La Question arménienne

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 673-687).
LA QUESTION ARMENIENNE

Et d’abord, y a-t-il une question arménienne ? Etrange point d’interrogation à poser au plus fort d’une crise dont tout le monde s’accorde à affirmer les origines purement arméniennes. Il n’en est pas moins vrai que le problème avec lequel l’Europe est aux prises serait peut-être moins insoluble si, au lieu d’être arbitrairement rétréci et en quelque sorte étranglé, il avait, dès le premier jour, été posé avec l’ampleur que les événemens n’ont pas tardé à lui donner. Non, il n’y a pas de question arménienne : il n’y a qu’une grande et redoutable question d’Orient, dont celle-là n’est que l’une des faces multiples ; et même, à vrai dire, il n’y a pas de question d’Orient séparée de l’ensemble complexe des difficultés qui pèsent sur l’Europe moderne. La question d’Orient est avant tout et par-dessus toute chose une question d’Occident, et la solution en dépend, non pas des données plus ou moins simples qu’offre l’état intérieur de l’empire ottoman, mais du rapprochement, de la confrontation et de la comparaison attentive des intérêts, des droits, des forces, des craintes et des aspirations des grandes puissances de l’Europe.

La question d’Orient ! Elle est née le jour où l’Europe a cessé d’être hantée par le cauchemar de la marée montante de l’Islam, — le jour où, au lieu d’invoquer comme elle le faisait encore, dans les prières liturgiques rédigées au XVIe siècle, l’assistance divine contre la peste, la famine, les tremblemens de terres, les inondations et le Turc, elle a commencé à voir dans le fléau de Dieu un élément de son équilibre.

Cette maladie chronique d’un empire qui ne peut ni vivre ni mourir a eu d’étranges effets sur l’attitude des peuples voisins de la Turquie, ils se sont donné pour but de maintenir le plus longtemps possible en vie un État en pleine dissolution. En même temps ils n’auraient pu, sans renier leur passé, retirer leur protection à leur ancienne clientèle des nationalités chrétiennes, à qui les unit une solidarité sentimentale, et qui ne font que leur rendre le sincère hommage de l’imitation en cherchant à s’affranchir.

Bizarre situation ! Ces mêmes médecins qui entourent le lit de l’Homme malade et qui lui prescrivent et lui administrent sinon des remèdes, du moins des calmans et des anesthésiques, sont en même temps les hommes d’affaires qui ont mandé à son chevet ses héritiers futurs et qui s’occupent déjà, avant qu’il ait rendu le dernier soupir, de régler le partage de sa succession. C’est l’Europe qui a semé les germes de l’amour de la liberté dans l’âme des Grecs, des Serbes, des Roumains, des Bulgares, aujourd’hui des Arméniens ; c’est elle qui est intervenue pour leur procurer une indépendance d’abord limitée, puis complète : et c’est elle qui monte la garde autour de ce qui reste de l’empire ottoman et qui s’efforce de maintenir dans l’obéissance, en la faisant tolérable, les populations encore sujettes !

Ainsi la diplomatie est contrainte à des prodiges d’équilibre ou plutôt d’équilibriste. Elle est condamnée à un opportunisme absolu, si l’on peut allier ces deux mots. Elle est forcée de pratiquer le culte du fait accompli. Par là elle se donne l’apparence de pousser aux pires excès en sens opposé, — d’encourager tout ensemble les Turcs à sauvegarder leur suprématie par tous les moyens, puisqu’une fois perdue, ils ne la recouvreront jamais, et les rayahs à secouer le joug par tous les moyens, puisqu’une fois affranchis, ils ne seront plus réasservis. C’est immoral : c’est inévitable.

Ici se trouve le point où se rejoignent et se compliquent mutuellement les deux ordres de problèmes qui occupent la diplomatie contemporaine. D’un côté, les affres d’une décomposition graduelle, la lutte sans espoir de races qui ont cessé d’être dominantes contre des races, longtemps asservies, qui ont cessé de se sentir inférieures ; de l’autre, les maladies de croissance d’une santé trop drue, les excès de vitalité de l’Europe, les conflits d’ambition, les rivalités d’appétit territorial de nations pleines de vie, débordantes de forces et également résolues à se tailler leur part — et une large part — dans le gâteau colonial. Voilà le double pôle autour duquel tourne l’activité de la diplomatie contemporaine. Heureuse encore si les deux terrains étaient strictement délimités et n’empiétaient pas fréquemment l’un sur l’autre ; si, par exemple, l’occupation indéfiniment prolongée de l’Egypte n’avait pas son contre-coup sur le règlement de la question du Congo ou du Soudan et si la prise de possession accélérée de l’Afrique ne réagissait pas fatalement sur la politique des puissances à l’égard de la Turquie.

Lorsque, vers la fin de l’automne 1894, le bruit commença à se répandre sourdement en Europe d’un massacre dont le vilayet de Bitlis aurait été le théâtre dans le cours des mois de juin et de juillet précédens, personne ne pouvait prévoir la gravité de cet incident, ni que c’étaient les destinées mêmes de l’empire ottoman tout entier qui allaient être mises en jeu. Il s’agissait d’une région fort éloignée, presque inaccessible, profondément inconnue. Pendant longtemps force fut de se contenter de rumeurs vagues, aussitôt démenties.

