La Question albanaise

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La Question albanaise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 792-826).
LA QUESTION ALBANAISE

Après un an, les conséquences pernicieuses de l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine ne sont pas épuisées. La crise aiguë s’est dénouée, mais elle a laissé derrière elle des amours-propres blessés, des intérêts lésés, des ambitions déçues. On discute encore — tout récemment dans la Fortnightly Review — sur les circonstances et les responsabilités, et le débat fait recette dans la presse européenne. Nicolas II et M. Isvolski, allant d’Odessa à Racconigi, font un immense détour par l’Allemagne et la France, pour éviter le territoire austro-hongrois ; ils fraternisent avec le roi Victor-Emmanuel et M. Tittoni ; M. Nathan, maire de Rome, naguère grand maître de la franc-maçonnerie, est appelé à présenter ses devoirs au tsar de toutes les Russies. Ainsi se manifeste la persistance des ressentimens issus de l’annexion de la Bosnie. Entre l’Autriche et la Russie, la mésintelligence, née des événemens de l’année dernière, a remplacé l’entente qui a si longtemps assuré la tranquillité des Balkans et de l’Europe ; tant qu’elle durera, il y aura péril pour la paix.

Alliées, mais non pas amies, l’Autriche et l’Italie s’irritent en face l’une de l’autre et arment sur terre et sur mer. Entre elles, le champ de bataille militaire serait dans le Trentin et dans le Frioul, mais le champ de bataille diplomatique et économique est dans l’Empire ottoman, en Albanie. Le véritable objet de leur antagonisme est moins l’irrédentisme, que la prépondérance dans l’Adriatique. La récente manifestation du général Asinari di Bernezzo à Brescia a été officiellement désavouée par le gouvernement, mais elle a traduit tout haut ce que, dans l’armée et dans une bonne partie du public, chacun pense tout bas. Ici encore, il y a, pour l’avenir, sujet d’appréhensions.

Ressentimens austro-russes, antipathies austro-italiennes donnent à l’entrevue de Racconigi tout son sens et toute sa portée. On y a parlé, entre très hauts personnages, des questions balkaniques ; rien n’a été écrit, mais on a été d’accord sur le principe d’une politique de statu quo et d’expectative. Dans le train qui emportait, entre Modène et Chambéry, le Tsar, M. Isvolski et M. Pichon, le même sujet a été abordé, avec le même esprit. Et voici que, dans la péninsule, M. Pachitch se félicite publiquement de l’entrevue de Racconigi et que le tsar des Bulgares, se souvenant à propos de son goût très vif pour les plantes des hautes montagnes, vient faire une ascension en Serbie ; il y rencontre le prince héritier ; des paroles cordiales sont échangées. Quelques semaines plus tard, le roi Ferdinand visite à Belgrade le roi Pierre. Un rapprochement se prépare entre les deux pays : il suffit, pour en apprécier toute l’importance, de se rappeler le rôle de la Bulgarie dans la crise bosniaque.

En Turquie la déposition d’Abd-ul-Hamid n’a pas terminé la Révolution. Le plus difficile n’est que commencé : l’organisation du régime nouveau, la réalisation des prémisses incluses dans la proclamation de la Constitution. Les Jeunes-Turcs font de louables efforts, mais ils ont devant eux une tâche difficile qu’ils ne sauraient achever en un jour. Ils se heurtent à une double résistance : résistance des masses, ignorantes et routinières, aux réformes hâtives ; résistance des élites, saturées d’abstractions, à la leçon des faits. C’est encore, pour les grandes puissances, une question de savoir si le nouveau régime parviendra à s’établir solidement en Turquie, ou si, au contraire, il précipitera l’Empire ottoman dans une série de crises qui rouvriront la question d’Orient. Dans ce doute, qui pour les uns est une crainte et pour les autres une espérance, les États européens préparent leurs moyens d’action et orientent leur politique.

Mésintelligence entre l’Autriche et la Russie, rivalité entre l’Italie et l’Autriche dans l’Adriatique, avenir de la Jeune-Turquie, c’est en fonction de ces trois séries de faits, d’ailleurs connexes, que la question albanaise prend toute son importance. Pour tous les États balkaniques, la destinée future de l’Albanie est un problème capital : le sort de la Macédoine en dépend. Longtemps silencieuse et ignorée, l’Albanie entre aujourd’hui dans la politique européenne. Quelle place y tiendra-t-elle ? C’est ce qu’il nous a paru opportun d’étudier.


I

Des plaines du Vardar à l’Adriatique, de la Thessalie au Monténégro, l’Albanais est maître par le droit du premier occupant et par le droit du plus fort. Par la race, par la langue, par les croyances, par les mœurs, il se distingue et se sépare des autres peuples de la péninsule ; il a son individualité bien tranchée. Il confine vers le Sud aux Hellènes, vers le Nord et vers l’Est aux Slaves, mais nulle part il ne se confond ni avec les uns, ni avec les autres ; il lui arrive d’assimiler, de gré ou de force, ses voisins, mais il ne se laisse pas assimiler par eux : il les méprise. Qu’il soit grand vizir à Stamboul ou berger dans les solitudes du Pinde, le Skipetar — c’est ainsi que lui-même se nomme — est un aristocrate, un homme libre, un noble. Le Bulgare, dans les plaines de la Macédoine, se courbe sur son sillon et laboure la terre du Turc ; l’Albanais, lui, est le roi des montagnes ; chasseur, pasteur, soldat ou brigand, il dédaigne le travail assidu, obligatoire, qui fait de l’homme un esclave ; il entend n’obéir qu’à ses coutumes et ne relever que de son fusil. Son rôle historique est en rapports étroits avec sa nature et sa nature avec celle de son pays.

Les montagnes d’Albanie et le peuple qui les habite forment entre l’Adriatique et l’Orient ottoman un écran opaque, impénétrable. D’Otrante ou de Bari, pour parvenir en Macédoine, il faut contourner la triple fourche de la Grèce ! Sur tout le littoral turco-albanais, pas un bon port n’est aménagé, pas une route ne s’enfonce vers l’intérieur. Si, au contraire, nous nous reportons aux temps antiques, que voyons-nous ? Sous les empereurs, l’Adriatique est le centre du monde romain ; ses rivages se couvrent de villes florissantes ; Pola, Salona, Dyrracchium, et tant d’autres dont les ruines attestent la splendeur, sont les ports d’où partent des routes qui vont vers le Danube, vers le Bosphore, vers Athènes ; la circulation et le trafic y sont intenses ; d’une rive à l’autre, de nombreux bateaux sillonnent l’Adriatique. En choisissant, pour y construire son palais, la plage où est aujourd’hui Spalato, Dioclétien non seulement se ménageait une retraite agréable sous un climat délicieux, mais il s’installait dans un poste d’observation parfaitement choisi, en face de l’Italie, à la porte de l’Orient et du monde hellénique. La voie Egnatienne, de Dyrracchium à Thessalonique, resta, durant toute l’histoire romaine, la grande route de l’Orient. Après Dioclétien et la séparation des deux empires, l’Adriatique déchoit de sa splendeur. Les Avares ravagent l’Illyrie, détruisent Salone ; les Slaves s’installent sur la rive orientale de l’Adriatique, descendent jusqu’en Grèce. Ravenne aux temps byzantins, plus tard Venise, tiennent le sceptre de l’Adriatique ; mais les Vénitiens sont des commerçans, non des conquérans ; ils s’établissent sur les côtes, mais ils ne se hasardent guère dans l’intérieur. Entre la péninsule balkanique et l’Italie, le schisme élève une barrière plus infranchissable que les montagnes ; désormais les deux pays évoluent séparément et vont se différenciant de plus en plus. Lorsque, au slavisme et à l’orthodoxie byzantine, vient se superposer l’Islam, la divergence devient de l’hostilité. L’Adriatique cesse d’être une individualité vivante, reflétant sur ses deux rives la même civilisation ; elle devient une frontière : au lieu de réunir, elle divise. Les flottes de la chrétienté et celles des Turcs s’y entre-choquent. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les ports turcs de la côte albanaise sont des repaires de pirates. Pour l’Italien, pour l’Occidental, au-delà de l’Adriatique, derrière les falaises accores qui bordent sa rive orientale, commence le pays de la Croisade et des Capitulations. Aujourd’hui, Avlona, Durazzo, sont des ports sans commerce parce que l’arrière-pays est sans routes. San-Giovanni-di-Medua, où doit aboutir le chemin de fer du Danube à l’Adriatique, n’est qu’une baie marécageuse et pestilentielle. La Bojana est ensablée ; seuls les petits bateaux peuvent à grand’peine remonter jusqu’au lac de Scutari. Si, tout au fond du grand couloir Adriatique, Trieste, Fiume, Venise, ne servaient pas de débouché au trafic d’une grande partie de l’Europe centrale, l’Adriatique serait une mer morte.

Du merveilleux belvédère du Monténégro, si l’on embrasse d’un coup d’œil l’horizon du Sud et de l’Est, on n’aperçoit, dorées par le soleil, qu’une indéfinie succession de chaînes qui entassent leurs blanches murailles entre la vallée du Vardar et l’Adriatique dans laquelle elles viennent tomber en falaises abruptes. Mais, si épais, si chaotique qu’il soit, il n’est pas de massif de montagnes qui n’offre des coupures par où les routes et les chemins de fer puissent se glisser. Ces passages naturels existent à travers l’Albanie : ils étaient connus des Romains. De Durazzo à Salonique la grande voie naturelle par Okrida et Monastir, ou par le Sud du lac d’Okrida et Florina, n’offre pas de grandes difficultés. L’obstacle, entre l’Adriatique et la Macédoine, ce n’est pas le rocher, c’est l’homme : c’est l’inertie turque et le particularisme albanais.

Seul peut-être de tous les peuples d’Europe, l’Albanais a traversé l’histoire et est resté semblable à lui-même. Il est un descendant des anciens Pélasges, dont les Grecs n’étaient eux-mêmes qu’un rameau descendu vers le Sud ; avant qu’il y eût une histoire, il était déjà fixé dans ses montagnes. Les poèmes homériques font son portrait, qui n’a guère changé. Achille, avec sa bravoure brillante et un peu fanfaronne, avec son caractère obstiné et vindicatif, est bien le prototype des Albanais d’aujourd’hui. Alexandre le Grand est aussi un Albanais ; pour l’élève d’Aristote, le grec est la langue de la haute culture et de la politesse ; mais dans l’emportement de ses colères il revient au vieux parler national. Plutarque, dans son récit de la mort de Clitus, nous dit qu’Alexandre, transporté de rage, sort de sa tente et apostrophe ses serviteurs « en langue macédonienne. » Cette langue ne pouvait être, disent les savans, que le vieil idiome des Pélasges dont l’albanais actuel, avec des infiltrations de mots slaves, turcs et grecs, est une survivance.

