La Pupille/31

La bibliothèque libre.
La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 235-246).


CHAPITRE XXXI.


Les invitations de miss Martin Thorpe produisirent chez ses oncles une foule de réflexions et des conclusions très-différentes.

« Voilà une étrange aventure, murmura M. Spencer en prenant son café du matin. Un gentleman nommé Jenkins qui veut prouver son affection aux enfants des Thorpe ! Il se privera de voir mes charmants garçons, car je ne referai certes pas ce voyage pour M. Jenkins ! Cette Martin est fièrement hardie ! après avoir indignement détourné la fortune du vieux à son profit, oser m’adresser une pareille épître ! »

Puis, roulant la lettre avec colère, il la jeta dans la corbeille à papier et se plut à croire que la meilleure manière de blesser sa petite cousine était de ne point même lui répondre.

Quand le squire de Llanwellyn Lodge reçut son invitation, il brisa le cachet avec gravité ; puis, après avoir longuement étudié le contenu de la lettre, sans rien y comprendre, comme de coutume, il murmura avec indifférence, selon son habitude :

« Regardez cela, Elfreda. »

La jeune fille tendit la main, puis le bras, et parvint à saisir la lettre et à la lire. L’expression que prit sa figure parut si singulière que ses deux sœurs s’écrièrent en même temps :

« Qu’est-ce donc que cela, Elfreda ?

— C’est la lettre la plus étrange que j’aie jamais lue : c’est une invitation de Sophie Martin pour nous faire aller à Thorpe-Combe, voir un voyageur qui a connu le vieux Thorpe et désire connaître aussi les parents de son ami défunt.

— Laissez-moi voir, dit Eldruda.

— Vous me la donnerez quand vous l’aurez lue, » reprit à son tour Winifred.

Quand les trois sœurs eurent pris connaissance de la lettre, Eldruda s’écria :

« Comme elle écrit drôlement, cette Sophie !

— Cela me ferait plaisir d’y aller, » dit nonchalamment Winifred.

À ces mots les trois sœurs rapprochèrent leurs chaises et formèrent un conciliabule. Le vœu émis par l’une des trois nécessitait une discussion à la suite de laquelle on devait recueillir les avis et communiquer à M. Wilkins la résolution prise en commun.

« Il est vraiment ridicule d’aller une seconde fois à Thorpe-Combe chercher ce que nous ne pourrons jamais y trouver, opina l’aînée.

— Oui : mais il est si triste de rester toujours à la maison, soupira la jolie Winifred, que, quoique nous tenions fort peu à connaître ce gentleman… célibataire, je crois, il serait absurde de perdre, en refusant l’invitation, la seule occasion que nous trouverons, de longtemps peut-être, de nous distraire un peu.

— Je suis de l’avis de Winifred, reprit la seconde miss Wilkins… et d’abord, rien ne sera plus amusant que de voir cette affreuse petite sotte de Sophie trancher de la grande dame et faire ses embarras ; l’étranger est peut-être drôle aussi… sans compter, ajouta-t-elle, que nous y retrouverons… sir Charles Temple.

— Oh ! pour celui-là, j’en ai fait mon deuil, Druda, repartit Elfreda ; quand il n’y aurait plus que lui et moi sur la terre, je ne voudrais pas l’épouser… Cependant, si vous avez toutes deux si envie d’aller à Thorpe-Combe, je n’y ferai certes pas d’objection. Eldruda, allez dire à la vieille Jeanne qu’elle remette la lessive à un autre jour ; pour le moment, il faut qu’elle s’occupe exclusivement de nos toilettes… Quant à papa, j’espère pouvoir le décider. »

Cette dernière tâche n’était pas tout à fait ce qu’il y avait de plus facile ; mais l’habile Elfreda sut y parvenir en rappelant à son père combien les excellents déjeuners, les copieux luncheons et les délicieux dîners qu’il avait pris à Thorpe-Combe, lors de son premier voyage, lui avaient fait de bien.

Nulle considération ne pouvait être mieux choisie pour déterminer le géant à se déranger ; aussi, le jour du départ étant arrivé, et M. Wilkins ayant trouvé sous sa main des habits neufs à sa taille, ses malles, faites sans qu’il s’en fût mêlé et la voiture attelée sans qu’il eût pris la peine de l’ordonner, il monta sans mot dire dans sa chaise, prit place en face de ses filles, et dormit jusqu’à destination.