Peu à peu toutefois, par bribes et morceaux, par brefs fragmens de récits et par aveux involontaires, la vérité se fit jour. On apprit qu’à la suite de mouvemens imprudens de la population arménienne du Sassoun, district montagneux du vilayet de Bitlis, un conflit s’était produit entre ces paysans chrétiens et une tribu kourde du voisinage. Le pacha de Bitlis voulut faire du zèle. Il rassembla des troupes et les lança contre les villageois chrétiens du Sassoun. La répression fut terrible. Elle fut sauvage. Les soldats de l’armée régulière rivalisèrent de férocité avec les irréguliers des tribus kourdes. Ce fut un massacre général. Hommes, vieillards, enfans, femmes, périrent en grand nombre : celles-ci après avoir subi les plus odieux outrages. Tout cela se faisait avec ordre ou plutôt par ordre, sous les yeux des autorités supérieures. On eût dit qu’une consigne, partie de haut, avait été donnée d’exterminer les Arméniens de ces régions. De quelque côté qu’ils tournassent les yeux, ils ne rencontraient que des bourreaux, point de protecteurs ni de juges.

D’où venait cette explosion de fanatisme ? Comment les Turcs, d’ordinaire fatalistes, passifs et tolérans, s’étaient-ils portés à ces excès ? Sans doute il faut faire la part de la surprise et de la colère. Il paraît bien avéré que les Arméniens du Sassoun auraient tiré les premiers. Suite et couronnement d’une sourde agitation née vers 1888, entretenue et propagée par des agens de toute sorte et de toute nationalité, et qui avait déjà éclaté à Constantinople en juin et juillet 1890. Ce n’était toutefois là qu’un incident dans une histoire bien plus ancienne.

Le haut plateau qui s’élève par terrasses successives jusqu’à une altitude moyenne de 1 500 à 2 000 mètres et qui s’adosse aux contreforts du Caucase comme pour servir de rempart entre l’Asie Mineure et la masse énorme du continent asiatique : c’est l’Arménie. Région montagneuse semée de pics élevés ; sillonnée de l’est à l’ouest de gorges profondes au fond desquelles coulent des cours d’eau dont plusieurs deviennent de grands fleuves ; creusée de trois grandes dépressions où s’étalent de vastes lacs, vraies mers intérieures ; l’Arménie est en quelque sorte l’articulation par laquelle se rattache au gros tronc asiatique le long bras qu’il tend vers l’Occident. Un trait capital de sa constitution physique, c’est la large brèche qu’ouvrent dans ses bastions, au nord, à l’est, et au sud, les quatre grands fleuves qui prennent leur source sur son sol. Ainsi l’Arménie, jetée au carrefour des grands chemins de deux continens, n’a pas eu le privilège d’être hermétiquement close par la nature.

Ses montagnes, si elles opposent un obstacle presque insurmontable à la constitution permanente d’une forte unité politique, s’abaissent trop aisément devant l’invasion. Les voies de pénétration abondent jusqu’au cœur du pays. Ces Alpes asiatiques ne sauraient être l’inviolable forteresse d’une Helvétie orientale, retranchée derrière son enceinte continue. Toute l’histoire d’Arménie était écrite d’avance dans ce trait de sa configuration. Si la rudesse du climat, la pauvreté relative du sol, la difficulté des communications, étaient faites pour rebuter les ambitions des conquérans, la situation du pays en faisait la route nécessaire des peuples en marche vers le littoral enchanteur de l’Anatolie. Aussi bien l’Arménie dut-elle servir de passage et de champ de bataille tour à tour à tous les grands peuples guerroyans de l’antiquité et des temps modernes. Que ce soit à Suse, à Ninive, à Babylone, à Antioche, à Rome, à Trébizonde ou à Constantinople que les princes de ses dynasties nationales aient dû rendre hommage, toujours est-il que pendant les quelques siècles de l’existence de l’Arménie en corps de nation, elle ne jouit pas d’un seul jour d’indépendance.

L’Islam apparaissait sur la scène. Ce fut la cohésion nationale elle-même qui succomba devant ce nouvel ennemi. Un coin s’enfonça au cœur même du pays. Les Kourdes, sortis en masse de la province limitrophe du Kourdistan, adoptent l’Islam et s’établissent en suzerains plus ou moins errans en Arménie. L’Arménie devint le théâtre d’une lutte acharnée entre les Persans et les Turcs. Cette guerre, qui ne dura pas moins de trois siècles, acheva de ruiner le pays. Elle fit passer le brigandage dans les mœurs. L’Arménie contemporaine se constituait peu à peu : lente et douloureuse évolution qui ressemblait plus à une agonie qu’à la croissance d’un peuple.

