La Question d’Égypte/01

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La Question d’Égypte
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 5-45).
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LA
QUESTION D'EGYPTE

PREMIÈRE PARTIE.

Il y a toujours eu, il y aura toujours une question d’Egypte. Placée entre la Méditerranée et l’Océan-Indien, l’Egypte est en communication avec toutes les contrées baignées, comme elle, par la première de ces deux mers ; elle conduit au cœur de l’Afrique, elle est le chemin le plus rapide pour aller dans l’extrême Orient ; elle est le trait d’union entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, les trois grandes fractions du vieux continent ; elle fut, elle est encore, dans une certaine mesure, l’entrepôt du commerce, le centre des transactions. Berceau des sciences et des arts, elle a élevé des monumens qui furent les premières merveilles issues de l’esprit humain, dont on retrouve encore les grandioses ruines à chaque pas. Elle a initié les nations voisines aux bienfaits de la civilisation ; la Grèce y a puisé ses premiers enseignemens ; elle lui doit sa grandeur qui éclaira bientôt, d’une lumière nouvelle, d’autres régions, celles qui devaient constituer l’empire romain. L’historien Josèphe estime que l’Egypte avait, de son temps, une population de 7 millions d’habitans. Exaltant le prix de sa conquête avec l’exagération habituelle aux Asiatiques, Amrou prétend qu’elle avait été autrefois de 57 millions. Ce qui est certain, c’est que, de tous les peuples qui ont une histoire, le peuple égyptien est le plus ancien ; ses premiers gouvernans, au dire de la légende, furent les dieux eux-mêmes. Cette terre, abondamment fécondée par le Nil, fut aussi une riche proie qui éveilla toutes les convoitises. Sa position géographique et la fertilité de son sol valurent à l’Egypte de prodigieuses destinées et des revers nombreux ; elle conserva toutefois son autonomie, dont l’origine se perd dans les ténèbres de l’antiquité. Remontez jusqu’aux premiers âges, revenez aux époques les plus récentes, vous retrouverez l’Egypte reprenant constamment sa place sous les civilisations les plus diverses. Elle a connu toutes les servitudes, subi toutes les dominations, des dynasties de toute race : nationales, comme les Pharaons ; étrangères, comme les rois pasteurs, les Éthiopiens, les Perses, les Grecs, les Arabes, les mamelucks, les Ottomans. Les plus grands capitaines y ont laissé les traces de leur passage : Alexandre y a bâti Alexandrie ; César y a poursuivi Pompée et y a connu Cléopâtre ; Napoléon y a gagné la bataille des Pyramides. Des couches successives de conquérans s’y sont, en quelque sorte, superposées ; ethnologiquement, sa population actuelle semble procéder de ces diverses origines[1]. Mais si de puissans États l’ont envahie, s’ils l’ont annexée à leurs possessions, elle a toujours reconquis, sous une forme quelconque, le gouvernement d’elle-même. La Phénicie, l’empire des Perses, et tous les royaumes qui ont jeté un si vif éclat en Asie-Mineure ont disparu, comme les républiques grecques et l’empire romain ; l’Egypte a changé vingt fois de maître sans jamais perdre son existence propre. C’est ainsi que de siècle en siècle elle a tenté toutes les ambitions, et que la question d’Egypte, souvent posée et aussi souvent résolue, s’est posée de nouveau chaque fois que la toute-puissance s’est déplacée soit en Asie, soit en Europe.

Nous n’avons nullement l’intention de nous égarer dans l’infini labyrinthe de ces vicissitudes historiques. Mais l’Egypte nous offre aujourd’hui le spectacle d’une de ces évolutions qui ont si souvent décidé de son sort, et cette crise nouvelle nous attire d’autant plus qu’elle soulève une grave question de politique contemporaine. Depuis un demi-siècle, l’Egypte est entrée, comme un élément important, dans les calculs et les préoccupations de la diplomatie ; en 1840, la paix de l’Europe en a été menacée ; depuis lors, des intérêts de premier ordre, des compétitions regrettables sont survenus et ont compromis la bonne harmonie entre les puissances. Nous voudrions étudier cette situation complexe et délicate, qui est, à juste titre, l’objet des méditations des hommes d’État et passionne vivement les esprits. La prospérité de nos possessions dans le nord de l’Afrique, l’avenir de notre puissance dans la Méditerranée, des traditions bientôt séculaires nous font d’ailleurs un devoir de ne pas y être indifférens et de nous rendre soigneusement compte des circonstances qui ont mis la France en Égypte dans un état d’infériorité qui peut avoir de graves conséquences. Pour bien considérer les choses, il importe toutefois de rappeler rapidement comment l’Égypte a surgi de l’obscurité où l’avaient plongée, au siècle dernier, des chefs dégénérés, pour devenir, de notre temps, un sujet de trouble et de dissentiment.


