La Puissance financière des États-Unis et son expansion mondiale

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LA
PUISSANCE FINANCIÈRE DES ÉTATS-UNIS
ET
SON EXPANSION MONDIALE

On aurait pu croire, jusqu’en 1917, que l’heureux destin des États-Unis les mettrait à l’abri des risques de la guerre, tout en leur préparant un magnifique avenir économique et financier. Honneur au président Wilson, qui a révélé au monde un idéal américain, une haute conception du Droit, au service desquels sont mises aujourd’hui toutes les forces en hommes, en capitaux et en industrie de l’un des plus grands pays du monde ! Honneur aux États-Unis qui, par leur puissant ascendant sur les autres peuples de l’Amérique du Sud, ont entraîné vers notre cause tout un continent, en montrant que, dans une guerre où sont en jeu les principes mêmes de la civilisation, les bases de toute société organisée, nul n’a le droit de rester neutre !

Si les États-Unis ont pris la détermination de se ranger à nos côtés, en jetant dans la balance tout le poids de leur formidable organisation, à défaut de Conquêtes territoriales, ils peuvent légitimement espérer de la guerre des résultats d’un autre ordre, en raison de la situation prépondérante que leur créera, après la paix, leur vaste organisation de production ainsi que l’accumulation de leurs capitaux.

À la différence des nations d’Europe, comme la France, la Belgique ou la Russie, les États-Unis n’auront pas connu chez eux les horreurs de la guerre avec ses destructions, et la paix les retrouvera tout prêts à reporter sur un autre champ leur admirable esprit d’entreprise. Ils ne seront pas tributaires de l’étranger, à l’égal des autres peuples, pour leurs approvisionnemens, puisqu’ils détiennent les plus grands stocks de matières premières dans tous les genres : charbon, fer, pétrole, coton, cuivre, etc. et les principales denrées d’alimentation telles que le blé et la viande, tous articles que l’Europe doit, au contraire, venir chercher en Amérique pour combler les insuffisances de sa production.

Enfin, et ceci est le grand fait que nous devons retenir ; puisqu’il rentre directement dans notre sujet, les États-Unis ne seront pas appauvris par la guerre, quelle que soit l’énormité de leurs charges navales ou militaires, car ils auront dépensé, sur leur propre sol, un argent emprunté exclusivement dans le pays. L’État aura pu se charger d’un énorme budget de guerre, et la richesse publique ou privée subir des transformations profondes ; il n’en est pas moins vrai que, n’ayant pas de dette extérieure qui pèsera sur leur situation monétaire, et le change étant constamment soutenu par une balance commerciale favorable, les Américains resteront les maîtres dans la lutte économique et financière.

L’heure n’est pas encore venue de mesurer ce que sera, dans cette lutte, l’effort à faire par nos nouveaux alliés. Nous pouvons seulement constater dès aujourd’hui que, pour leur coup d’essai, ils annoncent une mobilisation de milliards, qui montre combien les États-Unis voient grand en toute chose. Douze milliards de dollars engagés jusqu’au 30 juin 1918, soit près de 70 milliards de francs, sans compter les prêts aux Alliés prévus pour un montant de 7 milliards de dollars, telle est la première mise, inscrite au budget américain par le Secrétaire du Trésor, avec l’approbation du Congrès.

Pour parer à ses dépenses, le gouvernement vient de réaliser, à trois mois d’intervalle, deux grands emprunts, l’un en juin de 2 milliards de dollars, au taux de 3 et demi p. 100 l’autre en octobre, de 3 milliards 800 millions de dollars, au taux de 4 p. 100, qui ont eu l’un et l’autre un grand succès, surtout si l’on tient compte de leur taux très modéré, dans un pays où le public n’était pas encore habitué à diriger son épargne vers les fonds d’État[1].

En attendant le déroulement des événemens, nous voudrions cependant fixer, dès à présent, ce point d’histoire : au moment où les États-Unis entrent en scène, dans ce conflit européen que leur intervention vient de transformer en un conflit mondial, comment se présente la situation financière du pays, quelles sont ses ressources, son organisation et les progrès réalisés, en un mot quel est, au point de vue financier, son degré de préparation après trois années d’enrichissement, qui ont eu la valeur d’un demi-siècle et forment la meilleure des préfaces dans une guerre d’usure où les ressources en argent sont l’un des plus sûrs gages de succès ?

Mais cette force financière dont disposent actuellement les États-Unis doit aussi servir à d’autres fins dans l’ordre économique, car ils entendent bien conserver après la guerre la situation que leur a conférée la puissance de leurs capitaux. Ils ont un programme d’expansion mondiale qui s’est dessiné nettement au cours de ces dernières années. Il nous paraît donc intéressant de l’étudier, dans ses grandes lignes, et de coordonner des faits déjà observés, pour montrer, dans cette politique financière, l’une des grandes pensées de ce que l’on appelait avant la guerre l’impérialisme américain. La suprématie des États-Unis sur le marché international, tel est le facteur nouveau dont il faut tenir compte dans nos prévisions d’avenir, en ce qu’il marque un revirement profond dans notre position vis-à-vis de l’Amérique, devenue pôle d’attraction de l’or et grande dispensatrice de capitaux. Ce rôle de banquier du monde, qui appartenait autrefois, pour une bonne part, à la France, passe maintenant aux mains de la grande République alliée. Nous sommes appelés ainsi à nous retrouver plus tard sur ce terrain, lorsque nous chercherons à reprendre notre place comme Puissance financière, et c’est pourquoi il est utile de connaître, dès à présent, les principaux élémens de ce problème d’après-guerre. Les États-Unis nous tendent aujourd’hui une main fraternelle ; il faut qu’elle reste dans la nôtre, après la lutte, pour l’œuvre féconde de la paix.


I. — LES RESSOURCES FINANCIÈRES DES ÉTATS-UNIS

Le grand fait économique qui domine la situation des États-Unis depuis 1914, et dont tous les autres sont la conséquence, c’est le résultat, inespéré de leur commerce international. Voici, d’ailleurs, le tableau comparé des importations et exportations pendant les trois dernières années fiscales, du 1er juillet 1914 au 30 juin 1917, qui fait apparaître cet énorme mouvement commercial :


12 mois Exportations Importations Excédent des exportations
Du 1er juillet au 30 juin (En millions de dollars.) « «
1914-1915 2 768 1 674 1 094
1915-1916 4 333 2 198 2 135
1916-1917 6 294 2 659 3 635

Le montant des exportations en 1916-1917 dépasse donc celui de l’année précédente de près de 2 milliards de dollars, soit, au cours actuel du change, 11 milliards et demi de francs[2].

Cette situation véritablement anormale, dont il faut chercher les causes non pas seulement dans l’accroissement des exportations de marchandises vers l’Europe, mais aussi dans l’augmentation des prix, a eu comme conséquence un large courant d’importations d’or vers les États-Unis, qui est venu modifier profondément l’état intérieur du pays au point de vue économique et monétaire. Ces entrées d’or se sont élevées, depuis le commencement de la guerre jusqu’à fin juin 1917, à 1 642 millions de dollars, contre une sortie d’or atteignant à peine 528 millions de dollars. Le solde resté aux États-Unis pendant cette période est donc de 1 114 millions de dollars, représentant plus de 6 milliards de francs, qui sont venus s’ajouter aux importantes disponibilités en or existant déjà dans le pays. Le stock d’or détenu par les États-Unis est évalué à 3 milliards de dollars, c’est-à-dire plus de 17 milliards de francs. C’est le plus grand réservoir d’or que l’on ait connu, et il n’est pas étonnant que les Américains conçoivent quelque orgueil en voyant que le Pactole a changé son cours ancien pour couler de l’Europe vers l’Amérique[3].