Cependant, l’aube des temps nouveaux et des jours meilleurs allait se lever de l’autre côté du Caucase. La Russie descendait pas à pas les pentes de la grande chaîne de montagnes qui sert de frontière à l’Europe et à l’Asie. Plus d’un sixième du total de la superficie de l’Arménie historique appartient aujourd’hui à l’empire russe. Un peu moins d’un sixième, au sud-est, est demeuré à la Perse. La Turquie a conservé de beaucoup la plus grosse part, la région occidentale, plus des deux tiers de l’ancien royaume. Les auteurs les plus dignes de foi évaluent à 600 000 ou 700 000 le nombre des Arméniens sujets russes, à 300 000 ou 400 000 le total des Arméniens sujets du schah de Perse, enfin à 1 200 000 ou 1 300 000 le total des Arméniens sujets du sultan. Il est toutefois une circonstance qui enlève beaucoup de leur valeur à ces chiffres bruts. Nulle part, pas même au cœur de leur ancien domaine patrimonial, pas même dans les vilayets de Ritlis, de Van et d’Erzeroum, les Arméniens ne forment la majorité de la population. Là où ils sont les plus nombreux absolument, dans le vilayet de Siwas, où ils ne sont pas moins de 170 000, ils se trouvent en présence de 840 000 musulmans, et ils ne forment que 15 pour 100 de la population totale. En somme, il n’est pas une province, pas un district, presque pas un seul canton où la population arménienne soit en majorité et puisse équitablement revendiquer la suprématie pour sa nationalité.

La question arménienne ne serait qu’un jeu d’enfant, sans la coexistence de deux races et de deux religions hostiles sur le même sol. Rustem-Pacha, l’ambassadeur chrétien qui vient de mourir à Londres, disait avec cette pointe de paradoxe qui ne gâte jamais rien : « Il n’y a pas d’Arménie ; il y a cinq ou six vilayets de la Turquie d’Asie peuplés, mais non en majorité, d’Arméniens. » Voilà un fait que l’on dirait systématiquement passé sous silence dans la plupart des appels adressés à l’Europe en faveur de cette nationalité malheureuse. Et Dieu sait si ce genre de littérature a chômé depuis quelques années !

En effet, surtout depuis dix ans, le sentiment national a paru se réveiller avec une force extraordinaire chez les sujets de la Sublime-Porte. Le spectacle de ce qui se passe au-delà de la frontière, dans le grand empire des tsars, exerce un attrait fort légitime sur ceux des Arméniens qui sont restés sous la domination ottomane.

En Russie réside le chef suprême de l’Église nationale, le Catholicos d’Etchmiadzin, le pontife élu dont les patriarches de Constantinople, de Jérusalem et de Gilicie ne sont que les humbles acolytes. En Russie le régime légal accordé à l’église arménienne en dépit de M. Pobiedonostzef et des privilèges de l’orthodoxie constitue un traitement de faveur. Dans cet empire unitaire et centralisateur, l’enseignement de l’arménien, un instant menacé, a été consacré à nouveau par ordre supérieur. Les sujets d’Abdul-Hamid — si riches qu’ils aient pu devenir grâce à leur merveilleuse aptitude pour le négoce — ne peuvent se défendre d’un mouvement d’envie, quand ils comparent l’insécurité de leur fortune, la modestie forcée de leurs allures et la médiocrité de leurs jouissances à la solide assurance, au luxe effréné, aux plaisirs recherchés des grands négocians arméniens de Titlis, de Batoum ou de Poti. C’est entre les mains de leurs compatriotes que sont tombées, petites ou grandes, presque toutes les entreprises lucratives de cette portion de l’empire russe, depuis le commerce de détail jusqu’à la haute industrie et à la banque. Plus haut encore, la fortune des Bagration, cette branche cadette d’une dynastie arménienne réfugiée en Russie ; celle des Loris-Mélikoff, des Lazareff sont bien faites pour éblouir les pauvres diables qui tremblent devant un bey kourde ou un pacha turc, qui ne sont jamais sûrs d’engranger leur récolte ou de conserver leur bétail.

C’est à peine si l’Arménie ottomane aurait pu être retenue, je ne dis pas dans la libre obéissance du loyalisme, mais dans une morne et morose résignation, si les promesses de réformes du hatti-chérif de Goul Hané ou du hatti-houmayoum de février 1857, vingt ans après, avaient été réalisées sincèrement et sans délai. La Sublime-Porte, les sultans Abdul-Medjid et Abdul-Aziz laissèrent passer le moment propice. Aussi quand la guerre de 1877 éclata, la Russie, fort au courant de ce qui se passait de l’autre côté de sa frontière asiatique, sut-elle mettre à profit dans sa campagne l’état des esprits en Arménie. Après la guerre, elle n’abandonna point ses cliens d’un jour. Le traité de San Stefano lui assurait par son article 19 la possession d’Ardahan, Kars, Batoum, Bayazid et du territoire adjacent jusqu’au Soghamly ; en même temps que l’article 16 stipulait l’exécution immédiate, par la Porte, dans les provinces arméniennes, de réformes profondes.