Sur les pas d’Alexandre et de ses successeurs, les bataillons albanais foulent les vieux empires de l’Asie. Déjà, les montagnes de l’Epire et de l’Illyrie remplissent leur fonction historique : elles sont un réservoir qui laisse couler son trop-plein d’hommes vers les riches plaines d’alentour. Avec Pyrrhus, roi d’Epire, les Albanais font trembler Rome. Lui vaincu, l’Epire et l’Illyrie sont soumises aux Romains ; pendant plusieurs siècles, la race albanaise vit dans les cadres de l’administration et de la paix romaines. L’illyrie n’a plus d’histoire particulière, mais les hommes qui y naissent sont renommés pour leur énergie un pou brutale, leur aptitude à la guerre et aux fonctions publiques. La montagne est sillonnée de routes ; des colonies latines y sont établies, signe certain que le particularisme des autochtones survivait à l’occupation romaine. Ces colons latinisèrent les plaines et les vallées labourables, et ce sont leurs descendans qui, sous le nom de Valaques, habitent encore sur les flancs du Pinde et parlent une langue d’origine latine très voisine de celle des Roumains. Mais, au plus épais des forêts albanaises et sur les inaccessibles plateaux, les coutumes anciennes se transmettaient, et quand, après la longue paix romaine, la guerre et l’anarchie reparurent dans la péninsule, l’Albanais se retrouva tel qu’il était jadis, avec son organisation sociale particulière, ses coutumes déjà séculaires et son tempérament héréditaire.

Le flot des Slaves, au moyen âge, vient battre le pied des monts albanais, les entoure, les pénètre en quelques endroits, mais finalement s’arrête sans les avoir submergés. Au jour de Kossovo, les Albanais sont avec le sultan Mourad et l’aident à écraser leurs ennemis serbes. Mais quand le Turc prétend, à leur tour, les soumettre à sa loi, il les trouve unis, pour lui résister, sous la bannière vingt fois victorieuse de Georges Castriot que les Turcs appellent Scanderbeg, le bey Alexandre. Dans les plus humbles chaumières d’Albanie, le nom du héros « soldat de Jésus-Christ, prince des Albanais et des Épirotes, » en qui s’incarne l’esprit de résistance nationale à l’oppression étrangère, est vénéré ; ses exploits sont le thème d’innombrables rhapsodies que les aèdes populaires chantent aux jours de fête, dans la montagne, au tour du foyer. Scanderbeg mort, les Turcs, maîtres des villes, des marchés et des plaines, obtiennent enfin la soumission de l’Albanie, mais ils ne la réduisent pas à merci ; elle accepte des suzerains, non pas des maîtres. Pour échapper au joug, un flot d’émigrans albanais se dirige, à cette époque, vers l’Italie méridionale et la Sicile où, encore aujourd’hui, leurs descendans se reconnaissent entre eux et n’oublient pas leur origine ; plusieurs des hommes qui ont marqué dans l’histoire de l’Italie contemporaine, — tel Francesco Crispi, — sont les petits-fils de ces émigrés. Ceux qui restent, les Sultans ont la sagesse de ne pas les pousser à bout ; ils se contentent d’une soumission nominale, et pourvu que l’Albanais ne soit pas trop turbulent et fournisse des auxiliaires volontaires à leurs armées, ils ne cherchent pas à l’assimiler. Ils obtiennent pourtant de lui l’acte essentiel qui l’incorpore à la vie de l’Empire : la majorité des Albanais devient musulmane.

Les grands propriétaires, les chefs de clans, ont donné l’exemple ; ils sont devenus musulmans pour garder leurs fiefs. La masse a suivi. Comme la plupart des peuples montagnards, l’Albanais, étant peu cultivateur, vit de l’Etat ou du riche protecteur ; il a, d’instinct, la conception de la clientèle. L’Etat, chez les Turcs, c’est l’Islam. L’Albanais adopta l’Islam pour pouvoir servir les Khalifes. Son tempérament aristocrate ne pouvait s’accommoder d’être confondu avec le raïa ; musulman, il garda son fusil, symbole de sa noblesse et de sa liberté, instrument de ses vengeances de famille, gardien sacré de son honneur. « Là où est le sabre, là est la foi ; » c’est un dicton utilitaire que l’Albanais a mis en pratique et qu’excuse, chez lui, le besoin de vivre. Un changement de religion est, pour lui, un acte de politique alimentaire et un sacrifice fait au maintien de coutumes sociales qu’il regarde comme le fondement et la sauvegarde de son individualité nationale. La vie du montagnard est dominée par des questions d’existence ; il lui faut, pour subsister, trouver par son industrie les ressources qu’un sol trop maigre ne suffit pas à procurer à lui et à sa famille presque toujours nombreuse. Alors l’homme des montagnes descend vers les villes ; intraitable chez lui, il devient merveilleusement maniable parmi les citadins ; il s’adapte à tous les genres de vie, pourvu qu’il y trouve à gagner ; habile à se pousser vers les honneurs et vers la fortune, il est homme de résolution et homme de ressources ; il a l’instinct profond de la solidarité, de l’entr’aide entre compatriotes. Et si parfois sa conscience est dans la nécessité de faire quelques concessions à son ambition, il s’en console en pensant au jour où, revenu dans ses montagnes, il reprendra, dans la maisonnette de ses pères, le cours interrompu des traditions antiques qu’il n’a jamais oubliées, ni reniées. Condottiere au service de qui le paye, ministre ou portefaix, général ou simple soldat, le montagnard fait deux parts de sa vie et de son cœur. Il sert avec loyauté et fidélité le chef à qui il a engagé ses services, mais, au fond de son souvenir, aux pires comme aux plus brillantes fortunes, survit l’amour de la petite patrie, de la vallée natale dont les âpres rochers limitent l’horizon, de l’humble village, de la chanson entendue dans les veillées d’hiver, du clan originel et des arrière-cousins demeurés au pays. C’est la source de poésie et d’idéalisme où le montagnard se retrempe au cours de sa vie utilitaire et « gaigneuse ; » c’est là qu’il vient se reposer après la rude bataille qu’il mène au loin pour vivre et pour s’enrichir.

La conscience religieuse de l’Albanais est plus complaisante en apparence qu’en réalité ; il reste, au fond du cœur, attaché aux vieilles pratiques traditionnelles, aux antiques croyances qui forment le fond religieux de son âme nationale. L’Albanais, surtout quand il est dans les villes, fait les gestes d’un musulman fidèle ; mais, illettré, il ignore le Coran ; sa religion reste un bizarre mélange de christianisme et d’islamisme ; il révère saint Georges et saint Nicolas, et si le mollah ne sait pas les paroles qu’il faut pour guérir son enfant malade, il le porte chez le moine ou chez le prêtre du voisinage. Il garde des prénoms chrétiens et porte des médailles avec la croix. Presque tous les Albanais musulmans sont affiliés à la secte très curieuse des Bektachis. Ceux-ci représentent ; dans l’Islam, la tolérance, presque le scepticisme ; leur religion devient une sorte de philosophie humanitaire qui regarde comme superflues les pratiques rituelles et qui ne tient pour essentiel que le fond de théisme et de charité humaine qui se retrouve à la base de toutes les religions élevées. L’Albanie a produit des hommes d’État et de grands généraux ; elle n’a donné de saints à aucune religion.

Passé maître en bravoure comme en intrigues, l’Albanais fait brillante carrière au service des Sultans de Stamboul. Il gouverne l’Empire, au XVIIe siècle, et lui redonne le lustre de la victoire avec la dynastie des grands vizirs Köprilu. Avec Ali de Tebelen, il tente de fonder un Etat turco-albanais en Épire. Avec Mahmoud, il écrase la révolte grecque. Avec Mehemet-Ali, il galvanise l’Egypte et manque de s’asseoir sur le trône des Khalifes. Avec Ferid Pacha, il était, hier encore, grand vizir. Abd-ul-Hamid a des ménagemens tout particuliers pour les Albanais ; il s’entoure d’une garde albanaise dont la présence au Palais assure aux Arnaoutes des montagnes toutes sortes de faveurs et d’impunités. Ils remplissent l’armée et les fonctions publiques. Chez eux, leur obéissance est purement nominale ; on ne leur demande ni impôt ni service militaire régulier ; les fonctionnaires qui sont censés les gouverner n’osent pas sortir des villes, parfois pas même de leur konak. Les Albanais sont les favoris de l’ancien régime turc, et ils en abusent. Lorsque éclatent les troubles de Macédoine, ils se font les auxiliaires de la politique d’Yildiz ; ennemis séculaires tant des Serbes, qu’ils travaillent depuis longtemps à « albaniser » par la terreur, que des Bulgares et des Grecs, ils profitent des troubles pour usurper, avec la complicité des autorités ottomanes, de vastes étendues de terres. Quand Hilmi Pacha inaugure, dans les vilayets macédoniens, les réformes réclamées par l’Europe, de Yildiz un ordre vient de laisser les régions peuplées d’Arnaoutes en dehors du contrôle européen. Tandis que Serbes et Bulgares, Turcs, Grecs et Valaques s’entre-détruisent avec une rage indicible, l’Albanais, lui, chemine peu à peu, s’avance jusque dans les plaines du Vardar. Telle vallée, comme celle de Kalkandelen comptait, il y a quatre ans, un quart de population albanaise et trois quarts de Bulgares ; aujourd’hui, les proportions sont inversées. Bulgares et Serbes reculent devant l’Albanais. La Vieille-Serbie, autrefois toute peuplée de Serbes, est albanisée ; Ipek, qui fut le siège du patriarcat serbe, est une ville en majorité albanaise ; albanaise aussi, Okrida qui fut le siège d’un Empire bulgare. Grâce à son fusil, l’Albanais s’adjuge les terres qui sont à sa convenance et, comme dans le conte du Chat botté, il ne lui en coûte guère pour arrondir ses domaines. Serbes, Bulgares, Grecs, Valaques, ont versé des flots de sang pour la Macédoine ; si l’ancien régime turc eût duré quelques années encore, la majeure partie de la Macédoine serait devenue albanaise. Même aujourd’hui, le seul excédent des naissances donne encore aux Albanais une force d’expansion qui n’est pas sans inquiéter leurs proches voisins. Heureusement, beaucoup d’Albanais émigrent aux Etats-Unis ; ils y vivent par groupes, conservant leur langue nationale, ils y ont des clubs, des journaux ; mais ils ne renoncent pas à revenir au pays où ils rapportent de l’argent et des idées nouvelles.

