La Quenouille de Barberine

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LA QUENOUILLE

DE BARBERINE.

BÉATRICE D’ARAGON, reine de
Hongrie.
Le comte ULRIC.
BARBERINE, sa femme.
ASTOLPHE DE ROSEMBERG.
Le chevalier ULADISLAS.
POLACCO.
Courtisans, etc.


(Bohême et Hongrie.)

ACTE PREMIER.


Scène PREMIÈRE.

Une chambre.
Entrent ULRIC et BARBERINE.
ULRIC.

Quand le ciel est ainsi chargé de pluie et de brouillard, je ne sais que devenir.

BARBERINE.

Mon cher cœur, je vous demande une grace.

ULRIC, à la fenêtre.

Quel hiver ! quel hiver s’apprête ! Quels chemins ! quel temps ! La nature se resserre en frissonnant, comme si tout ce qui vit allait mourir.

BARBERINE.

Je vous prie d’abord de m’écouter, et en second lieu de me faire une grace.

ULRIC.

Que veux-tu, mon ame ? Pardonne-moi : je ne sais ce que j’ai aujourd’hui.

BARBERINE.

Ni moi non plus, je ne sais ce que tu as ; et la grace que vous me ferez, Ulric, c’est de le dire à votre femme.

ULRIC.

Eh ! mon Dieu, non, je n’ai rien à te dire, aucun secret.

BARBERINE.

Je ne suis pas une Portia ; je ne me ferai pas une piqûre d’épingle pour te prouver que je suis courageuse. Mais tu n’es pas non plus un Brutus, et tu n’as pas envie de tuer notre bon roi Mathias Corvin. Écoute ; il n’y aura pas pour cela de grandes paroles, ni de sermons, ni même besoin de me mettre à genoux. Tu as du chagrin. Viens près de moi ; voici mes lèvres, c’est le vrai chemin de mon cœur, et le tien y viendra, si je l’appelle.

ULRIC.

Comme tu me le demandes naïvement, je te répondrai de même. Ton père n’était pas riche ; le mien l’était ; mais il a dissipé ses biens. Nous voilà tous deux, mariés bien jeunes, et nous possédons de grands titres, mais bien peu avec. Je me chagrine de n’avoir pas de quoi te rendre heureuse et riche, comme Dieu t’a rendue bonne et belle. Notre revenu est si médiocre ! et cependant je ne veux pas l’augmenter en laissant pâtir nos fermiers ; ils ne paieront jamais de mon vivant plus qu’ils ne payaient à mon père. Je pense à me mettre au service du roi, et à aller à la cour.

BARBERINE.

C’est en effet un bon parti à prendre ; le roi n’a jamais mal reçu un gentilhomme de mérite ; la fortune ne se fait point attendre auprès de lui, quand on te ressemble.

ULRIC.

C’est vrai ; mais si je pars, il faut que je te laisse ici, car pour quitter cette maison, où nous vivons à si grand’peine, il faut être sûr de pouvoir vivre ailleurs ; et je ne puis me décider à te laisser seule.

BARBERINE.

Pourquoi ?

ULRIC.

Tu demandes pourquoi ? Et que fais-tu donc maintenant ? Ne vienstu pas de m’arracher un secret que j’avais résolu de cacher ? Et que t’a-t-il fallu pour cela ? Un sourire.

BARBERINE.

Et un baiser.

ULRIC.

Ah ! que tes baisers m’appartiennent ! qu’ils soient comme une source fraîche, et que tu me la verses goutte à goutte jusqu’à la mort ! Mais, hélas ! Barberine, ton sourire ne m’appartient pas ; ta beauté est à tous les yeux, au premier passant qui lève la tête quand tu te penches à ta croisée.

BARBERINE.

Tu es jaloux ?

ULRIC.

Non, mon amour, mais vous êtes belle ; que feras-tu si je m’en vais ? Tous les seigneurs des environs ne vont-ils pas rôder par les chemins ? Et moi, qui m’en irai si loin courir après une ombre, ne perdrai-je pas le sommeil ? Ah ! Barberine, loin des yeux, loin du cœur.

BARBERINE.

Écoute ; Dieu m’est témoin que je me contenterais toute ma vie de ce vieux château et du peu de terres que nous avons, s’il te plaisait d’y vivre avec moi. Je me lève, je vais à l’office, à la basse-cour, je prépare ton repas, je t’accompagne à l’église, je te lis une page, je couds une aiguillée, et je m’endors contente sur ton cœur.

ULRIC.

Ange que tu es !

BARBERINE.

Je suis un ange, mais un ange-femme ; c’est-à-dire que si j’avais une paire de chevaux, nous irions avec à la messe. Je ne serais pas fâchée non plus que mon bonnet fût doré, que ma jupe fût moins courte, et que cela fît enrager les voisins. Je t’assure que rien ne nous rend légères, nous autres, comme une douzaine d’aunes de velours qui nous traînent derrière les pieds.

ULRIC.

Eh bien donc ?

BARBERINE.

Eh bien donc ! le roi Mathias ne peut manquer de te bien recevoir, ni toi de faire fortune à la cour. Je te conseille d’y aller. Si je ne peux pas y aller aussi, comme je t’ai tendu tout à l’heure mes lèvres pour te demander le secret de ton cœur, ainsi, Ulric, je te tends la main, et je te jure que je te serai fidèle.

ULRIC.

Voici la mienne.

BARBERINE.

Celui qui sait aimer peut seul savoir combien on l’aime. Fais seller ton cheval ; pars seul, et toutes les fois que tu douteras de ta femme, pense que ta femme est assise à ta porte, qu’elle regarde la route, et qu’elle ne doute pas de toi.



Scène II.

Un banc devant un cabaret.
Le chevalier ULADISLAS et ROSEMBERG, assis.
ROSEMBERG.

Je ne connais rien de plus agréable, après qu’on a bien dîné, que de s’asseoir en plein air, avec des personnes d’esprit, et de causer librement des femmes sur un ton convenable.

LE CHEVALIER.

Vous allez à la cour du roi de Hongrie ?

ROSEMBERG.

Oui, seigneur ; c’est mon début.

LE CHEVALIER.

Ne doutez pas du succès, et vous en aurez. Pendant la dernière guerre que nous fîmes contre les Turcs, sous le vaïvode de Transilvanie, je rencontrai un soir, dans une forêt profonde, une jeune fille égarée.

ROSEMBERG.

Quel était le nom de la forêt ?

LE CHEVALIER.

C’était une certaine forêt sur les bords de la mer Caspienne.

ROSEMBERG.

Je ne la connais pas, même par les livres.

LE CHEVALIER.

Cette pauvre fille était attaquée par trois brigands couverts de fer depuis les pieds jusqu’à la tête, et montés sur des chevaux excellens.

ROSEMBERG.

À quel point vos paroles m’intéressent ! Je suis tout oreilles.

LE CHEVALIER.

Je mis pied à terre, et, tirant mon épée, je leur ordonnai de s’éloigner. Permettez-moi de ne pas faire mon éloge ; vous comprenez que je fus forcé de les tuer tous les trois. Après un combat des plus sanglans…

ROSEMBERG.

Reçûtes-vous quelque blessure ?

LE CHEVALIER.

L’un d’eux seulement faillit me percer de sa lance ; mais l’ayant évitée, je lui déchargeai sur la tête un coup d’épée si violent, qu’il tomba raide mort. M’approchant aussitôt de la jeune fille, je reconnus en elle une princesse qu’il m’est impossible de vous nommer.

ROSEMBERG.

Je comprends vos raisons, et me garderai bien d’insister ; la discrétion est un principe pour tout homme qui sait son monde.

LE CHEVALIER.

De quelles faveurs elle m’honora, je ne vous le dirai pas davantage. Je la reconduisis chez elle, et elle m’accorda un rendez-vous pour le lendemain ; mais le roi son père l’ayant promise en mariage au pacha de Caramanie, il était fort difficile que nous pussions nous voir en secret. Indépendamment de soixante eunuques qui veillaient jour et nuit sur elle, on l’avait confiée depuis son enfance à la garde d’un géant nommé Molock.