L’Angleterre ayant réussi à annuler cette convention, il fallut que l’Europe, réunie en Congrès à Berlin, reprît à son compte, pour une partie tout au moins, l’œuvre de la Russie. Par l’article 61 du traité de Berlin, la Sublime-Porte s’engagea à accomplir sans délai toutes les réformes que réclament les besoins locaux des Arméniens dans les provinces qu’ils habitent et à garantir leur sécurité contre les Kourdes et les Tcherkesses. Elle s’obligea de plus à donner connaissance aux puissances, à des intervalles déterminés, des mesures prises à cette fin et dont celles-ci se réservaient de surveiller la mise à exécution. En outre, le 4 juin 1878, lord Salisbury signait avec la Turquie une convention secrète par laquelle l’Angleterre contractait avec l’empire ottoman une alliance défensive limitée à l’Asie, stipulait l’adoption de réformes dont elle se réservait l’appréciation et de l’exécution desquelles elle faisait dépendre la validité de sa garantie, et se faisait céder, à titre de pourboire, la possession temporaire de Chypre. Dans une dépêche du 8 août 1878 à sir Henry Layard, son ambassadeur à Constantinople, le ministre indiquait nettement la formation d’une gendarmerie internationale, la création de tribunaux d’appel avec assesseurs chrétiens et la nomination d’un receveur général des taxes européen comme les trois mesures à mettre immédiatement en vigueur.

Un livre bleu publié en cette même année 1878 contient en raccourci l’histoire de tout ce qui s’est tenté en ce genre depuis dix-huit ans. Le 4 décembre 1878, lord Salisbury mettait fin à ce jeu de propos interrompus en déclarant que, tout partisan qu’il fût de l’intégrité de l’empire ottoman, il en croyait le maintien bien compromis si ses défenseurs attitrés continuaient de prendre à tâche d’en saper les fondemens.

Tel était l’état des choses moins de six mois après le traité de Berlin, moins d’un an après que l’avant-garde de Skobelef eut campé sous les murs de Stamboul. Il est aisé de se figurer ce qui advint, avec le temps, dans les provinces. La révolution de palais de 1876 ne fit guère qu’empirer la situation. Jadis, en Turquie, les pouvoirs étaient concentrés entre les mains d’un grand-vizir, seul responsable envers le sultan, seul intermédiaire entre le souverain et ses serviteurs. La Porte, c’est-à-dire un corps presque autonome de hauts fonctionnaires rompus aux affaires, gouvernait et administrait. Aujourd’hui, c’est l’autocratie absolue du sultan. Abdul-Hamid a voulu être son propre grand-vizir. Il a voulu, du fond de son palais de Yildiz-Kiosk, tout diriger, tout ordonner, tout faire, jusqu’aux menus détails administratifs. À la génération des hommes d’Etat qui se nommaient les Aali, les Fuad, les Reschid, les Ruchdi, les Midhat, a succédé une cohue de fonctionnaires routiniers et dociles, de créatures du palais ou du harem. Une instabilité ministérielle, qui dépasse, si j’en crois des calculs exacts, celle de la France, culbute les uns sur les autres, comme des capucins de cartes, ces gouvernemens éphémères. Abdul-Hamid croit avoir en mains tous les fils du pouvoir, et il ne s’aperçoit pas qu’il n’est qu’une marionnette impériale mise en mouvement par des chambellans, des courtisans, voire des eunuques noirs.

Un tel désordre au sommet de l’Etat ne pouvait manquer d’avoir le plus funeste retentissement aux extrémités. L’autorité centrale y est totalement paralysée. A la tête des vilayets sont placés des administrateurs sans cesse changés. Depuis le Vali jusqu’à l’humble caïmakan ou mutessarif, les fonctionnaires ont à peine le temps de faire la connaissance de leurs bureaux. Les malheureux doivent payer argent comptant et fort cher leurs brefs proconsulats. Ils doivent également faire face aux frais fort élevés de déplacement et d’installation. Il faut enfin faire la moisson pendant que le soleil luit, c’est-à-dire s’enrichir le plus rapidement que faire se peut. Aussi mettent-ils en coupe réglée les contribuables, surtout ceux qui privés, de par la loi du Coran, du droit d’ester en justice, sont taillables et corvéables à merci.

Pour les Arméniens, ce n’est pas tout. Les Kourdes ont aussi leur note à présenter. Une partie d’entre eux — la moindre et la plus méprisée — est devenue sédentaire et agricole. Elle est tout simplement tombée dans l’esclavage de ces tribus guerrières et nomades qui ont conservé, avec la pureté de la race, la fierté de leur origine et la haine du travail. Comme ces cousins pauvres ne suffisent pas, à beaucoup près, à entretenir leurs maîtres dans leur orgueilleuse oisiveté, ceux-ci se sont taillé en pleine Arménie des espèces de fiefs mouvans. Vrais Bédouins du désert, doués des vertus patriarcales de cette aristocratie pillarde, mais implacables dans leurs exigences envers leurs vassaux, ils prélèvent une seconde fois la dîme et les impôts, ils volent et tuent sans scrupule.

