet d’éloignement est le même pour d’autres causes. D’ailleurs, les sentimens et le degré de civilisation diffèrent-ils beaucoup entre le-véritable Agamemnon, ce pasteur primitif, et le laboureur Akim?

Ne cherchons pas de mauvaises excuses pour le cruel et divin Eschyle. Écoutons plutôt Diderot, en un passage du Paradoxe où chaque ligne semble viser notre drame: « Je vous répondrai qu’il faut être conséquent, et que, quand on se révolte contre ce spectacle, il ne faut pas souffrir qu’Œdipe se montre avec ses yeux crevés, et qu’il faut chasser de la scène Philoctète tourmenté de sa blessure, exhalant sa douleur par des cris inarticulés. Les anciens avaient, ce me semble, une autre idée de la tragédie que nous, et ces anciens-là, c’étaient les Grecs, c’étaient les Athéniens, ce peuple si délicat, qui nous a laissé en tout genre des modèles que les autres nations n’ont point encore égalés. Eschyle, Sophocle, Euripide ne veillaient pas des années entières pour ne produire que de ces petites impressions passagères qui se dissipent dans la gaîté d’un souper. Ils voulaient profondément attrister sur le sort des malheureux; ils voulaient, non pas amuser seulement leurs concitoyens, mais les rendre meilleurs... Ils avaient trop de jugement pour applaudir à ces imbroglios, à ces escamotages de poignards, qui ne sont bons que pour des enfans. »

On a dit encore : Ou cette abominable famille est un échantillon exact du peuple russe, et des raisons de convenance défendaient de le présenter sous ce jour; ou elle est une exception, et Tolstoï a péché contre la vérité, contre les règles de l’art, qui ne vit pas d’exceptions ; il a en outre calomnié son peuple. — Je peux rassurer les amis trop susceptibles de la Russie; j’ai vécu parmi ses populations rurales, je n’ai jamais entendu parler d’une pareille accumulation de crimes. Dans ce pays, comme dans le nôtre, de telles monstruosités sont possibles sans doute, fort rares assurément. Tolstoï doit s’exagérer leur fréquence; il y a chez ce Voyant de l’Ézéchiel, à tout le moins du Bridaine ; la vision d’un réformateur enfle et noircit toujours l’objet qu’il veut réformer. — Mais alors, c’est l’exception, le fait divers, et la « vérité documentaire » y perd tout ce que regagne la morale? — Prenons, depuis les catalogues antiques jusqu’aux affiches de ce soir, cent tragédies, drames ou mélodrames : nous en trouverons quatre-vingt-dix où le nœud de l’action est un meurtre, peu importe sous quelle forme, assassinat, exécution, duel, suicide. On peut établir en principe que presque toutes les passions étudiées dans le théâtre classique, et de nos jours dans le théâtre populaire, sont mises en branle par ce ressort, la suppression violente d’une vie humaine, ou aboutissent à cette suppression. Pourtant, parmi les milliers de spectateurs qui se succèdent dans cette salle, il n’en est peut-être pas un seul qui ait sur la conscience le cadavre d’un de ses semblables. Nous devons donc admettre que le théâtre vit d’exceptions, et il n’en saurait être autrement; nous allons lui demander des émotions intenses, très rares dans la vie réelle; s’il ne nous les donnait pas, nous resterions chez nous. On y est mieux pour voir couler le flot monotone des jours gris, passer les gens et les choses d’habitude. Si, par un caprice contraire, nous cherchons au théâtre une idylle, c’est encore une exception que nous exigeons, un rêve d’amour et de bonheur au-dessus de la vie moyenne. Nous menons notre cœur et notre esprit dans une salle de spectacle comme nous menons notre corps dans une salle de gymnastique, pour leur donner ce surcroît d’exercice dont nous sentons le besoin. Ceux qui prennent un fait anormal pour sujet de leurs peintures, comme c’est le cas de Tolstoï, ne contreviennent pas aux lois essentielles de l’art, dont ce même Tolstoï se soucie d’ailleurs si peu ; ils suivent la plus naturelle et la plus ancienne de ces lois, ce que Diderot appelait fort bien « un protocole de trois mille ans. » Il suffit de l’énoncer pour montrer l’erreur où l’on tombe en mesurant sur le théâtre l’étiage des mœurs d’un pays. Ainsi font les étrangers, quand ils jugent la société française d’après notre comédie contemporaine, qui évolue tout entière autour de l’adultère.