Avec leur clairvoyance habituelle, les États-Unis ont immédiatement affronté, en s’appuyant sur la forte organisation de leurs banques, les grands problèmes financiers que dressait devant eux cette accumulation de richesse, conséquence d’une brusque rupture d’équilibre dans le mouvement de leur commerce extérieur. Le plus important de tous se pose en ces termes : sur un total d’exportations s’élevant à 10 milliards de dollars pour les deux derniers exercices, soit, du 1er juillet 1915 au 30 juin 1917, un montant d’environ 8 milliards a été dirigé vers les Alliés, c’est-à-dire principalement l’Angleterre et la France, alors que les importations en provenance de ces deux pays n’ont pu atteindre, pour la même période, qu’un chiffre de 900 millions de dollars. Il en est donc résulté une différence de plus de 7 milliards en faveur des États-Unis, dont le règlement devait être opéré avec des moyens exceptionnels, et sans peser trop lourdement sur les changes européens, puisqu’il n’y avait plus, sur le marché monétaire, de provisions suffisantes de dollars pour couvrir de pareils montans.

En présence de cette situation, les Américains ont eu la vision très nette, dès l’année 1915, qu’ils devaient trouver des formes de crédit pour faciliter le règlement de ces achats, et cela non seulement afin de favoriser le développement des échanges internationaux, mais en vue de l’intérêt supérieur de la défense financière des États-Unis.

Cette politique a été très bien exposée par la National City Bank of New York dans une circulaire du mois d’octobre 1915 : « Une nation, disait-elle, qui est en mesure d’écouler à l’étranger un stock de marchandises d’une valeur de plus de 3 milliards de dollars doit prévoir en même temps les crédits nécessaires pour financer ces exportations dans des conditions normales, afin de ne pas troubler, par contre-coup, la situation du commerce intérieur. Il est reconnu, en effet,, que les brusques accumulations d’or ont pour effet, d’une part, de déprécier les taux d’intérêt et, d’autre part, d’exagérer les prix de vente des marchandises et les salaires, à un tel point que l’exportation tend à se restreindre d’elle-même jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli. »

C’est donc dans un intérêt bien compris qu’au cours des deux années 1915 et 1916, c’est-à-dire bien avant même d’être participant dans la guerre, les États-Unis, par l’entremise de leurs banques, ont prêté à la France un montant estimé à 770 millions de dollars et à l’Angleterre 1 100 millions de dollars, soit au total 1 870 millions de dollars, représentant environ 10 milliards 600 millions de francs, montant comprenant les grands emprunts et toutes les opérations d’avances à court terme ou de crédits commerciaux.

Ce point de vue est celui auquel les États-Unis se sont placés lorsqu’a été émis, vers la fin de 1915, le grand emprunt franco-anglais de 500 millions de dollars. En commentant cette opération à l’usage du public américain, le prospectus exposait que le produit de l’emprunt serait utilisé aux États-Unis par la Grande-Bretagne et la France et que, par conséquent, le pays lui-même était le premier intéressé à faciliter le règlement de ces achats, tout en maintenant l’équilibre de sa situation monétaire. Les banques américaines ne présentaient pas cette opération sous de fausses apparences sentimentales. Leur conduite était inspirée par un intérêt hautement avoué : augmenter le pouvoir d’achat de leurs emprunteurs, surtout lorsqu’ils offrent de bonnes garanties, en leur procurant des facilités de règlement au moyen d’un emprunt à long terme.

Si l’on veut chiffrer l’importance du concours américain pour les Alliés, il faut ajouter à ces vastes opérations, d’État les nombreux crédits servant au règlement de transactions privées de nature commerciale et industrielle, dont le montant doit représenter approximativement un milliard de dollars. Enfin, il faut faire entrer en ligne de compte, comme grande opération financière, le rapatriement des valeurs américaines placées à l’étranger. Avant la guerre, on évaluait à 6 milliards de dollars environ le montant de ces placemens faits, pour la plus grande partie, en Angleterre. Or, d’après les indications les plus récentes, on estime que ce montant aurait été ramené au-dessous de 4 milliards de dollars, soit un retour d’au moins 2 milliards de dollars, dont une bonne partie, il est vrai, n’est point effectivement rachetée, mais sert de nantissement à des ouvertures de crédit en faveur des Alliés.

Enfin, lorsque les États-Unis sont sortis de la neutralité pour se ranger aux côtés de l’Entente, le gouvernement américain, — et non plus seulement les banques, comme dans les opérations précédentes, — est venu apporter aux Alliés son concours direct, sous la forme d’avances, dans une haute pensée de solidarité pour la mise en commun des ressources financières. Le total des prêts que les États-Unis ont faits aux Alliés, sous cette forme, en 1917, s’élève à la somme de 4 milliards 840 millions de dollars, soit 24 milliards de francs.

Ce puissant concours sert grandement nos intérêts en facilitant nos approvisionnemens de toute nature en Amérique et nous assure, sur ce vaste marché, le large crédit dont nous avons besoin pour maintenir jusqu’au bout, dans l’ordre économique, notre force de résistance.

Ces quelques indications d’ensemble sur l’effort financier des États-Unis nous permettent de constater que ceux-ci n’ont pas attendu de prendre une part active à la guerre pour entrer, vis-à-vis des Alliés, dans le rôle de grands prêteurs de capitaux. Bien avant l’entente militaire, il y avait déjà une coopération financière effective entre l’Amérique et l’Europe, une association de fait, fondée sur une compréhension très nette des intérêts réciproques.

Si les États-Unis nous ont rendu, sous cette forme, d’inappréciables services, il faut ajouter que, par une juste compensation, tous les crédits qu’ils nous consentent servent à régler des achats dans le pays et que l’argent est destiné à y rester. Il en est de même des grands emprunts, au total de 5 milliards 800 millions de dollars, qui ont été réalisés pour couvrir les dépenses de la guerre. Comme ils ne constituent, sous aucune forme, une dette extérieure, on peut répéter pour les États-Unis ce que Lloyd George, dans un discours récent, disait de l’Angleterre : « Une chose consolante est que la plus grande partie de la dette gigantesque contractée pour la guerre est une dette de famille, la Grande-Bretagne empruntant surtout à ses enfans. »


Après ce rapide exposé qui montre, avec l’éloquence des milliards, ce qu’est le présent pour les États-Unis, maîtres de l’heure, il convient de souligner ce fait qu’il n’y a point là seulement une politique de circonstance, née de la guerre et non destinée à lui survivre, mais, au contraire, une véritable évolution du marché américain, qui est la conséquence des changemens précédemment apportés dans son organisation monétaire et bancaire.

Nous nous bornerons à rappeler, pour la compréhension des événemens actuels, que, par une de ces chances exceptionnelles, les États-Unis venaient précisément de réaliser, à la fin de 1913, sous le nom de Federal Reserve Act, une importante réforme de leur système financier, qui était bien la meilleure préparation pour jouer le grand rôle auquel les événemens les destinaient.

À la base de la nouvelle organisation, et pour en assurer le fonctionnement, se trouvent maintenant douze banques officielles dénommées Federal Reserve Banks, ayant leurs sièges à New-York, Chicago, Boston, Philadelphie, Saint-Louis, San Francisco, Cleveland, Minneapolis, Kansas City, Dallas, Richmond, Atlanta (avec succursale à New-Orléans), toutes fonctionnant sous le contrôle du Federal Reserve Board à Washington. Ces Banques ont reçu le pouvoir d’émission de billets, qui était, avant la réforme de 1913, réparti entre 7 589 National Banks.

Les nouveaux billets mis en circulation par les Federal Reserve Banks, sur la base d’une encaisse or de 40 pour 100 minimum, sont appelés à remplacer progressivement ceux qu’étaient auparavant autorisées à émettre les banques nationales. Fin décembre, le montant de cette nouvelle circulation de billets atteignait déjà 1200 millions de dollars, sur une circulation monétaire totale représentant environ cinq milliards de dollars[4]. Le régime monétaire des États-Unis, fondé maintenant sur une organisation centrale de banques, tend à se rapprocher de nos systèmes européens, qui ont montré pendant la guerre leur force et leur souplesse au point de vue des émissions de billets.

