La Pupille/29

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 217-225).


CHAPITRE XXIX


Quoique Sophie n’eût pas donné la clef de ses bois aux Brandenberry, elle la leur prêtait quelquefois ; aussi Richard put-il s’en servir le fameux jour où il vint chez l’héritière chercher une réponse définitive, pendant que sa sœur l’attendait impatiemment à mi-route.

Je ne saurais dire qui était le plus troublé, du frère ou de la sœur, quand ils se séparèrent dans le parc ; quoique ce pût bien être Marguerite, nous allons la laisser se livrer à ses conjectures en arpentant les allées sablées de Thorpe-Combe, et nous suivrons Richard chez sa belle maîtresse. Il monta rapidement jusque chez elle, et sentit son courage l’abandonner quand il la vit assise dans son fauteuil avec une figure des plus désagréables. L’héritière avait réellement bien des raisons d’être de mauvaise humeur : d’abord Arthur Giles s’était moqué d’elle et de ses ordres ; M. Jenkins avait passé tout près d’elle, et soit volontairement, soit par hasard, ne lui avait pas fait l’honneur de l’apercevoir ; puis les Heathcote, malgré ses impertinences réitérées, étaient gais, polis et aimables ; enfin mistress Barnes avait oublié de faire venir des pains d’épices et autres sucreries pour ses repas particuliers.

Cependant en ce moment, quelques flatteries ne pouvant que lui être agréables, elle accueillit le nouveau venu par un sourire engageant et en lui tendant deux doigts à baiser.

« Ma très-chère miss Martin Thorpe, comment vous portez-vous ? murmura Richard d’une voix plus tendre encore que de coutume.

— Très-bien, je vous remercie, répondit Sophie en rajustant un coussin sur son dos et un tabouret sous ses pieds avec l’aide de Richard.

— Il me semble que vous n’êtes pas tout à fait à votre aise ; quoique plus charmante que jamais, je ne vous trouve pas bien portante. Vous êtes vraiment très-pâle, belle Sophie.

— Je souffre bien assez pour manquer de couleurs, répondit Sophie en fronçant le sourcil et en reprenant sa physionomie sèche et querelleuse.

— Grand Dieu ! n’y a-t-il aucun moyen de vous soulager ? Avec des cœurs aussi dévoués que le mien et celui de ma sœur, il y a toujours de la ressource, murmura M. Brandenberry en la regardant le plus tendrement possible et paraissant dominé par l’émotion.

— S’il y a un moyen, je n’ai certes pas eu l’esprit de le trouver. Tout ce que je ferai n’aboutira à rien. Ces maudits Heathcote sont mon tourment de chaque jour, et il me faudra peut-être attendre des mois avant de pouvoir m’en débarrasser.

— N’attendez rien, adorable Sophie, s’écria Richard en tombant à ses pieds, n’attendez rien pour vous soustraire à toutes ces autorités qui vous pèsent ; mais confiez-vous à celui qui vous idolâtre, Sophie ! ne détournez pas de moi ces yeux qui font rêver au ciel ! Je tombe dans les ténèbres, quand vous ne me regardez pas ! Laissez-moi vous protéger, oh ! charmante créature adorée ! Ma vie se passera dans l’adoration de vos charmes. Je vous débarrasserai pour toujours de tout ce qui vous tourmente et vous chagrine. Sophie ! Adorable Sophie ! Soyez à moi ! Soyez ma femme ! ma douce fiancée, la maîtresse bénie de mon âme et de mon cœur. »

Cette éloquente tirade, accompagnée de brûlantes caresses, avait d’abord intéressé Sophie ; mais, quand elle en eut assez, elle se recula vivement, et son amoureux voisin tomba le nez à terre devant elle. Cette sotte plaisanterie fit entrer, pour un moment, des idées de destruction et de vengeance dans l’esprit de M. Brandenberry ; mais il se releva gracieusement, et, prenant un air sentimental, il s’écria :

« Me voici, Sophie ! séduisante Sophie ! j’attends votre arrêt !

— Monsieur Brandenberry, je vous suis fort reconnaissante de votre bonne opinion de moi ; mais, pour le moment, je n’ai nullement l’intention de changer de position. Je vous le répète, votre demande m’honore infiniment ; mais, quant à présent, je ne veux pas me marier. »

Richard, comprenant que ce n’était pas là précisément un refus, voulut continuer ses tendres protestations et ses caresses passionnées ; mais la petite Sophie l’éloigna de nouveau en lui disant :

« De grâce, monsieur Brandenberry, en voilà assez sur ce sujet. J’ai beaucoup d’affection et de considération pour vous et votre sœur, et je serais désolée de vous voir moins intimement et plus rarement que par le passé. Cessez donc cette conversation. Je n’entends pas me marier… je vous le répète, quant à présent du moins.

— Je vous obéis, trop ravissante Sophie, reprit M. Brandenberry, que cette scène de passion jouée avait considérablement fatigué ; mais je vous jure que je vous aimerai toujours de même, jusqu’à ce que vous me le défendiez.