I

Depuis le déclin de sa grandeur, la Turquie n’a plus exercé en Égypte qu’une autorité nominale. Après des fortunes diverses et deux dynasties qui ont fourni des califes restés illustres, les mamelucks, d’origine asiatique et se recrutant au Caucase, vainqueurs des Arabes, vaincus par le sultan Sélim Ier, et survivant à leurs défaites, s’étaient constitués en une sorte d’oligarchie, qui leur avait permis de redevenir les véritables dominateurs du pays quand le général Bonaparte débarqua à Alexandrie. On sait les pertes qu’ils subirent dans toutes les rencontres avec l’armée française. Après l’évacuation de nos troupes, le gouvernement de Constantinople tenta d’y relever sa puissance pendant que, de leur côté, les mamelucks, quoique décimés par leurs récens revers, s’efforçaient de ressaisir la position perdue. Leurs efforts, comme ceux de la Porte, se brisèrent en se heurtant à l’énergie et à l’ambition d’un homme obscur, prédestiné cependant à fonder une dynastie nouvelle sur les bords du Nil, à soulever encore une fois la question d’Égypte.

Cet homme était né à Cavalla, dans les environs de Salonique. Il fut, à ses débuts, un arnaout, un soldat irrégulier au service du sultan. Il fit partie d’un corps de troupes envoyé en Égypte pour en disputer, de concert avec des forces anglaises, la possession à la France. Esprit fin et délié, caractère taciturne et audacieux, Méhémet-Ali conquit rapidement, parmi ses frères d’armes et sur l’esprit de ses chefs, une influence qui l’aida à sortir des rangs et à prendre une part active au gouvernement du pays. Absolument illettré, dépourvu de toute instruction, il avait l’instinct des grandes choses ; on le voyait encore, même dans les dernières années de sa vie, à son regard pétillant et investigateur. Il avait combattu à Aboukir, et les exploits de l’homme prodigieux venu d’Occident l’avaient profondément pénétré. Il se plaisait à rappeler que, lui aussi, était venu au monde en l’année célèbre, en 1769, et ne dissimulait pas que la renommée du grand capitaine avait remué son âme en lui révélant des horizons glorieux. Parvenu aux hauteurs qu’il avait entrevues dès cette époque, il évoquait ces souvenirs restés confus dans sa mémoire et devenus, pour lui, une légende qu’il accommodait à sa guise en s’y faisant sa place. Il avait grandi, disait-il, parallèlement au vainqueur du monde, et cette coïncidence ou cette conviction l’a porté, dès l’origine, à rechercher le concours et la bienveillance de la France. Ferme dans ses desseins, usant de la violence ou de la ruse selon les circonstances, il était inaccessible à toute défaillance ; le choix des moyens ne l’a jamais embarrassé ; on sait le sort qu’il a fait aux mamelucks, restés le dernier obstacle à son élévation. Il visait un but, et rien ne le rebutait pour l’atteindre. Il gravit ainsi les premiers degrés de la fortune.