En recevant la réponse affirmative des Wilkins, miss Martin Thorpe avait fait appeler mistress Barnes pour lui annoncer qu’elle allait avoir une grande réunion, et lui ordonner de faire préparer pour les Wilkins l’appartement qu’ils avaient à Noël, et pour M. Jenkins la plus belle chambre de toute la maison ; mais elle ne parla pas des Spencer, dont elle avait accepté le silence comme un refus.

Ces ordres surprirent énormément la femme de charge : aussi s’empressa-t-elle d’aller en converser avec les autres domestiques. Mistress Barnes n’avait jamais vu M. Jenkins, mais ceux des serviteurs de la maison qui avaient eu l’occasion de l’approcher en faisaient un mince éloge. Ils ne pouvaient parler de sa fortune, qu’ils ne connaissaient pas ; mais ils ne vantaient ni sa figure ni ses manières.

« — C’est bien, dit le sommelier, le plus drôle de corps auquel j’aie jamais versé à boire, et, si ce n’était le patronage de lord Broughton, qui le traite familièrement, je dirais qu’il n’a pas même l’air d’un gentleman.

— Et moi, dit à son tour William, je dis qu’un homme qui possède un si beau cheval, et lui fait faire des courses telles que d’ici à Broughton-Castle, doit être au moins millionnaire… ou marchand de chevaux.

— Un marchand de chevaux ! fi, pouvez-vous parler ainsi d’un homme qui a l’honneur d’être reçu chez votre maîtresse ?

— Je n’ai rien dit d’impertinent, ce me semble, répondit William, un peu alarmé, et j’espère bien, mistress Robert, que vous ne me ferez pas gronder pour cela ?

— Je parie un schelling avec qui voudra, interrompit Nancy, que miss Sophie est amoureuse de ce gentleman, qu’elle a le projet de l’épouser, et que c’est uniquement pour cela qu’elle réunit ici toute sa famille… Je vous défie d’expliquer autrement tout ce qui se passe.

— Je crois, dit à son tour mistress Barnes, qu’elle aime trop son argent et qu’elle s’aime trop elle-même, pour vouloir se marier ; car alors il lui faudrait le partager, cet argent chéri. Enfin, arrive que pourra ; ce qu’il y a de sûr pour nous, c’est que nous n’avons pas à nous croiser les bras pour que tout soit prêt le 25. »

Au jour indiqué, un domestique étranger vint prendre possession de la chambre de M. Jenkins et préparer sa toilette ; aussi, quand l’étranger parut au salon où tout le monde était déjà réuni, Sophie fut-elle saisie du changement qui s’était opéré en lui. Il avait coupé sa moustache, peigné soigneusement ses cheveux ; il avait quitté son bonnet de laine rouge, et portait des vêtements d’une coupe élégante.

Quand elle le vit entrer, elle alla le prendre par la main et le présenta successivement aux Wilkins et à sir Charles Temple.

Le squire gallois se leva, s’inclina et se rassit ; miss Wilkins l’aînée salua le plus gravement possible ; Winifred sourit de l’air le plus agréable, et miss Eldruda fit tous ses efforts pour paraître distinguée.

M. Jenkins répondit à ces différentes politesses par un petit salut un peu sec, et par des regards profonds qui semblaient chercher à lire au fond du cœur de ses interlocuteurs.

En s’approchant de sir Charles, il parut embarrassé et se couvrit une partie du visage avec son mouchoir ; mais s’il s’attendait à exciter l’attention du beau baronnet, il s’était trompé : car, après avoir échangé avec lui quelques politesses, le jeune homme reprit sa conversation avec miss Florence Heathcote, sans plus songer à M. Wilkins.