ROSEMBERG.

Garçon ! apportez-moi une autre bouteille.

LE CHEVALIER.

Vous concevez quelle entreprise ! pénétrer dans un château inaccessible, construit sur un rocher battu par les flots, et entouré d’une pareille garde. Voici, seigneur étudiant, ce que j’imaginai ; prêtez-moi, je vous prie, votre attention.

ROSEMBERG.

Sainte Vierge ! le feu me monte à la tête !

LE CHEVALIER.

Je pris une barque, et gagnai le large. Là, m’étant précipité dans les flots, au moyen de certain talisman que m’avait donné un sorcier bohémien de mes amis, je fus rejeté sur le rivage, semblable en tout à un noyé ; c’était à l’heure où le géant Molock faisait sa ronde autour des remparts ; il me trouva étendu sur le sable, et me transporta dans son lit.

ROSEMBERG.

Je devine déjà ; c’est admirable.

LE CHEVALIER.

On me prodigua des secours ; quant à moi, les yeux à demi fermés, je n’attendais que le moment où je serais seul avec le géant. Aussitôt, me jetant sur lui, je le saisis par la jambe droite, et le lançai dans la mer.

ROSEMBERG.

Je frissonne ; le cœur me bat.

LE CHEVALIER.

J’avoue que je courus quelque danger ; car, au bruit de sa chute, les soixante eunuques accoururent le sabre à la main ; mais j’avais eu le temps de me rejeter sur le lit, et paraissais profondément endormi. Loin de concevoir aucun soupçon, ils me laissèrent dans la chambre avec une des femmes de la princesse pour me veiller. Alors, tirant de mon sein une fiole et un poignard, j’ordonnai à cette femme de me suivre, dans le temps que les eunuques étaient tous à souper. Prenez ce breuvage, lui dis-je, et mêlez-le adroitement dans leur vin, sinon, je vous poignarde tout-à-l’heure. Elle m’obéit sans oser dire un mot, et bientôt les eunuques s’étant assoupis par l’effet du breuvage, je demeurai maître du château. Je m’en fus droit à l’appartement des femmes ; je les trouvai prêtes à se mettre au lit, mais ne voulant leur faire aucun mal, je me contentai de les enfermer dans leurs chambres, et d’en prendre sur moi les clés qui étaient au nombre de six vingt. Alors, toutes les difficultés étant levées, je me rendis chez la princesse ; à peine au seuil de sa porte, je mis un genou en terre : Reine de mon cœur, lui dis-je avec le ton du plus profond respect… mais pardonnez, seigneur étudiant, je suis forcé de m’arrêter, la modestie m’en fait un devoir.

ROSEMBERG.

Non ! je le vois, vous l’avez possédée ! Ah ! qu’il me tarde d’être à la cour ! Mais ces breuvages inconnus, ces mystérieux talismans, où les trouverai-je, seigneur chevalier ?

LE CHEVALIER.

Cela est difficile, cependant je vous ferai une confidence ; tenez, si vous avez de l’argent, c’est le meilleur talisman que vous puissiez trouver.

ROSEMBERG.

Dieu merci, je n’en manque pas ; mon père est le plus riche seigneur du pays. La veille de mon départ, il m’a donné une bonne somme, et ma tante Béatrice, qui pleurait, m’a aussi glissé dans la main une jolie bourse qu’elle a brodée. Mes chevaux sont gras et bien nourris, mes valets bien vêtus, et je ne suis pas mal tourné.

LE CHEVALIER.

C’est à merveille, et il n’en faut pas davantage.

ROSEMBERG.

Le pire de l’affaire, c’est que je ne sais rien ; non, je ne puis rien retenir par cœur. Les mains me tremblent à propos de tout quand je parle aux femmes.

LE CHEVALIER.

Videz donc votre verre. Pour réussir dans le monde, seigneur étudiant, retenez bien ces trois maximes : voir, c’est savoir ; vouloir, c’est pouvoir ; oser, c’est avoir.

ROSEMBERG.

Il faut que je prenne cela par écrit. Les mots me paraissent hardis et sonores. J’avoue pourtant que je ne les comprends pas bien.

LE CHEVALIER.

Si vous voulez plaire aux femmes, affectez avec elles le plus profond respect dans les paroles ; traitez-les comme des divinités, et dites hautement aux autres hommes que de ces mêmes femmes vous n’en faites aucun cas, mais seulement d’une manière générale, et sans jamais médire d’une seule plutôt que du reste. Par là vous obtiendrez deux choses, d’être le bienvenu en public, et d’exciter la curiosité en particulier. Quand vous serez assis près d’une blonde pâle, sur le coin d’un sopha, et que vous la verrez s’appuyer mollement sur les coussins, tenez-vous à distance, jouez avec le coin de son écharpe, et dites-lui que vous avez un profond chagrin. Près d’une brune, si elle est vive et enjouée, prenez l’apparence d’un homme résolu ; parlez-lui à l’oreille, et si le bout de votre moustache vient à lui effleurer la joue, ce n’est pas un grand mal. À toutes, en général, dites qu’elles ont dans le cœur une perle enchâssée, et que tous les maux ne sont rien, si elles se laissent voir jusqu’à la cheville. Mais surtout que toutes vos pensées près d’elles ressemblent à ces valets insolens qui sont couverts de livrées splendides. Ne pensez qu’à rendre agréable et honorable la route que vous prenez ; pour ce qui est de votre but, elles le savent aussi bien que vous. Les hommes diront que vous êtes un libertin effronté ; les femmes auront soin de prouver le contraire ; en un mot, distinguez toujours scrupuleusement ces deux parts de la vie, la forme, et le fond des choses. Ainsi vous remplirez la première maxime : « voir, c’est savoir, » et vous passerez pour expérimenté.

ROSEMBERG.

Continuez, de grâce, je me sens tout autre, et je bénis en moi-même le hasard qui m’a fait vous rencontrer dans cette auberge.

LE CHEVALIER.

Quand une fois vous aurez bien prouvé aux femmes que vous les méprisez avec la plus grande politesse et un respect infini, attaquez les hommes. Je n’entends pas par là qu’il faille vous en prendre à eux, tout au contraire ; n’ayez jamais l’air de vous occuper ni de ce qu’ils disent ni de ce qu’ils font. Soyez toujours poli, mais paraissez indifférent ; ne vous échauffez jamais dans une discussion ; laissez à chacun ses idées, mais tenez-vous pour persuadé qu’il n’y a de bon que les vôtres. Faites-vous rare, on vous aimera ; c’est un proverbe des Turcs. Par là, vous gagnerez un grand avantage : à force de passer partout en silence et d’un air dégagé, on vous regardera quand vous passerez. Que votre mise, votre entourage annonce un luxe effréné ; attirez constamment les yeux. Que cette idée ne vous vienne jamais, de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute. Ne montrez pas en public la mesure de vos forces ; cela rend les gens tranquilles, fussiez-vous un Hercule. Enfin agissez-en ni plus ni moins que si le soleil et les étoiles vous appartenaient en bien propre, et que la fée Morgane vous eût tenu sur les fonts baptismaux. De cette façon, vous remplirez la seconde maxime : « vouloir, c’est pouvoir, » et vous passerez pour redoutable.

ROSEMBERG.

Que je vais m’amuser à la cour, et la belle chose que d’être un grand seigneur !

LE CHEVALIER.