Je viens à l’argument par excellence, à celui que j’ai lu partout, sans en croire mes yeux : la Puissance des Ténèbres, nous dit-on, ce n’est pas autre chose que la Terre russe. Est-il possible que la conformité des sujets égare à ce point de bons juges sur la différence radicale des procédés et des intentions? Je comprendrais plutôt qu’on mît en avant George Sand ; ses paysans mystiques et socialistes ont une certaine parenté avec le vieil Akim ; il n’a pas son semblable dans toute l’histoire naturelle des Rougon-Macquart. Où voit-on dans notre drame les procédés de M. Zola? Les scènes d’ivresse pouvaient prêter à la confusion ; prenez la plus caractéristique, le monologue du valet de ferme, au cinquième acte : son état ne se traduit point à notre vue par des hoquets, et ce n’est pas, si j’ose le dire, dans l’estomac de cet homme que Tolstoï a regardé; c’est dans le cerveau, pour y observer la façon dont les idées se dévident. Un médecin nous disait son admiration pour la rigueur de cette étude sur la logique spéciale des alcoolisés. Laissons d’ailleurs les procédés, c’est chose secondaire. Mais l’intention, qui crée seule le vrai caractère d’une œuvre, l’éclairage dont nous parlions plus haut! M. Zola décrit les maladies de l’esprit et du corps pour le plaisir de les décrire; son esthétique est formelle à cet égard : il serait le premier à nous accuser de dénaturer sa pensée, si nous y cherchions une tendance moralisatrice. Tolstoï décrit les mêmes maux avec la passion d’y remédier. S’il y réussit, c’est une autre affaire; mais toute l’action de son drame converge vers ce but. Ajoutez, — Et la différence est capitale, — qu’il parvient à exprimer avec chasteté le cynisme inconscient de ses personnages ; les promiscuités qu’il dépeint, de la manière dont il les dépeint, n’inspirent que la répulsion, sans un instant de complaisance, sans le moindre appel aux imaginations sensuelles. Les figures du musée de cire qu’on entr’ouvre aux adolescens ressemblent parfois aux sujets anatomiques sur lesquels travaille un chirurgien : qui s’avisa jamais de comparer deux ordres de choses aussi distincts ?

Les naturalistes se sont imaginé qu’ils retrouvaient leur bien dans l’œuvre du Russe ; on les a crus sur parole. Si j’essaie de dissiper cette équivoque, ce n’est point pour rabaisser le talent de M. Zola : les attaques banales contre cet écrivain ne sont le plus souvent qu’un hommage à l’hypocrisie bourgeoise. En développant la suite de ces réflexions, j’aurai l’occasion de lui faire large justice. Mais il importe de ne pas s’égarer sur les analogies, si l’on veut discerner les raisons du bon accueil que Tolstoï a rencontré. Ces analogies, ce n’est pas dans les récentes écoles réalistes qu’il les faut chercher ; ce n’est pas davantage dans Shakspeare, dont le nom me semble invoqué mal à propos par les enthousiastes ; c’est dans le théâtre antique, dans le plus vieux, le plus rude, le plus philosophique, celui d’Eschyle. En justifiant ce rapprochement, nous apercevrons, je crois, ce qui donne un intérêt profond et durable à la pièce représentée l’autre soir.


III.

Je vais au-devant d’un malentendu : on aurait trop beau jeu à ridiculiser ma pensée en l’exagérant. Je n’entends pas comparer les mérites du vieux tragique grec et ceux de notre contemporain russe. Une pareille comparaison serait puérile, comme l’a toujours été la querelle des anciens et des modernes. Les disputeurs méconnaissaient les conditions mêmes de la vie. Une œuvre d’art, si elle naît viable, est un organisme comme les autres, qui se développe, grandit et fructifie avec le temps. Il n’y a pas de commune mesure entre l’enfant et le vieillard, quand même celui-là devrait un jour atteindre ou dépasser celui-ci ; il n’y en a pas entre ce petit plant de chêne et l’arbre magnifique, trois fois séculaire, qui l’abrite de son ombre. Les deux glands qui leur donnèrent naissance contenaient peut-être en germe la même puissance de développement ; mais rien ne peut remplacer le travail des siècles. Durant ces siècles, le vieil arbre a tiré, pour se les approprier, les meilleurs sucs de tout le pays d’alentour ; ils ont centuplé sa force première. Ainsi l’œuvre d’art : sa vie s’accroît incessamment de notre vie, de nos pensées, de nos rêves ; chaque génération qui passe enrichit de sa substance la moelle et la frondaison du géant. En sera-t-il de même pour cette jeune pousse? Oui, si elle vit. Mais combien vivra-t-elle, jusqu’à quelle taille? Nous l’ignorons. Nous savons seulement que rien ne reste immobile, dans l’état de création première. La loi de mouvement, d’accroissement et de décadence, cette loi gouverne tous les êtres, ceux du monde intellectuel comme ceux du monde physique. Donc, nous ne pouvons pas comparer les valeurs, changeantes avec la durée. Mais nous pouvons comparer l’esprit, les tendances. Nous pouvons dire, à l’inspection des premières feuilles : ce petit plant est de la famille du chêne, non de celle du saule ou du tremble.