Celui-ci s’approcha alors de mistress Heathcote ; mais, sans s’arrêter aux compliments, il s’écria, presque en l’abordant en et regardant autour de lui :

« Il y a encore ici quelqu’un que je veux voir : où est donc Algernon Heathcote ? »

Cette question s’adressait à Sophie ; mais miss Martin détourna vivement la tête, sans paraître avoir entendu, tandis que mistress Heathcote, qui était devenue assez intime avec l’étranger, lui répondait, en faisant signe, en même temps, à Algernon, perdu dans les rideaux de la fenêtre :

« Laissez-moi vous présenter notre fils Algernon, monsieur Jenkins,… voici Algernon Heathcote, » reprit-elle en plaçant le jeune homme en face de l’étranger, sans s’inquiéter de l’ennui que pourrait occasionner à son fils cette exhibition un peu embarrassante.

Algernon prit la chose au mieux, car il sourit avec grâce, et montra la plus charmante expression de physionomie qu’on puisse voir. M. Jenkins, oubliant un instant sa réserve habituelle, posa une main sur chaque épaule du jeune homme, et s’écria :

« Voilà donc Algernon Heathcote ? »

Algernon rougit de la persistance d’attention dont il était l’objet, et cette rougeur le rendit aussi beau que mistress Heathcote elle-même le pouvait désirer dans son orgueil maternel.

« Oui, monsieur Jenkins, voilà Algernon, et, quand vous le connaîtrez, vous verrez que l’apparence n’est pas encore ce qu’il y a de mieux en lui, répliqua mistress Heathcote, qui reprit sa place et laissa les deux nouveaux amis ensemble.

— Surtout, monsieur, s’écria le jeune homme en souriant, n’allez pas croire tout ce que ma mère vous, dira de moi ; c’est une digne et excellente femme, mais elle a le défaut d’embellir tout ce qu’elle raconte de moi.

— Oh ! mon jeune ami, maintenant que je vous connais, je jugerai par moi-même. »

Après ces mots, échangés avec grâce, M. Jenkins mit la conversation sur l’Italie, et se fit un plaisir de laisser parler le jeune homme.

Quand on annonça le dîner, la maîtresse de la maison s’approcha de M. Jenkins, et, lui prenant le bras, elle lui dit d’un air aimable :

« Serez-vous assez bon pour me conduire dans la salle à manger ?

— Non, ma chère, répondit sans cérémonie l’étranger : vous devez prendre le bras de sir Charles, M. Wilkins conduira mistress Heathcote, le major peut offrir la main à cette miss Wilkins qui est auprès de vous et me paraît être l’aînée de la bande, et les deux plus jeunes sœurs chercheront à amuser, comme elles pourront, la jolie Florence ; quant à moi, j’ai trouvé un charmant compagnon, et je le garde. »

Cette espèce de leçon exaspéra fort Sophie, qui se sentit sur le point de répondre quelque impertinence à celui qui se mêlait de commander chez elle ; mais elle se contint, sourit avec effort, et se décida à ouvrir la marche au bras de sir Charles, quoique assez choquée de cette tirade débitée à haute voix. Chacun prit le rang et la place que M. Jenkins avait désignés, et le dîner commença. Jamais partie de plaisir n’avait été aussi triste. Le major ne put obtenir un seul mot de miss Elfreda, qui était encore suffoquée de ce qu’elle appelait les manières libres et de mauvais goût de M. Jenkins. Sir Charles se désolait d’être si loin de Florence, qu’il pouvait à peine l’entrevoir. Quant à la charmante fille, elle se consolait de cette contrariété en pensant au joli goûter composé de groseilles cueillies par elle à Temple-Bar avec sir Charles et Algernon, et dont le baronnet lui avait fait les honneurs dans le pavillon de plaisance. À côté d’elle les deux jeunes miss Wilkins chuchotaient et critiquaient tout, à commencer par leur jolie voisine, Florence Heathcote. La bonne mistress Heathcote regrettait que sir Charles fût placé si loin de sa fille : elle devinait bien que cela les attristait l’un et l’autre. Pour M. Wilkins, il buvait et mangeait sans relâche, et Sophie demeurait muette et ne s’occupait de personne. Pendant ce temps, Algernon et M. Jenkins semblaient seuls s’amuser. Ils causaient à voix basse, et personne n’entendait ce qu’ils disaient.