L’étrange force de résistance qui a permis à ce peuple de traverser les siècles en gardant toujours son caractère et son individualité lui vient de la persistance de son organisation sociale et de son droit coutumier transmis par tradition orale, de génération en génération, tel qu’il était aux premiers temps de l’histoire. Ces coutumes sont celles des peuples montagnards et pasteurs, tels que la Bible ou Homère les décrivent ; elles ont été souvent étudiées, et nous ne pouvons ici qu’en indiquer quelques-unes. Les Skipetars, comme autrefois les Ecossais, vivent organisés en tribus et en dans ; la base de l’organisation sociale est la famille ; le clan est la famille agrandie. La terre appartient souvent à des beys, véritables seigneurs féodaux, et elle est cultivée par des familles de colons dont le chef répartit les besognes agricoles et pastorales entre les membres. L’autorité appartient à un conseil de chefs de famille qui rendent une justice arbitrale en se conformant aux coutumes. Deux curés mirdites ont recueilli, il y a quelques années, les coutumes de leurs tribus[1]. On y trouve la pratique du levirat qui existait chez les Hébreux, c’est-à-dire l’obligation pour le frère d’épouser la veuve de son frère mort sans enfans ; la preuve faite devant le tribunal arbitral par serment des parties, assistées de cojureurs ; la fraternité factice, institution complémentaire de la paternité adoptive ; enfin et surtout la « vengeance du sang, » avec le système des compositions comme dans l’ancien droit germanique. La pratique régulière, obligatoire, des vendettas, tient une très grande place chez les Arnaoutes et exerce une influence souveraine sur leur vie et leurs mœurs. Le sang versé ne s’efface que par du sang ; celui qui a un meurtre à venger est déshonoré, tant qu’il n’a pas tué le meurtrier ou un homme de sa famille ou de sa tribu ; mais dès qu’il a « repris le sang, » il devient un héros que l’on honore et dont on célèbre la vaillance jusqu’à ce qu’il tombe lui-même victime de la même loi de talion ; et ainsi, de « sang » en « sang » et de vengeance en vengeance, les deux familles, les deux tribus s’exterminent jusqu’à ce que quelque autorité respectée, généralement les prêtres, impose la « bessa, » liquidation générale des vendettas par paiement de compositions en argent par les familles des meurtriers. On présume que 70 pour 100 des hommes, en Albanie, périssent de mort violente.

On voit tout ce qu’un pareil régime peut entraîner de désordres et d’insécurité et quel parti des maîtres adroits en peuvent tirer. C’est en exploitant ces haines invétérées de famille à famille, de tribu à tribu, que les Turcs ont obtenu de l’Albanie une obéissance relative. Tosques contre Guègues, chrétiens contre musulmans, Arnaoutes contre Hellènes et Serbes, l’histoire de l’Albanie est remplie de ces luttes qui divisent les indigènes pour le plus grand profit de l’Osmanli. Dans cet émiettement de la race et dans ces querelles intestines s’usent les énergies du peuple albanais ; mais vienne un péril commun, l’unité se fera, les divergences seront oubliées, les vendettas suspendues : une nationalité albanaise apparaîtra.


II

La grande vague des résurrections nationales qui, au XIXe siècle, a mis en branle tout l’Orient balkanique, ne pouvait pas indéfiniment battre, sans y pénétrer, les hautes falaises de l’Albanie ; si isolée que l’aient faite le manque de routes et l’absence d’une langue écrite, elle ne pouvait pas rester sourde au fracas des batailles que les peuples chrétiens de la péninsule livraient pour leur délivrance. Dans ces luttes, nous trouvons presque toujours l’Albanais musulman aux côtés du Turc ; souvent même, nous y voyons l’Albanais chrétien : c’est que le Serbe, au Nord, et parfois le Grec, au Sud, sont les ennemis naturels de l’Albanais ; il les redoute plus que l’Ottoman qui ne se soucie pas de troubler sa demi-indépendance et qui n’a pas cherché à s’établir dans ses montagnes. Cependant, dans la guerre de l’indépendance hellénique, les héros Albanais se distinguent au premier rang : Marco Botzaris, ancien officier du régiment albanais de Napoléon, Condouriotis, Kolocotronis, et tant d’autres, sont des Albanais. Chaque fois que le Turc tente d’empiéter sur le particularisme albanais, de faire de la centralisation, le montagnard se dresse et frappe. A Souli, les Albanais chrétiens orthodoxes, hommes, femmes, enfans, se précipitent dans l’abîme plutôt que d’abjurer et de se soumettre au tyran Ali, pacha de Janina. Ce fameux Ali et, à la même époque, Mahmoud, pacha de Scutari, sont l’un et l’autre des Albanais ; ils cherchent à tirer parti des sentimens autonomistes de leurs compatriotes pour former à leur profit des principautés indépendantes. L’époque du Tanzimat, où les Turcs tentent d’organiser un gouvernement à l’européenne et d’établir une administration uniforme et centralisée amène des troubles très graves en Albanie. En juin 1830, Mehemed Reschid Pacha attire les chefs Tosques à une conférence à Monastir et les fait traîtreusement massacrer. Ce sauvage attentat est le signal d’une série d’insurrections qui, jusqu’à la fin de la guerre de Crimée, agitent toute l’Albanie. Enfin la grande crise de 1878 à 1880 montre l’Albanie, tout entière unie pour tenir tête à l’Europe, finissant par imposer, à force d’obstination, sa volonté aux grandes puissances. Rappelons brièvement l’histoire de ces événemens : ils constituent, pour l’avenir, un précédent.

Le vaillant petit peuple monténégrin avait pris, comme allié de la Russie, une part active à la guerre contre les Turcs : en récompense le traité de San-Stefano lui assura un large accroissement de territoire ; le Congrès de Berlin, tout en réduisant beaucoup sa part, surtout du côté du Sandjak de Novi-Bazar, lui laissa, tout le long de sa frontière méridionale, une longue bande de territoire qui, par Antivari, lui assurait l’accès de la mer et lui donnait la ville de Podgoritza et les districts de Plava et de Gussinié. Ce sont des Albanais qui, en majorité, peuplent les territoires ainsi annexés. Dans la douzième séance du Congrès, le second plénipotentiaire ottoman, Mehemet Ali, fit insérer au procès-verbal une observation dans laquelle il demandait « que, pour agrandir le territoire actuel du Monténégro, il ne lui soit concédé que des contrées dont les habitans sont de la même race et, pour la plupart, de la même religion que les Monténégrins ; il regarde comme une injustice l’annexion au Monténégro de territoires habités par des Albanais musulmans ou catholiques. » Les hauts diplomates qui, sous la férule de Bismarck, procédaient au découpage des territoires et à la répartition des âmes, tenaient pour négligeables les volontés des peuples. Mais les peuples, cette fois, étaient décidés à se défendre eux-mêmes. Lorsque les Monténégrins s’adressèrent aux Turcs pour demander l’exécution du traité de Berlin, ce furent les Albanais qui se chargèrent de répondre. Quand, pour donner à l’Autriche et à la Russie un semblant de satisfaction, les Turcs envoyèrent, comme commissaire pour la délimitation de la frontière, ce même Mehemet-Ali qui, au Congrès, avait protesté contre le démembrement de l’Albanie, il fut massacré avec son escorte à Diakova (6 septembre 1878). A l’instigation secrète des agens du gouvernement ottoman, une Ligue Albanaise se forma pour s’opposer à la mutilation de la terre albanaise au profit du Monténégro et de la Serbie au Nord, de la Grèce au Sud. Le Comité central fut constitué le 1er juillet 1879 à Prizren ; trois comités siégeant à Prizren, à Scutari et à Argyrocastro surveillaient chacun l’une des trois frontières menacées. La Porte donna des armes, des munitions, des vivres, de l’argent ; mais le mouvement, une fois déchaîné, dépassa bien vite les bornes où le gouvernement de Constantinople aurait souhaité le contenir. Sous les auspices de la Ligue, une véritable Albanie indépendante s’organisait, administrait elle-même le pays, levait les impôts et refusait de reconnaître les engagemens pris vis-à-vis de l’Europe par le Sultan. Celui-ci, à son tour, se prévalait auprès des gouvernemens européens d’une résistance qu’il se disait impuissant à briser. La question de l’exécution du traité de Berlin, arrêtée par la résistance des Albanais, troublait toute l’Europe et faisait éclater au grand jour les graves dissidences que l’autorité de Bismarck avait étouffées à Berlin. La résistance des Albanais mettait les puissances signataires dans l’alternative de laisser se manifester la fragilité de leur œuvre à peine achevée, ou de recourir à une coercition militaire ; les Russes la souhaitaient, mais les Autrichiens et les Italiens la redoutaient, les uns, en raison des difficultés qu’ils rencontraient en Bosnie-Herzégovine, les autres, par crainte d’une action autrichienne sur les côtes albanaises de l’Adriatique. Le Cabinet de Rome suggéra une combinaison. En échange des districts de Plava et de Gussinié, d’autres territoires, situés au Nord de Scutari et occupés par des tribus albanaises catholiques, seraient donnés au Monténégro. Le Sultan consentit, mais non les Albanais ; les tribus catholiques, se joignant en masse aux musulmans déjà soulevés, occupèrent fortement les cantons menacés et, quand un corps monténégrin se présenta pour les occuper, il fut accueilli à coups de fusil et repoussé.

A la Porte, les Albanais signifièrent qu’ « ils se regardaient comme déliés de toute fidélité envers le gouvernement ottoman, puisqu’ils n’étaient plus ses sujets, et qu’ils défendraient leurs montagnes pour leur propre compte et pour obtenir leur indépendance. » La situation devenait de plus en plus compliquée. Gladstone poussait à une intervention armée ; lord Fitzmaurice, à la Conférence de Constantinople, demandait que l’Europe reconnût aux Albanais une demi-autonomie. Dans cet embarras, la conférence de Berlin, alors réunie pour s’occuper des frontières de la Grèce, décida que le Monténégro, au lieu des territoires dont la Porte ne voulait ou ne pouvait pas lui faire remise, recevrait le district maritime de Dulcigno. Aussitôt les Albanais en armes se portent sur le point menacé, occupent fortement Dulcigno et mettent l’Europe une fois de plus en présence de la même alternative : ou une capitulation ridicule en face de la Turquie et des Albanais, ou une intervention armée avec toutes les complications qui en pouvaient résulter. Des navires de guerre des grandes puissances vinrent croiser devant Dulcigno, mais avec l’ordre de ne pas tirer un coup de canon et de ne pas débarquer un homme ; en même temps, à Constantinople, les ambassadeurs insistaient avec menaces pour que Dulcigno fût remise aux Monténégrins ; l’Angleterre proposait l’occupation du port de Smyrne. Le Sultan prit peur et céda (9 octobre 1880) ; un commissaire ottoman fut envoyé sur les lieux avec quelques bataillons. Les Albanais ne résistèrent pas : à Dulcigno, ils se sentaient loin de leurs montagnes, exposés au canon du large ; ils se retirèrent, et, après un court combat, les Dulcignotes se soumirent ; les Turcs entrèrent dans la ville qu’ils remirent aux Monténégrins (26 novembre). Ainsi, deux ans durant, la ténacité des Albanais avait tenu en échec l’Europe, et finalement, elle lui imposait une importante modification au texte solennellement adopté par le Congrès de Berlin.