Une fois agréé des femmes et admiré des hommes, seigneur étudiant, pensez à vous si vous levez le bras. Que votre premier coup d’épée donne la mort ; que votre premier désir donne l’amour. La vie est une pantomime terrible, et le geste n’a rien à faire ni avec la pensée ni avec la parole. Si la parole vous a fait aimer, si la pensée vous a fait craindre, que le geste n’en sache rien. Soyez alors vous-même. Frappez comme la flèche ; que le monde disparaisse à vos yeux ; que l’étincelle de vie que vous avez reçue de Dieu s’isole, et devienne un Dieu elle-même. Que votre volonté soit comme l’œil du linx, comme le museau de la fouine, comme la flèche du guerrier. Oubliez, quand vous agissez, qu’il y ait d’autres êtres sur la terre que vous et celui à qui vous avez affaire. Ainsi, après avoir coudoyé avec grâce la foule qui vous environne, lorsque vous serez arrivé au but, et que vous aurez réussi, vous pourrez y rentrer avec la même aisance, et vous promettre de nouveaux succès. C’est alors que vous recueillerez les fruits de la troisième maxime : « oser, c’est avoir, » et que vous serez réellement expérimenté, redoutable et puissant.

ROSEMBERG.

Ah ! seigneur Dieu ! si j’avais su cela plus tôt ! Vous me faites penser à un certain soir que j’étais assis dans la garenne avec ma tante Béatrice. Je sentais justement ce que vous dites là ; il me semblait que le monde disparaissait, et que nous étions tout seuls sous le ciel. Aussi je l’ai priée de rentrer au château ; il faisait noir comme dans un four.

LE CHEVALIER.

Vous me paraissez bien jeune encore, et vous cherchez fortune de bonne heure.

ROSEMBERG.

Il n’est jamais trop tôt, quand on se destine à la guerre. Je n’ai vu un Turc de ma vie ; il me semble qu’ils doivent ressembler à des bêtes sauvages.

LE CHEVALIER.

Je suis fâché que des affaires d’importance m’empêchent d’aller à la cour cette année ; j’aurais été curieux d’y voir vos débuts.

ROSEMBERG.

Pouvez-vous croire que j’oublie cette rencontre ? C’est le ciel qui m’a conduit sur cette route ; une auberge si incommode ! des draps humides, et pas de rideaux ! Je n’y serais pas resté une heure, si je ne vous avais trouvé.

LE CHEVALIER.

Que voulez-vous ? Il faut s’habituer à tout.

ROSEMBERG.

Oh ! certainement ; ma tante Béatrice serait bien inquiète si elle me savait dans une mauvaise auberge. Mais nous autres garçons, nous ne faisons pas attention à toutes ces misères. Que Dieu vous protège, cher seigneur ! Mes chevaux sont prêts, et je vous quitte.

LE CHEVALIER.

Au revoir ; ne m’oubliez pas. Si vous avez jamais affaire au vaïvode, c’est mon proche parent, et je me souviendrai de vous.

ROSEMBERG.
Je vous suis tout dévoué de même.
(Ils sortent.)


Scène III.

À la cour. — Un jardin.
Entrent la REINE, ULRIC et plusieurs courtisans.
LA REINE.

Soyez le bienvenu, comte Ulric. Le roi, notre époux, est retenu en ce moment loin de nous par une guerre bien longue et bien cruelle, qui a coûté à notre jeunesse une riche part de son noble sang. C’est un triste plaisir que de la voir ainsi toujours prête à le répandre encore, mais cependant c’est un plaisir et en même temps une gloire pour nous ; les rejetons des premières familles de Bohême et de Hongrie, en se rassemblant autour du trône, nous ont rendu le cœur fier et belliqueux ; quel que soit le sort d’un guerrier, qui oserait le plaindre ? Ce n’est pas nous, qui sommes reine, ni moi, Ulric, qui fus une fille d’Aragon. J’ai beaucoup connu votre père, et votre jeune visage me parle du passé. Soyez donc ici comme le fils d’un souvenir qui m’est cher. Nous parlerons de vous ce soir avec le chancelier ; ayez patience, c’est moi qui vous recommande à lui. Le roi vous recevra sous cet auspice ; puisque nos clairons vous ont éveillé dans votre château de Bohême, et que du fond de votre solitude vous êtes venu trouver nos dangers, nous ne vous laisserons pas repentir d’avoir été brave et fidèle ; en voici pour gage notre royale main.

(La reine sort. Ulric lui baise la main, puis se retire à l’écart.)
UN COURTISAN.

Voilà un homme mieux reçu, pour la première fois qu’il voit notre reine, que nous, qui sommes ici depuis trente ans.

UN AUTRE.

Abordons-le, et sachons qui il est.

LE PREMIER.

Ne l’avez-vous pas entendu ? c’est le comte Ulric, un gentilhomme ruiné. Il cherche fortune, comme un nouveau marié qui n’a pas de quoi faire danser sa femme.

LE DEUXIÈME.

Dit-on que sa femme soit jolie ?

LE PREMIER.

Charmante ; c’est la perle de la Bohême.

LE DEUXIÈME.

Quel est cet autre jeune homme qui court par là en sautillant ?

LE PREMIER.

Je ne le connais pas. C’est encore quelque nouveau venu. La libéralité du roi attire ici toutes ces mouches, qui sucent le miel de la faveur.

(Entre Rosemberg.)
LE DEUXIÈME.

Celui-ci me paraît fine mouche, une vraie guêpe dans son corset rayé. Seigneur, nous vous saluons ; qui vous amène dans ce jardin ?

ROSEMBERG, à part.

On me questionne de tous côtés, et je ne sais si je dois répondre. Toutes ces figures nouvelles, ces yeux écarquillés qui vous dévisagent, cela m’étourdit à un point !… (Haut.) Où est la reine, messieurs ? Je suis Astolphe de Rosemberg, et je désire lui être présenté.

PREMIER COURTISAN.

La reine vient de se retirer ; si vous voulez lui parler, attendez son passage. Elle sortira dans une heure.

ROSEMBERG.
Diable ! cela est fâcheux.
(Il s’asseoit sur un banc.)
DEUXIÈME COURTISAN.

Vous venez sans doute pour les fêtes ?

ROSEMBERG.

Est-ce qu’il y a des fêtes ? Quel bonheur ! Non, messieurs, je viens pour prendre du service.

PREMIER COURTISAN.

Tout le monde en prend à cette heure.

ROSEMBERG.

Eh ! oui, c’est ce qui paraît. Beaucoup s’en mêlent, mais peu savent s’en tirer.

DEUXIÈME COURTISAN.

Vous en parlez avec sévérité.

ROSEMBERG.

Combien de hobereaux ne voyons-nous pas, qui ne méritent pas seulement qu’on en parle, et qui ne s’en donnent pas moins pour de grands capitaines ! On dirait, à les voir, qu’ils n’ont qu’à monter à cheval pour chasser les Turcs par-delà le Caucase, et ils sortent de quelque trou de la Bohême, commes des rats effarouchés.

ULRIC, s’approchant.

Seigneur, je suis le comte Ulric, gentilhomme bohémien, et je trouve un peu de légèreté dans vos paroles, qu’on peut pardonner à votre âge, mais que je vous conseille d’en retrancher. Être étourdi est un aussi grand défaut que d’être pauvre, permettez-moi de vous le dire, et que la leçon vous profite.

ROSEMBERG.

S’exprimer en termes généraux n’est faire d’offense à personne. Pour ce qui est d’une leçon, j’en ai donné quelquefois, mais je n’en ai jamais reçu.

ULRIC.

Voilà un langage hautain ; et d’où sortez-vous donc, vous-même, pour avoir le droit de le prendre ?

PREMIER COURTISAN.

Allons, seigneurs, que quelques paroles échappées sans dessein ne deviennent pas un motif de querelle ; nous croyons devoir intervenir ; vous êtes chez la reine, et l’air de ses jardins ne doit respirer que la paix et la bonne intelligence, comme il ne s’y exhale que le parfum des fleurs et la douce sérénité de sa présence auguste.

ULRIC.

C’est vrai, et je vous remercie de m’avoir averti à temps. Je me croirais indigne du nom que je porte si je ne me rendais à une si juste remontrance.

ROSEMBERG.

Qu’il en soit ce que vous voudrez, je n’ai rien à dire à cela.