Le rôle d’un gouvernement digne de ce nom, ce serait de protéger le cultivateur paisible auquel la loi refuse des armes. Sans doute il y aurait quelque difficulté à avoir raison de ces tyrans nomades, à cheval sur la frontière de Perse et qui s’évaporent dans l’espace dès qu’on les serre de trop près. Ce sont d’ailleurs des musulmans que ces Kourdes. Ce sont de grands seigneurs à la mode turque que des pachas et ces beys dont les déprédations et les meurtres désolent ces campagnes arméniennes. Quand, par hasard, on les mande à Constantinople ad audientum verbum, ils déploient si bien toutes les grâces du gentilhomme de grand chemin, ils ont si souvent de puissantes protections derrière les barreaux du harem, que presque toujours ils reprennent le chemin de leurs nids d’aigles avec en plus un titre ou une décoration. On se raconte encore sur les rives du Bosphore et dans les montagnes d’Arménie l’histoire de ce Bedri-Khan qui, de 1843 à 1847, tint en échec les forces de l’empire et qui finit par un exil doré en Candie.

L’impunité de pareils attentats n’était apparemment pas suffisante. La Porte eut l’ingénieuse idée d’enrôler, c’est-à-dire tout simplement d’autoriser d’avance à tous les excès, en leur donnant carte blanche et en les revêtant d’une sorte d’uniforme, quelques-uns des plus farouches parmi ces brigands. Le régiment Hamidieh de cavalerie irrégulière est le fruit de cette belle conception. Ainsi embrigadés, les Kourdes ne s’en sentirent que plus à l’aise pour traiter l’Arménie en pays conquis.

Or le peuple sur lequel s’exerce cette tyrannie n’est point un peuple abruti par l’esclavage. Il est doué d’une intelligence pratique remarquable. Il lui suffit de jeter un regard de l’autre côté de la frontière pour mesurer les avantages d’un régime civilisé. Des comités révolutionnaires siégeant à l’étranger entretiennent chez lui une continuelle agitation. Leurs mystérieux émissaires sèment de place en place un mot d’ordre presque toujours obéi.

Chose curieuse ! c’est surtout d’Angleterre, depuis quelque temps, que part le signal de ces menées patriotiques. C’est là une face de la révolution capitale qui s’est produite dans l’attitude des puissances occidentales à l’égard de la Turquie. Jadis, la Russie poursuivait imperturbablement sa marche vers le Bosphore. Protecteur traditionnel des sujets slaves et orthodoxes du sultan, le tsar leur prêtait toujours l’appui de sa diplomatie, parfois celui de ses armes. C’est la sainte Russie, c’est le tsar blanc qui, au prix de guerres sanglantes et coûteuses, firent ou assistèrent l’indépendance naissante de la Grèce, de la Serbie, de la Roumanie, enfin de la Bulgarie. Le jour où cette œuvre d’émancipation a été consommée, les affranchis de la veille se sont retournés contre leur libérateur. Une fois de plus il a été montré au monde ce que pèse dans la balance de la politique la gratitude d’un peuple !

Instruite par l’expérience, la Russie a compris, comme la France, que le premier usage qu’un peuple émancipé fait de son indépendance reconquise, c’est, en général, de témoigner avec éclat de l’indépendance de son cœur. Désormais, la politique du tsar, si elle n’a pas changé de but, a changé de moyens. Elle s’est appliquée à consolider provisoirement l’empire ottoman afin d’y acquérir, au centre même, une influence prépondérante sur l’esprit du sultan rassuré. La Russie a cessé d’arracher feuille après feuille à l’artichaut, parce qu’elle se propose de le mettre tout entier sur son assiette.

Dans le même temps, l’Angleterre opérait une volte-face précisément en sens inverse. Elle a réussi, suivant sa coutume, à se poser, à peu de frais, en bienfaitrice et protectrice de la Bulgarie autonome. L’auteur de la circulaire qui déchira le traité de San-Stefano et qui enleva à la principauté pendant huit ans la Roumélie orientale, est devenu le patron vénéré de la jeune nation. Du coup l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman ont perdu leur sacro-sainte inviolabilité. On a vu, en Angleterre, les comités de la ligue anglo-arménienne, recrutés par parties égales parmi les radicaux et dans le haut clergé anglican, recevoir l’approbation non seulement d’un ministère libéral et de ce véhément ennemi de l’indicible Turc, M. Gladstone, mais de ces rassurans personnages, le duc de Westminster et le marquis de Salisbury. L’esprit public anglais a pu s’adonner à l’un de ses sports préférés, — une croisade de philanthropie agressive qui sert les intérêts britanniques.

Il n’est pas jusqu’à la religion qui ne s’en soit mêlée. Les missionnaires américains qui travaillent en Arménie ont réussi de façon assez curieuse à faire passer au protestantisme un nombre considérable de ces fidèles de l’Église nationale que le catholicisme a trouvés jusqu’ici presque totalement réfractaires. Fort naturellement les dangers de ces hommes apostoliques, qui n’entendent pousser que jusqu’au martyre, — exclusivement, — leur imitation des prédicateurs du christianisme primitif, ont vivement ému leurs coreligionnaires du Royaume-Uni.