Durant la crise de 1879-1880, les Albanais prirent conscience de leur unité et de leur solidarité nationale en face du péril extérieur. Le souvenir de la Ligue domine l’histoire contemporaine de l’Albanie ; c’est un exemple qui serait suivi le jour où, de nouveau, la conscience d’un péril commun viendrait émouvoir les montagnards. Dans la Ligue, les tribus entraient sans distinction de religion. « Dieu a fait les nations avant les religions, » disait, en 1892, une proclamation adressée par les Valaques du Pinde aux Albanais : la Ligue de 1879 en avait été une première démonstration par les Albanais eux-mêmes. Depuis le temps de Scanderbeg, qui, lui aussi, fut le chef d’une ligue albanaise, pareil événement ne s’était pas produit.

Le conflit de nationalités qui, depuis 1902, a mis aux prises, sous les yeux des Albanais, et souvent à leur profit, les divers élémens de la population macédonienne, a contribué à développer chez eux le sentiment de leur unité nationale. Le mouvement valaque roumanisant, suscité, parmi les Valaques du Pinde, par Apostol Margarit, avec les subsides du gouvernement roumain, trouva un appui dans l’élément albanais. Plus cultivés, plus informés de la politique européenne, les Valaques roumanisans devinrent, pour les Albanais, au milieu desquels ils mènent, dans les montagnes, la même vie pastorale et agricole, des initiateurs, des guides ; on parla de « la nation albano-valaque, » héritière des antiques Pélasges ; on fraternisa dans la haine de l’hellénisme et du slavisme, et dans la fidélité au Sultan de Constantinople. Ce fut sous cette influence que les Albanais, qui furent jadis les plus héroïques défenseurs de l’indépendance hellénique, achevèrent de devenir les ennemis déclarés des Grecs dont ils redoutent, depuis le Congrès de Berlin, la propagande et les revendications en Epire. Un comité albanais fut fondé à Bucarest et subventionné par le gouvernement roumain ; on vit apparaître des écoles albanaises, des journaux albanais. Une élite albanaise s’est ainsi peu à peu formée, et elle a développé dans la masse du peuple le sentiment national, et, comme les linéamens d’un futur Etat albanais paraissaient se dessiner, on vit surgir des prétendans au trône d’Albanie. Un prince Albert Ghica, de la grande famille roumaine des Ghica, dont un ancêtre fut appelé en Roumanie par le grand vizir Mehemed Köprilu, Albanais comme lui, fait en Albanie de la propagande autonomiste ; il signe des proclamations à la nation albanaise au nom de « l’assemblée nationale albanaise et du comité national pour la renaissance albanaise. » D’autres se recommandent de la grande et populaire figure de Scanderbeg : tel, M. Aladro Castriota, ministre plénipotentiaire honoraire d’Espagne, riche négociant en vins de Xérès, qui cherche à faire valoir des droits à l’héritage du héros, répand, avec ses libéralités, des proclamations, des drapeaux et cherche à grouper un parti autour de son nom. M. Giovanni Castriota Scanderbeg, marquis d’Auletta, Napolitain de distinction, est, dit le journal Il Momento de Turin, qui publiait naguère une interview de lui, « le seul direct et véritable descendant du héros national albanais ; » il se montre plus discret et s’abstient d’intrigues et de manifestes.

Mais si la nation ou la confédération albanaise doit un jour naître à la vie politique, on peut prédire qu’elle n’ira pas chercher son chef au dehors ; elle choisira un héros national, un nouveau Scanderbeg ou le descendant respecté d’une des familles féodales du pays. Peut-être une tribu plus puissante et qui aura conservé plus intactes les mœurs du passé et le fanatisme de l’indépendance deviendra-t-elle, sous la direction de son chef héréditaire, un noyau de coagulation autour duquel viendront se constituer les autres cellules de la confédération albanaise. Une tribu albanaise paraît plus particulièrement préparée à ce rôle : c’est celle des Mirdites.


III

Parmi les Guègues, farouches et misérables habitans des montagnes qui couvrent la Haute-Albanie, il n’est pas de population plus farouche ni plus misérable que les Mirdites ; il n’en est pas non plus chez qui la fierté nationale, la passion de l’indépendance, l’attachement au sol et aux vieilles coutumes aient gardé plus de vitalité : plus un pays est pauvre, plus énergiquement ses habitans s’y attachent et le défendent. Les Mirdites ont leurs demeures dans les pittoresques vallées qui, au Sud et à l’Est du lac de Scutari, s’étendent jusqu’aux approches de la frontière monténégrine ; leur centre est au village d’Orosi, où réside leur chef religieux, l’abbé mitre. Les Mirdites sont catholiques romains ; ils le sont devenus, d’orthodoxes qu’ils étaient, au temps d’Innocent IV, et ils le sont restés grâce aux efforts des Franciscains vénitiens et à leurs relations avec l’Italie et la papauté. Mais ni les efforts du clergé, ni la vertu de l’Évangile n’ont pu les amener à renoncer à « la loi des montagnes, » que Lek Dukadgin, le héros compagnon de Scanderbeg, a établie à leur usage et qui n’est que la codification des très antiques coutumes des montagnards, dont l’origine se perd dans la nuit des temps homériques. Attachés aux formes et aux rites du catholicisme, dont la valeur métaphysique et la portée sociale leur échappe, ils le sont davantage encore à leur fusil et à la loi immémoriale, forme rudimentaire de justice par le talion, qui veut que le sang ne puisse être effacé que par le sang. L’abbé mitre n’a ni abbaye, ni diocèse, mais il est le chef religieux des Mirdites[2] ; nommé lui-même par le Saint-Siège, il nomme les curés de village dont l’instruction rudimentaire suffit à un troupeau plus ignorant encore. On croit souvent que tous les Albanais catholiques sont des Mirdites, il n’en est rien ; les Mirdites ne comptent que 15 000 individus, tandis que le total des catholiques albanais dépasse 130 000[3]. La Mirditie est divisée en 5 baïraks ou bannières (Orosi, Spacci, Cumeni, Dicri, Paridi) dont les trois premières forment la Mirditie proprement dite ; en temps de guerre cinq bannières d’Alessio se joignent aux Mirdites. Deux mille montagnards des environs de Diokova reconnaissent aussi l’autorité du chef des Mirdites.

Si peu nombreux que soient ses habitans, la Mirditie tient une place importante dans la politique balkanique ; elle le doit surtout à sa religion. Petit noyau perdu entre la masse orthodoxe du Nord et la masse musulmane de l’Est, les Mirdites sont, dans toute la péninsule, les seuls catholiques indigènes ; il était naturel qu’ils attirassent l’attention du Saint-Siège et des puissances catholiques, l’Italie, l’Autriche et la France. Les Mirdites ont un chef héréditaire qui, avec le titre de prince, exerce sur les différens dans[4] une autorité patriarcale et étend son influence sur une grande partie de l’Albanie du Nord. Les Turcs, ayant conquis, à grand’peine, les villes et les vallées de l’Albanie, n’eurent garde d’user leurs forces à soumettre un pays où il n’y avait rien à gagner que des coups ; ils laissèrent aux Mirdites leurs princes, de la famille des Doda, qui descend du fameux Lek Dukadgin, le Lycurgue de cette constitution primitive. Le premier de cette dynastie qui exerça son pouvoir sur les Mirdites fut, au XVIIe siècle, Marko Gion. Son descendant, Bib-Doda, joua un certain rôle dans les affaires balkaniques au temps de la guerre de Grimée ; il mit sur pied 2 000 hommes qui tinrent en respect les Monténégrins ; à la demande du maréchal Pélissier, Bid-Doda fut fait pacha et général de brigade. A partir de cette époque, les Doda invoquèrent souvent la protection de la France qui ne leur fit jamais défaut. Un consul de France, M. Aubaret, fut le conseiller de Bib-Doda qui, lorsqu’il mourut en 1868, l’institua son exécuteur testamentaire et plaça ses enfans sous la protection de la France. Prink-Doda, son fils, aujourd’hui prince des Mirdites, n’avait alors que neuf ans ; avec l’appui du consul de France, son cousin Dhone fut désigné pour exercer l’intérim au gouvernement pendant la minorité ; mais il se laissa séduire par l’or et les promesses d’Essad Pacha, vali de Scutari et chercha, à son instigation, à supplanter son pupille ? il accepta le titre de caïmakan qui faisait de lui un simple fonctionnaire ottoman ; le pays fut occupé par les troupes turques et les anciens privilèges des Mirdites déclarés abolis. Alors l’ambassadeur de France intervint et Essad Pacha reçut l’ordre d’évacuer la Mirditie. Tandis que le jeune Prink-Doda était retenu à Constantinople, où il vivait des subsides de la France, le pays était en proie au désordre, aux vendettas et à la misère. Enfin les événemens de 1876 ramenèrent Prink-Doda à Scutari et, au Congrès de Berlin, la France et l’Autriche, d’un commun accord, intervinrent en faveur des Mirdites. Le treizième protocole porte que « les populations mirdites continueront à jouir des privilèges et immunités dont elles sont en possession ab antiquo, » et il relate la déclaration des plénipotentiaires turcs : « la Sublime-Porte compte ne faire pour le moment aucun changement dans la situation de la montagne mirdite. » Ainsi, la demi-indépendance des Mirdites et le droit pour la France et pour l’Autriche d’intervenir en leur faveur ont un fondement juridique. Mais la tradition de confiance et de protection qui unit la France et les chefs des Mirdites n’a pas pour origine notre « protectorat catholique. » En Albanie, en vertu des traités intervenus au XVIIIe siècle entre la Turquie et l’Autriche, confirmés par la circulaire de la Propagande de 1888, c’est à l’Autriche qu’est dévolu le « protectorat. » Ainsi, de par les traités, l’Autriche a le « protectorat, » et, de par la tradition et l’usage, la France a la protection.

Les Mirdites, en 1879, entrèrent dans la Ligue albanaise de Prizren, et nous avons vu comment le mouvement, d’abord favorisé par la Porte, ne tarda pas à prendre un tel caractère et une telle intensité qu’on en fut alarmé à Constantinople. Le 13 décembre 1880, Dervish Pacha invita Prink-Bib-Doda à venir le voir et le fit arrêter et conduire à Constantinople. Abd-ul-Hamid le traita avec honneur, et, fidèle à sa politique, lui offrit les plus hautes fonctions, telles que, en 1888, le gouvernement du Liban ; en 1905, il le nomma général de brigade et son aide de camp ; mais il refusa toujours de le laisser retourner parmi ses montagnards. Cette captivité déguisée et dorée, dans un palais où la soumission même n’était pas une suffisante garantie de sécurité, ne prit fin qu’avec la révolution de juillet 1908. Les Mirdites, privés de leur prince, envoyaient adresse sur adresse à Constantinople pour demander qu’il leur fût rendu et, en attendant, ils ne permettaient pas aux caïmakans, nommés par la Porte, de pénétrer dans leur pays. Parfois les autorités turques, profitant d’un jour de marché à Scutari, emprisonnaient quelques-uns des chefs de la montagne, mais aussitôt les Mirdites interceptaient la route de Prizren et il fallait relâcher les otages. Si le gouverneur tentait d’envoyer des bataillons dans la montagne, le consulat de France ne manquait pas de s’y opposer. La Mirditie restait donc indépendante de fait : un cousin de Prink-Doda, Marco Gion, cherchait, avec l’appui secret du gouvernement ottoman, à s’y créer une influence aux dépens de son parent ; mais l’autorité réelle appartenait au chef religieux des Mirdites, l’abbé d’Orosi, Mgr Primo Docchi.