(Les courtisans sortent. Ulric et Rosemberg restent assis chacun de son côté.)
ROSEMBERG, à part.

Depuis que je suis dans cette cour, les paroles de ce chevalier que j’ai rencontré sur la route ne me sortent pas de la tête. Je ne sais ce qui se passe en moi ; je me sens un cœur de lion. Ou je me trompe fort, ou je ferai fortune.

ULRIC, à part.

Avec quelle bonté la reine m’a reçu ! et cependant j’éprouve une tristesse que rien ne peut vaincre. Que fait à présent Barberine ? Hélas ! hélas ! l’ambition ! n’étais-je pas bien dans ce vieux château ? pauvre, sans doute, mais quoi ? ô folie ! ô rêveurs que nous sommes !

ROSEMBERG.

Vous venez de Bohême, seigneur ? vous devez connaître mon oncle, le baron d’Engelbreckt ?

ULRIC.

Beaucoup ; c’est un de mes voisins ; nous allions ensemble à la chasse, l’hiver passé. Il est allié, de loin, il est vrai, de la famille de ma femme.

ROSEMBERG.

Vous êtes allié de mon oncle d’Engelbreckt ? permettez que nous fassions connaissance ; y a-t-il long-temps que vous êtes parti ?

ULRIC.

Je ne suis ici que depuis un jour.

ROSEMBERG.

Vous paraissez le dire à regret ; auriez-vous quelque sujet de regarder en arrière avec tristesse ? Sans doute, il est toujours fâcheux de quitter sa famille, surtout quand on est marié. Votre femme est jeune, puisque vous l’êtes, belle, par conséquent. Il y a de quoi s’inquiéter.

ULRIC.

L’inquiétude n’est pas mon souci ; ma femme est belle, mais le soleil d’un jour de juillet n’est pas plus pur dans un ciel sans tache, que son noble cœur dans son sein chéri.

ROSEMBERG.

C’est beaucoup dire. Hors notre seigneur Dieu, qui peut connaître le cœur d’un autre ?

ULRIC.

Un fou sait mieux ce qu’il a que ses voisins, quoiqu’ils soient raisonnables.

ROSEMBERG.

J’avoue qu’à votre place je ne serais pas à mon aise.

(Entre Polacco.)
POLACCO.

Mes jeunes seigneurs, je vous salue. Santé est fille de jeunesse ; hé, hé, les bons visages de Dieu ! que Notre-Dame vous protége !

ROSEMBERG.

Qu’y a-t-il, l’ami ? à qui en avez-vous ?

POLACCO.

Je baise vos mains, seigneurs, et je vous offre mes services, mes petits services pour l’amour de Dieu.

ULRIC.

Êtes-vous donc un mendiant ? je ne m’attendais pas à en rencontrer dans ces allées.

POLACCO.

Un mendiant, Jésus ! un mendiant ! je ne suis point un mendiant ; je suis un honnête homme, mon nom est Polacco ; Polacco n’est pas un mendiant. Par saint Mathieu ! mendiant n’est point un mot qu’on puisse appliquer à Polacco.

ULRIC.

Expliquez-vous, et ne vous offensez pas de ce que je vous demande qui vous êtes.

POLACCO.

Hé, hé ! point d’offense ; il n’y en a pas. Nos jeunes garçons vous le diront. Qui ne connaît pas Polacco ?

ULRIC.

Moi, puisque j’arrive de Bohême, et que je ne connais personne.

POLACCO.

Bon, bon, vous y viendrez comme les autres ; on est utile en son temps et lieu, chacun dans sa petite sphère ; il ne faut pas mépriser les gens.

ULRIC.

Quelle estime ou quel mépris puis-je avoir pour vous, si vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?

POLACCO.

Chut ! silence ! la lune se lève ; voilà un coq qui a chanté !

ULRIC.

Quelle mystérieuse folie promènes-tu dans ton bavardage ? Tu parles comme la fièvre en personne.

POLACCO.

Un miroir, un petit miroir ! Dieu est Dieu, et les saints sont bénis. Voilà un petit miroir à vendre.

ULRIC.

Jolie emplette ! il est grand comme la main, et cousu dans du cuir. C’est un miroir de sorcière bohémienne ; elles en portent de pareils sur la poitrine.

ROSEMBERG.

Regardez-y ; qu’y voyez-vous ?

ULRIC.

Rien, en vérité ; pas même le bout de mon nez ; c’est un miroir magique ; il est couvert d’une myriade de signes cabalistiques.

POLACCO.

Qui saura verra, qui saura verra.

ULRIC.

Ha, ha ! je comprends qui tu es ; oui, sur mon ame, un honnête sorcier. Eh bien ! que voit-on dans ta glace ?

POLACCO.

Qui verra saura, qui verra saura.

ULRIC.

Vraiment ? je crois donc te comprendre encore. Si je ne me trompe, ce miroir doit montrer les absens ; j’en ai vu parfois qu’on donnait pour tels ; plusieurs de mes amis en portent à l’armée.

ROSEMBERG.

Pardieu, seigneur Ulric, voilà une offre qui vient à propos. Vous qui avez une femme jeune et belle, au fond de la Bohême, ce miroir est fait pour vous. Et dites-moi, brave Polacco, y voit-on seulement les gens ? n’y voit-on pas ce qu’ils font en même temps ?

POLACCO.

Le blanc est blanc, le jaune est de l’or, l’or est au diable, le blanc est aux vierges.

ROSEMBERG.

Voyez ! cela n’a-t-il pas trait à la fidélité des femmes ? Oui, gageons que les objets paraissent blancs dans cette glace, si la femme est fidèle, et jaunes, si elle ne l’est pas. C’est ainsi que j’explique ces paroles : l’or est au diable, le blanc est aux vierges.

ULRIC.

Éloignez-vous, mon bon ami. Ni ce seigneur ni moi n’avons besoin de vos services. Il est garçon, et je ne suis pas superstitieux.

ROSEMBERG.

Non, sur ma vie ! Seigneur Ulric, puisque vous êtes mon allié, je veux faire cela pour vous. J’achète moi-même ce miroir, et nous y regarderons tout-à-l’heure si votre femme cause avec son voisin.

ULRIC.

Éloignez-vous, vieillard, je vous en prie.

ROSEMBERG.

Non ! non ! il ne partira pas que nous n’ayons fait cette épreuve. En vérité, je veux savoir qui a raison de vous ou de moi.

ULRIC.

Enfant, tu insultes une femme que tu ne connais pas.

ROSEMBERG.

C’est parce que j’en connais d’autres.

ULRIC.

Eh bien ! puisque tu veux savoir qui a raison de toi ou moi, regarde-toi dans ce miroir.

(Il tire son épée.)
ROSEMBERG.

Attendez ! je ne suis pas en garde.

(Il tire aussi son épée. Polacco s’enfuit. Entrent la reine et les courtisans.)
LA REINE.

Que veut dire ceci, jeunes gens ? je croyais que ce n’était pas pour arroser les fleurs de mon parterre que se tiraient des épées hongroises. Qui a donné lieu à cette dispute ?

ULRIC.

Sacrée majesté, excusez-moi. Il y a telle insulte que je ne puis supporter. Ce n’est pas moi qui suis offensé, c’est mon honneur.

LA REINE.

De quoi s’agit-il ? parlez.

ULRIC.

Madame, j’ai laissé au fond de la Bohême une femme belle comme la vertu. Ce jeune homme, que je ne connais pas, et qui ne connaît pas ma femme, n’en a pas moins dirigé sur elle des railleries dont il fait gloire. Je proteste, à vos pieds, que ce soir même j’ai refusé de tirer l’épée, par respect pour la place où je suis.

LA REINE, à Rosemberg.

Vous paraissez bien jeune, mon enfant ; quel motif a pu vous porter à médire d’une femme que vous ne connaissez pas ?

ROSEMBERG.

Sacrée majesté, je n’ai pas médit d’une femme ; j’ai exprimé mon opinion sur toutes les femmes en général, et ce n’est pas ma faute si je ne puis la changer.