Le Federal Reserve Act doit être également considéré comme le pivot du développement extérieur pour les banques nationales, car il a réalisé une nouvelle organisation du crédit en créant, pour le papier commercial, des facilités d’escompte que ne comportait pas l’ancienne législation. Suivant la loi de 1913, les banques nationales sont désormais autorisées à donner leur acceptation pour des traites dont la durée n’excède pas six mois et ayant leur origine dans des opérations commerciales, comme, par exemple, celles se rapportant à l’exportation ou à l’importation. D’autre part, les Federal Reserve Banks sont autorisées à escompter les traites ainsi acceptées, pourvu qu’elles n’aient pas plus de trois mois à courir et qu’elles portent au moins l’endos d’une des banques nationales. En d’autres termes, ces dernières, qui ont le pouvoir d’escompter les traites de cette nature jusqu’à six mois de date, peuvent à leur tour, après trois mois, trouver des facilités de réescompte auprès des banques fédérales, qui ont ainsi des fonctions semblables à celles que remplit, chez nous, la Banque de France. Les traites ainsi escomptées ne sont pas forcément créées, en Amérique ; elles peuvent être tirées de l’étranger sur les États-Unis, et c’est là une innovation dont nous devons signaler toute l’importance, car, sous cette forme, les banques américaines sont en mesure de financer des opérations venant de l’extérieur.

Enfin, la nouvelle loi confère aux banques nationales un privilège que les événemens viennent de mettre en pleine valeur. Elles ont maintenant la facilité de créer, avec l’autorisation du Federal Reserve Board, des succursales à l’étranger, en vue de favoriser l’expansion du commerce américain.

Aussi, le marché américain, qui, jusqu’en 1913, avait restreint son activité aux affaires intérieures et restait quelque peu sous la dépendance du marché de Londres pour les capitaux de placement ou les crédits à long terme, a pu changer complètement ses méthodes. Sa nouvelle tendance est de s’imposer, à son tour, comme un grand marché international, The greatest in the World, et de régler en monnaie américaine le mouvement de son commerce extérieur, en finançant lui-même ses opérations à l’aide des facilités d’acceptation et d’escompte que donne aux banques la réforme bancaire. De là cette intention hautement affirmée, et que justifient les énormes excédens de la balance commerciale, de remplacer à l’avenir, pour une large part, la livre par le dollar dans les transactions internationales intéressant les États-Unis.

Telle est l’organisation monétaire et bancaire sur laquelle repose maintenant cette force financière dont les États-Unis entendent se servir pour promouvoir leurs vastes projets d’expansion dans le monde. C’est ici qu’apparaît une conception très caractéristique de la finance américaine, dont les tendances sont étroitement associées à celles de la politique du pays. Les États-Unis n’avaient pas eu d’armée, du moins jusqu’à présent, pour s’imposer par la conquête, mais ils avaient des capitaux, et c’est là une arme dont ils savent se servir pour leur expansion économique et même politique. On a pu reconnaître par exemple, cette action des capitaux américains dans les affaires des Républiques de l’Amérique centrale. Sous le couvert de la doctrine de Monroe, c’est l’influence financière des États-Unis qui a pesé sur les destinées de ces Républiques, ouvrant ainsi la voie à la diplomatie américaine pour exercer sur elle une sorte de Protectorat.

Ce n’étaient là, toutefois, que des travaux d’approche, car, depuis la guerre européenne, nous avons vu se manifester de plus vastes ambitions. Les États-Unis ont déjà préparé leur pénétration pacifique dans l’Amérique du Sud, sous la forme d’une Union pan-américaine, et, pour commencer ce mouvement, ils ont fait sentir, dans les pays en mal d’argent, la puissance de leurs capitaux mis au service de leur commerce et de leur industrie. C’est ainsi que, dans le total des opérations de crédit effectuées en ces trois dernières années, un montant d’environ 160 millions de dollars a été destiné aux États Sud-américains, soit plus de 900 millions de francs.

Si, aujourd’hui, la guerre absorbe toute l’activité américaine, on peut cependant percevoir cette orientation des États-Unis, au point de vue financier, dans le sens d’un impérialisme pratique servant les intérêts supérieurs du pays, et que leur rôle dans le conflit européen ne peut encore qu’exalter. Comme nous l’avons indiqué, il n’est plus question d’un simple projet dans le domaine du rêve ; il y a déjà des travaux préliminaires, des jalons posés dans le monde, qui permettent d’apprécier les méthodes américaines d’après leurs premiers résultats.

Entre toutes les qualités que possède le peuple américain, il en est une qui est l’essence même de la race et que les circonstances présentes mettent en pleine valeur, c’est le sens des réalisations, secondé par un grand esprit d’entreprise dans tous les ordres de l’activité économique. Nation jeune, qui ne porte pas le fardeau d’un lourd passé, l’Amérique ne traîne pas après elle, comme les vieux peuples, le poids de coutumes, de préjugés ou de routine, qui retardent leur développement. Profitant de l’expérience des autres, elle sait s’adapter à ce qu’il y a de meilleur, s’assimilant toutes les idées nouvelles, toutes les formes du progrès, qui trouvent chez elle le terrain propice pour une rapide éclosion. En résumé, c’est un pays à vastes conceptions et à évolution rapide, qui a su toujours passer opportunément de l’idée à l’acte, transformant, suivant la formule américaine, les possibilités en réalités. Les événemens qui sont actuellement sous nos yeux vont nous en fournir une nouvelle preuve.


II. — LE PROGRAMME DE L’EXPANSION AMÉRICAINE.

Pour comprendre ce mouvement d’expansion qui commence à se développer aux États-Unis dans l’ordre économique et financier, il convient tout d’abord d’en indiquer la doctrine avant d’en étudier les manifestations. Ce n’est pas, en effet, la poussée inconsciente d’un peuple qui déborde au-delà de ses frontières, à la façon d’une invasion primitive, mais bien l’œuvre méthodique d’une race forte et puissamment organisée, qui cherche à étendre son influence au-delà de ses immenses frontières.

Le monde entier est le domaine où s’exercera cette activité extérieure, mais, sans qu’il soit possible de préciser dès maintenant le champ d’opération de la finance américaine, alors que la fumée des batailles obscurcit encore toute claire vision de l’avenir, nous pouvons déjà entrevoir avec quelque certitude l’énorme lâche de demain, celle qui consistera, d’une part, à relever les ruines accumulées par la guerre dans les régions envahies et, d’autre part, à continuer l’œuvre entreprise par les capitaux européens, dans des pays neufs, comme, par exemple, ceux de l’Amérique du Sud, qui ont dû à la commandite étrangère la meilleure part de leur développement.

Sur le premier point, nous savons que le concours américain sera, le moment venu, aussi largement acquis à la France qu’à la Belgique ; nous espérons qu’il le sera aussi à la Pologne et à tous les peuples martyrs pour la cause du Droit. C’est ainsi que, pour la France, certaines grandes banques américaines ont déjà offert leur collaboration industrielle et financière pour toute œuvre de reconstitution dans nos villes ravagées ou pour de grands travaux publics qui seront reconnus nécessaires après la guerre. Par exemple, l’aménagement de Paris port de mer a fait, nous dit-on, l’objet d’une proposition à la Ville de l’un des groupes financiers les plus puissans aux États-Unis. Plus récemment encore, on a parlé de l’intervention d’un Syndicat américain pour la canalisation et l’aménagement du Rhône, de Genève à Marseille, avec engagement de fournir un milliard pour ce travail.

Tout ceci, bien entendu, n’est encore qu’à l’état de projet et l’on ne peut, jusqu’à présent, qu’accueillir avec reconnaissance l’idée de cette généreuse entr’aide offerte par nos amis américains, qui a trouvé sa formule la plus heureuse dans le discours prononcé par M. Walter Berry, de la Chambre de commerce américaine de Paris, au banquet du 4 juillet 1917 : « Ce n’est pas seulement, a-t-il dit, pendant la guerre que les États-Unis veulent se solidariser avec vous ; c’est aussi après la guerre, dans cette période de renouvellement, de reconstruction, cette période qui sera âpre et dure, mais à laquelle nos deux grands pays, unis dans l’essor économique, pourront faire face victorieusement. »

Cette tâche immense et variée ne peut encore se prêter à aucune précision nous permettant de faire appel au concours américain et d’en mesurer la valeur. Le compte de la coopération financière des États-Unis ne fonctionne, jusqu’à présent, que pour des avances en vue du règlement de nos achats en Amérique, et ce n’est pas à nous qu’appartient l’initiative de l’étendre aujourd’hui à de plus vastes objets.

N’est-ce pas déjà, cependant, une précieuse indication que ce généreux projet de certaines villes américaines pour l’adoption d’une de nos cités ravagées dont elles faciliteraient la reconstruction ? Philadelphie, la riche capitale industrielle, adoptant Arras, la glorieuse mutilée du Nord de la France ! Ce geste symbolique ne contient-il pas en germe tout un plan de collaboration pour l’après-guerre ?