Mgr Docchi est un Mirdite ; mais son éducation romaine et cléricale a adouci et comme estompé la fougue et l’âpreté naturelles de son tempérament montagnard. Aux États-Unis, où il vécut à l’époque où les défiances d’Ab-ul-Hamid lui interdisaient la terre natale, il prit contact avec le pays de la liberté religieuse et du self help. De caractère énergique et d’esprit très subtil, souple par politique et tenace par nature, cultivé, disert, Mgr Docchi dénote, dans toute sa personne, l’étrange alliage de civilisation italienne et catholique et d’atavisme albanais. Dans sa maison de Scutari, où j’ai eu l’honneur de l’entretenir, parmi les objets pieux et les beaux livres, l’ancien secrétaire du cardinal Agliardi, avec sa soutane boutonnée de rouge et son camail à rubans violets, aurait tout à fait la tournure d’un prélat romain, n’était la forte moustache brune qui ombrage ses lèvres. À cheval, sur les sentiers de la montagne ou dans son village d’Orosi, botté et armé, sa physionomie se transforme : il rappelle ces évêques du moyen âge, conducteurs de peuples, chefs religieux et nationaux, inhabiles aux distinctions savantes entre le spirituel et le temporel, mais également capables, selon l’occurrence, d’argumenter dans un concile, de brandir l’épieu contre l’ours ou le sanglier, de conduire leurs ouailles à la bataille ou de les gouverner dans la paix.

Le prince dès Mirdites, Prink Pacha Bib-Doda, a aujourd’hui cinquante ans ; de caractère doux, libéral, ami des lettres et pacifique, il n’a qu’une passion, que son long exil n’a pas émoussé, c’est l’amour de sa montagne et de ses Mirdites. Il exerce sur son peuple une autorité patriarcale, mal définie, mais incontestée et toute-puissante ; son prestige s’étend sur toutes les tribus catholiques et même sur quelques tribus musulmanes. Loyal vis-à-vis du Sultan, il sera le fidèle auxiliaire du gouvernement Jeune-Turc tant que celui-ci respectera les traditions et l’autonomie partielle de la Mirditie. Prink-Pacha est un ami fidèle de la France, protectrice désintéressée de sa famille et de son peuple.

Tels sont les Mirdites : jamais peuple plus infime ne tint une place si considérable dans la vie politique de l’Europe. La Mirditie est, dans la sauvage Albanie, Je conservatoire des traditions et des mœurs nationales ; elle a son organisation sociale et ses chefs qui sont les premiers personnages de l’Albanie ; elle se réclame de puissantes protections européennes ; elle semble prédisposée à devenir un foyer de vitalité nationale albanaise.


IV

Avant qu’éclatât la révolution jeune turque de juillet 1908, il existait un mouvement national albanais ; il se manifestait sous des formes diverses, confuses et parfois contradictoires, qui décelaient cependant le cheminement de l’idée d’indépendance. Au printemps de 1908, dans la région d’Argyrocastro et de Chimara, en pays tosqué, des bandes se forment et répandent le portrait de Scanderbeg et des proclamations timbrées de l’aigle albanais à deux têtes ; ces bandes sont surtout formées de musulmans, mais on y voit aussi des chrétiens valaques roumanisans ; elles s’attaquent aux « Grecs albanophrones, » qu’elles contraignent à se déclarer Albanais. Les Turcs et les Grecs attribuent cette agitation nationaliste aux intrigues bulgares et autrichiennes ; ils citent comme preuve le journal albanais la Drita qui préconise une entente avec les Slaves. On signale sur les côtes des débarqueinens d’armes et le passage d’agens suspects que l’on dit tantôt au service des prétendans, Aladro ou Ghica, tantôt à la solde de l’Autriche ou de l’Italie. Les Albanais, eux, affirment que leur mouvement n’est pas dirigé contre les Turcs, et qu’il s’agit seulement d’obtenir une reconnaissance de la nationalité albanaise sous la forme linguistique et littéraire. Intrigue italienne, entre-croisant ses fils avec l’intrigue autrichienne, propagande du clergé catholique scutarin et des clergés orthodoxes grec, serbe, bulgare, missions des sociétés bibliques américaines, menées des prétendans, propagande roumaine, bandes de diverses nationalités sur les confins de la Macédoine : telle était la confusion où s’agitait l’Albanie au moment où le Comité U. et P. fit éclater la révolution.

Un sentiment commun unissait les Albanais et les Jeunes-Turcs : l’horreur des « réformes, » dirigées par un état-major d’officiers et d’agens européens. On sait aujourd’hui que ce fut l’entrevue de Revel, où le Tsar et le roi d’Angleterre s’entendirent sur un projet de réformes nouvelles à introduire en Macédoine, qui décida le Comité de Salonique à une action immédiate. Une grande réunion d’Albanais en armes fut tenue le 25 juillet à Ferizovich, à l’instigation de Chemsi Pacha, commandant de la division de Mitrovitza, homme de confiance du Sultan ; mais les délégués du Comité réussirent si bien à retourner les esprits que la réunion devint une manifestation en faveur de la Constitution et envoya au Sultan la dépêche qui contribua beaucoup à sa capitulation. Quelques jours après, Chemsi Pacha, condamné par le Comité, était assassiné à Monastir. Un seul bey albanais, Issa Boletine, qui avait été comblé de bienfaits par Abd-ul-Hamid et qui en recevait une pension mensuelle de 50 livres, essaya de protester ; on couvrit sa voix et plus tard, comme nous le verrons, les Jeunes-Turcs lui firent payer cher son attitude.

La Constitution, les montagnards albanais ne savaient guère ce que c’était ! Mais les officiers jeunes-turcs échauffèrent leur patriotisme, surexcitèrent leurs passions xénophobes ; ils leur représentèrent la Constitution comme le seul moyen d’empêcher l’exécution du programme de Revel et de mettre fin à l’immixtion de l’Europe dans les affaires de l’Empire ottoman ; la Constitution, ce serait le retour à la loi du Chériat, le respect assuré des coutumes nationales, la libre ouverture d’écoles albanaises ! Plus tard, les Albanais s’aperçurent qu’on les avait leurrés de promesses fallacieuses et que la Révolution avait un caractère turc nationaliste et centralisateur ; aussi, en général, accueillirent-ils avec faveur le mouvement contre-révolutionnaire du 13 avril 1909. Mais, dans les premières semaines, l’enthousiasme fut général : Constitution et attachement aux coutumes, à la langue et aux privilèges albanais ne faisaient qu’un dans l’esprit simpliste des Arnaoutes. Tandis qu’à Salonique et à Constantinople, le Comité U. et P. proclamait qu’il n’y avait plus, dans l’Empire, ni Turcs, ni Bulgares, ni Arméniens, ni Albanais, ni musulmans, ni chrétiens, mais seulement des citoyens ottomans, fidèles au Sultan et à la Constitution, libres et égaux en droits, à Tirana et à Elbassan, des réunions nationalistes proclamaient que l’albanais devait être la langue officielle de l’Albanie, réclamaient l’ouverture d’écoles albanaises et distribuaient des livres en langue albanaise imprimés à Sofia. En novembre, sur l’invitation du club albanais de Salonique, des délégués des Albanais musulmans et chrétiens des vilayets de Salonique, Monastir, Kossovo et Janina se réunissaient en congrès à Monastir pour y discuter l’adoption d’un alphabet albanais. Deux opinions s’y trouvèrent en présence : les uns préconisant le maintien de l’alphabet latin déjà en usage et les autres demandant l’adoption de l’alphabet turc. La réunion se prononça pour l’alphabet latin, les caractères turcs étant insuffisans pour rendre certains sons albanais. Depuis lors, Midhat bey, directeur des affaires politiques du vilayet de Salonique et neveu du célèbre lexicographe et écrivain Samy bey Fracheri, publie un journal et une revue en langue albanaise imprimés en caractères latins.

A Scutari, à la nouvelle de la proclamation de la Constitution, des bandes de montagnards descendirent dans la ville, tirant des coups de fusil en l’air, criblant de balles les cheminées ; pendant vingt jours dura cette inquiétante saturnale ; les balles, par miracle, ne blessèrent, par ricochet, qu’une seule personne. Seuls, dans l’allégresse générale, les Mirdites s’abstinrent : ils attendaient le retour de leur prince. On régla toutes les « questions de sang ; » une « bessa » générale fut proclamée. Mais, le 26 août, un incident survint : dans un meeting, le capitaine jeune-turc Kiazim bey ayant dit que tous les raïas étaient désormais des Ottomans, un publiciste albanais musulman nationaliste, Dervish-Hima, l’interrompit : « Les Albanais, s’écria-t-il, ne sont qu’Albanais et ils ne seront satisfaits que quand ils seront libres dans l’Albanie libre, au milieu de la confédération des Etals balkaniques indépendans sous la suzeraineté du Sultan ! » Le lendemain, les autorités firent arrêter l’imprudent ; les musulmans scutarins, l’accusant de connivence avec l’Autriche, Mgr Docchi et le clergé, demandaient sa tête ; il fallut le faire conduire à Salonique pour y être jugé loin de leurs fureurs.