Tolstoï est de celle d’Eschyle. Il a en moins la beauté du style : c’est le même corps, sans ailes. Ne vous arrêtez pas à ce défaut, regardez de près la pensée et les procédés. Chez ce Grec et chez ce Russe, même simplicité, même profondeur dans la vision des hommes et des faits. Comme le disait hier un critique, en parlant d’un autre grand tragique, ils voient les aspects généraux et éternels des choses. Des deux parts, même habileté instinctive du génie, qui se borne à nous montrer nos caractères et nos passions dans leur germe, par indications sommaires : nous partons de là pour les amplifier à notre fantaisie. Le talent développe ces caractères et ces passions en nuances infinies ; comme leurs développemens diffèrent avec chaque individu, avec chaque circonstance, le talent rencontre dans une assemblée d’hommes beaucoup de contradictions, de négations. Le génie nous met tous d’accord, puisqu’il ne nous fait voir que l’œuf commun où nous nous reconnaissons. Ces paysans de Tolstoï sont de simples ébauches au fusain, mais d’un trait si juste, si vivant, que nous ajoutons spontanément les couleurs, les accidens particuliers qui sont les nôtres, et nous nous écrions aussitôt : « C’est l’homme, c’est moi! » Enfin, chez l’un et l’autre poète, même préoccupation du mystère ambiant : les humains ne sont que des ombres vaines, projetées sur le rideau du monde, et que font mouvoir des forces cachées, fatales ou religieuses. L’action dramatique ne sert qu’à illustrer, pour ainsi dire, les sombres vérités qui dominent toute l’histoire de notre race, que nous retrouvons à tous les tournans de la vie ou du raisonnement, quand nous essayons de les fuir ou de les nier : la femme, source originelle de tout mal, l’éternelle faiblesse de l’homme devant elle, la multiplication hideuse d’un premier crime[1], le dogme universel du rachat par l’expiation. La morale de Tolstoï, comme celle de la plupart des écrivains russes, pourrait se résumer dans ces deux mots adorables d’Eschyle : πάθος ἀνθεῖ, la souffrance fleurit.

Je ne fais qu’indiquer l’analogie : libre à chacun de la vérifier en y ajoutant des traits plus détaillés. J’en voudrais tirer la conclusion. Le théâtre conçu de la sorte répond à des besoin nouveaux dans l’élite des jeunes générations. Je ne parle pas de leur fameuse chimère, la vérité de la vie sur la scène ; laissons-les poursuivre ce mirage irréalisable au pays de la fiction et de la convention. La vérité peut tout au plus se rencontrer au théâtre dans la peinture des caractères et dans le langage ; encore faut-il aviver l’une et forcer l’autre, pour les exigences de l’optique, de l’acoustique. Écartons un mot trop ambitieux ; contentons-nous de la simplicité, de cette magistrale simplicité qui nous avait émerveillés dans les romans de Tolstoï, qui se retrouve dans son drame. C’est elle qu’applaudissaient l’autre soir ceux qui ne cherchaient ou ne croyaient chercher qu’une impression d’esthétique. Mais je suis persuadé que, si la majorité du public a été saisie, c’est qu’elle apercevait, plus ou moins confusément, les grandes évocations morales suscitées devant nous. Le public est si singulier, si changeant! Les individus qui le composent vont au spectacle pour s’amuser, pour s’émouvoir d’une aventure quelconque ; cependant, ils portent là comme partout les problèmes qui dorment au fond de leur cerveau, sous les mille distractions de la vie ; que le poète touche à ces problèmes, qu’il fasse intervenir subitement le grand, l’unique drame, celui de la destinée humaine, et chacun rentre en soi, oubliant l’action secondaire qui l’intéressait ; chacun sent qu’à ce moment la vraie tragédie commence et le prend aux entrailles, la tragédie où il est acteur et victime. Les Grecs la comprenaient ainsi. Leur théâtre ne peut plus s’accommoder à nos habitudes : il suppose la connaissance préalable de la fable mythologique, et les chœurs suffiraient pour nous dérouter en faisant languir l’action ; n’étaient ces difficultés de forme, j’imagine que ce théâtre retrouverait aujourd’hui un regain de succès. Qui sait même si un directeur audacieux se tromperait en montant le Prométhée enchaîné, avec de la musique d’harmonie et toutes les ressources des machines actuelles? Il ferait, en tout cas, plusieurs chambrées d’honnêtes gens. Ce seraient les mêmes qui accourraient à la Puissance des Ténèbres, tous ces jeunes lettrés travaillés des besoins nouveaux que je cherche à définir. Mais ceci touche à une question de littérature générale, où la question du théâtre est englobée.