Mais, à côté de ce programme, qui sera le prolongement de la coopération financière des États-Unis en faveur de la France, il en est un autre déjà en cours d’exécution, qui nous paraît être la première manifestation de cette politique d’expansion mondiale, et mérite de retenir un instant notre attention, si nous voulons nous rendre compte des méthodes américaines sur un champ d’expérience particulièrement favorable. Nous verrons également combien il serait désirable que, sur ce même terrain, fécondé de longue date par nos capitaux, nous puissions trouver la base d’une future collaboration.

Depuis que la guerre a mis entre leurs mains la toute-puissance de l’argent, c’est principalement vers l’Amérique du Sud que les États-Unis ont cherché à conquérir, au profit de leur commerce et de leur industrie, de solides positions pour l’avenir. Le pan-américanisme, telle est l’une des formes de cette politique extérieure, à laquelle le Gouvernement américain a donné officiellement son appui et que les diplomates, les industriels et les financiers américains se sont ensuite chargés d’appliquer dans le monde[5].

En ouvrant le congrès pan-américain tenu à Washington en décembre 1915 et auquel assistaient vingt et un délégués des républiques sud-américaines, le Secrétaire d’État Hubert Lansing a défini la pensée des États-Unis avec les ménagemens nécessaires pour les États de l’Amérique latine. À la base de cette politique se place la doctrine de Monroe, envisagée non pas comme une sorte de vasselage ou de tutelle des nations sud-américaines, mais comme une libre association pour la défense de leurs intérêts communs. « La doctrine de Monroe, a-t-il dit, représente la politique nationale des États-Unis, et le pan-américanisme leur politique internationale. » Et, pour compléter sa formule, il ajoutait que la devise du pan-américanisme devait être : « Un pour tous, tous pour un, » en réalisant l’union des vingt et une Républiques indépendantes liées pour la foi et la justice.

Ces solennelles affirmations ne sont, en somme, que des applications de l’idée exprimée dans un message du Président Wilson, qui posait les États-Unis comme la grande République sœur, « offrant une complète et honorable association, pour la cause commune de leur indépendance et de leur liberté, aux États sud-américains, consciens de leur communauté d’intérêts politiques et économiques, et tous placés dans une situation de liberté complète et de parfaite égalité. »

En réalité, la direction de ce vaste mouvement reste aux mains des États-Unis, qui espèrent trouver dans l’Amérique du Sud leur champ naturel d’expansion. Les déclarations de M. Wilson nous indiquent bien, d’ailleurs, que nous sommes sur le terrain pratique et non dans le vague des formules politiques. « Le pan-américanisme, dit-il, est une association d’intérêts et d’affaires, fuite d’avantages réciproques, en vue du remaniement économique auquel le monde doit assister lorsque la paix aura produit son effet salutaire[6]. »

Cette politique se résume donc dans une question de capitaux ; or, comme les États-Unis en sont devenus les plus grands dispensateurs, ce sont eux qui, finalement, détiennent, dans une large mesure, l’influence résultant du concours financier apporté aux États de l’Amérique du Sud à l’un des tournans les plus difficiles de leur histoire.

Tous ces pays neufs ont été surpris par la guerre européenne, alors qu’ils étaient en pleine évolution, et même, pour certains, au point extrême d’une crise de croissance. L’Argentine et le Brésil, pour ne parler que des deux États les plus importans, ont vécu, jusqu’à présent, des capitaux européens, et aussi, dans une large mesure, surtout l’Argentine de la main-d’œuvre européenne. C’est à cet apport continu d’hommes et d’argent qu’ils doivent leurs progrès rapides et leur prospérité ; c’est grâce à ce double élément venu d’Europe qu’ils ont fait surgir les richesses de leur soi. Si l’on prend, par exemple, l’Argentine, on constate que sur 36 000 kilomètres de chemins de fer, plus de 20 000 ont été construits avec le capital européen. Il en est de même, quoique à un moindre degré, au Brésil. Aussi peut-on dire de ces deux grands pays, et a fortiori de tous les autres, que c’est la circulation du capital étranger, de beaucoup supérieure à celle du capital national, qui est la condition essentielle de leur développement.

Or, aujourd’hui que, devant une Europe impuissante à lui venir en aide, toute l’Amérique du Sud est frappée par les répercussions profondes de la crise mondiale, une question de première importance se pose. Qui peut continuer ce travail d’organisation entrepris avec le concours des capitaux européens, mettre en valeur tous les projets des temps de prospérité, les terres à exploiter, les industries en germe, les chemins de fer et les ports à construire ou à développer ? Qui peut suppléer à la diminution des importations de produits des pays alliés, depuis le matériel de chemins de fer, les machines, le fer et l’acier, le charbon, jusqu’aux produits fabriqués, textiles, etc. ? Seuls les États-Unis peuvent assumer cette lâche à leur taille et s’y préparer dès à présent pour l’après-guerre.

Assurément, nous n’entendons pas engager le lointain avenir et dire que l’Europe ne pourra pas reprendre plus tard sa position prépondérante sur les marchés sud-américains. Il est seulement à prévoir qu’un long délai peut s’écouler pendant lequel il y aura pour d’autres une place à prendre sur les marchés de l’exportation. De même qu’il a fallu près de trois ans pour transformer les pays belligérans en de vastes usines de guerre, il faudra sans doute à ceux-ci des années après la paix pour revenir à un état de grande production rendant de nouveau possibles les exportations.

Au point de vue de la force des capitaux, c’est le même raisonnement qui s’impose, jusqu’au moment où, par le travail et l’épargne, nous aurons refait des disponibilités pour reprendre notre rang de banquiers du monde. Il faudra d’abord consolider nos dettes extérieures, puis tenter de rétablir les changes en notre faveur, et ce ne sera pas là l’œuvre d’un jour, car cette question est essentiellement liée à celle du relèvement de notre commerce d’exportation.

Ainsi, pour la France, quelque rapide que puisse être le retour à la vie normale, il est incontestable qu’avant de reprendre un rôle mondial, c’est sur son propre sol qu’elle devra porter son effort financier. Il y aura des ruines à relever, de nouveaux territoires à organiser, une politique coloniale à reprendre, une renaissance industrielle à promouvoir, ce qui ne nous permettra pas, temporairement, de rechercher au-delà de nos frontières, même chez des pays amis, l’emploi de nos capitaux disponibles. Pendant quelques années le champ restera donc libre pour les Nord-Américains, et c’est pour cela que, sans méconnaître l’importance du rôle qui leur incombe à nos côtés, nous devrons chercher à maintenir nos positions conquises dans l’Amérique du Sud, afin de ne pas laisser perdre la légitime influence qui s’attache à notre importante commandite de capitaux dans ces pays.

C’est pour sauvegarder notre avenir comme grande puissance financière que, pendant cette période de relèvement où nous ne pourrons encore reprendre toute notre ancienne activité sur les marchés étrangers, nous avons tout avantage à nous unir aux Nord-Américains, et de même pour supplanter les Allemands dans les positions commerciales, industrielles ou financières qu’ils avaient conquises à l’étranger, grâce à leur puissante organisation économique, appuyée par une diplomatie très militante. À ce point de vue, nous avons même une véritable communauté d’intérêts avec les États-Unis, qui, eux aussi, auront à défendre contre un retour offensif de la concurrence allemande les progrès réalisés par eux pendant la guerre. C’est donc là une raison de plus pour regarder très attentivement ce qui se prépare aux États-Unis dans cet ordre d’idées, afin de ne pas être surpris par les événemens, mais, au contraire, de prendre dès à présent toutes les mesures nécessaires pour maintenir nos pacifiques conquêtes dans l’Amérique du Sud.


III. — LA PRÉPARATION DE L’APRES-GUERRE

La politique d’expansion financière que préparent actuellement les États-Unis pour en faire leur programme d’après-guerre, a déjà trouvé son expression chez les grands industriels et les banquiers américains, véritables diplomates d’avant-garde, auxquels on laisse le soin de repérer le terrain et d’y prendre position. S’agit-il, par exemple, de l’Argentine, qui est la terre d’élection des capitaux et des influences étrangères, ce sont d’abord les puissantes sociétés frigorifiques de Chicago qui vont explorer ce nouveau domaine, en frayant ainsi la voie à d’autres initiatives industrielles, jusqu’au jour où l’une des grandes banques de New-York vient prendre la tête de ce mouvement.