— Adieu, monsieur Brandenberry ; j’espère vous revoir souvent, dit Sophie d’une voix caressante. Rappelez-moi au souvenir de votre chère sœur, et dites-lui mille choses aimables de ma part. »

Richard imprima un baiser passionné sur la main de l’héritière et partit en lui envoyant des regards tendres et profonds. Quand il rejoignit sa sœur, elle lui cria de loin en accourant vers lui :

« Eh bien ?

— Eh bien, que le diable l’emporte, dit Richard avec dépit. Il faudra recommencer mille fois cette scène avant de posséder Thorpe-Combe. Sur mon âme ! si jamais ces terres sont à moi, puissé-je l’y enterrer bien profondément !

— Dieu merci, elle ne vous a pas refusé ?

— Pas absolument. Je suis convaincu qu’elle est décidée à m’épouser, mais pas tout de suite, et ce sont ces préliminaires qui sont terribles. S’il me fallait renouveler pendant un mois la visite de ce matin, je deviendrais mince comme une feuille de papier.

— Un mois, Richard ! Mais deux, dix, vingt mois ne seraient pas trop pour acheter un tel bien-être. Réellement, vous devez plaisanter ?

— Point du tout. Moi qui la déteste tant, jugez du plaisir que ces scènes d’amour passionné peuvent me donner. Enfin, c’est à vous, Marguerite, à lui persuader qu’elle ne peut pas vivre sans vous. Et alors…

— Comptez sur moi, Richard. Mais je vous accorde qu’elle est bien odieuse, et que cette comédie est encore plus pénible avec elle qu’avec toute autre.

— Vous ne devriez pas parler ainsi, Marguerite ; cela me décourage encore plus, » reprit Richard en riant.

Et les jeunes Brandenberry se mirent en route bras dessus dessous en causant de leur importante affaire.

M. Jenkins resta encore plusieurs jours sans revenir à Thorpe-Combe, et miss Martin Thorpe commençait à craindre qu’il se fût pris d’affection pour une autre personne à laquelle il pourrait donner ses magnifiques joyaux. Mais quelles auraient été sa fureur et son anxiété, si elle avait su que chaque jour l’étrange visiteur passait plusieurs heures dans le pavillon de plaisance avec ces maudits Heathcote ! Si elle avait été plus gracieuse avec eux et qu’elle eût daigné leur parler, elle aurait probablement appris dans le courant de la conversation ces visites habituelles qui charmaient autant les Heathcote que M. Jenkins. Enfin, cet intéressant personnage parut un jour dans le boudoir. Sophie s’informa avec sollicitude de la raison qui l’avait tenu si longtemps éloigné de chez elle et l’avait empêché de venir visiter la maison, qu’elle avait fait préparer pour le recevoir.

M. Jenkins assura qu’il avait été souffrant, qu’il l’était même encore, et qu’il se voyait obligé de remettre son inspection à un autre jour. Le lendemain il revint encore, et ses manières furent, si cela est possible, plus étranges que les jours précédents. Il parla d’abord de choses fort indifférentes, puis s’écria tout à coup :

« De grâce, ma chère, quand pensez-vous que votre tuteur, sir Charles Temple, sera de retour en Angleterre ? Il y a déjà fort longtemps qu’il est parti.

— Ah ! monsieur, vous abordez là un sujet qui me cause bien des tourments, répondit Sophie avec une feinte mélancolie, et, si je n’avais pas eu le chagrin de vous voir vous éloigner aussi longtemps, je vous aurais ouvert mon pauvre cœur blessé.

— Parlez, ma chère, reprit M. Jenkins avec animation. Tout ce qui vous regarde m’intéresse infiniment. Je vous écoute.

— Eh bien ! monsieur, j’ai écrit dernièrement à sir Charles, et je ne serais pas étonnée que ma lettre le ramenât brusquement.

— Vraiment ? j’en serais charmé. Alors Algernon reviendra avec lui, et je pourrai voir ce garçon dont je désire vraiment faire la connaissance.

— Algernon Heathcote ici ? chez moi ? jamais ! s’écria Sophie. Oh ! monsieur Jenkins, si vous saviez tout ce que cet infâme garçon m’a fait souffrir, vous ne vous étonneriez pas de l’agitation dans laquelle je suis, rien que d’entendre prononcer son nom.

— Qu’avez-vous souffert, Sophie, et quelles injures Algernon vous a-t-il adressées ? reprit gravement M. Jenkins.

— Ce que j’ai souffert ! répondit l’héritière, enchantée de trouver cette occasion pour calomnier ses bienfaiteurs aux yeux de son riche ami. Vous ne pouvez savoir à combien de tortures ma vie a été livrée. Orpheline à dix-neuf ans, je me rappelle bien tout le bonheur qu’on éprouve auprès de sa mère et que l’on perd avec elle. Hélas !

— C’est vrai ! Continuez, ma chère Sophie.