Tout était préparé en Arménie pour qu’une simple étincelle mît le feu aux poudres accumulées. Les massacres du Sassoun furent cette étincelle. Une campagne fort bien menée s’engagea dans la presse anglaise. La grande voix de M. Gladstone retentit une dernière fois. Une sorte d’agitation bulgare au petit pied s’organisa. Seulement il ne fut pas nécessaire de pousser, l’épée dans les reins, comme en 1877, le gouvernement anglais ni même la diplomatie européenne. Au premier bruit des massacres, les trois cabinets de Paris, Pétersbourg et Londres s’étaient émus et avaient exigé une enquête, — une enquête sérieuse, c’est-à-dire à laquelle leurs délégués prissent part. Dès le commencement de mai les ambassadeurs des trois puissances engagèrent à Constantinople ces négociations qui devaient durer si longtemps et les mener si loin.

Je ne jurerais pas que ce fût uniquement par confiance réciproque que la France, la Russie et l’Angleterre se fussent associées. On a vu parfois des alliances formées, moins pour se prêter un mutuel appui que pour exercer les uns sur les autres une surveillance incessante. C’est ainsi, si je ne m’abuse, qu’en 1827 déjà les trois mêmes puissances, sous Villèle, Canning et Nesselrode, travaillèrent en commun, tout en se suspectant mutuellement et malgré le glorieux accident de Navarin, à la libération de la Grèce.

Pendant de longs mois, de mai à septembre, toute l’habileté de la Porte s’employa à épuiser les atermoiemens et les tergiversations.

Cette négociation délicate n’en fit pas moins le plus grand honneur à la fermeté, à la hauteur de vues, à la souplesse de main du ministre des affaires étrangères, M. Hanotaux, — de qui l’on n’a jamais mieux mesuré la place qu’il tenait en Europe que depuis que ce n’est plus lui qui la remplit. M. Cambon, notre ambassadeur, a du reste rapidement conquis à Constantinople la position qui revient de droit à la France, mais que tous ses prédécesseurs n’avaient pas su lui assurer. Cependant à lord Rosebery succédait lord Salisbury. Si la Porte fonda quelque espérance sur le retour aux affaires de l’héritier de lord Beaconsfield, l’illusion ne fut pas de longue durée. Pour don de joyeux avènement, lord Salisbury tint officiellement un langage comminatoire comme le Commandeur des croyans n’en a pas souvent entendu.

Dès le commencement de septembre, les ambassadeurs, las d’attendre, sommaient la Porte d’aboutir. Il s’agissait de choisir entre le premier projet, de réformes, qui instituait une sorte de dualisme administratif et d’État dans l’Etat au bénéfice des chrétiens d’Arménie et l’amendement proposé par lord Salisbury, qui mettait la garantie principale du nouveau système dans le contrôle direct des puissances. Mieux encore que cet ultimatum, l’explosion d’une sorte de guerre civile dans sa capitale vint forcer la main au sultan. Le 30 septembre vit se produire une manifestation peut-être imprudente des Arméniens de Constantinople. Les Turcs, spontanément ou non, se ruèrent sur eux. Pendant trois jours les rues, les maisons particulières, les boutiques, les maisons même de Stamboul furent le théâtre de conflits sanglans et de meurtres de sang-froid. Affolée, la population arménienne se réfugia en masse dans sa cathédrale et ses églises. L’inquiétude était à son comble. On craignait même pour les étrangers et l’on conte que sir Philip Currie, l’ambassadeur d’Angleterre, manda à l’amiral stationné avec son escadre à Mitylène de forcer à toute vapeur le passage des Dardanelles, s’il ne recevait pas toutes les trois heures un télégramme, avec le mot : Safe.

Peu à peu le calme revint. A quelque chose malheur est bon. Le sultan terrifié changea de grand vizir et de politique et céda sur toute la ligne aux exigences des trois puissances. Les petites finesses par lesquelles il s’efforça de ménager son amour-propre n’avaient pas grande importance et les trois cabinets auraient eu tout lieu de se congratuler du succès de leurs efforts si, par malheur, ceux-ci n’avaient réussi un peu tard.

Les Arméniens, ballottés depuis six mois entre la crainte et l’espérance, travaillés sourdement par des émissaires, commirent des fautes. Les musulmans, profondément irrités de l’intervention de l’étranger, s’indignèrent devoir les chrétiens, leurs inférieurs depuis des siècles, obtenir, grâce à cette protection, l’allégement de souffrances dont le peuple turc lui-même n’est pas exempt. Ils se soulevèrent en masse. Il est trop certain qu’ils trouvèrent un concours empressé de la part des soldats et que les autorités fermèrent les yeux, quand elles ne se mirent pas à la tête du mouvement. Faut-il croire à une inspiration d’un machiavélisme barbare et à un mot d’ordre parti de Yildiz-Kiosk et commandant des Vêpres siciliennes dans toute la Turquie d’Asie ? Les Arméniens l’affirment : les preuves irrécusables font défaut. Quoi qu’il en soit, il suffit de ce pandémonium déchaîné dans toute l’Asie Mineure, et que le gouvernement impérial ottoman s’est montré incapable de réprimer, pour justifier les graves mesures prises par l’Europe.