La finance, alliée au commerce et à l’industrie, et mise au service de la politique d’expansion du pays, telle est la forme suivant laquelle les États-Unis sont entrés dans l’arène mondiale, en profitant des événemens qui leur laissent le champ libre sur les principaux marchés.

Pour l’exécution de ce programme d’expansion, il fallait forger de nouveaux instrumens ; nous en ferons connaître quelques-uns à titre d’exemple pour montrer le sens pratique et la rapidité de décision dont les Américains font preuve quand il s’agit de réaliser une grande pensée nationale.

Parmi les banques qui se préparent à jouer un rôle dans ce mouvement, on doit placer au premier rang, en raison de sa puissance et de son esprit d’entreprise, la National City Bank of New-York. Cet établissement s’est mis aussitôt dans ce courant nouveau, et, il faut bien le reconnaître, non pas uniquement pour faire de l’argent, ce qui présentement est très facile pour lui aux États-Unis avec de moindres risques, mais dans le dessein supérieur de porter le crédit américain sur tous les grands marchés étrangers. C’est cette politique qui a été exposée dans une adresse de M. Frank Vanderlip, président de la National City Bank, au troisième Congrès national pour le commerce extérieur, tenu à New-Orléans au commencement de 1916.

« L’Amérique, dit-il, — et il parle ici de l’Amérique en général, qui, pour un bon Américain, veut dire les États-Unis, — a maintenant la chance la plus extraordinaire qu’ait eue jamais un pays de prendre rapidement sa place dans le commerce international. Cette chance se justifie par des raisons de la plus grande importance, tirées soit de nos propres ressources, soit des obstacles que la guerre a soulevés contre nos concurrens étrangers, ou enfin des nouveaux débouchés qui nous sont ouverts dans les conditions actuelles des marchés neutres. Nous ne devons pas être au-dessous de ce que l’on peut accomplir avec l’intelligente coordination de nos richesses naturelles, de notre travail et de l’initiative directe de nos hommes d’affaires. Ces facteurs, convenablement rapprochés, peuvent rendre un grand service au monde, et le monde a besoin de ce service. »

Lorsqu’il s’agit de passer de la conception à l’exécution, les banques américaines ne s’attardent pas dans de longs travaux préparatoires. Suivant la formule déjà citée, dès qu’elles voient leurs chances, elles saisissent aussitôt l’opportunité. Depuis la mise en application de la nouvelle loi qui permet aux banques nationales de créer des filiales à l’étranger, la National City Bank en compte déjà sept dans l’Amérique du Sud, dont voici les sièges : Buenos-Ayres, Rio, Santos, Sao Paulo, Montevideo, Santiago et Caracas, plus une agence à la Havane.

Le choix des contrées, d’ailleurs fort judicieux, répond à un véritable plan d’action pan-américain. La Banque ne porte pas son principal effort sur l’Amérique Centrale, dont le champ est déjà largement ouvert à son activité, sans grande concurrence ; elle préfère profiter des circonstances favorables pour s’installer dans l’Amérique du Sud, en un moment où les pays habitués à vivre du crédit européen cherchent d’autres commanditaires.

Si nous prenons, par exemple, l’Argentine, la création d’une banque américaine répondait à une idée opportune, ainsi que le prouve le développement ultra-rapide des opérations de la National City Bank à Buenos-Ayres. Après deux années à peine de fonctionnement, ses dépôts représentent déjà 100 millions de francs, ce qui est un beau début pour une banque étrangère, en Argentine[7]. Une autre grande Banque des États-Unis vient également d’y créer une agence, la First National Bank, de Boston, représentant le groupe des grandes industries de la Nouvelle-Angleterre. Ce ne sont pas, d’ailleurs, les affaires qui manquent pour les banques américaines, si l’on en juge par ce fait que, depuis la guerre, plus de 70 pour 100 des transactions commerciales de l’Amérique latine se règlent en tirages sur New-York, c’est-à-dire en dollars, alors qu’auparavant c’était la livre sterling qui était presque exclusivement pratiquée pour les règlemens internationaux.

En d’autres parties du monde où elle entendait s’établir, la National City Bank a inauguré un système, aboutissant, par des voies et moyens différens, au même résultat. D’après des arrangerons intervenus en 1915, elle s’est assuré le contrôle de l’international Banking Corporation, qui possède des agences en Chine, au Japon, aux Indes, à Manille, à Panama, au Mexique, et, de plus, un siège à Londres. Sous cette forme, c’est encore l’influence et la direction de la National City Bank qui vont s’exercer dans tous ces pays, où elle cherche à se créer des relations pour l’avenir.

Mais ce n’est là, pour cette Banque, que l’ébauche d’un plan beaucoup plus vaste. C’est vers la Russie qu’elle compte porter également son effort, toujours dans cette même pensée d’offrir la commandite des capitaux américains, lorsque le pays sera sorti des convulsions révolutionnaires. Une agence de la National City Bank a été ouverte à Pétrograd, en pleine crise, et une autre à Moscou en novembre 1917, ce qui dénote une véritable foi dans les destinées économiques de la Russie. D’autres agences de cette Banque sont également en voie d’organisation pour l’Europe : celle de Gênes vient de commencer ses opérations, et d’autres sont à l’étude en Suisse et en Espagne. La question de son établissement à Londres et à Paris a été jusqu’à présent réservée.

Ces initiatives ne sont pas spéciales à la National City Bank ; d’autres grandes banques des États-Unis se préparent à entrer dans ce mouvement. C’est ainsi qu’à Paris, où étaient déjà établies avant la guerre plusieurs banques américaines, dont la maison Morgan, il vient d’être fondé la première agence d’une des plus grandes Sociétés financières de New-York, la Guaranty Trust.

Toutes ces créations ou projets d’agences ont vu le jour depuis 1915. C’est une éclosion presque spontanée, à la manière américaine : on ouvre d’abord la banque, sans longue préparation, puis on organise les services comme on peut, en utilisant toutes les chances favorables. La méthode se rapprocha de celle employée pour bâtir une ville : dès que l’emplacement en est choisi, on établit des rues, des maisons, on exécute des travaux de voirie, d’éclairage, etc. On se préoccupe ensuite d’en développer la population.

Lorsqu’il s’agit de l’Amérique latine, la clientèle est facile à trouver, si l’on arrive avec d’importans capitaux à répartir sous forme de crédits, ou si l’on peut offrir une large surface de garantie pour les dépôts. Mais quant au personnel à former pour les agences lointaines, c’est là, semble-t-il, une grosse difficulté, qui ne peut être résolue qu’avec le temps et à coups de dollars, les États-Unis ayant été longtemps tributaires de l’élément étranger pour la formation des cadres dans leurs banques.


La finance américaine ne marche pas seule à la conquête des grands marchés étrangers ; l’industrie et le commerce cherchent aussi à s’avancer dans les mêmes voies, en s’implantant partout où il peut y avoir une place à prendre pour accroître leur production ou leurs débouchés. C’est ce que nous avons déjà observé en Argentine dans l’ordre des industries frigorifiques. Depuis plusieurs années, les puissantes Sociétés de Chicago sont établies sur le Rio de la Plata, où elles ont installé des filiales, telles les Sociétés Armour, Swift, Morris, Sulzberger, dont les frigorifiques représentent, dès à présent, une bonne part de la capacité de production du pays.

Cette évolution de l’industrie américaine des frigorifiques s’explique par le fait qu’une concurrence s’est levée à l’autre extrémité de l’Amérique, celle de l’Argentine et du Paraguay qui, disposant d’une énorme quantité de terres à bon marché, aptes à l’élevage, s’organisent pour entrer dans la grande production. Déjà l’Argentine peut jeter annuellement sur les marchés étrangers 400 000 tonnes de viande de bœuf, alors que les États-Unis, au contraire, sont arrivés à la limite de leur production. Or, comme leur consommation intérieure, toujours croissante, en absorbe la plus large part, il importe donc pour eux de trouver un nouveau centre d’approvisionnement, qui leur permette, tout en continuant à fournir cette consommation intérieure, de conserver leur clientèle d’exportation.