LA REINE.

En vérité ? Je croyais que l’expérience n’avait pas la barbe aussi blonde.

ROSEMBERG.

Madame, il est juste et croyable que votre majesté défende la vertu des femmes ; mais je ne puis avoir pour cela les mêmes raisons qu’elle.

LA REINE.

C’est une réponse téméraire. Chacun peut en effet avoir sur ce sujet l’opinion qu’il veut ; mais que vous en semble, messieurs ? N’y a-t-il pas une présomptueuse et hautaine folie à prétendre juger toutes les femmes ? C’est une cause bien vaste à soutenir, et si j’y étais avocat, moi, votre reine en cheveux gris, mon enfant, je pourrais mettre dans la balance quelques paroles que vous ne savez pas. Qui vous a donc appris, si jeune, à mépriser votre nourrice ? Vous qui sortez apparemment de l’école, est-ce là ce que vous avez lu dans les yeux bleus des jeunes filles qui puisaient de l’eau dans la fontaine de votre village ? Vraiment ! le premier mot que vous avez épelé sur les feuilles tremblantes d’une légende céleste, c’est le mépris ? Vous l’avez à votre âge ? je suis donc plus jeune que vous, car vous me faites battre le cœur. Tenez, posez la main sur celui du comte Ulric ; je ne connais pas sa femme plus que vous, mais je suis femme, et je vois comment son épée lui tremble encore dans la main. Je vous gage mon anneau nuptial que sa femme lui est fidèle comme la Vierge l’est à Dieu.

ULRIC.

Reine, je prends la gageure, et j’y mets tout ce que je possède sur terre, si ce jeune homme veut la tenir.

ROSEMBERG.

Je suis trois fois plus riche que vous.

LA REINE.

Comment t’appelles-tu ?

ROSEMBERG.

Astolphe de Rosemberg.

LA REINE.

Tu es un Rosemberg, toi ? Je connais ton père ; il m’a parlé de toi. Va, va, le comte Ulric ne gage plus rien contre toi ; nous te renverrons à l’école.

ROSEMBERG.

Non, sacrée majesté. Il ne sera pas dit que j’aurai reculé, si le comte tient le pari.

LA REINE.

Et que paries-tu ?

ROSEMBERG.

S’il veut me donner sa parole de chevalier qu’il n’écrira rien à sa femme de ce qui s’est passé entre nous, je gage mon bien contre le sien, ou du moins jusqu’à concurrence égale, que je me rendrai dès demain au château qu’il habite, et que ce cœur de diamant sur lequel il compte si fort ne me résistera pas long-temps.

ULRIC.

Je tiens, et il est trop tard pour vous dédire ; vous avez parlé devant la reine, et puisque sa présence auguste m’a obligé de baisser l’épée, c’est elle que je prends pour témoin du duel honorable que je vous propose.

ROSEMBERG.

J’accepte, et rien ne m’en fera dédire.

LA REINE.

Je me porte donc comme témoin et comme juge de la querelle. Le pari sera inscrit par le chancelier de la justice du roi mon maître, et à votre parole j’ajoute ici la mienne, qu’aucune puissance au monde ne pourra me fléchir, quand le délai sera passé.

ULRIC, à Rosemberg.

Combien de temps demandez-vous ?

ROSEMBERG.

Un mois, ce sera trop.

ULRIC.

Ainsi soit-il. D’ici à un mois, je vous attends.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE SECOND.



Scène PREMIÈRE.

Devant le château du comte Ulric.
BARBERINE, à sa fenêtre ; ROSEMBERG, sur la route.
BARBERINE, chantant.


Beau chevalier, qui partez pour la guerre,
Qu’allez-vous faire
Si loin d’ici ?
Voyez-vous pas que la nuit est profonde,
Et que le monde
N’est que souci ?

ROSEMBERG.

Lorsque j’ai tenu ce pari, je crois que j’ai agi trop vite ; il y a de certains momens où l’on ne peut répondre de soi, c’est comme un coup de vent qui s’engouffre dans votre manteau. Aye ! que je suis las ! il faut, avant de frapper à la porte, que je m’asseoie ici un instant, et que j’ajuste mon pourpoint.

BARBERINE.


Vous qui croyez qu’une amour délaissée
De la pensée

S’enfuit ainsi,
Hélas ! hélas ! chercheur de renommée,
Votre fumée
S’envole aussi.

ROSEMBERG.

D’un autre côté, si je réussis, l’aventure est faite pour me mettre en relief, et sans compter l’enjeu qui est considérable, me voilà par cette conquête cité de prime abord parmi les plus hardis muguets. Peste ! il ne faut pas que je m’y trompe ; il y va là de bon nombre d’écus. Qui sait ? une femme, comme on dit, n’est pas toujours un diable ; pourquoi celle-ci n’aurait-elle d’yeux que pour son mari ? je suis plus jeune que le comte Ulric, et, ma foi, tant soit peu mieux tourné. Patience ! je veux commencer par faire reluire ici quelques sequins, et éblouir la bonne dame.

BARBERINE.


Beau chevalier, qui partez pour la guerre,
Qu’allez-vous faire
Si loin de nous ?
J’en vais pleurer, moi qui me laissais dire
Que mon sourire
Était si doux.

ROSEMBERG.

Si je faisais comme cet Uladislas, lorsqu’il trompa le géant Molock ? Assurément la comtesse Barberine n’est gardée ni par un géant, ni par un grand nombre d’eunuques. La réussite me sera donc facile. Voyons ! lequel de ces moyens emploierai-je pour la séduire : la ruse, la force, ou l’amour ? La ruse a bonne chance, mais il est bien vrai que je ne sais trop comment ruser ; la force, fi donc ! ce ne serait ni d’un gentilhomme ni d’un loyal parieur. L’amour donc, oui, l’amour me reste ! du courage, et les poches pleines ; mon parti est pris ; avançons.

(Il frappe.)
BARBERINE.

Qui est là ? qui frappe à la porte ?

ROSEMBERG.

Comtesse, je me nomme Astolphe de Rosemberg ; j’arrive de la cour du roi Mathias, et je viens vous donner des nouvelles de votre mari.

BABBERINE descend et ouvre la porte.

Seigneur, vous êtes le bienvenu. Comment se porte mon mari ? que fait-il ? où est-il ? à la guerre ? hélas ! répondez.

ROSEMBERG.

Il est à la guerre, madame. Pour ce qu’il fait, c’est bien facile à dire ; il suffit de vous regarder pour le savoir ; qui peut vous avoir vue et vous oublier ? Il pense à vous, comtesse, et tout éloigné qu’il est, son sort est plus digne d’envie que de pitié, car, je le sais, vous pensez à lui. Permettez-moi de baiser votre main.

BARBERINE.

Seigneur, nous ne sommes riches que de bonne volonté, mais nous vous recevrons le moins mal possible.

ROSEMBERG.

J’ai laissé quelque part par là mes chevaux et mes écuyers ; je ne saurais voyager sans un cortége considérable, attendu ma naissance et ma fortune. Mais je ne veux pas vous embarrasser de ce train.

BARBERINE.

Pardonnez-moi ; mon mari m’en voudrait si je n’insistais. Nous leur enverrons dire de venir ici.

ROSEMBERG.

Quels remerciemens puis-je faire pour un accueil si favorable ? Cette blanche main a daigné m’ouvrir elle-même, et ces beaux yeux ne la contredisent pas ; ils m’ouvrent aussi, noble comtesse, la porte d’un cœur hospitalier. Je veux aller moi-même prévenir ma suite, et je reviens auprès de vous.



Scène II.

Une rue.
Entre ULRIC.
ULRIC.