Le retour de Prink Pacha, le 19 septembre, apaisa momentanément les esprits ; il arrivait, après avoir conféré à Salonique avec les chefs du Comité Union et Progrès, comme le porte-parole du nouveau régime. Sa première visite fut pour le consul de France, M. Ferté ; puis il partit pour la Mirditie avec Kiazim bey, pour y faire prêter serment à la Constitution ; mais il refusa d’accepter le titre et les fonctions de caïmakan : on ne devient pas sous-préfet quand on est prince héréditaire ! Cet acte décisif donna aussitôt à son loyalisme jeune-turc son véritable caractère. Dans les premiers jours d’octobre 1908, la vallée de San Paolo, près d’Orosi, retentit du bruit des acclamations et de la fusillade. Toute la population mâle de la Mirditie fêtait son chef. A sa demande, en présence de deux officiers du Comité, les Mirdites prêtèrent serment à la Constitution ; aucune allusion ne fut faite à la question du service militaire, ni à l’abolition de la « loi des montagnes ; » la suspension de toutes les vendettas fut jurée jusqu’au mercredi saint de l’année suivante. Prink Pacha continua son voyage triomphal par le district de Croya dont les quatre tribus ne consentirent à jurer fidélité au nouveau régime qu’entre ses mains. L’influence et la popularité de l’héritier des Bib-Doda, vivante incarnation de la patrie et des coutumes albanaises, allaient grandissant non seulement parmi les catholiques des tribus et de la ville, mais jusque parmi les musulmans de la montagne. Les campagnards venaient lui soumettre leurs litiges plus volontiers qu’aux autorités ottomanes. À ces hommages à sa haute autorité morale répondaient les défiances haineuses des musulmans de la ville ; ils craignent que le nom de Prink Pacha ne puisse un jour rallier et coaliser toutes les tribus de la Haute-Albanie. En novembre, le Comité panalbanais de Constantinople, à l’instigation du Comité jeune-turc, adressa un appel à la population pour l’inviter, en face de l’agitation monténégrine et serbe, à ressusciter la Ligue albanaise de 1879 ; trois mille musulmans se firent inscrire, mais les catholiques s’abstinrent. La popularité même de Prink Pacha, malgré la loyauté de son attitude, le rendait suspect au Comité et, par un naturel retour, cette suspicion blessait le prince des Mirdites dont la situation, entre le particularisme nationaliste de son peuple et la politique centralisatrice des Jeunes-Turcs, devenait de plus en plus difficile.

Aux élections, en décembre, deux députés musulmans furent élus, quoique, notoirement, les catholiques fussent en grande majorité ; mais le Comité refusa d’accepter comme candidats les drogmans des consulats d’Autriche et d’Italie et déclara qu’il n’admettrait que des candidats sans attaches avec l’étranger. Un vif mécontentement s’ensuivit parmi les catholiques. A la fin de décembre, des délégués du Comité U. et P. vinrent à Scutari faire une conférence sur la Constitution ; l’un d’eux, un hodja, nommé Veledan effendi, parlant dans la grande salle de la Médersé, déclara que l’Etat doit être neutre en matière religieuse et professer un respect égal pour l’Évangile et pour le Coran : il fut hué, houspillé par les musulmans comme par les catholiques.

En janvier, un nouveau vali, Bedri Pacha, fit son entrée à Scutari ; conciliant dans les formes, mais très résolu à ne pas faire de concessions au particularisme et à l’anarchie, il s’attacha à maintenir l’ordre dans la rue et veilla strictement à l’interdiction de porter des armes dans la ville ; malheureusement son programme excellent, — relèvement moral et économique par des écoles et des routes, — est, faute d’argent, resté jusqu’ici à peu près lettre morte. Au moment de la tentative contre-révolutionnaire du 13 avril 1909, les hodjas excitèrent le peuple contre les Jeunes-Turcs, mais les montagnards restèrent immobiles, indifférens à tout ce qui ne touche pas directement leurs privilèges et leurs coutumes. Mais la déposition du Sultan et surtout l’exécution d’Albanais compromis dans l’affaire d’avril, comme Halil-bey, de Kraina, souleva une indignation très vive dans tout le pays et particulièrement à Scutari, citadelle du fanatisme musulman. L’effervescence grandit encore quand, au milieu de juin, Bedri Pacha convoqua les chefs de quartiers et annonça qu’il allait être procédé au recensement. Les catholiques restèrent muets, mais les musulmans déclarèrent que leurs coreligionnaires n’accepteraient jamais une mesure où ils voyaient le prélude du service militaire obligatoire et des impôts nouveaux, c’est-à-dire la fin de leurs privilèges. Le vali les exhorta à obéir d’abord à la loi et ajouta que, s’ils donnaient cet exemple, des tempéramens pourraient être apportés dans l’application. Parmi les musulmans, deux tendances se manifestèrent : les uns, intimidés par les expéditions de Djavid Pacha, inclinaient à la soumission ; mais d’autres, fanatisés par les hodjas, criaient qu’ils recevraient à coups de fusil les agens chargés du recensement ; leurs chefs demandèrent son appui à Prink Pacha qui répondit loyalement que, quant à lui, il soutiendrait le gouverneur. Les canons de la forteresse furent braqués sur les quartiers musulmans ; un hodja et un bey furent arrêtés, et les musulmans, intimidés, se soumirent. En même temps, les tribus catholiques de Sciala, Sciasti, etc., adressaient au vali une pétition, que l’on disait rédigée par Mgr Miédia, coadjuteur de l’archevêque de Scutari, alors en tournée dans la montagne ; elle a le mérite de bien poser la question. « Si le nouveau régime n’est pas une fiction, disait-elle, nous sommes prêts à rentrer dans le droit commun ; nous acceptons l’impôt, le service militaire, mais à la condition que les musulmans de Scutari y soient soumis également et que le système du « bulukbachi » et du « serguirdeh » musulman, consécration de l’inégalité des droits entre les deux religions, soit aboli et que chaque tribu choisisse ses magistrats. Si l’ancien régime doit, sous un nouveau nom, rester en vigueur, nous réclamons, comme il est juste, le maintien de nos immunités. » Tel est, en effet, le dilemme en face duquel, dans toute l’Albanie ; se trouvent les Jeunes-Turcs : s’ils réalisent l’égalité réelle des droits entre les diverses confessions, ils risquent de mécontenter la majorité musulmane ; s’ils ne le font pas, ils donnent aux redoutables montagnards une raison valable de ne pas se plier au droit commun.

En Epire, malgré les efforts de Nazim Pacha, nommé vali en janvier dernier, la situation est devenue de plus en plus difficile. Les Grecs, malgré la fraternité proclamée dans la Constitution, sont restés les ennemis acharnés des musulmans ; ils comptaient, aux élections, obtenir cinq députés ; ils n’en eurent que trois, dont deux à Janina ; l’un d’eux fut le fameux Ismaïl Khemal bey qui devint président de l’Union libérale et joua le rôle considérable que l’on sait dans le coup d’Etat du 13 avril. Les musulmans, quoique moins nombreux, obtinrent quatre députés. Dans les campagnes, le nationalisme albanais ne cesse de faire des progrès ; il s’associe, de plus en plus, au mouvement valaque, et s’oppose à l’hellénisme. La dîme ne rentre pas ; la famine, le brigandage, les bandes grecques, désolent les campagnes. Les Tosques, réunis en congrès à Tepelen, à la fin de mai, ont formulé leurs revendications et pris conscience de leur force. Ismaïl Khemal bey, après l’entrée à Constantinople de l’armée de Macédoine, s’enfuit à Gorfou et de là en Europe occidentale, puis il revint à Janina où son influence est très grande et d’où il entretient des intelligences dans toute l’Epire et l’Albanie ; entre les Tosques et les Jeunes-Turcs l’entente est virtuellement rompue. Les fonctionnaires ottomans, pris entre l’irrédentisme grec et le nationalisme schkype, sont dans une situation très difficile ; hors des villes, leur autorité est à peu près nulle.

Dans le vilayet de Monastir, la propagande albanaise, à la suite du congrès linguistique dont nous avons parlé, devint très active. Des agens parcouraient les campagnes, engageant les paysans à réclamer l’enseignement de l’albanais dans les écoles et l’usage de l’albanais dans les mosquées ; les membres albanais du Comité jeune-turc appuyaient eux-mêmes cette propagande. A Koritza, les paysans chassent le gouverneur parce qu’il n’est pas Albanais ; à Koritza et à Castoria, ils exigent l’usage de l’albanais dans les tribunaux. Un rapprochement s’opère entre les élémens bulgares, albanais et valaques pour faire front ensemble contre l’hellénisme.

Dans le Nord, dans la région de Mitrovitza, de. Prizren et d’Ipek, les événemens prirent une tournure plus grave : ce fut la guerre. Dans ces contrées sauvages, où ne pénètrent ni les Européens, ni même les fonctionnaires turcs, le mécontentement suivit de près la réunion de Ferizovich : la révolution n’était pas ce que les Arnaoutes avaient cru, ce qu’on leur avait fait croire. Ils envoyèrent, dès le 1er septembre, une députation à Salonique pour y signifier leurs exigences : ils voulaient la conservation de leurs privilèges, la cessation du contrôle européen, l’interdiction aux non-musulmans et surtout aux Serbes de porter les armes, aucun changement dans la condition des femmes, la création d’écoles albanaises payées par le gouvernement, enfin le retour à la loi religieuse (le Chéri). Entre de pareilles revendications et le programme du Comité, la contradiction était flagrante. Les Jeunes-Turcs engagèrent Djavid Pacha, commandant de la division de Mitrovitza, à faire, en forces, une démonstration dans la montagne. Nous avons vu qu’à la réunion de Ferizovich, un bey, Issa Boletine, s’était montré irréductiblement opposé aux desseins du Comité ; on résolut de l’en punir, de mettre fin à ses menées anticonstitutionnelles et de lui reprendre le domaine (tckiflik) que le sultan Hamid lui avait indûment octroyé. Un bataillon, avec deux canons, alla détruire son coulé (maison forte), situé à deux heures au Nord de Mitrovitza et saisir son tchiflik. Lui-même s’enfuit, blessé, et se réfugia dans la Luma (novembre 1908) ; là, dans ces montagnes sauvages, à portée de la frontière monténégrine, il travailla à organiser un parti pour marcher sur Mitrovitza. Djavid Pacha le prévint ; il se mit en route à la fin de mars avec quatre bataillons, deux escadrons et 16 pièces de canon et il vint incendier le village où s’était réfugié Issa ; dans la région d’Ipek, 98 coulés furent jetés bas, et Djavid Pacha publia un ordre interdisant de les reconstruire avec tours et créneaux : ainsi, sous couleur de poursuivre un bey réactionnaire, les Turcs s’attaquaient à toute la féodalité albanaise. Dans une troisième campagne, l’été dernier, Djavid Pacha promena ses troupes à Diakova et dans le pays des Malissores, exigeant le désarmement, imposant, outre la dîme, une contribution supplémentaire de deux dixièmes et demi pour l’armée et les écoles. Le 17 août, 3 000 Albanais, réunis à Ferizovich pour protester contre ces nouveaux impôts, furent dispersés à coups de canon. En septembre, Djavid s’enfonça dans les montagnes de la Luma, sous prétexte que les Lumiotes refusaient de se rendre sans armes au marché de Prizren. Mais, cette fois, les montagnards étaient résolus à une résistance acharnée ; les femmes et les enfans furent envoyés en sûreté à Hassi, et tous les hommes valides restèrent, le fusil à la main, derrière leurs rochers. On était au 25 septembre : Djavid Pacha, après un vif combat et le sac de quelques villages, prétexta le froid et ramena ses troupes à Mitrovitza. Ces expéditions, conduites « à la turque, » avec pillages et viols, dans un pays qui, le premier, avait acclamé le régime nouveau et qui n’avait pas donné de suffisant prétexte à une pareille répression, ont laissé dans toute l’Albanie de profondes rancunes. Tout récemment, des ingénieurs français, chargés d’étudier le tracé de la ligne Danube-Adriatique, ont dû rebrousser chemin. Toute la montagne, d’Ipek à Dibra, est debout, altérée de vengeance, prête à la lutte.