L’Europe ! c’est à ce moment, en effet, qu’elle est entrée en scène. Jusqu’alors elle était restée partagée en deux groupes, dont l’un avait agi, pendant que l’autre demeurait l’arme au pied. La triple alliance s’était contentée jusque-là du rôle du chœur dans la tragédie antique. À cette heure, il a fallu renoncer à cette méthode. Il a fallu mobiliser les réserves de l’Europe. La situation était devenue trop grave en Asie pour comporter des finesses de procédure diplomatique. Et puis… et puis, s’il faut tout dire, le danger d’une action isolée ou du moins séparée avait tout à coup pris des proportions trop menaçantes à l’horizon. Le langage de la presse anglaise, celui même de certains hommes d’Etat, l’attitude énigmatique de la diplomatie britannique, tout semblait indiquer des velléités aventureuses. Les avances par trop significatives de l’Italie, cette façon de se jeter à la tête du cabinet de Saint-James et de s’offrir corps et Ame pour une entreprise quelconque, ne pouvaient qu’accroître l’anxiété.

Rien n’est imposant en apparence comme la majestueuse unité de la politique anglaise. Et cependant que d’évolutions surprenantes n’y révèle pas l’étude attentive de l’histoire diplomatique de ce siècle depuis 1815 ! Malgré les brillantes équipées du génie de George Canning, c’est, depuis la mort de lord Castlereagh, lord Aberdeen qui a le mieux incarné la politique étrangère du parti conservateur, — lord Aberdeen, ce grand seigneur écossais et calviniste, fier et timide, ami des formalités et des traditions, et au fond plus pénétré des principes progressistes et pacifiques-que les soi-disant radicaux, — quelque chose comme un duc Victor de Broglie d’outre-Manche. Au contraire, lord Palmerston, si bien surnommé par Disraeli le chef conservateur d’un parti radical, bien qu’il eût adhéré au fameux programme : Paix, reforme et économie ! fut le boute-feu et le trouble-fète perpétuel du continent ; intervenant sans cesse, mêlant toutes les cartes, menant toutes les danses et, quand il ne pouvait décidément pas invoquer les intérêts du libéralisme international, se rabattant sur son arrogante formule du Civis romamis sum.

Ce fut longtemps le système de non-intervention qui l’emporta. M. Gladstone, tout entier à ses réformes héroïques, n’avait ni temps ni goût pour les complications du dehors. Son ministère, et c’est tout dire, laissa s’accomplir la révolution de 1870 et disparaître ce qui restait de l’équilibre européen sans remuer le petit doigt. La tradition semblait établie. Lord Derby, qui dirigeait le Foreign Office dans le cabinet Disraeli, était plus saturé des doctrines abstentionnistes de l’école de Manchester que Cobden et Bright eux-mêmes.

Toutefois, lord Beaconsfield sentit le besoin de chercher des diversions au dehors. Tout gouvernement conservateur qui a pour maxime : quieta non, movere, à. l’intérieur, est forcé par la loi des compensations à occuper l’esprit public par une politique étrangère à sensation, voire à surprises. Depuis le coup de théâtre de l’achat des actions du canal de Suez jusqu’à son retour triomphal du Congrès de Berlin avec la devise ronflante et vide : Peace with honour, le Sémite de génie qui s’était fait à la force du poignet le chef et le héros de l’aristocratie anglo-saxonne, sut distraire et enivrer les imaginations. Il trouva son meilleur auxiliaire, son élève et son héritier dans l’homme politique qui avait été longtemps son plus intime adversaire, qu’il avait criblé des traits de son ironie, et qui avait débuté par secouer la poussière de ses pieds contre le chef-d’œuvre de la politique du néo-torysme en donnant sa démission de ministre de l’Inde en 1867, plutôt que de s’associer au projet de réforme électorale.

Lord Salisbury, — c’était lui, — a eu sa crise. Il s’est converti à lord Beaconsfield, à ses procédés et à sa méthode. Sa carrière y a fort gagné. On n’oserait dire que son pays et l’Europe en aient autant profité. Le prince de Bismarck, après le Congrès de Berlin, disait que lord Salisbury était un roseau peint en barre de fer. Le mot était sévère jusqu’à l’injustice. Est-il tout à fait faux ? La situation politique en Angleterre se prête mieux encore qu’en 1878 à la recherche des aventures. Les élections ont donné au gouvernement unioniste carte blanche. Le gouvernement pour les affaires étrangères, c’est lord Salisbury, dictateur de la Chambre des lords et du Foreign Office.