Par un procédé très américain, les États-Unis sont venus s’établir en Argentine, avec leurs hommes et leurs capitaux. en face de leurs concurrens, pour les battre sur leur propre terrain, et c’est ainsi que les frigorifiques nord-américains installés sur les rives de Rio de la Plata, sont en mesure d’alimenter en Europe les dépôts des grandes marques de Chicago. Là encore, la guerre européenne a bien servi les intérêts de l’industrie américaine, si l’on en juge par les chiffres d’exportation des viandes argentines, moutons et bœufs, qui, en 1916, ont dépassé 400 millions de dollars, contre 50 millions en 1914, montant dans lequel les frigorifiques nord-américains entrent pour la plus grande part.

Le rapprochement d’intérêts de plus en plus grand entre les deux Amériques trouve son expression dans les chiffres du commerce extérieur des États-Unis depuis 1915, qui résument très clairement les résultats déjà obtenus à leur mutuel profit. Les exportations vers l’Amérique du Sud s’élevaient au 30 juin 1915 à 100 millions de dollars, contre 260 millions environ au 30 juin 1917, soit une augmentation de 260 pour 100. Dans cette même période, les importations ont passé de 261 millions à 542 millions de dollars, en accroissement de plus de 100 pour 100.

Mais là ne s’arrêtent point les ambitions des États-Unis ; c’est le monde entier qu’ils veulent ouvrir peu à peu à l’activité américaine. À ce vaste programme d’expansion répond une nouvelle création, dont l’initiative appartient à la National City Bank, et qui démontre bien ce que nous énoncions sur l’union étroite de l’industrie, du haut commerce et de la finance aux États-Unis.

Cette nouvelle entreprise, dont l’objet social, presque illimité comme celui des anciennes Compagnies à charte, embrasse toutes les formes de l’activité moderne, est dénommée « American International Corporation. » Elle a été formée en 1915, au capital de 50 millions de dollars, par un groupe de grandes banques ayant déjà des relations étendues avec l’étranger, et par un certain nombre de puissantes industries ou sociétés commerciales qui sont organisées pour l’exportation. Son exploitation est régie par une charte de l’État de New-York, qui l’autorise à faire, dans le monde, toutes opérations d’achats, ventes, toutes entreprises de transports par voie ferrée, de tramways., de navigation, d’éclairage, de chutes d’eaux, de télégraphe, de téléphone, travaux de construction, et aussi des affaires de mines, usines, établissemens industriels, docks, entrepôts, exploitations d’agriculture ou d’élevage, de commerce ou d’industrie, etc.

L’importance de cette Société ressort de la composition même de son conseil, qui comprend les plus grands noms de la finance, du commerce et de l’industrie et représente un nombre respectable de milliards. Le président est M. Frank Vanderlip, personnalité la plus représentative de cette tendance nouvelle de la finance américaine, en tant que président de la National City Bank[8].

Parmi les autres membres du conseil figurent les rois de la grande industrie et de la finance, tels que : Ogden Armour, chef de la grande industrie frigorifique de Chicago, Percy Rockefeller, de la Standard Oil Company, Otto Kahn, de la Maison Kuhn Loeb et C°, Théodore Vail, de l’American Téléphone, Telegraph C°, Joseph Grâce, de la firme Grâce et C°, la grande entreprise de commerce et de transport avec l’Amérique du Sud, Charles Coffin, de la General Electric C°, John Ryan, de l’Anaconda Copper C°, etc.

La grande pensée qui inspira la création de cette entreprise a été exposée par l’un de ses fondateurs, auquel a été confiée également la charge de sa direction. M. Stone a défini en ces termes le programme de la Société :

« Elle a été organisée, dit-il, en vue de promouvoir les affaires commerciales internationales, et de créer des relations avec les différents pays étrangers, ce qui permettra aux États-Unis d’établir un marché mondial pour leurs produits. La Société a également pour objet le développement de grandes entreprises publiques ou privées à l’étranger, avec le concours d’ingénieurs et d’industriels américains. Enfin, elle a comme but de favoriser et de financer l’essor de l’industrie en pays étrangers, et de faire aux États-Unis même, des opérations devant faciliter l’exécution de ce programme international. »

M. Vanderlip a confirmé ce même point, en insistant sur le côté international de ce programme. « La Corporation, dit-il, dirigera ses affaires de façon à fortifier les relations de commerce entre les États-Unis et l’Amérique du Sud, la Chine, le Japon, les Indes, la Russie et les autres contrées avec lesquelles il existe déjà des relations commerciales. Quoique l’objet de la nouvelle entreprise soit aussi large que le monde, c’est l’Amérique du Sud qui doit fixer notre attention, pour cette raison que son développement a été rapidement paralysé par le retrait des capitaux européens depuis la guerre. La Russie devra également être spécialement envisagée comme champ d’activité pour la Corporation, en raison des immenses ressources de ce pays, qui offrent aux États-Unis des possibilités d’affaires illimitées. »

S’élevant au-dessus des considérations purement financières, M. Vanderlip ajoute que cette entreprise est appelée à jouer un rôle plus important que celui d’une machine à faire de l’argent. « Elle doit contribuer, dit-il, au développement de l’Amérique dans l’ordre financier et commercial, et elle permettra au pays de maintenir sa nouvelle position conquise pendant la guerre. »

Ces déclarations dépassent, par le ton général et le caractère des personnes, les limites d’une affaire privée. Ce qui prouve bien, d’ailleurs, l’intérêt supérieur de cette entreprise, c’est que, d’après les déclarations même de son Président, cette organisation a reçu les approbations officielles du gouvernement à Washington. Le projet a été discuté avec MM. William G. Redfield, Secrétaire du Commerce, et John Skelton Williams, Contrôleur de la Monnaie, qui ont accueilli avec la plus grande faveur cette combinaison.

Nous avons cité, à titre d’exemple, l’American International Corporation, parce qu’elle comprend ce qu’il y a de plus puissant aux États-Unis dans le monde de la Finance ou de la grande Industrie, et que cette création est tout à fait représentative de cet esprit nouveau américain. La maison Morgan qui, dès le début de la guerre, a donné aux Alliés le concours le plus actif, compte également parmi les banques où règne ce même esprit d’entreprise appliqué à l’exécution d’un programme de développement extérieur.

D’autres groupemens ont été constitués dans la même pensée de promouvoir l’expansion commerciale et industrielle. La Guaranty Trust of New-York a déjà pris des initiatives dans ce sens en créant la Mercantile Bank of Americas ; la Chase National Bank vient aussi de participer à la formation de la Foreign Banking Corporation, dont le président est M. Archibald Kairns, ancien gouverneur de la Fédéral Reserve Bank de San Francisco.

La liste de ces groupemens est loin d’être close ; chaque courrier d’Amérique nous apporte quelque projet nouveau attestant ce besoin d’activité à l’extérieur. Mais, à vrai dire, tous ces projets sont à long terme, car, aujourd’hui, c’est vers la grande lutte mondiale que sont tournées toutes les forces du pays, et ces manifestations ne sont intéressantes à retenir que comme l’amorce d’un vaste programme d’après guerre.

Il faut également compter avec le temps pour que toutes ces initiatives produisent leur plein effet ; l’éducation du public américain reste à faire sur ce point, et c’est là aussi une immense tâche. Si quelques banques de New-York ou d’autres grands centres comme Boston, Philadelphie, Chicago, New-Orléans, Saint-Louis et San-Francisco témoignent d’un véritable esprit d’entreprise, qui n’est plus limité maintenant aux frontières mêmes du pays, on ne peut concevoir la même évolution rapide pour une masse de plus de 100 millions d’habitans, répartis dans des États séparés les uns des autres par d’énormes distances, ayant leur vie indépendante et employant leurs ressources sur leur propre sol, dans leurs chemins de fer, leurs cultures ou leurs industries. Cette masse ne connaît que l’Amérique du Nord et bien peu du reste de l’univers ; il faudra donc encore plusieurs années pour qu’elle vive d’une vie plus générale et se mette en contact avec le reste du monde pour le placement à l’étranger du surplus de ses disponibilités.