De tous les récens incidens, le plus significatif a été la réunion de Dibra, le 27 juillet dernier. Les Comités albanais des vilayets de Macédoine ayant décidé de tenir à Dibra une réunion générale, la première depuis celle de 1908 à Ferizovich, le Comité Union et Progrès chercha à la faire tourner à son avantage, en lui donnant un caractère d’intérêt non plus seulement albanais, mais général. Sur ses instances, toutes les communautés macédoniennes furent invitées à s’y faire représenter. Dans le vilayet de Kossovo, les Serbes de tous les cazas envoyèrent des délégués ; les Bulgares, excepté ceux de Köprilu et de Kotchana, s’abstinrent. Le Comité députa Niazi bey, le héros de Resna, avec quelques officiers. La musique de l’école des arts et métiers d’Uskub fit le voyage, donnant par sa présence à la réunion une consécration presque officielle. Un programme, préparé par les soins du Comité, fut d’abord adopté, mais ensuite l’assemblée élabora des articles complémentaires qui constituaient un acheminement vers une autonomie, sinon catégoriquement demandée, du moins virtuellement établie ; elle demandait : dans les nominations de fonctionnaires, la préférence pour les candidats indigènes, le droit pour chacune des confessions d’avoir des écoles nationales et de célébrer les offices religieux dans la langue nationale, la création d’écoles dans lesquelles l’instruction serait donnée en albanais, la construction de voies ferrées et de routes, la convocation annuelle, dans une ville macédonienne désignée par le sort, d’une session du Congrès ottoman albanais d’Union et de Constitution.

Des multiples faits que nous venons de citer, une impression générale se dégage. Albanais et Jeunes-Turcs n’ont pas compris de la même manière la révolution à laquelle les uns et les autres ont participé ; entre eux l’accord n’a vraiment existé que sur un seul article : dehors les étrangers ! Sur tous les autres points l’antinomie est profonde, radicale, et, à mesure que se développent les conséquences de la révolution, elle va s’accentuant. Un peuple de pasteurs et de chasseurs, vivant dans ses montagnes, sous un régime patriarcal et féodal, sans instruction, sans littérature, sans routes, ne peut être transformé en quelques jours, par la magie des mots et la vertu d’une constitution, en une démocratie égalitaire et parlementaire. « Beaucoup ébranlent les montagnes par un seul mot, » dit un proverbe tosque ; encore faut-il que ce mot retentisse dans les cœurs, qu’il soit intelligible à ceux qui l’entendent. « Constitution, obéissance à la loi » n’ont pas de sens pour la masse albanaise attachée à ses coutumes, à ses chefs, à ses prêtres, à sa conception séculaire de l’honneur et du droit. Les abstractions jacobines, le philosophisme sentimental et l’égalitarisme naïf dont se leurre l’imagination des Jeunes-Turcs, sont inadaptables à des cerveaux albanais. Les Jeunes-Turcs vivifient ces vieilles défroques du vocabulaire quatre-vingt-neuviste par un patriotisme ardent et, parfois aussi, par un sens politique très avisé et très opportuniste. Mais, en Albanie surtout, l’application intégrale et immédiate de leur programme législatif et gouvernemental les conduirait à de très graves mécomptes. Ici, la tradition vivante est aux prises avec l’esprit de système. Pour lutter contre des coutumes si anciennes qu’elles sont pour ainsi dire incorporées à la race, la raison toute seule, si infaillible qu’on la suppose, n’y suffit pas, il y faut le temps. Le vrai progrès ne s’impose pas avec de la force, il s’insinue avec des bienfaits.

Un Jeune-Turc nous disait un jour : « En Albanie, nous abattrons la féodalité des beys, et toute la masse du peuple sera pour nous. » Illusion encore ! Les montagnards vivent en bonne intelligence avec leurs beys ; beaucoup sont propriétaires ; tous ont des droits de pacage ; ils n’aspirent pas à un régime social différent ; mais ils sont invinciblement attachés à leurs coutumes traditionnelles. Le régime nouveau se présente à eux sous la forme du service militaire et de l’impôt : ils le repoussent. Si les Jeunes-Turcs heurtent de front les passions particularistes des Albanais et prétendent leur imposer immédiatement le progrès d’après leurs formules, ils se trouveront bientôt acculés à une guerre de montagne où ils useront leurs forces pour un succès douteux. Seule une tactique patiente peut conduire à de bons résultats. La première œuvre à entreprendre est la construction des routes et des chemins de fer à travers l’Albanie ; il faut créer des débouchés nouveaux, mettre des outils aux bras qui portent le fusil. L’Albanais est pauvre ; repas albanais, en Macédoine, signifie diète : il faut l’enrichir en le faisant travailler. L’Albanais émigré ou bat l’estrade : il faut le retenir en l’aidant à mettre en valeur ses forêts, ses pâturages et à vendre les produits de son industrie. L’Albanais est ignorant : il faut lui donner des écoles, lui permettre d’y enseigner et d’y apprendre sa langue, pourvu qu’en même temps il y apprenne la langue de l’Empire. Avant de rien exiger de l’Albanie, il faut lui donner beaucoup. Si cela paraît indispensable, on pourra protéger les routes, dominer les massifs les plus sauvages par de petits fortins. On disait l’été dernier, à Scutari, qu’une commission allait s’occuper de mettre en valeur les belles forêts albanaises pour procurer du travail aux montagnards et qu’elle commencerait par revendiquer pour l’Etat tout ce que les villages ne pourraient pas prouver, par des titres, leur appartenir. Voilà un exemple topique d’une excellente intention aboutissant à une mesure détestable, car les villages n’ont pas de titres ; leurs droits sont traditionnels, séculaires : y toucher brutalement serait soulever des colères et créer des misères.

L’Albanie bien gouvernée peut devenir, pour la Turquie d’Europe, une précieuse réserve d’hommes, de richesses et d’énergie ; mal gouvernée, elle est peut-être l’obstacle sur lequel viendra se heurter et se briser l’œuvre des Jeunes-Turcs. L’Albanie est, dans la Turquie d’Europe, le centre de la résistance musulmane à la poussée chrétienne. On a pu dire, avec quelque exagération d’ailleurs, que le Turc n’est que campé en Europe ; mais l’Albanais, lui, est autochtone. L’esprit nationaliste s’est beaucoup développé, nous l’avons vu, en ces dernières années ; il n’est pas encore devenu un esprit séparatiste ; la majorité musulmane est fidèle au Commandeur des Croyans. Mais déjà, un peu partout, parmi les catholiques du Nord ou les Tosques hellénisés, des esprits plus hardis, des jeunes gens élevés en Autriche ou des émigrés revenus d’Amérique, rêvent l’organisation de l’Albanie en une sorte de Confédération, sur le modèle de la Confédération suisse, ou à l’image des anciens dans écossais. La Mirditie serait le premier noyau du futur Etat qui, lui-même, serait un des membres de la Confédération balkanique, — un rêve elle aussi, mais qui hante des esprits de plus en plus nombreux. Une Albanie indépendante deviendrait la pierre angulaire d’une telle Confédération ; mais sa naissance serait probablement aussi le prélude de l’expulsion des Turcs d’Europe.

Or, l’avenir de l’Albanie ne se décidera pas seulement entre Albanais et Turcs, et c’est à quoi ceux-ci feront bien de prendre garde : l’Europe, et plus particulièrement l’Autriche et l’Italie, sont, au premier chef, intéressées dans la question.


V

Etre maître d’une route, au point de vue militaire, ce n’est pas seulement occuper la vallée où est tracé le chemin, c’est surtout tenir les hauteurs qui la dominent. Le maître de la route de Salonique, c’est le maître de l’Albanie. Depuis que l’Autriche a des visées sur la route de Salonique, elle a une politique en Albanie. A plus forte raison ne peut-elle se désintéresser des rives de l’Adriatique, la seule issue maritime qu’elle possède. Le comte d’Æhrenthal, en renonçant à user des droits que le traité de Berlin donnait à l’Autriche-Hongrie dans le sandjak de Novi-Bazar, a déclaré à maintes reprises que, par cet acte, il avait entendu marquer la limite méridionale que la frontière de l’Empire ne dépasserait pas. Il convient de l’en croire. Mais ces déclarations doivent évidemment s’entendre d’une politique de conquête, non d’une politique d’influence. Jamais l’activité des agens autrichiens en Albanie n’a été plus grande que depuis l’annexion de la Bosnie. Par le Monténégro, les Russes ont, au Sud de l’Autriche, un allié dont le rôle, en cas de conflit, ne serait pas négligeable. Mais les Albanais du Nord et, particulièrement, les Albanais catholiques, sont, depuis des siècles, les ennemis des Monténégrins : en cas de guerre austro-russe, les bandes de montagnards albanais, en se jetant sur le Monténégro, pourraient le paralyser. La tendance générale de la politique autrichienne a été de faire durer l’anarchie albanaise, d’opposer la masse amorphe de l’Albanie à l’expansion serbe, sans cependant favoriser le développement du sentiment national albanais. Elle s’est opposée à l’extension des « réformes, » commencées en Macédoine, aux vilayets albanais et même à l’ancien sandjak de Novi-Bazar ; elle semble avoir vu sans regret l’extermination des Serbes de la Vieille-Serbie par les Arnaoutes. C’est surtout dans la région de Scutari, parmi les tribus catholiques, que la propagande autrichienne a été active ; son meilleur instrument a été le clergé.