La soirée fut aussi triste que le dîner. Les deux amants se retirèrent dans une embrasure de fenêtre, et furent ainsi complètement l’un à l’autre ; mais cette espèce de tête-à-tête ayant été remarqué par Elfreda et par Sophie, ce fut un motif pour elles de se rapprocher, et elles causèrent ensemble pendant tout le reste de la soirée. Elles se trouvèrent mutuellement beaucoup d’esprit et de bon sens.

Quant à M. Jenkins et à Algernon, ils avaient disparu. Miss Martin Thorpe, en voyant rentrer au salon le major avec M. Wilkins et sir Charles Temple, avait appelé Jem pour savoir ce qu’étaient devenus les deux autres messieurs.

« Je ne sais où est M. Algernon, répondit Jem, mais je crois que M. Jenkins est monté se coucher, car il a demandé un bougeoir en sortant de la salle à manger. »

La certitude que son cousin n’était pas avec le riche étranger tranquillisa Sophie, qui put s’abandonner sans arrière-pensée à une longue conversation avec sa cousine, miss Elfreda Wilkins.

Quand, après la retraite des dames, le major, sir Charles et M. Wilkins s’étaient groupés autour de la table pour boire et causer, avant de rentrer au salon, M. Jenkins s’était tiré à l’écart avec Algernon, et avait continué l’entretien commencé.

« Je vous déclare, Algernon, dit le pâle voyageur, que vos récits intéressants m’inspirent le désir de voir l’Italie avant de mourir ; mais comme Thorpe-Combe va vous paraître triste après ce beau voyage !

— Triste ! oh ! non, jamais cette maison ne pourra l’être pour moi. Certes, je l’aime moins depuis la mort de votre vieil ami, car c’était un excellent homme, qui mettait toute son application à amuser et à occuper ses hôtes. Je le regrette sincèrement. Je sais d’ailleurs une chambre dans la maison qui, à mon gré, égayerait pour moi jusqu’à la prison : connaissez-vous la bibliothèque ?

— Je voudrais la voir avec vous, Algernon, répondit l’étranger.

— Nous irons demain après déjeuner, si vous le voulez.

— Je préférerais y aller aujourd’hui même.

— Je crains qu’elle ne soit pas éclairée, répartit le jeune homme ; d’après ce que Florence m’a dit, je crois que Sophie se soucie peu des livres. Notre oncle Thorpe y faisait porter une lampe tous les soirs, et chacun était libre d’y aller : c’était vraiment charmant ; mais je crains qu’avec une seule bougie il ne vous soit difficile d’en admirer l’ensemble.

— Je désire y monter ce soir : nous y retournerons demain pour la voir plus en détail, insista M. Jenkins.

— Comme vous voudrez ; j’en connais tous les coins et recoins, et serais capable de trouver, dans l’obscurité, tel livre que vous me demanderiez.

— Qui vous l’a si bien fait connaître, Algernon, pendant les quinze jours que vous avez passés ici ? est-ce le vieux M. Thorpe ?

— Non, monsieur, reprit Algernon, en prenant un ton plus sérieux : ce fut sir Charles Temple. M. Thorpe disait que cette pièce lui rappelait trop douloureusement le souvenir du fils qu’il avait perdu, et rouvrait toutes les plaies de son cœur ; mais il nous permettait volontiers d’y rester tout le temps qu’il nous plaisait d’y être : aussi, lorsque nous nous y trouvions réunis, sir Charles, Florence et moi, je ne sais ce qui nous retenait d’y passer la nuit. »

En ce moment les trois autres messieurs se levèrent de table, et le major, s’approchant de son fils et de son interlocuteur, leur demanda :

« Passez-vous au salon, messieurs ?

— Ne nous attendez pas, major, répliqua M. Jenkins. Algernon et moi nous avons encore à causer. »

Quand ces messieurs eurent quitté la salle à manger, l’étranger se fit donner un bougeoir et monta à la bibliothèque précédé d’Algernon qui s’était chargé de l’éclairer et de lui montrer le chemin.