Depuis que ce Rosemberg est parti, je ne puis ni rester en place ni dormir. Je ne sais quelles idées noires me passent par la tête malgré moi. Que ma femme soit chaste, cela est bien certain ; je n’en doute pas, mais… Quel mal pourrait-il y avoir, si je croyais trouver un moyen… non pas de m’en assurer, puisque cela est prouvé pour moi, mais enfin… non, il n’y a point de mal à cela. En vérité, la fièvre me prend toutes les nuits ; la peste soit de la gageure ! Oh ! les hommes ! quand l’amour propre les tient une bonne fois !

(Il frappe à une porte. Entre Polacco.)
POLACCO.

Je baise vos mains, mon cher seigneur, je baise vos mains pour l’amour de Dieu.

ULRIC.

Dis-moi, brave Polacco, possèdes-tu encore certain miroir que tu me fis voir un jour dans le jardin de la reine ? Il y a quelque temps de cela.

POLACCO.

Hé ! hé ! chacun son heure ; tout vient à point, et Dieu est Dieu.

ULRIC.

Je désire savoir si tu possèdes encore ce miroir.

POLACCO.

Qui refuse muse, qui muse refuse.

ULRIC.

Si tu l’as encore, dis-le-moi ; je viens l’acheter.

POLACCO.

Hé ! hé ! qui perd le temps, le temps le gagne ; qui perd le temps…

ULRIC.

Doutes-tu de moi ? Tiens, voilà ma bourse ; qu’on ne nous voie pas plus long-temps ensemble.

POLACCO, prenant la bourse.

Bien dit, bien dit, mon cher seigneur ; les murs ont des yeux ; que Dieu conserve la police ! les gens de police sont d’honnêtes gens.

(Il tire le miroir de sa poche.)
ULRIC, prenant le miroir.

Maintenant, tu vas m’expliquer les effets magiques de cette petite glace.

POLACCO.

Seigneur, en fixant vos yeux avec attention sur ce miroir, vous verrez un léger brouillard, qui se dissipe peu à peu. Si l’attention redouble, une forme vague et incertaine commence bientôt à en sortir. L’attention redoublant encore, la forme devient claire ; elle vous montre le portrait de la persorme absente à laquelle vous avez pensé en prenant la glace. Si cette personne est une femme, et qu’elle vous soit fidèle, la figure est blanche et presque pâle ; elle vous sourit faiblement. Si la personne est seulement tentée et qu’elle hésite à rester chaste, la figure se colore d’un jaune blond comme l’or d’un épi mûr. Si elle est infidèle, elle devient noire comme du charbon, et aussitôt une odeur infecte se fait sentir.

ULRIC.

C’est bien ; maintenant, prends ce qu’il te faut dans cette bourse, et rends-moi le reste.

POLACCO.

Qui saura viendra, qui saura viendra.

ULRIC.

Vends-tu si cher cette bagatelle ?

POLACCO.

Qui viendra verra, qui viendra verra.

ULRIC.

Que le diable t’emporte avec tes proverbes !

POLACCO.

Je baise les mains, les mains… Qui viendra verra.

(Il rentre chez lui.)


Scène III.

Au château du comte Ulric.
Entrent ROSEMBERG et BARBERINE.
ROSEMBERG.

En quoi l’amour peut-il être une offense ? Qui est-ce offenser que d’aimer ?

BARBERINE.

N’en parlons plus, seigneur, je vous en prie.

ROSEMBERG.

Puisque Dieu a fait la beauté, comment peut-il défendre qu’on l’aime ? C’est son image la plus parfaite ; oui, si Dieu a créé l’homme à sa ressemblance, nul ne lui ressemble plus que vous.

BARBERINE.

Mais si la beauté est l’ouvrage de Dieu, la sainte foi jurée à ses autels ne lui est-elle pas plus chère que la beauté même ? S’est-il contenté de créer ? N’a-t-il donc pas sur son œuvre céleste étendu la main comme un père, pour défendre et pour protéger ?

ROSEMBERG.

Non ! quand je suis ainsi près de vous, quand ma main tremble en touchant votre robe, quand vos yeux bleus s’abaissent sur moi avec ce rayon de lumière où respire la joie des anges ; non ! Barberine, Dieu ne le défend pas. Hélas ! point de reproches ! je ne puis m’éloigner.

BARBERINE.

Que vous me trouviez belle, et que vous le disiez, cela ne me fâche pas beaucoup. Mais à quoi bon en dire davantage ? Le comte Ulric est votre ami.

ROSEMBERG.

Qu’en sais-je ? ô ma comtesse chérie ! De quoi puis-je me souvenir près de vous ?

BARBERINE.

Quoi ! si je consentais à vous écouter, ni l’amitié, ni la crainte de Dieu, ni la confiance d’un gentilhomme qui vous envoie auprès de moi, rien n’est capable de vous faire hésiter ?

ROSEMBERG.

Non, sur mon ame, rien au monde. Vous êtes si belle, Barberine ! Vos yeux sont si doux, votre sourire est le bonheur lui-même !

BARBERINE.

Je vous l’ai dit, tout cela ne me fâche pas. Mais pourquoi prendre ainsi ma main ? Songez-vous à ce que vous faites ? Ce qui appartient à un ami n’est-il pas sacré et scellé ? Dieu ! il me semble que si j’étais homme, je mourrais plutôt que de parler d’amour à la femme de mon ami.

ROSEMBERG.

Et moi, je mourrais plutôt que de cesser de vous parler d’amour.

BARBERINE.

Vraiment ! sur votre honneur, cela est votre sentiment ?

ROSEMBERG.

Sur mon ame, sur mon honneur.

BARBERINE.

Vous trahiriez de bon cœur un ami ?

ROSEMBERG.

Oui, pour vous plaire, pour un regard de vous.

BARBERINE.

Sans repentir ?

ROSEMBERG.

Avec la joie d’un saint qui s’envole vers Dieu.

BARBERINE.

Je crois que vous êtes un grand enchanteur, car il est impossible de ne pas faire ce que vous voulez. Écoutez-moi ; si mon mari savait que vous m’avez parlé d’amour, il me tuerait infailliblement. Pour que personne dans ce château ne puisse en avoir un soupçon, demain, à l’heure du dîner, vous choisirez votre temps pour entrer dans la grande tour, là où vous verrez, taillées en marbre, les armes du royaume. Vous trouverez ouverte la porte de la chambre d’en haut, vous y entrerez, et vous la fermerez sur vous. De mon côté, au bout d’un quart d’heure… Silence ! on nous écoute. Séparons-nous, et n’y manquez pas.



Scène IV.

Un camp.
Entrent ULRIC et quelques chevaliers.
ULRIC, à part, regardant le miroir.

C’est bien elle, je ne puis détacher mes yeux de cette glace. Oui, voilà Barberine ; je distingue ses traits, son visage ; ah ! je frissonne ; cette image a-t-elle bien toute sa blancheur, symbole de la fidélité ? n’y a-t-il point quelque teinte jaunâtre ? que Dieu me préserve !

UN DES CHEVALIERS.

Personne ne s’est autant montré que vous, seigneur comte, dans cette dernière bataille ; la faveur dont le roi vous honore doit remplir votre cœur ; un avancement si rapide, si glorieux ! votre fortune est dans vos mains.

ULRIC, à part.

La figure devient jaune. (Haut.) Excusez-moi, seigneurs, si mon esprit préoccupé…

UN AUTRE CHEVALIER.

À propos, votre fameux pari avec le seigneur de Rosemberg n’est pas encore terminé ? nous l’avons appris en Turquie ; tout le monde en jasait.

ULRIC, à part.

Cependant je ne sens pas cette odeur désagréable dont parlait Polacco, et qui est le dernier signe de l’infidélité. (Haut.) Dites-moi, messieurs, ne sentez-vous pas quelque odeur singulière ?

PREMIER CHEVALIER.

Non ; quelle espèce d’odeur ?

ULRIC.

Je ne sais trop ; comme du charbon éteint.

DEUXIÈME CHEVALIER.

Je ne m’en aperçois pas. Votre pari, cher comte, vous attirera une nouvelle gloire, en même temps qu’il donnera une leçon sévère à un jeune étourdi. Personne ici n’en doute.