Or, il ne faut pas oublier que l’état d’âme du peuple anglais n’est plus ce qu’il était il y a vingt ans. Les prestiges de l’école de Manchester se sont dissipés. Une puissante réaction s’est opérée en faveur de l’impérialisme. L’idée de l’unité indivisible de l’empire britannique n’apparaît plus comme une chimère. À la résolution passionnée de maintenir intact ce dépôt des conquêtes dés générations passées, se joint un non moins vif désir d’accroître encore ce patrimoine et de léguer à l’avenir une Greater Britain encore agrandie. Il ne dépendrait que de lord Salisbury de donner le signal d’une politique agressive. Un mot suffirait, et ce mot serait accueilli avec enthousiasme. Voilà le danger.

Quant à l’Italie, elle obéit en cette affaire à des impulsions complexes. Elle a gardé au fond du cœur l’amer ressentiment de ce Congrès de Berlin, d’où elle est revenue, seule ou presque seule, les mains vides. Tunis et Bizerte lui sont, lui seront encore longtemps une écharde dans la chair. Tripoli hante son imagination, et, avec Tripoli, l’Albanie, et, qui sait ? quelque autre débris de l’empire vénitien. Absorbée, hypnotisée par la méditation de cet axiome que la Méditerranée ne doit pas devenir un lac français, elle risque fort d’oublier que l’Adriatique est presque devenue un lac autrichien. Attelée à la politique africaine de l’Angleterre, affligée parfois d’un retour de cette mégalomanie qui se paye si cher et rapporte si peu, trop disposée à se laisser duper par le désir de faire pièce à la politique française, l’Italie a paru s’offrir, les yeux fermés, pour la plus aventureuse des parties.

C’est la triple alliance qui a mis le holà. Le comte Goluchowski, pour ses débuts, a fort opportunément ressuscité le concert européen. Il appartenait à l’Autriche-Hongrie, dont les intérêts dans la question d’Orient se résument tous dans le maintien du statu quo, de prendre l’initiative d’une action collective de l’Europe. Certes, le cabinet de Vienne ne se serait point engagé sans la sanction préalable de Berlin, et c’est précisément cette attitude de l’Allemagne, longtemps immobile et silencieuse, qui est le nœud de la situation présente.

Jadis le prince de Bismarck aimait à dire que toute la péninsule des Balkans ne valait pas les os d’un seul grenadier poméranien. Le jeune empire professait pour la Turquie une bienveillance protectrice. À cette heure, Guillaume II a senti que le meilleur moyen de servir Abdul-Hamid, c’est de se joindre sans arrière-pensée à ceux qui veulent le sauver malgré lui, même au prix d’une opération douloureuse. Il a vu que l’action commune de l’Europe était le meilleur préservatif contre l’action isolée de telle ou telle puissance.

Pour la seconde fois depuis une année, une grande affaire internationale offre à la France, à l’Allemagne, à la Russie, l’occasion toute naturelle de se rencontrer et de s’assister dans une politique toute conservatrice. Le consortium temporaire qui a porté de si excellens fruits à la Chine, pourquoi ne deviendrait-il pas comme le noyau du concert européen dans ces affaires du Levant ? Pour le moment cet accord est pleinement réalisé. A Constantinople, les ambassadeurs continuent à presser le sultan de tout faire pour rétablir l’ordre et pour donner autrement que par des missives à lord Salisbury des gages de sa bonne foi. Les puissances échangent leurs vues sur les éventualités d’une situation toujours grave. Ce sont même les incidens naturels d’une délibération de ce genre qui ont fourni aux nouvellistes à sensation le prétexte de ces télégrammes de Rome ou d’ailleurs où l’on s’efforce de rompre l’accord en le représentant comme rompu. Un fait est acquis : c’est la rentrée en scène du concert européen. Vieille conception bien démodée où les cabinets et les peuples n’en sont pas moins très heureux de trouver l’instrument le plus efficace d’une action énergique et la garantie la plus solide d’une action modérée. Cette question d’Orient était en train de glisser sur la pente au bas de laquelle s’ouvre l’abîme d’une grande guerre européenne. Elle est encore bien loin d’une solution satisfaisante. Toutefois elle a perdu quelque chose de sa gravité menaçante, depuis que l’Europe a repris pleinement conscience de sa solidarité. Il s’agit maintenant, à l’aide de cet outil puissant, d’obtenir à Constantinople le maximum d’effet utile avec le minimum de risques. Le monde aurait peine à pardonner à la diplomatie occidentale la surprise d’un nouveau Navarin.

S’il est permis de prendre au pied de la lettre la métaphore un peu usée du concert européen, il faut songer que de nos jours l’harmonie s’est compliquée et l’instrumentation s’est enrichie. Pour bien diriger le sextuor des puissances, il faut non pas un chef d’orchestre nerveux, passionné, personnel, — un Mottl politique, — mais un maître plein de force, de sérénité et de conscience, — quelque chose comme un Richter de la diplomatie. Guillaume II, l’autre jour, surprenait ses convives en saisissant le bâton de kapellmeister pour diriger lui-même une marche militaire. Il s’agit pour l’Europe, si fertile à cette heure en politiques-amateurs, de trouver un homme d’Etat de cet acabit. C’est à ce prix qu’est le règlement pacifique de la question arménienne, — c’est-à-dire la consolidation de la paix du monde.


FRANCIS DE PRESSENSE.