Cette génération a de bonne heure le tour d’esprit philosophique. Elle est entrée dans le monde pour penser et vivre à un moment où de grandes découvertes scientifiques, sortant des livres spéciaux et des applications techniques, modifiaient les conditions de la pensée et de la vie. L’ensemble d’idées plus ou moins arbitrairement groupées autour du nom de Darwin a pénétré les esprits avec une force prodigieuse. Nous les respirons dans l’air; elles envahissent ceux-là même qui n’ont pas lu une page sur ces matières. Elles ont notablement transformé les rapports des hommes entre eux, ou du moins elles ont réglé sur un type raisonné ce qui était auparavant calcul d’instinct; elles déterminent la plupart de nos conceptions et de nos créations, en politique, en économie sociale, en droit, en histoire. Le philosophe et le négociant, l’ingénieur et le médecin, l’éleveur de moutons et le pasteur de peuples, tous témoignent pour Darwin, quelques-uns sans même connaître son nom. Abstraites et décharnées dans l’entendement du savant, ces idées revêtent une forme plus plastique quand elles atteignent les intelligences de culture moins spéciale, où l’imagination reprend ses droits. Un grand nombre de nos contemporains reviennent à une vue du monde peu différente de celle qui prévalait dans les écoles grecques, au temps d’Epicure. L’univers leur apparaît comme une grande mécanique tournant fatalement sur ces axes de fer, les lois naturelles, entraînant un pêle-mêle d’atomes en lutte, où la force, la richesse, la jouissance, broient impitoyablement la faiblesse, la misère, la souffrance. Quelques-unes des idées scientifiques descendent jusque dans le peuple. Voyez par exemple la théorie des microbes, et comment elle travaille l’imagination populaire à l’annonce d’une épidémie : pour la foule, c’est une puissance invisible, malfaisante, répandue dans les airs et dans les eaux, qui assiège l’homme de toutes parts. De là à personnifier ces puissances de la nature, à recréer une mythologie élémentaire, il n’y a qu’un pas. Il sera peut-être franchi.

Tandis que notre démocratie s’organisait et raisonnait selon les lois promulguées par la science nouvelle, son image se fixait sur les miroirs que la littérature présente aux sociétés. Il s’est trouvé qu’à ce moment c’était M. Zola qui tenait le miroir le plus large et le plus fidèle. Il a reflété l’image : non point, comme il le présume, dans les parties de son œuvre où il parle le plus haut de méthodes scientifiques, d’hérédité, d’instincts irrésistibles ; mais dans les parties inconscientes, dans celles où il redevient un poète épique, où il traduit en faits et en caractères la conception actuelle du monde et de la vie. Je crois que son nom dominera les créations littéraires de ces derniers vingt ans, comme domine toujours le nom de l’écrivain qui a eu la bonne fortune de faire passer dans une œuvre d’imagination le courant philosophique de son époque. Une conception qui contient une aussi grande part de vérité était bien faite pour nous éblouir ; un instant, elle a triomphé seule. Puis on s’est aperçu qu’elle était incomplète, partant peu durable, si on ne corrigeait pas ce qu’elle a de trop absolu. Elle enjoint à l’homme de se conformer en tout aux lois naturelles, alors qu’il se sent fait pour réagir contre ces lois au nom de certains principes abstraits de justice, de pitié, de morale. Elle ne compte pas avec la faible part de liberté et le petit pouvoir de redressement que l’homme constate dans ses moindres actions. Comment on accordera une dérogation nécessaire avec des lois aussi bien démontrées, comment la logique rigoureuse en prendra son parti, c’est l’affaire des métaphysiciens de l’avenir. Qui possède le dernier secret de la logique? Mais dans la pratique quotidienne de ses raisonnemens et de ses actes, l’homme, tout en s’inclinant devant l’ordre immuable de la nature, ne supporte pas cette élimination totale de ce qu’il sent en lui de plus fort et de meilleur. Placé entre deux évidences, il n’entend sacrifier ni l’une ni l’autre aux exigences de la logique; il préfère sacrifier celle-ci.

Une réaction devait donc se produire dans la littérature pour donner satisfaction à ces sentimens. Auprès d’esprits prévenus, elle ne pouvait réussir qu’à la condition de jeter par-dessus bord le spiritualisme dogmatique, celui qui refuse de transiger avec la doctrine victorieuse. Elle devait se borner d’abord à reverser timidement un peu de liberté et de bonté morales dans les rouages de l’aveugle et rude machine dont on a déchiré les voiles ; elle devait y réintroduire quelque chose d’humain, et à la suite quelque chose de divin. Car il serait trop grotesque de faire résider dans l’homme seul un pouvoir rectificatif du grand pouvoir de la nature ; et l’unique compromis acceptable avec la logique, c’est de concevoir dans l’infini un directeur commun, un conciliateur suprême des lois naturelles et de la liberté humaine. Les symptômes de la réaction apparaissent nombreux. Le plus décisif, c’est la fortune croissante des écrivains russes, venus à l’heure propice; en face de la convention matérialiste sur laquelle nous vivions, et que M. Zola a représentée avec éclat, ils élèvent leur convention morale et mystique. Elle se heurte dans leurs livres à notre explication rationnelle du monde, qui leur est familière ; et par là ces livres répondent à un ensemble de besoins contradictoires; ils contiennent le plus vieux, le plus passionnant des drames, celui qui, sous des noms divers, occupe l’homme depuis qu’il pense : l’antagonisme entre sa conscience et la fatalité des choses.