Assurément, cette évolution est en voie de s’accomplir, car les Federal Reserve Banks établies dans douze des plus grandes places des États-Unis ont, en somme, créé sur ces points des pôles d’attraction pour les capitaux. Mais ce travail de diffusion du capital américain sur des opérations à l’étranger sera forcément très lent, d’autant plus que ce ne sont pas les valeurs nationales en tous genres, sûres, rémunératrices ou spéculatives, qui font défaut, maintenant surtout que les disponibilités seront aussi absorbées par les Emprunts de l’État. Ce sera là l’écueil que rencontrera la politique américaine d’expansion financière, car ce n’est pas avec la seule puissance des banques, ou à coups de syndicats, qu’on peut soutenir un effort continu ; il faut le concours du public, c’est-à-dire des capitalistes de la moyenne et même de la petite épargne, pour constituer un grand marché financier international.


IV. — L’ENTENTE FINANCIÈRE FRANCO-AMÉRICAINE

En exposant, dans ses grandes lignes, le programme d’expansion des États-Unis, notre intention n’est point d’exagérer leur rôle, ni de déprécier la valeur de leur effort financier, dont nous avons été les premiers à bénéficier. Tout au contraire. Ils ont su très habilement tirer parti des circonstances favorables qui leur laissaient le champ libre dans le monde, pour y poser des jalons de conquête, et, dans le cours de trois années, réaliser les progrès d’un demi-siècle : ce n’est que justice pour un pays entrant dans la guerre sans aucune visée territoriale.

Cette nouvelle forme de l’impérialisme américain mérite d’être connue dès à présent, afin que nous nous rendions un compte exact de la situation telle qu’elle sera après la guerre, l’instant venu pour nous de reprendre nos positions sur les grands marchés internationaux. L’influence allemande sera grandement diminuée, mais nous resterons en présence d’autres compétiteurs non moins forts, qui auront sur nous l’avantage d’avoir apporté leurs capitaux en un moment où les nôtres étaient retirés. Il y aura donc là des situations acquises que nous devrons ménager, et c’est pourquoi nous souhaiterions qu’en vue d’éviter une politique de luttes et de concurrence, il fût possible d’arriver à une entente, pour une collaboration d’hommes, d’idées et de capitaux entre les États-Unis et la France.

Cette collaboration d’hommes et d’idées nous parait la plus importante, dans l’intérêt même des États-Unis. L’Américain du Nord a beaucoup des qualités de l’Anglo-Saxon, mais il n’est point colonisateur, surtout dans l’Amérique latine où il inspire quelque défiance. Il a, certes, le sens du progrès, mais non cette facilité d’assimilation qui caractérise les races latines et leur permet de se modeler suivant le lieu où s’exerce leur activité. Il semble donc qu’une certaine dose d’élémens français pourrait entrer dans les affaires américaines à l’étranger, car elles deviendraient alors de meilleurs articles d’exportation. Nous avons, en effet, une meilleure psychologie d’affaires en pays étrangers, surtout pour ceux avec lesquels nous avons des affinités de race, car nous possédons le don de faire pénétrer tout à la fois nos idées, nos arts, notre civilisation, en même temps que nos capitaux. C’est sur ce terrain qu’une sorte d’association d’intérêts avec les États-Unis peut être mutuellement désirable dans l’Amérique latine, pour conserver nos positions conquises, maintenir nos affaires en pleine activité, tout en facilitant de nouveaux développemens par l’apport du capital américain.

En d’autres termes, il va se produire, après la guerre, un formidable appel de capitaux dans le monde. Cet appel devra se faire à coups de milliards dans les pays de l’Europe qui auront subi plus de trois années d’une effroyable lutte et devront, tout d’abord, panser leurs plaies financières, en consolidant, par des emprunts, leur énorme dette flottante. En ce qui concerne particulièrement la France, il faudra trouver de nouvelles ressources pour réparer les ruines de nos cités, transformer notre outillage industriel, reconstituer les approvisionnemens en matières premières, bref, remettre tout en marche pour rentrer, peu à peu, dans la vie économique normale. Aussi, ne pouvons-nous qu’accueillir avec la plus haute satisfaction les déclarations faites, à titre officiel, nous dit-on, par M. Walter Berry, dans le discours que nous avons déjà cité plus haut et dont voici la conclusion pratique : « C’est d’outre-mer que vous viendront des amis dévoués, sincères, efficaces, pour fonder avec vous le plus beau trust, la plus belle association économique qui ait jamais existé au monde, l’Association franco-américaine. » La forme suivant laquelle se réalisera cette association reste à préciser, mais il suffit de savoir aujourd’hui que, sans attendre la fin de la guerre, l’idée est en marche et que les grands groupemens financiers et industriels des États-Unis cherchent, en accord avec nous, le terrain de collaboration.

Cet appel de capitaux se fera également entendre dans le reste du monde, notamment chez ces jeunes nations de l’Amérique du Sud en pleine crise de croissance, dont le développement trop rapide a été arrêté net, parce que, vivant du crédit européen très largement dispensé, elles en ont été sevrées subitement, catastrophe comparable à celle de l’arrêt brusque d’un train en grande vitesse. Pour terminer leurs grands travaux publics ou privés, chemins de fer, ports, exploitation de mines ou mise en culture de nouvelles terres, il faudrait un concours financier que nos grands marchés ne seront pas, à eux seuls, en état de fournir, même pour les affaires que nous avions créées et exploitées dans ces pays neufs où s’exerçait, avant la guerre, notre esprit d’entreprise.

La Russie était également, à cette époque, un centre d’attraction des capitaux étrangers, vers lequel il sera peut-être bon de revenir un jour lorsque, le virus révolutionnaire ayant perdu de sa force, les énergies du pays seront de nouveau tournées vers la mise en valeur des richesses du sol. Déjà les États-Unis ont envoyé des missions pour étudier les branches dans lesquelles pourrait s’exercer, le moment venu, l’esprit d’entreprise de leurs grandes industries, appuyé par des capitaux américains. Nous avons vu figurer dans la plus importante, celle que dirigeait M. Elihu Root, ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères, le nom de M. Cyrus Mac Cormick, président de la International Harvester Cy, la plus grande fabrique du monde pour les machines agricoles.

L’industrie des chemins de fer nous paraît être celle à laquelle les Américains apporteront leur plus large concours ; or c’est précisément cette industrie que nous avons nous-mêmes déjà très largement fécondée avec nos capitaux. Le Transsibérien, qui est la grande voie intercontinentale destinée à prendre une part de plus en plus grande du trafic russo-américain, doit comporter, pour suffire à cette tâche, des transformations qui se feront certainement avec la coopération de l’Amérique.

Enfin, la Chine, qui a été un grand champ d’expansion pour les capitaux européens, se tourne maintenant vers le nouveau continent pour y trouver les concours indispensables à son œuvre de réorganisation. Les États-Unis paraissent aujourd’hui disposés à cette coopération, et nous en avons la preuve dans le fait qu’ils accepteraient, dit-on, de participer à l’emprunt de 10 millions de livres sterling pour la réforme monétaire.

Cet immense effort que nécessitera le relèvement des pays où nous avions, avant la guerre, assuré notre influence en engageant nos capitaux, ne pourra se faire, dans la même mesure, avec notre concours, car la fortune publique aura subi chez nous de telles transformations que c’est une question de savoir quand nous pourrions reprendre à l’extérieur notre rôle de grande puissance financière. Cependant, en prévision des luttes économiques futures et étant donnée notre juste ambition de supplanter les Allemands sur les marchés de l’exportation, nous ne devrons pas nous retirer sans conditions, en laissant à d’autres le soin de recueillir les fruits de ce que nous aurons semé en des temps plus heureux.

C’est là qu’apparaît pour nous la nécessité de nous assurer la collaboration d’un associé plus fortuné, auquel nous pourrons offrir une part de nos affaires à l’étranger, en lui donnant, sous cette forme, un emploi rémunérateur de ses capitaux disponibles, sans faire la rude école de l’adaptation à des pays neufs, avec lesquels il n’a aucune affinité de race. Quel que soit le mode suivant lequel se réalisera cette association d’intérêts : crédits à court terme, emprunts, souscriptions d’actions ou commandites, il ne devra pas tendre à l’absorption de nos entreprises par le capital américain, afin de ne pas abandonner la part d’influence qui nous sera nécessaire pour rouvrir plus tard nos débouchés à l’exportation.