ULRIC.

Ni moi, seigneur, comme vous pensez ; je n’en ai pas douté un instant depuis le départ de Rosemberg. C’est un fou, un écervelé.

PREMIER CHEVALIER.

L’enjeu n’est pas de peu d’importance.

ULRIC, regardant le miroir.

Assurément ce n’est pas là du blanc.

LE DEUXIÈME CHEVALIER.

Il n’y va pas moins, nous a-t-on dit, que de votre fortune entière. C’est une noble gageure, et qui fait autant d’honneur à votre comtesse qu’à vous-même.

PREMIER CHEVALIER.

Vous paraissez considérer ce miroir avec attention.

ULRIC.

Juste Dieu ! je n’en puis plus.

DEUXIÈME CHEVALIER.

Qu’avez-vous, seigneur ? qu’y a-t-il ? vous êtes pâle comme la mort.

ULRIC

Ce n’est rien ; une légère douleur ; j’y suis sujet depuis mon enfance.

PREMIER CHEVALIER

En vérité, cela est effrayant ; votre visage a changé tout à coup.

ULRIC

À cheval ! le clairon sonne. Allons, seigneurs, séparons-nous.

(Ils sortent.)

Scène V.

Au château. — Une chambre dans une tour.
Entre ROSEMBERG.

Personne, dieu merci, ne m’a vu. (Il ferme la porte.) Si j’en crois mon appétit, l’heure du dîner ne doit pas être loin, et je suis exact au rendez-vous. Ô fortune ! quelle bénédiction ! non, je ne m’y attendais pas. Cette fière comtesse, ce riche enjeu ! tout cela gagné en si peu de temps ! qu’il avait raison, ce cher Uladislas ! Je vais donc la voir, l’entendre me parler d’amour ! elle ! Barberine ! ô beauté ! elle est à moi ! ô joie ineffable ! elle dans mes bras, sur mon cœur ! sainte Vierge, je ne saurais demeurer en repos ; il faut que je guette à cette fenêtre.

(Il ouvre la fenêtre.)

Personne encore ! singulière chambre pour un rendez-vous amoureux : une fenêtre grillée et des murs tout nus ! c’est quelque ancienne prison seigneuriale ; Barberine l’aura choisie comme le lieu le plus reculé du château. Patience, la cloche sonne.

(Il s’asseoit.)

En vérité, c’est une grande misère que cette fragilité des femmes ; conquise en si peu de jours ! est-ce que je l’aime ? non, je ne l’aime pas. Fi donc ! trahir ainsi un mari si plein de droiture et de confiance ! céder au premier regard amoureux d’un inconnu ! que peut-on faire de cela ? une maîtresse agréable, un caprice pour passer le temps. J’ai autre chose à faire que de rester ici ; qui maintenant me résistera ? Déjà je me vois arrivant à la cour, et traversant d’un pas nonchalant les longues galeries ; les courtisans s’écartent en silence, les femmes chuchotent ; la riche cassette est sur la table, et la reine a le sourire à la bouche. Quel coup de filet, Rosemberg ! ce que c’est pourtant que la fortune ! Quand je pense à ce qui m’arrive, il me semble rêver. Non, il n’y a rien de tel que l’audace.

Il me semble que j’entends du bruit ; quelqu’un monte l’escalier ; on s’approche, on monte à petits pas. Ah ! comme mon cœur palpite ! (On entend au dehors le bruit de plusieurs verroux.) Qu’est-ce que cela veut dire ? je suis enfermé ; on verrouille la porte en dehors ; sans doute c’est quelque précaution de Barberine ; elle a peur que pendant le dîner quelque domestique n’entre ici ; elle aura envoyé sa camériste fermer sur moi la porte jusqu’à ce qu’elle puisse s’échapper.

Si elle allait ne pas venir ! s’il arrivait un obstacle imprévu ! Bon, elle me le ferait dire. Mais qui marche ainsi dans le corridor ? cette tour est sans doute habitée par un gardien ; je vois dans ce coin une quenouille et un rouet. On marche encore ; on vient ici.

Ô fortune ! tu es la reine du monde. Ô hasard ! ô providence ! qui m’avez pris pour favori ! il me semble que je respire un autre air que le reste des hommes. C’est Barberine, je reconnais son pas. Silence ! il ne faut pas ici nous donner l’air d’un écolier. Je veux composer mon visage ; celui à qui de pareilles choses arrivent n’en doit pas paraître étonné.

(Un guichet s’ouvre dans la muraille.)
BARBERINE, en dehors, parlant par le guichet.

Seigneur Rosemberg, comme vous n’êtes venu ici que pour commettre un vol, le plus odieux et le plus digne de châtiment, le vol de l’honneur d’une femme, et comme il est juste que la pénitence soit proportionnée au crime, vous êtes emprisonné comme un voleur. Il ne vous sera fait aucun mal, et les gens de votre suite continueront à être bien traités. Si vous voulez boire et manger, vous n’avez d’autre moyen que de faire comme les vieilles femmes qui gagnent leur vie en prison, c’est-à-dire de filer. Vous trouverez une quenouille et un rouet tout préparés dans cette chambre, et vous pouvez avoir l’assurance que l’ordinaire de vos repas sera scrupuleusement augmenté ou diminué selon la quantité de fil que vous filerez.

(Elle ferme le guichet.)
ROSEMBERG.

Est-ce que je rêve ? Holà ! Barberine ! holà ! Jean ! holà ! Albert ! Qu’est-ce cela signifie ? La porte est comme murée ; on l’a fermée avec des barres de fer. La fenêtre est grillée, et le guichet n’est pas plus grand que mon bonnet. Holà ! quelqu’un ! ouvrez, ouvrez, ouvrez, c’est moi, Rosemberg ; je suis enfermé ici ; ouvrez ; qui vient m’ouvrir ? Y a-t-il là quelqu’un ? Je prie qu’on m’ouvre, s’il vous plaît. Hé ! le gardien, êtes-vous là ? Ouvrez-moi, monsieur, je vous prie. Je veux faire signe par la croisée. Hé ! compagnon, venez m’ouvrir ; il ne m’entend pas ; ouvrir, ouvrir, je suis enfermé. Cette chambre est au troisième étage. Mais qu’est-ce donc ? on ne m’ouvrira pas !

BARBERINE, ouvrant le guichet.

Seigneur, ces cris ne servent de rien. Il commence à se faire tard ; si vous voulez souper, il est temps de vous mettre à filer.

(Elle ferme le guichet.)
ROSEMBERG.

Hé ! bon ! c’est une plaisanterie. L’espiègle veut me piquer au jeu par ce joyeux tour de malice. On m’ouvrira dans un quart d’heure ; je suis bien sot de m’inquiéter. Oui, sans doute, ce n’est qu’un jeu ; mais il me semble qu’il est un peu fort, et tout cela pourrait me prêter un personnage ridicule. Hum ! m’enfermer dans une tourelle ! Traite-t-on aussi légèrement un homme de mon rang ? Fou que je suis ! cela prouve qu’elle m’aime ; elle n’en agirait pas si familièrement avec moi, si la plus douce récompense ne m’attendait. Voilà qui est clair ; on m’éprouve peut-être ; on observe ma contenance. Pour les déconcerter un peu, il faut que je me mette à chanter gaiement.

(Il chante.)


Quand le coq de bruyère
Voit venir le chasseur,
Holà ! dans la clairière
Holà landerira.
Oh ! le hardi compère,
Franc chasseur l’arme au poing ;
Holà ! remplis ton verre,
Holà ! landerira.


BARBERINE, ouvrant le guichet.

Seigneur, puisque vous ne filez pas, vous vous passerez sans doute de souper, et j’imagine que vous n’avez pas faim ; ainsi, je vous souhaite une bonne nuit.

(Elle ferme le guichet.)
ROSEMBERG.