C’est ce drame dont on voudrait retrouver plus souvent le frisson au théâtre. Malgré des efforts répétés, la convention matérialiste n’a jamais pu s’y installer franchement : elle est contraire aux exigences essentielles de cet art. Quand les hommes se réunissent en grand nombre, c’est pour se croire meilleurs qu’ils ne sont, pour communier dans la vertu. L’orateur dans un parlement se fait applaudir en parlant de tolérance à des fanatiques, de liberté à des autoritaires. A la représentation d’une pièce de M. Augier, vous verrez des gens tarés applaudir aux larmes le poète de l’honnêteté. Si l’on donnait la comédie aux forçats, il faudrait pour leur plaire choisir les plus nobles rôles du répertoire : qu’on essayât de leur présenter un tableau de leur condition et une apologie de leurs vices, ils demanderaient à retourner aux cabanons. Mais par cela même que notre théâtre a résisté aux doctrines désolantes qui triomphaient dans la littérature romanesque, les esprits en quête de nouveauté l’accusent d’être resté stationnaire ; ils lui reprochent de n’avoir rien emprunté aux méthodes du naturalisme, où il y avait des principes justes et féconds. Ils lui imputent à crime l’excès même de l’art, l’excès d’ingéniosité et d’adresse. La morale et la philosophie du théâtre leur paraissent alambiquées, factices comme le jour de la rampe, restreintes à des problèmes de casuistique. Ils se plaignent de voir l’action et les personnages toujours conduits par la main habile de l’auteur, jamais par les caprices obscurs de la Destinée. Rien ne trouve grâce devant ces jeunes réformateurs, pas même le jeu des meilleurs comédiens. Leur dédain ne fait pas de différence entre ce qu’ils appellent le ron-ron de la Comédie-Française et le ron-ron de l’Ambigu. L’un d’eux prétendait qu’il y aurait un gros livre à écrire sur le peuple qui entretient une institution d’état sous ce titre : Conservatoire national de déclamation. Et ils puisent des argumens dans Diderot, eux aussi; ce curieux homme a remué la graine de toutes les idées qui fleurissent pour nous. Ne disait-il pas: « S’il arrive un jour qu’un homme de génie ose donner à ses personnages le ion simple de l’héroïsme antique, l’art du comédien en sera autrement difficile, car la déclamation cessera d’être une espèce de chant. » — Bref, lecteurs naturalistes de M. Zola ou lecteurs mystiques du roman russe, tout ce clan de lettrés va de moins en moins au théâtre, parce que le théâtre ne leur donne pas l’impression de la vie telle qu’ils la ressentent, l’image de l’univers telle qu’ils la conçoivent.

On leur objecte avec raison que des griefs trop généralisés perdent leur force; justifiés quand ils s’appliquent à un genre agonisant, celui qui s’appela jadis la tragédie, plus récemment le drame et le mélodrame, ces griefs n’ont que peu de prise sur d’autres formes plus vaillamment défendues, la comédie de mœurs et d’intrigue, par exemple; ils n’en ont plus aucune dans les joyeux domaines de l’art dramatique, vaudeville, farce, imbroglio, où il se trouve encore des bienfaiteurs de l’humanité pour suspendre les soucis du pauvre monde en lui communiquant l’éclat de rire. — On leur remontre, à ces fâcheux, que le théâtre a été, depuis quarante ans, la branche la plus vivace de notre littérature, celle où le génie français, avec ses qualités d’invention, de force, d’esprit, d’élégance, s’est le mieux maintenu et le plus victorieusement imposé à tout le monde civilisé. Ils persistent dans leur injustice, ou, pour parler plus exactement, dans leur ingratitude. L’enfant n’est pas injuste, quand il sent et affirme son droit de vivre à sa façon, il est ingrat. Ces « jeunes » sont las de ce qui nous a divertis, parce que ce n’est pas leur œuvre et qu’ils ont d’autres aspirations. Éternelle superbe du petit être qui entre dans l’existence comme dans une ville prise, avec la volonté d’avoir son joujou à lui, de briser celui des autres ! Il faudra bien qu’on découvre et qu’on leur donne le joujou dont ils ont envie. — Nous sommes sur le pont d’un paquebot qui passe la ligne, à l’instant où apparaissent les étoiles du ciel nouveau. Une vigie les aperçoit et les signale : personne ne l’écoute. On avance encore ; ceux qui ont la connaissance du ciel et l’habitude de le regarder discernent enfin les constellations du Sud. Des sentimens divers se font jour : enchantement et admiration chez les jeunes voyageurs, remplis d’espoir et de projets, impatiens d’arriver, curieux du pays inconnu où ils vont; tristesse et regrets chez les vieillards qui s’exilent, qui disent un adieu mélancolique au ciel familier, le seul beau, puisqu’il avait éclairé leurs joies; ils n’attendent plus rien de l’autre, aussi le trouvent-ils sombre. Le gros des passagers demeure inattentif : beaucoup ne distinguent pas ce qui a changé, là-haut; d’autres ne lèvent même pas la tête; occupés aux choses habituelles, ils dînent, jouent, dorment. Les derniers astres connus disparaissent; peu à peu, tout le monde regarde, s’instruit et s’accoutume aux aspects étranges de l’horizon. Cependant le navire avance toujours sur la mer, sans qu’on ait la sensation de sa marche ; au-dessus des joies, des regrets, des ignorances, les étoiles australes ont conquis le firmament; elles poursuivent leur route, indifférentes, soumises à la loi mystérieuse qui les a distribuées dans l’espace, qui a réglé leur lever et leur déclin,