N’est-ce point-là, d’ailleurs, ce procédé de collaboration que les États-Unis ont déjà employé pour eux-mêmes, en un temps où leurs moyens financiers n’étaient pas encore à la hauteur de leurs vastes conceptions ? Le concours que le marché anglais et, dans une mesure plus modeste, le marché français, ont donné aux affaires américaines, avait précisément ce caractère. Les capitaux européens ont coopéré, de longue date, à la mise en valeur de grandes entreprises, mais sous le couvert américain. Nous entrevoyons donc, pour l’avenir, une situation inverse. Les Américains ayant à placer à l’étranger un surplus de disponibilités, viendront chercher des emplois rémunérateurs sur nos grands marchés d’Europe. C’est le principe des vases communiquans, qui fera affluer vers nous une part des capitaux que les États-Unis auront en trop, et cela d’autant plus logiquement que ces capitaux, véritables bénéfices de guerre, retourneront pour une bonne part à leur lieu d’origine.

Il ne faudrait pas croire que ce programme ainsi exposé soit loin de la pensée américaine. Les États-Unis semblent, au contraire, bien préparés aux concessions nécessaires pour garder une partie de leurs avantages, car ils se rendent compte qu’on n’édifie pas une fortune durable uniquement sur le malheur des temps pour ses concurrens. C’est cet esprit conciliant et pondéré que nous trouvons, par exemple, dans les déclarations des dirigeans de la National City Bank. Son président, dans un discours au troisième Congrès du commerce étranger, en 1916, s’est exprimé sur ce sujet en ces termes :

« Nous devons nous mettre à la tâche, a-t-il dit, avec l’intention de rendre service, plutôt qu’avec un esprit de conquête, et en nous laissant sagement guider par un sentiment de droiture envers nos concurrens. Ce commerce que nous tentons aujourd’hui de nous approprier, nous ne sommes pas en état de le retenir véritablement avec notre force économique présente, mais nous profitons seulement du fait que maintenant nos concurrens sont en infériorité, et nous prenons d’eux temporairement ce que nous ne sommes pas préparés à conserver. S’il apparaît que nous ne pouvons pas rendre de services économiques dans le marché du monde, nous n’en consoliderons pas longtemps tous les avantages que, pour le moment, nous pouvons impitoyablement saisir. »

Nous retrouvons ce même esprit dans le discours prononcé par M. Paul Warburg, vice-gouverneur du Federal Réserve Board, lors de la réunion de la Conférence internationale, à Buenos-Ayres, en 1916. « Les conditions financières dans lesquelles se trouveront les États-Unis après la guerre, nous obligeront impérieusement à prendre une part très importante dans le « financement » du monde. Mais notre intention n’est pas de chercher à supplanter les nations européennes qui ont été amies de l’Amérique latine et lui ont apporté une aide substantielle. »

Enfin, nous avons été heureux de trouver dans le rapport de l’American International Corporation cette déclaration très suggestive : « Nous avons à l’étude diverses entreprises en Russie, pour lesquelles il sera indubitablement désirable de coopérer avec les intérêts anglais et français. » Cette formule est également celle qui semble appelée à prévaloir dans les affaires chinoises.

Le rôle que nous entrevoyons pour les États-Unis après la guerre est celui qui résulte des faits mêmes que nous avons observés, des tendances que nous voyons se dessiner aujourd’hui. On a pu constater, dans ces dernières années, le développement d’un système, qui, sous le nom de Dollar Diplomacy, tend à coordonner les efforts des banques vers un même but pour le bien supérieur du pays : c’est l’utilisation des capitaux comme grand moyen d’influence mondiale, dont nous venons de montrer quelques applications pratiques.

Cette expansion subite des Nord-Américains dans le monde par de multiples créations de corporations, de sociétés d’entreprises d’exportation ou filiales de banques, etc. est toute une politique qui révèle les tendances actuelles de la finance américaine. Mais, comme tous les mouvemens trop vastes, et surtout trop rapides, cette expansion pourrait bien ne pas atteindre ses fins en voulant tout embrasser ; c’est pourquoi, dans l’intérêt même des États-Unis, un programme de collaboration est préférable à un plan de conquête. On ne fait rien de durable sans le temps ; or, la création d’un grand, marché international ne peut être l’œuvre d’un jour, car il suppose une formation d’hommes, une organisation de banques, une expérience du commerce extérieur, un outillage de transports maritimes, bref, tout un ensemble de conditions économiques ou même géographiques, qui ne peuvent se réaliser par le seul pouvoir de la richesse ou le prestige de l’or. Aussi, nous ne croyons pas que l’improvisation américaine pourrait prévaloir définitivement contre la longue préparation britannique ou française, lorsque le monde, dont l’axe financier est momentanément déplacé, retrouvera son équilibre hors du joug allemand.

Comme conclusion à cette étude, nous formulons donc l’espoir de ne pas nous heurter, après la guerre, à de nouveaux concurrens plus en forme, qui nous mettraient knocked out dans la lutte économique et financière. Nous avons posé, au contraire, le principe d’une étroite collaboration, suivant laquelle les États-Unis continueraient, au temps de paix, leur aide financière dans l’œuvre de relèvement et, utilisant tout ce que nous avons fait dans le monde après une longue expérience, viendraient nous apporter leur concours pour relever ou développer nos propres entreprises. Notre diplomatie d’affaires doit consister en ceci : jeter de multiples ponts des États-Unis vers la France, afin que les énormes capitaux, émigrés vers l’Amérique en règlement de nos achats, nous reviennent comme une manne bienfaisante pour féconder notre action partout où nous avons des positions à défendre. Cette alliance financière, fondée sur une juste compréhension des intérêts en cause, est l’un des buta vers lesquels nous devons tourner ces sympathies américaines, dont nous apprécions aujourd’hui les effets dans la guerre et qui nous aideront demain, dans la paix, à réaliser tous les avantages de notre victoire.

Maurice Lewandowski.
  1. Il a été offert par le public, pour ces deux emprunts, plus de 8 milliards de dollars, soit environ de 45 milliards de francs. D’autre part, dans cette même période, la Croix-Rouge américaine a réalisé, pour son compte, un emprunt public de 100 millions de dollars, ce qui est une preuve de l’ardeur généreuse, comme aussi de la puissance financière des États-Unis.
  2. Le change du dollar en francs est calculé sur le cours de 5,70.
  3. La richesse totale des États-Unis est évaluée, d’après les statistiques, à 220 milliards de dollars, dans lesquels les ressources des Banques sont comprises pour 35 milliards de dollars.
  4. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1915 l’étude consacrée par M. Raphaël-Georges Lévy à la situation des États-Unis pendant la Grande Guerre.
  5. Les origines de cette politique américain, issue de la doctrine de Monroe, ont été particulièrement étudiées par M. Firmin Roz dans son livre si actuel sur l’Energie américaine.
  6. Le Congrès de Washington a eu comme prolongement la Conférence tenue à Buenos-Ayres en 1916, et à laquelle assistait le Secrétaire du Trésor aux États-Unis, M. Mac Adoo. Cette Conférence s’est principalement occupée de questions d’ordre pratique, ayant pour objet de resserrer les liens commerciaux entre les Républiques américaines, telles que : unification de la législation pour les lettres de change, les brevets ou marques de fabrique, la constitution d’un stock commun d’or déposé aux États-Unis et évitant des transferts de métal entre pays américains, entente pour une meilleure organisation postale, etc. La permanence de l’action pan-américaine est assurée par une Commission internationale siégeant aux États-Unis.
  7. Nous signalons, en passant, un côté particulier de cette organisation des banques américaines à l’étranger. À Buenos-Ayres, par exemple, la National City Bank organise dans ses bureaux une exposition d’échantillons, avec catalogues des principales maisons américaines d’exportation, et offre ses bons offices comme intermédiaire pour l’achat de leurs articles.
  8. M. Frank Vanderlip vient de quitter momentanément ses fonctions pour être adjoint, pendant la durée de la guerre, à M. Mac Adoo, secrétaire du Trésor.