Est-ce que je serais pris au piége ? Voilà qui a l’air sérieux. Passer la nuit ici ! sans souper ! et justement je n’ai pas dîné pour venir à ce rendez-vous. J’ai une faim horrible. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une bonne nuit ! Combien de temps va-t-on donc me laisser ici ? Assurément, cela est sérieux. Mort et massacre ! feu ! sang ! tonnerre ! exécrable Barberine ! misérable ! infâme ! bourreau ! malédiction ! Ah ! malheureux que je suis ! Me voilà en prison ; on va faire murer la porte ; on me laissera mourir de faim ; c’est une vengeance du comte Ulric. Hélas ! hélas ! prenez pitié de moi. Le comte Ulric veut ma mort, cela est certain ; sa femme exécute ses ordres. Pitié ! pitié ! Je suis mort ; je suis perdu ; je ne verrai plus jamais mon père, ma pauvre tante Béatrice ! Hélas ! ah ! Dieu ! hélas ! c’est fait de moi. Ô rage ! ô feu et flammes ! Oh ! si j’en sors jamais, ils périront tous de ma main ; je les accuserai devant la reine elle-même, comme bourreaux et empoisonneurs. Ah ! Dieu ! ah ! ciel ! prenez pitié de moi.

BARBERINE, ouvrant le guichet.

Seigneur, avant de me coucher, je viens savoir si vous avez filé.

ROSEMBERG.

Non, je n’ai pas filé ; je ne file point ; je ne suis point une fileuse. Ah ! Barberine ! vous me le paierez.

BARBERINE.

Seigneur, quand vous aurez filé, vous avertirez le soldat qui monte la garde à votre porte.

ROSEMBERG.

Ne vous en allez pas, comtesse ; au nom du ciel ! écoutez-moi.

BARBERINE.

Filez, filez.

ROSEMBERG.

Non, par la mort ! non, par le sang ! je briserai cette quenouille. Non, je mourrai plutôt.

BARBERINE.

Adieu, seigneur.

ROSEMBERG.

Encore un mot ! ne partez pas.

BARBERINE.

Que voulez-vous ?

ROSEMBERG.

Mais, — mais, — comtesse, — en vérité, — je suis, je — je ne sais pas filer. Comment voulez-vous que je file ?

BARBERINE.

Apprenez.

(Elle ferme le guichet.)
ROSEMBERG.

Non, jamais je ne filerai ; quand le ciel devrait m’écraser ! Quelle cruauté raffinée, voyez donc cette Barberine ! elle était en déshabillé ; elle va se mettre au lit ; à peine vêtue, en cornette, et plus jolie cent fois… Ah ! la nuit vient ; dans une heure d’ici, il ne fera plus clair.

(Il s’asseoit.)

Ainsi, c’est décidé ; il n’en faut pas douter. Non-seulement je suis en prison, mais on veut m’avilir par le dernier des métiers. Si je ne file, ma mort est certaine. Ah ! la faim me talonne cruellement ; voilà dix heures que je n’ai mangé ; pas une miette de pain depuis ce matin à déjeuner. Misérable Uladislas ! puisses-tu mourir de faim pour tes conseils ! Où diantre suis-je venu me fourrer ? que me suis-je mis dans la tête ? J’avais bien affaire de ce comte Ulric et de sa bégueule de comtesse ! Le beau voyage que je fais ! J’avais de l’argent, des chevaux, tout était pour le mieux ; je me serais diverti à la cour ; peste soit de l’entreprise ! J’aurai perdu mon patrimoine, et j’aurai appris à filer.

Le jour baisse de plus en plus, et la faim augmente en proportion. Est-ce que je serais réduit à filer ? Non, mille fois non ; j’aimerais mieux mourir de faim comme un gentilhomme. Diable ! vraiment, si je ne file pas, il ne sera plus temps tout-à-l’heure.

(Il se lève.)

Comment est-ce donc fait, cette quenouille ? quelle machine diabolique est-ce là ? je n’y comprends rien. Comment s’y prend-on ? je vais tout briser. Que cela est entortillé ! Oh Dieu ! j’y pense, elle me regarde ; cela est sûr ; je ne filerai pas.

Une voix en dehors.

Qui vive ?

(Le couvre-feu sonne.)

Le couvre-feu sonne ! Barberine va se coucher. Les lumières commencent à s’allumer. Des mulets passent sur la route, et les bestiaux rentrent des champs. Ô Dieu ! passer la nuit ainsi ! là, dans cette prison ! sans feu ! sans lumière ! sans souper ! le froid ! la faim ! Hé ! holà ! compagnon ; n’y a-t-il pas un soldat de garde ?

BARBERINE, ouvrant le guichet.

Eh bien ?

ROSEMBERG.

Je file, comtesse, je file ; faites-moi donner à souper.



Scène VI.

À la cour.
La REINE, les COURTISANS, ULRIC.
LA REINE.

Comte Ulric, le jour est arrivé où la gageure que vous avez tenue contre Astolphe de Rosemberg doit avoir son exécution. Voilà mon chancelier, qui en a lu les termes écrits, et nous avons juré par notre parole royale qu’aucune puissance humaine ne nous fléchirait. Où est Rosemberg ? pourquoi ne paraît-il point ?

ULRIC.

Sacrée majesté, je puis vous expliquer la cause de son absence ; ce sera vous apprendre en même temps le succès de notre gageure. Je commence par jurer sur mon honneur que je n’ai ni écrit ni fait savoir à ma femme rien de ce qui s’était passé, et que je ne me suis opposé en rien à l’entreprise d’Astolphe de Rosemberg. Maintenant, j’oserai vous supplier de faire lire publiquement cette lettre, que j’ai reçue de ma femme.

LA REINE.

Lisez-la vous-même, comte Ulric.

ULRIC, lisant.


« Mon très cher et honoré mari,

« Nous avons eu au château la visite du jeune baron de Rosemberg, qui s’est dit votre ami et envoyé par vous. Bien qu’un secret de cette nature soit ordinairement gardé par une femme avec justice, je vous dirai toutefois qu’il m’a parlé d’amour. J’espère qu’à ma prière et recommandation vous n’en tirerez aucune vengeance, et que vous n’en concevrez aucune haine contre lui. C’est un jeune homme de bonne famille, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et c’est ce que je lui ai appris. Si vous avez occasion de voir son père à la cour, dites-lui qu’il n’en soit point inquiet. Il est dans la chambre du haut de notre tourelle, où il a un bon lit, un bon feu, et un rouet avec une quenouille, et il file. Vous trouverez extraordinaire que j’aie choisi pour lui cette occupation ; mais comme j’ai reconnu qu’avec de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j’ai pensé que c’était pour le mieux de lui apprendre ce métier, qui lui permet de réfléchir à son aise, en même temps qu’il lui fait gagner sa vie. Vous savez que notre tourelle était autrefois une prison ; je l’y ai attiré en lui disant de m’y attendre, et puis je l’y ai enfermé. Il y a au mur un guichet fort commode, par lequel on lui passe sa nourriture, et il s’en trouve bien, car il a le meilleur visage du monde, et il engraisse à vue d’œil. Ce qui fait que je ne doute pas qu’il n’en sorte avec beaucoup d’avantage, et qu’en outre, si dans le cours de sa vie quelque malheur venait à l’atteindre, il ne se félicite d’avoir dans les mains un gagne-pain assuré pour ses jours.

« Je vous salue, vous aime et vous embrasse,

« Barberine. »
LA REINE.

Si vous riez de cette lettre, seigneurs chevaliers, Dieu garde vos femmes de malencontre ! Il n’y a rien de si sérieux que l’honneur ; comte Ulric, à cheval ! Votre gageure est gagnée ; annoncez-nous ; nous irons nous-même visiter votre comtesse chez elle ; et nous ferons le voyage exprès, suivie de toute notre cour, afin qu’on sache que le toit sous lequel habite une femme chaste est aussi saint lieu que l’église, et que les rois quittent leur palais pour les maisons qui sont à Dieu.


Alfred de Musset.