IV.

Les livres des Russes nous ont offert une nourriture au goût du jour ; il était à prévoir qu’on chercherait bientôt dans leur théâtre la satisfaction de ce même goût. — Depuis quelque temps, on demande tout aux Russes, dans tous les ordres d’idées : souvent plus qu’ils ne peuvent donner. — Le drame de Tolstoï a ouvert la marche; j’entends dire maintenant qu’on projette de représenter à Paris une pièce d’Ostrovsky, l’Orage, je crois. Ceci est une autre question, et l’on se prépare de grands étonnemens.

Jusqu’à notre époque, en Russie, la société cultivée a vécu presque exclusivement sur le répertoire français. Le théâtre national, s’adressant à des classes inférieures, s’est maintenu très primitif, malhabile et fruste, parfois inintelligible pour nous. Il y a douze ou quinze ans, un Russe du bon ton n’allait guère à la comédie russe, sauf aux deux chefs-d’œuvre classiques de Griboïédof et de Gogol ; le reste, on ne l’avouait pas devant les étrangers, tant on sentait l’humilité littéraire de ce genre, demeuré fort en retard sur le roman. Tandis que ce dernier, avec Tourguénef et Tolstoï, s’appliquait à l’étude des milieux aristocratiques et des âmes les plus complexes, le théâtre n’osait mettre en scène que le petit monde, marchands et fonctionnaires subalternes; il ignorait le grand, on ne lui eût pas permis d’y toucher. Pour mesurer la distance qui sépare ce peuple de nos mœurs et de nos idées, il suffit de passer, à Pétersbourg, du théâtre Michel au théâtre Alexandre. Dans le premier, nos pièces, jouées par nos acteurs, sont comprises et applaudies comme elles le seraient à Paris, par une société formée à notre école. Dans le second, ces mêmes pièces, quand on les adapte en russe, rencontrent souvent l’indifférence et parfois la réprobation marquée de l’auditoire. Nos passions raffinées, nos perversités élégantes, nos mots à double entente, autant d’objets de scandale pour ce public. Le lendemain, il reviendra là applaudir des situations crues, franchement abordées, qui offenseraient notre délicatesse et seraient certainement sifflées par une salle de bourgeoisie française. Ce sont tantôt des parades où le fonctionnaire gruge ses administrés avec une parfaite inconscience, d’éternelles plaisanteries sur le voleur et sur le volé, le fonds théâtral de Maître Pathelin ; tantôt des pastorales barbares, où Daphnis et Chloé en caftan laissent parler la nature avec une liberté candide.

L’Orage est la meilleure comédie d’un auteur qui en a fait d’autres absolument enfantines, — le Fol argent, par exemple. Elle perdra pour nous son principal intérêt, tant il est local et voilé ; sous le masque d’une tragédie domestique, Ostrovsky a su enfermer une de ces allusions insidieuses, amenées de très loin, que les Russes sont habiles à saisir à demi-mot, à quart de mot : une satire contenue du despotisme et des malheurs qu’il engendre. Si l’Orage nous est montré, on y verra se mouvoir, dans un agencement dramatique assez gauche, des personnages tout d’une pièce, coloriés durement et sans nuances, comme ceux de l’imagerie populaire : un vieux richard toujours en colère, une belle-mère despote que rien ne peut fléchir, un vertueux inventeur du mouvement perpétuel, qui personnifie le libéralisme éclairé et opprimé. On y verra une jeune fille dont l’impudeur naïve nous révoltera, à moins qu’elle ne nous désarme à force d’inconscience; elle organise froidement des rendez-vous nocturnes pour elle d’abord, pour la femme de son frère ensuite, et ces dames viennent se faire caresser sur la scène. Tout cela peut sombrer du premier coup dans l’éclat de rire d’un public français ; tout cela peut se soutenir, si ce public franchit les écueils du troisième acte, s’il est conquis par la figure touchante et passionnée de la femme coupable, qui passe et repasse sans transition des angoisses du remords au délire de l’amour. Celle-là, c’est la passion au naturel, rendue avec une force incomparable, sans phrases, sans grimaces. S’il se trouve une grande actrice qui prête son démon à cette Phèdre moscovite, l’ébauche informe et puissante d’Ostrovsky peut aller aux nues, ensorceler tout Paris. Est-ce qu’on sait jamais avec le public !