Parvenu au rang de pacha et mis en possession du gouvernement de l’Égypte, il aperçut la réalité au bout de son rêve, et il la poursuivit avec le pressentiment de l’avenir qui s’ouvrait devant lui. Il employa ses premiers soins et toute son habileté à consolider sa position personnelle, à la mettre à l’abri des caprices de la fortune et de la cupidité du divan. Il rusa avec la Porte ; il imposa hardiment sa volonté autour de lui. Il ne possédait aucune notion administrative. Il avait vu, dans sa jeunesse, en Macédoine, comment un pacha gouvernait une province turque, par la rapine et l’oppression, n’ayant d’autre souci que d’en tirer personnellement de profitables avantages, en attendant qu’il plût au maître, s’il ne le disgraciait, de lui rouvrir les portes de Constantinople. Ce n’était pas la destinée qu’il enviait. Il avait conçu et il nourrissait d’autres projets. Que savait-il cependant de son propre pays ou de l’étranger ? Connaissait-il seulement la géographie de l’Europe et sa distribution ? Il avait pris contact avec l’Angleterre en combattant la France ; ces deux puissances résumaient, pour lui, le monde chrétien, et la lutte engagée entre elles le passionnait vivement. Il avait ainsi, il l’aurait avoué lui-même, fait son éducation politique. Cet homme n’en fut pas moins un diplomate avisé et un intelligent administrateur. Débarqué en Égypte dans les rangs d’une soldatesque indisciplinée, il ne connaissait ni l’histoire ni les mœurs du pays, il n’en sut jamais la langue[2]. L’enseignement ni l’étude ne l’avaient initié à aucun des mystères de l’art de gouverner les peuples ; une intuition profonde, intense, constamment éveillée, les lui révéla. Il comprit que l’ordre est la première condition de la stabilité de toute administration ; il l’exigea impérieusement. Il décima ses compétiteurs ; il châtia impitoyablement quiconque méconnaissait son autorité. Le pays abandonné, depuis longues années, aux exactions de maîtres avides et nombreux, se livrant entre eux à des luttes meurtrières, connut, dès lors, une sécurité absolue. Indigènes et étrangers, chrétiens et musulmans purent, en toute tranquillité, circuler des bords de la Méditerranée aux Cataractes, et vaquer librement à leurs affaires ; bienfait immense, dont ils avaient été sevrés pendant une longue période. Ce résultat obtenu, il entreprit, pour consolider sa naissante puissance, d’organiser les services publics et de créer une force armée. Mais pour pourvoir à toutes les exigences d’une administration qu’il voulait durable et prospère, il lui fallait des ressources considérables. Il les exigea du pays lui-même, et souvent à l’aide de mesures implacables. Il usa de ces moyens pour contraindre les populations rurales à une plus large et plus intelligente exploitation de la terre. Il favorisa les anciennes cultures, il en introduisit de nouvelles, celle du coton notamment. Il rétablit d’anciens canaux qui s’étaient comblés sous l’imprévoyante administration de ses prédécesseurs ; il en fit creuser de plus importans, parmi lesquels celui qui relie encore Alexandrie au Nil. Des terres incultes, d’une immense étendue, devenues ainsi accessibles aux eaux généreuses du grand fleuve, purent être aisément exploitées. Il eut recours à la corvée, la plus cruelle des impositions que l’on puisse infliger à un peuple, surtout quand on la pratique sans prévoyance et sans modération. Mais il atteignit son but ; il imprima à l’agriculture, cette opulente nourricière de la vallée du Nil, un prodigieux développement. La fécondité du sol récompensa abondamment ses efforts. Plus tard, et pour mieux assurer le succès de son œuvre, il institua le service des travaux publics sous la direction de M. Linant, l’un des plus vaillans parmi les plus anciens serviteurs qu’il a empruntés à notre pays.

Il ne suffit pas de produire, il faut vendre. Les violences et la cupidité des mamelucks avaient éloigné les acheteurs des marchés égyptiens ; Méhémet-Ali en rouvrit l’accès aux commerçans de toute origine et facilita l’établissement de nouveaux comptoirs. Sa vigilance leur garantissait la sécurité des personnes et celle des transactions, et l’on vit bientôt surgir une colonie européenne de plus en plus florissante, qui se constitua l’intermédiaire entre l’Egypte et tous les ports de notre continent. S’élevant sans cesse, les exportations, infimes avant lui, livrées aux levantins, ne comprenant guère que quelques produits de l’intérieur de l’Afrique ou de l’Arabie, prirent une extension qui fit bientôt du port d’Alexandrie la plus importante parmi toutes les échelles du Levant. Méhémet-Ali avait ainsi fécondé l’Égypte et lui avait ouvert la source de richesses, inépuisables, pouvons-nous dire avec raison, à en juger seulement par la merveilleuse facilité avec laquelle elle supporte, aujourd’hui, les lourdes charges de sa situation financière, née, après lui, de dissipations vraiment pharaoniques. De ces richesses, Méhémet-Ali prit sa part ; ce fut celle du lion. Mais, dès ce moment, il disposait de ressources suffisantes pour assurer la défense du pouvoir qu’il s’était attribué, et dont les allures indépendantes inspiraient déjà, à Constantinople, une jalousie et une défiance que l’événement devait pleinement justifier.