« N’entrons pas, je vous en prie, s’écria le jeune Heathcote après avoir fait un pas dans la bibliothèque ; croyez-moi, monsieur Jenkins, cette bougie n’éclaire pas : il vous sera impossible de jouir du coup d’œil. »

Le voyageur entra malgré les objections du jeune Algernon, et, se dirigeant vers un grand fauteuil placé dans un angle de la pièce, il s’y laissa tomber et fut bientôt plongé dans une profonde rêverie. Algernon s’approcha de lui, et tout en le regardant se prit aussi à réfléchir. Il se rappela son premier voyage à Thorpe-Combe, l’aimable réception qui l’y attendait, ses promenades avec Florence, sa liaison avec sir Charles, enfin les lectures à haute voix si intéressantes, et les causeries à voix basse si douces. Ces pensées, si sérieuses qu’elles fussent, l’étaient moins cependant que celles de l’étranger : car Algernon, qui tournait souvent ses regards de son côté, s’aperçut qu’il pleurait. Tout d’un coup M. Jenkins se leva, et, faisant un effort pour secouer sa tristesse, il s’écria :

« Allons, c’est fini. Maintenant dites-moi, mon cher Algernon, aimeriez-vous que cette bibliothèque vous appartînt ?

— C’est là une question que je ne me suis jamais adressée, monsieur, répondit le jeune homme, dont les yeux brillèrent de joie ; du reste, à quoi bon penser à cela ?

— On ne sait pas, reprit M. Jenkins en riant ; que diriez-vous si un ami dévoué cherchait à nouer une alliance entre vous et votre cousine Sophie ?

— Je dirais, monsieur, que cet ami dévoué ferait bien de trouver une autre occupation.

— Pourquoi donc, je vous prie ? Ce serait un excellent moyen de vous faire partager l’héritage de votre oncle, et, si je croyais que ce mariage pût faire votre bonheur, j’employerais de grand cœur le pouvoir que je puis avoir sur Sophie pour l’y déterminer.

— Vous plaisantez, monsieur Jenkins, repartit Algernon en riant ; miss Martin Thorpe est certainement en âge de se marier dès demain ; mais vous ne pourriez pas en dire autant de moi.

— N’avez-vous pas d’autre objection ? reprit M. Jenkins avec joie ; voyons, la trouvez-vous aimable ?

— Ma parole d’honneur, monsieur Jenkins, je ne me laisserais marier de force à qui que ce fût. Je ne connais pas les usages de l’Orient, mais en Angleterre on ne marie pas les garçons à seize ans.

— C’est tout ce que vous avez à me dire alors ? Mais si j’obtenais qu’on vous attendît trois ou quatre ans ? Savez-vous que cela serait une belle position pour vous ?

— Si je ne croyais pas que vous plaisantez, monsieur, vraiment je me fâcherais, dit Algernon d’un ton ferme. car je me considérerais comme un infâme si des motifs d’argent pouvaient seuls me guider dans le choix d’une femme. Je vous prie donc de terminer là cet entretien. Parlons, si vous voulez, de livres ou de toute autre chose.

— Je parle très-sérieusement, Algernon, en vous disant que je vous conjure de me dire librement et avec franchise votre opinion sur le caractère et le cœur de miss Martin Thorpe. »

Algernon rougit et demeura un instant sans répondre, puis il dit enfin :

« Eh bien ! franchement, monsieur, je ne me crois pas d’âge à pouvoir juger du caractère des autres, ni à en parler aussi librement, et puis je ne vous connais pas depuis assez longtemps pour comprendre le motif que vous ayez de me questionner ainsi.

— Vous avez raison, mon ami, parfaitement raison, dit M. Jenkins avec bonté ; je cesse donc, pour le moment du moins, de vous importuner de mon indiscrétion. »

La conversation roula alors sur différentes choses. M. Jenkins sembla écouter avec attention certaines opinions émises par son jeune ami. Enfin, après avoir parcouru plusieurs ouvrages curieux, il se leva en disant :

« J’ai l’habitude de prendra mon café et de fumer ma pipe seul dans ma chambre. Je vous laisse donc ; mais vous allez, je suppose, rentrer au salon. »

Algernon répondit par une inclination de tête, en disant : « Bonsoir, monsieur. » Quand il se trouva seul, il demanda une nouvelle bougie et demeura dans la bibliothèque, préférant la société des livres à celle de la femme que son trop obligeant ami prétendait lui faire épouser.