Laissons-là le théâtre russe, qui nous entraînerait trop loin. La Puissance des Ténèbres n’a rien à démêler avec ce théâtre, non plus qu’avec le nôtre. C’est une tentative originale, unique, comme le génie de Tolstoï. Son succès ne saurait faire préjuger celui de ses compatriotes. Ce succès se maintiendrait-il devant une salle recrutée sans préparation? Pourrait-on risquer la pièce sur une de nos grandes scènes ? La question est à l’étude : je ne me charge pas d’y répondre. Une première épreuve a été favorable : redonné au Théâtre-Libre devant un public payant, le drame a recueilli de nouveaux applaudissemens. Il les retrouve à Bruxelles, où M. Antoine le joue en ce moment. Pourquoi un de nos directeurs n’essaierait-il pas ? Ses risques seraient minimes : le décor est très simple, et je m’étonnerais qu’on eût l’idée touchante d’envoyer un sou de la recette à l’auteur. Mais si l’on veut tenter l’expérience avec les meilleures chances, deux précautions me paraissent indispensables : la substitution de la belle variante, au quatrième acte, et la révision sévère des termes d’argot.

J’ajouterai, dussé-je être lapidé par la garde particulière de Tolstoï, que je verrais sans indignation deux ou trois coups d’un rabot sacrilège; mettons d’une estompe, si l’on préfère. Oh! des riens; une phrase par-ci par-là, voire même les dix lignes qui ont fait donnera l’oncle Akim, laboureur de son état, le sobriquet de « vieux vidangeur. » Nous les rétablirons une autre année. Quand on veut gagner quelque chose sur les préjugés des hommes, il ne faut pas les heurter de front: on ne peut faire en même temps œuvre de fétichisme et œuvre de propagande. Sait-on bien que le respect minutieux des productions étrangères est l’indice d’une santé littéraire très compromise? Rappelons-nous les époques robustes ; le XVIIe siècle puisait dans le théâtre italien, dans l’espagnol, il se les assimilait sans scrupules pour en tirer des créations vivantes. Depuis lors, les procédés d’assimilation sont devenus toujours plus timides, le souci critique s’est affiné en raison directe de la débilité de notre organisme. On arrive ainsi à faire de belles collections de muséum, on ne renouvelle pas son sang.

Si la Puissance des Ténèbres ne devait pas trouver une scène où se produire, si même, l’ayant trouvée, elle y devait échouer, on n’en pourrait rien inférer pour ou contre la valeur de ce drame. Il aurait sombré dans la gigantesque usine du plaisir parisien : elle ne se pique pas d’être le temple de l’art, mais de gérer sagement les intérêts d’une immense industrie, dont vivent tant de milliers de personnes. Comme dans les grands magasins, la foule y vient demander les modèles connus. Tous les vingt-cinq ou trente ans, la foule refait son éducation; elle est lentement façonnée par un petit groupe d’esprits aventureux, qu’elle a généralement conspués le premier jour. Parfois elle est extraordinaire d’intelligence, de bonne volonté; voyez comme elle a vite appris et goûté, dans l’art musical, les œuvres les plus difficiles d’accès! Le plus souvent, la résistance ne vient pas de la foule, mais de ceux qui lui donnent une direction et ne veulent pas la changer. Si le drame de Tolstoï ne désarme pas la critique, ses partisans pourront se consoler avec d’illustres souvenirs; ils se diront que le 26 février 1830, chez M. Viennet ou chez M. Baour-Lormian, pour condamner les horreurs débitées la veille au Théâtre-Français et le petit groupe d’énergumènes qui les avait applaudies, on devait tenir des propos fort semblables à ceux que la représentation du Théâtre-Libre a suscités. Ils reliront, dans le récit qu’en faisait naguère M. Larroumef, l’histoire des étapes de Shakspeare en France depuis un siècle et demi, de ses tribulations et de ses progrès continus, jusqu’au jour récent où nous l’avons accepté tout entier. Ils prendront quelque espoir en retrouvant mot pour mot, dans les jugemens de nos critiques sur Tolstoï, le libellé des jugemens de Voltaire sur le vieux Will. — « C’est dommage qu’il y ait beaucoup plus de barbarie encore que de génie dans les œuvres de Shakspeare. » — Je voudrais pouvoir citer tout au long la lettre à d’Argental : « Avez-vous une haine assez vigoureuse contre cet impudent imbécile (le traducteur de Shakspeare, Tourneur), et souffrirez-vous l’affront qu’il fait à la France? Il n’y a point en France assez de camouflets, assez de bonnets d’âne, assez de piloris pour un pareil faquin… Ce qu’il y a d’affreux, c’est que le monstre a un parti en France… » — Il ne manquait que les remontrances sur l’engouement anglais, pour faire pendant à celles que nous entendons sur « l’engouement russe. » Je me sers de l’expression adoptée, sans la bien comprendre, car elle signifie en bon français l’engouement des Russes pour quelque chose.