Comment y avisa-t-il ? Par quels procédés est-il parvenu, dans un pays qui ne lui en offrait aucun élément, à constituer sa puissance militaire ? Méhémet-Ali avait gardé le souvenir de la solidité d’une force organisée ; il l’avait subie à Aboukir et dans toutes les rencontres des Turcs avec les Français ; son orgueil et son patriotisme en avaient souffert. Si peu préparé qu’il fût à juger des causes par leurs effets, la nature l’avait trop bien doué pour qu’il lui fût difficile de dégager, sous les lumineuses inspirations de son âme ambitieuse, la principale raison de l’infériorité et des défaites des corps irréguliers dans les rangs desquels il avait combattu ; ne prenant conseil que de lui-même, avec son esprit ouvert à toutes les innovations utiles, devançant le sultan dans cette entreprise, il résolut, dès qu’il eut déblayé le terrain autour de lui, de substituer une armée régulière au recrutement des bandes de mercenaires qu’il entretenait à sa solde. Plusieurs essais avaient été faits, qui étaient restés infructueux, quand des officiers européens, que le rétablissement de la paix, en 1815, rendait disponibles, vinrent lui offrir le concours de leur expérience. Dépourvu de tout préjugé, il les accueillit avec empressement, et ce fut un Français qui devint le principal initiateur de la future armée égyptienne. M. Sève, plus connu sous le nom de Soliman-Pacha, avait fait les dernières campagnes de l’empire, et servi, en qualité d’aide-de-camp, auprès des maréchaux Ney et Grouchy. « Il a beaucoup lu, beaucoup étudié, a dit de lui, dans ses Mémoires, le duc de Raguse après un voyage en Égypte, et il a fait, ajoute-t-il, les plus heureuses applications de son savoir et de ses méditations… Il a deviné la grande guerre et il l’a faite en Syrie avec succès. » Les débuts cependant furent laborieux et non sans périls. Il dut tout créer, tirer une armée du néant. Avant d’instruire des soldats, il lui fallait s’entourer de collaborateurs, former, sinon des officiers, du moins des chefs exercés au commandement. Méhémet-Ali entretenait, pour sa garde, un groupe de jeunes Circassiens ; il en confia un certain nombre à M. Sève. Sous la main ferme et vigilante de leur instructeur, ils devinrent le noyau des nouvelles formations. Réfractaires à toute discipline, supportant avec répugnance la direction d’un chrétien, ces recrues de nouvelle espèce ne s’étaient pas soumises sans essayer de briser le joug nouveau qu’on leur imposait et qu’elles jugeaient humiliant : « Plusieurs fois, des complots furent formés contre la vie de M. Sève. Un jour qu’il commandait l’exercice à feu, une balle siffla distinctement à ses oreilles ; sans se déconcerter, il fit recommencer le tir[3]. » Il témoigna de la même audace et de la même témérité en d’autres occasions. Vaincus par tant de courage et une si noble fermeté, ces futurs officiers de l’armée qui devait menacer Constantinople et provoquer l’intervention de l’Europe en Orient se groupèrent bientôt avec enthousiasme autour de leur chef, et ils le secondèrent utilement quand le moment fut venu de former les corps de troupes à l’aide d’un recrutement pratiqué dans les rangs de la population rurale.