Si l’on excepte quelques-uns de ses chefs, élevés en Italie, comme Mgr Docchi, ou en Autriche, le clergé indigène est ignorant et n’a qu’une autorité restreinte ; l’influence dominante appartient aux réguliers. Les Franciscains étaient en Bosnie dès le XIVe siècle ; de là ils se sont étendus en Haute-Albanie où ils ont obtenu de Mahomet II un firman spécial souvent renouvelé par ses successeurs. Ils ont eu des martyrs : Ferdinand d’Abbisola et Jacques de Sarnano, empalés par le pacha de Scutari plutôt que d’abjurer, Antonio de Sorante, pendu à Curza. Au XVIIe siècle, au moment des grandes victoires du prince Eugène, les Franciscains se firent les collaborateurs de l’œuvre de reconquête autrichienne ; ils sont restés fidèles à cette tradition ; la plupart d’entre eux sont des Albanais que l’Autriche fait élever à Salzbourg. Mais, à partir de 1842, les Jésuites vinrent « partager la moisson d’un grain qu’ils n’ont pas semé. » Plus spécialement préoccupés des intérêts religieux, les Jésuites prennent leur mot d’ordre à Rome ; les Franciscains le reçoivent de Vienne. Dans les écoles franciscaines, on n’enseigne que l’albanais, dans celles des Jésuites, même dans celles que subventionne l’Autriche, on apprend l’italien, mais non l’allemand. En juin 1908 paraissait, dans un journal albanais publié à Raguse sous les auspices du consulat autrichien de Scutari une diatribe contre le clergé albanais et surtout contre les Jésuites que l’on accusait de favoriser la propagande italienne aux dépens de l’Autriche. Les agens autrichiens les trouvent, en effet, moins dociles à leurs inspirations que les Franciscains. Ceux-ci exaltent le patriotisme albanais pour l’opposer à la poussée slave ; un poète franciscain, le Père Georges Fishta, « le Tyrtée albanais, » a chanté, dans des poèmes qui sont édités en Autriche, les grandes luttes des Guègues contre les Monténégrins ; on a remarqué que sa muse a été particulièrement inspirée l’année dernière, au moment où l’Autriche annexait la Bosnie. L’Autriche exerce, en Albanie, le « protectorat » catholique ; elle en fait un instrument de sa politique, et ses consuls persécutent les prêtres et les évêques suspects d’italianiser. Dernièrement, l’archevêque albanais d’Uskub, résidant à Prizren, Mgr Troksi, a dû donner sa démission à la suite d’une campagne menée contre lui à Rome par les Autrichiens ; il a été remplacé par Mgr Miédia, coadjuteur de l’archevêque de Scutari.

Par le canal du clergé, l’or autrichien se répand sur la pauvre Albanie ; dans un pays où une pièce d’or est une fortune, les libéralités autrichiennes ont fait beaucoup de riches. Chez les musulmans, là où ne pénètre pas le clergé catholique, l’Autriche envoie des savans. Un géographe hongrois, le baron Nopéa, a visité en détail toute l’Albanie du Nord, s’arrangeant pour perdre en route les gendarmes chargés de l’escorten et laissant derrière lui, pour les moindres services, des pourboires princiers. M. Kral, tout récemment encore consul général d’Autriche à Scutari, avait lui-même un goût prononcé pour la géologie ; il allait souvent, sans escorte, parcourir les villages de la montagne, surtout dans la direction des frontières monténégrines. D’ailleurs, ni les agens autrichiens ne se cachent de distribuer de l’argent, même aux plus hauts personnages albanais, ni ceux-ci d’en recevoir : l’Albanie est si pauvre ! L’Albanais accepte de toutes les mains, mais il ne se vend à personne. C’est un consul d’Autriche qui s’écriait, dans un jour de découragement : « Rien ne saurait satisfaire les exigences insatiables de cette race et de ses pasteurs ! » Tout l’or de Vienne ne parviendrait pas à dissiper les antipathies qu’inspire aux Albanais la raideur bureaucratique des agens autrichiens, ni la défiance qu’a fait naître, surtout chez les musulmans, l’annexion de la Bosnie. N’exagérons rien cependant ; plusieurs tribus Malissores sont devenues de véritables bandes au service de l’Autriche ; sur un signe de son consul, 3 000 montagnards pourraient descendre dans la ville et commencer une rébellion, si la politique de Vienne en avait besoin. A la fin de décembre 1908, dans une réunion tenue dans la montagne, sous la présidence de Prink Pacha, on parla de la guerre qui paraissait alors menaçante. Les Mirdiles et les Kthellas se déclarèrent prêts à marcher, sous les ordres de leur chef, contre l’ennemi de l’Empire ottoman, quel qu’il fût ; mais les Malissores s’écrièrent qu’en aucun cas ils ne se battraient contre les soldats de leur père et bienfaiteur l’empereur François-Joseph ! Dans son numéro du 2 septembre, la revue militaire autrichienne Danzers Armée Zeitung conseillait d’organiser une sorte de légion albanaise sur le modèle de la légion étrangère française, qui servirait d’instrument pour le triomphe de la politique autrichienne dans les Balkans et pour la marche sur Salonique.

Ainsi, la politique officielle de l’Autriche est toute de « pénétration pacifique, » d’influence commerciale ; mais, sur place, elle a des agens trop zélés ou moins discrets ; c’est là ce qui, en Italie, provoque tant d’inquiétudes.

Même aux plus beaux temps de la Triple Alliance, la question balkanique et, plus particulièrement, la question albanaise ont été, entre Vienne et Rome, une source de difficultés, un objet de négociations difficiles. On s’entendit sur la base du statu quo et, si un jour il devenait impossible, sur l’autonomie fondée sur le principe de la nationalité : c’était réserver, le cas échéant, l’indépendance de l’Albanie. A l’entrevue de Venise, en 1904, entre M. Tittoni et le comte Goluchowski, il fut question de la délimitation éventuelle de l’Albanie ; l’Autriche reconnut qu’une partie des vilayets de Monastir et de Kossovo en devrait faire partie. Ces précautions ne suffisaient pas à dissiper les alarme* des Italiens. L’importance capitale de la question d’Albanie leur apparut de plus en plus à mesure que leur renaissance économique et maritime leur rendit confiance en l’avenir de leur pays. « Les intérêts et les droits de l’Italie dans l’Adriatique, disait le 8 juin 1901 M. de Marinis, futur ministre des Affaires étrangères, dépendront de l’avenir de l’Albanie. Celui qui sera en possession du port de Avlona, deviendra le maître incontesté de l’Adriatique. » A mesure que les Italiens perdaient leurs espérances d’expansion en Afrique, le littoral albanais, qui fait face à leurs côtes, prenait à leurs yeux plus d’importance, et ils s’efforçaient avec succès d’y développer leurs intérêts.

Au contraire de l’Autriche, l’Italie souhaite la formation d’une Albanie forte et autonome, qui, espère-t-elle, lui emprunterait sa civilisation. Le commerce de l’Italie dans les ports albanais, le nombre et le tonnage de ses bateaux ont beaucoup augmenté ; ils restent cependant très inférieurs aux chiffres correspondans du commerce autrichien. Beaucoup d’entreprises italiennes se sont fondées dans les ports de la côte : les petits bateaux du lac de Scutari appartiennent à une compagnie italienne. Dans les écoles italiennes, le mot d’ordre est de développer le patriotisme albanais. Dans le vilayet de Janina surtout, les progrès de l’influence et des intérêts italiens sont considérables ; ils alarment les Grecs, si bien que les Italiens redoutent une entente entre Vienne et Athènes. En juin 1906, le Courrier des Balkans, qui paraît à Rome, lança un « canard » sensationnel, le texte d’un traité secret entre l’Autriche et la Grèce pour un partage d’influence en Albanie ; le Skumbi aurait marqué la limite des sphères d’influence, et, en cas de dislocation de l’Empire ottoman, la frontière des zones annexées ; l’Italie aurait été exclue ; le journal faisait appel à son intervention pour sauver les droits des Albanais. Si invraisemblable qu’elle fût, cette nouvelle souleva une vive émotion en Italie.

Les projets de chemins de fer, dont on a tant parlé après le discours du baron d’Æhrenthal, en janvier 1908, firent éclater avec plus d’évidence encore les divergences d’intérêts entre les deux alliées. L’Italie est d’accord avec la Serbie pour favoriser la construction de la ligne du Danube à l’Adriatique qui ouvrirait à son commerce de nouveaux débouchés ; elle désire la réalisation de tous les projets de chemins de fer ou de routes qui rouvriront les voies par où passèrent, jadis, le commerce et les armées de Rome. L’Autriche, au contraire, n’a pas intérêt au développement des ports de l’Adriatique ; sa pénétration, à elle, descend du Nord et se dirige vers Salonique ; elle coupe, à angle droit, la direction des intérêts italiens.

Constatant cette rivalité, cette divergence d’intérêts qui va toujours s’envenimant, le baron de Chlumecky[5] se demande « si l’Albanie finira par devenir, pour les deux alliées, un nouveau Sleswig-Holstein. » A certaines heures, on pourrait le croire : une dangereuse agitation serait, dit-on, préparée en Albanie pour le printemps prochain ; l’Autriche et la Bulgarie chercheraient à provoquer des troubles pour en profiter. Sans ajouter à ces noires prévisions plus de foi qu’il ne convient, il faut reconnaître que, dans l’Europe tranquille de cet hiver, la question albanaise reste un élément d’inquiétude. Les Albanais sont mécontens, troublés, et si les ministres du Sultan ne prennent pas tous les ménagemens nécessaires, une crise pourrait éclater dont le régime jeune-turc aurait beaucoup à souffrir. La France, amie des Jeunes-Turcs et protectrice des Mirdites, est bien placée pour donner aux uns et aux autres des conseils de prudence dont l’Europe devrait lui être reconnaissante, car l’Europe entière, l’Autriche et l’Italie surtout, ont le plus grand intérêt au maintien de la paix dans les Balkans. Il faut laisser du temps à la réorganisation ottomane ; et il arrivera de deux choses l’une : ou bien les Jeunes-Turcs échoueront dans leur œuvre, et la poussée des nationalités disloquera l’Empire ottoman en Europe ; dans ce cas, l’Albanie ne pourrait que constituer un Etat autonome qui entrerait dans la confédération balkanique qui ne tarderait pas à se former ; ou bien la Turquie deviendra un Etat vraiment européen, bien policé, jouissant d’une réelle égalité entre les diverses races et les diverses confessions, sillonné de routes et de chemins de fer ; et alors l’Albanie trouvera, dans l’Empire ottoman, son développement normal. Pénétrée peu à peu par la civilisation européenne, elle évoluera ; mais elle gardera son originalité ; elle restera la vieille terre des Pélasges, mère des héros.


RENÉ PINON.

  1. Voyez Dareste. Les anciennes coutumes albanaises. Extrait de la Nouvelle Revue historique au Droit (Larose, éditeur).
  2. Depuis 1888 le clergé mirdite est sous la dépendance directe de l’abbé et échappe à la juridiction de l’évêque d’Alessio.
  3. Vilayet de Scutari 115 000, de Kossovo (Uskub) 12 000, de Janina 3 000. Les Albanais catholiques ont gardé quelques pratiques rituelles de l’Orient, telles que la communion sous les deux espèces. En Épire, où l’Albanais est eu contact avec l’hellénisme, beaucoup d’Albanais suivent l’orthodoxie grecque. Au nord du Char-Dagh vivent d’autres Albanais patriarchistes ; ce sont des Serbes qui, pour échapper au fusil de l’Albanais, se sont eux-mêmes albanisés. Le nombre total des Albanais est d’environ un million et demi. Il n’y a jamais été fait de recensement.
  4. La Mirditie a une organisation oligarchique par clans. Les anciens des villages forment un petit corps élu qui règle les litiges d’après la « loi des montagnes ; » les chefs de bannières forment un conseil supérieur présidé par le chef suprême des Mirdites.
  5. Leopold Freiherr von Chlumecky : Œsterreich-Hungarn und Italien. Leipzig et Vienne, 1907.