Encore une fois, si je rappelle quelques exemples de la routine qui a toujours résisté aux œuvres nouvelles, ce n’est point que je prétende égaler la Puissance des Ténèbres aux modèles consacrés par l’admiration universelle. Il faut résumer ici l’opinion qu’on peut s’en former. Je la cherche de bonne foi, comme j’ai toujours fait en entretenant nos lecteurs des livres que la Russie nous envoie. Quand, il y a neuf ans, la Revue leur parla pour la première fois de Guerre et Paix, quand elle y revint avec plus de détails il y a quatre ans, en annonçant la première édition du roman imprimée en France, je n’hésitai pas dans mon admiration pour cette œuvre de génie, je ne craignis pas de risquer le mot. Je continue à penser que, si notre siècle a produit des livres aussi beaux, il n’en a pas donné de supérieurs. La Puissance des Ténèbres commande plus de réserve dans l’adhésion. La griffe du génie s’y retrouve, l’homme qui la possède la met partout ; mais comme son esprit n’a plus l’équilibre des années anciennes, comme il aborde, avec des préoccupations systématiques, un genre littéraire auquel il n’était point préparé, son drame est une tentative curieuse, non une création achevée. L’appropriation de ce drame à des besoins très particuliers, le choix d’une langue spéciale qui est une notation plus qu’un style, la tension formidable de l’idée directrice et la monotonie qu’elle engendre, tout cela n’est point pour établir une œuvre sur les larges sommets de l’art, accessibles aux hommes de toutes les conditions et de tous les temps. Il n’en fallait pas moins protester contre des accusations de banalité et de réalisme vulgaire que Tolstoï ne méritera jamais. La pensée actuelle de l’apôtre de Toula est trouble, bizarre, parfois très naïve ; elle est toujours singulière, forte et élevée. On peut dire les mêmes choses de la forme qu’il donne à sa pensée. Je crois que nous avons intérêt à étudier avec précaution l’une et l’autre, dans cette période transitoire où nous attendons ; non point, comme le voudrait l’enthousiasme servile de quelques-uns, pour aller calquer sur cette esquisse des pastiches où l’on ne retrouverait que l’étrange et le grossier, sans la sincérité ; non point pour demander à cet initiateur une révélation nouvelle du métier théâtral, car c’est nous qui pouvons apprendre aux Russes les secrets de ce métier; mais pour rendre une vie plus jeune aux formules épuisées du drame, pour y ramener le naturel, la simplicité ; et surtout pour tâcher de remettre dans ces vieilles outres, qui sont excellentes, un peu du vin nouveau; pour déposer tout au fond nos conceptions philosophiques et nos aspirations morales, en un mot tout ce qui fit du théâtre, à ses lointaines origines, le plus noble des arts, le plus représentatif de la vie générale, le plus suggestif pour l’intelligence, le plus fortifiant pour l’âme.

Alors même qu’on ne reverrait pas sur une de nos scènes la pièce que le Théâtre-Libre nous a montrée, il resterait de cette représentation des souvenirs encourageans à plus d’un point de vue. Tandis qu’on jetait au public, l’autre soir, entre deux salves d’acclamations ardentes, ce nom de Tolstoï encore inconnu il y a si peu d’années, tandis que nous nous éloignions avec l’obsession de la pensée étrangère qui venait de s’imposer à la nôtre, je me reportais aux lieux où cette pensée naquit, sous les bouleaux solitaires de Yasnaïa-Poliana. Je la suivais dans son vol rapide, à travers tant d’espaces, tant d’obstacles, jusqu’à l’instant où elle était venue prendre corps parmi nous. J’admirais notre temps, ce temps vraiment humain, puisqu’il a créé ces communications soudaines entre les hommes, puisqu’il a fait du globe une machine intelligente, toute frémissante dévie spirituelle, dressée à recueillir sans cesse chaque idée particulière pour en former l’idée universelle. J’admirais notre pays, foyer collecteur et rayonnant de cette idée ; peu de jours auparavant, on nous dénonçait au monde comme un peuple de haine, un brandon de discorde; je regardais autour de moi, je ne trouvais que liberté d’esprit, bonne volonté et générosité intellectuelle, désir d’apprendre, de comprendre, d’admirer. Avec cette force, malgré tout, on est encore une « grande puissance, » si ce mot signifie quelque chose ; à coup sûr, on n’est pas et nous ne serons jamais une « puissance de ténèbres. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Orestie, Agamemnon : « Oui, une antique faute fait naître d’ordinaire une faute nouvelle, chez les mortels méchans. La nouvelle est mère à son tour. Ténèbres, invincible génie des crimes...» c’est la tma, l’idée-mère et le titre du drame de Tolstoï.