— Il est inutile que j’entre dans un récit détaillé de tout ce que j’ai dû endurer chez ces Heathcote. Cela a été horrible !

— Mais pourquoi avez-vous été chez eux de préférence à vos autres parents ?

— Mais je présume que ma mère avait pris des arrangements avec le major, répondit Sophie, que toutes ces questions commençaient à embarrasser.

— Des arrangements pécuniaires, je suppose ?

— Mais oui, monsieur, répondit effrontément Sophie.

— Très-bien. Après ? Qu’est-ce qui vous a tant fait souffrir chez le major Heathcote ?

— Les indignes traitements de ses enfants, répondit Sophie sans hésitation.

— Vraiment, c’est affreux ! Ce sont peut-être les petits enfants qui ne vous ne considéraient pas comme leur cousine, et qui vous taquinaient un peu ? reprit M. Jenkins en examinant Sophie avec attention.

— Au contraire. Je n’ai pas de raisons pour me plaindre des enfants, ni des garçons ni des filles, mais de Florence, qui a toujours été mon ennemie, et d’Algernon, qui est le diable sur la terre. Mais je serais vraiment désolée de vous ennuyer de ces récits pénibles pour nous deux.

— N’importe, je désire tout savoir. Quelles sortes de cruautés avez-vous eu à endurer de la part d’Algernon, pauvre enfant ?

— C’était un système de taquinerie perpétuelle que je ne puis bien expliquer, et que je défie même ceux qui habitaient avec nous d’avoir pu découvrir. La victime seule comprenait bien les mauvais sentiments qui inspiraient son bourreau. »

Et, en achevant ces mots, Sophie tira son mouchoir de sa poche et se mit à pleurer.

« Je désirerais un peu plus de netteté dans ce témoignage, miss Sophie. Car, si je dois vous l’avouer, je ne suis venu dans ce pays que pour faire connaissance avec les enfants de ceux et de celles qui ont été mes amis, et, si je les en trouve dignes, afin d’apprendre à les aimer et de leur laisser des preuves palpables de mon affection et de mes richesses. Je vous prie donc, chère miss Sophie, de me dépeindre exactement, et avec votre franchise habituelle, les caractères de vos deux cousins, Florence et Algernon Heathcote.

— Ce que vous venez de me confier, répondit Sophie qui avait compris tout d’abord le parti qu’elle pouvais tirer de son voisin, m’oblige, cher monsieur, à vous répondre plus sérieusement encore. Votre grande bonté pour moi, et l’affectueuse confiance dont vous voulez bien m’honorer, me font un devoir d’être sincère. Algernon et Florence sont malheureusement d’indignes jeunes gens, faux, menteurs, sans cœur, avares, ingrats, et incapables de s’attacher jamais à un malheureux. Je ne vous dis tout cela qu’à regret et par affection pour vous, cher monsieur ; quant au reste, je le tairai, ça m’est trop personnel. Il est de ces vérités trop pénibles à dire, quand elles ont pour objet des personnes de notre famille. Mais vous, si noble et si bon, évitez de vous attacher à ces gens-là. En vous disant cela, je ne fais que remplir un devoir bien rigoureux. »

M. Jenkins se leva, et, s’approchant de Sophie, il lui prit la main et lui dit avec une gravité qui intimida un moment la jeune intrigante :

« Encore une question, une seule et dernière. Florence Heathcote a-t-elle un mauvais caractère ?

— Hélas ! oui, répondit Sophie d’une voix émue et en semblant faire un violent effort pour parler.

— Maintenant, au revoir, reprit M. Jenkins en paraissant fort satisfait. Je vais passer une ou deux semaines à Londres pour des affaires particulières, et, à mon retour à Broughton-Castle, je m’empresserai de venir vous faire visite.

— À Londres pour affaires particulières ! C’est évidemment pour de l’argent, » pensa Sophie. Aussi, se levant avec empressement, elle répondit d’une voix caressante : « Que Dieu vous accompagne, cher monsieur Jenkins ! qu’il vous bénisse et vous tienne en bonne santé.

— Merci, vous êtes trop bonne. Mais j’oubliais que j’ai une faveur à vous demander avant de partir. Ces treillages que vous faites poser dans cette jolie partie du bois, près d’une petite maison solitaire, obligent à couper deux ou trois grands arbres que j’ai plantés moi-même avec mistress Thorpe, il y a bien des années, et je voulais vous prier de faire suspendre les travaux jusqu’à mon retour. Si, à ce moment, ce vieillard persiste toujours dans ses refus, car on m’a raconté vos différends, il existe un moyen de le mettre à la raison, et nous pourrons l’employer. Mais je n’ai pas le temps de m’expliquer maintenant ; dites-moi seulement si vous m’accordez ma prière.

— Vous accorder ! cher monsieur ! Que pourrait-on vous refuser ? »

Et l’héritière allait encore serrer la main de M. Jenkins ; mais il était parti en recevant sa promesse, et avait échappé ainsi à ses folles tendresses.