Méhémet-Ali n’était pas un vulgaire réformateur, se contentant des apparences d’une organisation facile. Il construisait pour l’avenir ; et à cette époque il nourrissait déjà, certainement, le dessein de fonder un établissement durable, glorieux pour lui et pour sa descendance. S’il ne le voyait clairement, il pressentait que toute armée compte bien moins par le nombre que par l’instruction de ses chefs. Il fonda des écoles et il en confia l’établissement et la direction à des officiers européens, la plupart Français. Il chargea un ingénieur des mines, M. Lambert, ancien saint-simonien, homme d’un grand savoir, d’organiser une école polytechnique, qui devint la pépinière des armes spéciales. Nul sacrifice ne lui coûtait pour pourvoir à l’armement de la nouvelle armée ; il créa des fonderies de canons, des ateliers de toute sorte. Il envoya en France de jeunes officiers qui purent reprendre et perfectionner leur éducation dans nos établissemens militaires. Poursuivant sa pensée, qui l’élevait à des sommets toujours nouveaux avec le sentiment de sa force et de sa puissance, après avoir créé une armée, il voulut posséder une marine. Sur ses instances, le gouvernement français mit à sa disposition un ingénieur maritime de la plus haute distinction, Comme M. Sève, M. de Cérisy, arrivé en Égypte en 1829, ne trouva, à Alexandrie, aucune ressource, aucune collaboration qui pût l’aider dans l’accomplissement de sa tâche. On lui demanda d’opérer un prodige, il le réalisa. Mettant lui-même la main à l’œuvre, il forma des ouvriers pour tous les services si variés d’une pareille entreprise ; il bâtit un arsenal, il établit des cales de construction, et plus rapidement qu’il ne l’avait espéré lui-même, il mit à la mer des bâtimens de toute dimension, sans jamais satisfaire toutefois l’ardente impatience du dominateur de l’Egypte. Un jour qu’il lui soumettait les plans d’un nouveau navire de haut bord : « En combien de temps, lui demanda Méhémet-Ali, pensez-vous en achever la construction ? — En deux ans, lui répondit M. de Cérisy, si je puis disposer de mille ouvriers et les employer sans interruption. — Eh bien, répliqua le maître, dont l’esprit, si ingénieux qu’il fût, restait fermé aux secrets de la science que les lacunes de son éducation ne lui permettaient pas de soupçonner, j’en mettrai deux mille à votre disposition et vous le terminerez en un an. » On procéda avec la même hâte, avec la même intempérance, à l’armement et à l’instruction des équipages. Ce soin fut remis à plusieurs officiers de notre marine, à MM. Besson et Houjard, notamment. On fit des levées parmi les fellahs, pour la marine comme pour l’armée, et avec ce peuple d’agriculteurs qu’on croyait incapable d’un effort vigoureux, habitué à une soumission servile, mais dressé, de longue main, à la sobriété et à l’obéissance, on forma des soldats et des matelots qui ont vaillamment combattu en plus d’une occasion. On le vit en 1854, à Silistrie, dont la garnison, uniquement composée de troupes arabes, repoussa tous les efforts de l’armée russe malgré des assauts répétés qui furent cruellement meurtriers pour les assiégeans. On le vit également sur les côtes de Syrie, où les bâtimens égyptiens tenaient la mer en contraignant la flotte du sultan à se réfugier dans l’archipel. Il nous plaît de rappeler la part glorieuse que de vaillans Français ont prise à la résurrection de la terre des Pharaons avant qu’un autre de nos compatriotes, parmi les plus éminens, qui les avait vus à la tâche, qui les avait encouragés et défendus pendant qu’il remplissait des fonctions diplomatiques à Alexandrie, couronnât l’œuvre, en perçant le canal de Suez. L’histoire, pour se montrer équitable, doit en retenir les noms, car ils auront fait, quoi qu’il arrive, acte de civilisateurs par cette diffusion des lumières dont ils ont été les instrumens. L’Egypte a traversé en s’émancipant, elle traversera encore de sombres défilés, mais l’enseignement l’a pénétrée, et avec l’enseignement, la civilisation moderne, par les écoles, par les améliorations qu’y ont introduites les pionniers engagés au service de Méhémet-Ali ; les semailles sont faites et, sous le regard vigilant de l’Europe, la récolte sera abondante dans une terre si fertile.

Cependant, quoiqu’il se trouvât investi de tous les attributs de la souveraineté, l’indépendance, la force, la pleine domination ; bien qu’il l’exerçât dans toute sa plénitude, qu’il rendît la justice, qu’il levât des impôts, qu’il frappât monnaie, qu’il eût tout droit sur la vie et la fortune de ses administrés comme en tout pays musulman, Méhémet-Ali n’était encore qu’un gouverneur de province, un fonctionnaire de la Sublime-Porte, comme on disait alors, muni uniquement d’un firman révocable du sultan, qui l’avait délégué en Égypte, et relevant de l’autorité, sinon du caprice, de son souverain. Mais déjà on comptait avec lui, et on avait pu se convaincre, à Constantinople, qu’on était en présence d’une volonté qui s’imposait. Après de vaines tentatives pour renverser ce pacha, et pour ressaisir la riche proie dont il avait fait son lot, pressée d’ailleurs par de graves difficultés, la Porte se concerta avec lui pour obtenir son concours sous toutes les formes. Elle n’avait pu dompter l’insurrection grecque ; elle lui demanda, pour en triompher, l’assistance de ses troupes ; il la lui prêta, mais, traitant de puissance à puissance, il stipula qu’elle lui concéderait le gouvernement de l’île de Candie. Cette acquisition lui assurait une forte position dans l’archipel et des ressources qui le dédommageraient de ses sacrifices. Il eut alors le sentiment des grandes choses qu’il était en situation d’accomplir, et il s’y abandonna avec d’autant plus de hardiesse que la Turquie subissait, coup sur coup, deux désastres qui la réduisaient à la plus complète impuissance. Sa flotte, en effet, était détruite à Navarin en 1827 ; l’année suivante les Russes battaient ses armées sur le Danube ; et en 1829 elle signait les clauses onéreuses et humiliantes du traité d’Andrinople. Méhémet-Ali comprit ou s’imagina que la place se faisait vide ; s’il n’a pas eu la téméraire pensée de l’occuper, il voulut prendre des gages, et visa la Syrie.

Nous avons vu, de nos jours, combien il est aisé de trouver des prétextes à une agression, de faire surgir un conflit, et d’en décliner l’initiative et la responsabilité. Méhémet-Ali ne fut pas moins ingénieux. Il accusa le gouverneur de Saint-Jean-d’Acre de soudoyer l’émigration de cultivateurs égyptiens. Il lui enjoignit de les contraindre à rentrer dans leurs foyers. Abdallah-Pacha lui répondit qu’ils étaient aussi bien dans l’empire de leur maître en Syrie qu’en Égypte. « C’est bien, répliqua l’impérieux adversaire, j’irai les chercher moi-même et je ramènerai un homme de plus. » L’invasion suivit de près la menace. En novembre 1831, une armée de quatre-vingt mille hommes, commandée par Ibrahim-Pacha, avec Soliman-Pacha pour chef d’état-major, franchit la frontière et dispersa rapidement les troupes qu’elle rencontra sur son chemin. Après six mois de siège, Saint-Jean-d’Acre, que le général Bonaparte n’avait pu réduire, ouvrit ses portes aux vainqueurs. Les apologistes de Méhémet-Ali ont omis d’ajouter, en racontant cette campagne si brillamment conduite, que la place, pendant que l’armée française l’investissait, était défendue et approvisionnée par une flotte anglaise, tandis qu’elle était isolée et serrée de près par les vaisseaux de M. de Cérisy, quand Ibrahim-Pacha faisait monter ses troupes à l’assaut.

La chute de ce boulevard légendaire de l’empire ottoman, que l’on croyait imprenable et que l’on se disposait à secourir, souleva à Constantinople une émotion indignée. Le sultan Mahmoud, ce destructeur des janissaires, sentit sa puissance ébranlée par la main d’un sujet révolté ; dans son orgueil de souverain offensé, il résolut de venger l’injure qui lui était faite ; il voulut châtier l’insolent agresseur. Méhémet-Ali fut solennellement déclaré rebelle et déchu de toutes ses dignités. L’armée qu’on réunissait en Anatolie reçut l’ordre de marcher contre les Égyptiens. Elle eut le sort auquel étaient désormais vouées les troupes impériales. Battue à Homs, en juillet 1832, elle fut totalement dispersée à Koniah en décembre. Cette double victoire ouvrait à Ibrahim-Pacha la route de Constantinople. Éperdu, le sultan implora l’appui de l’empereur Nicolas ; et l’on vit une chose étrange, à laquelle personne n’était préparé : une armée russe campée sur les hauteurs de Byzance pour en garantir la possession aux descendans dégénérés des Ottomans, qui y avaient substitué le croissant à la croix. Ces arrangemens inattendus furent l’objet du traité d’Unkiar-Skelessi, conclu en juillet 1833, et par lequel les deux empires, ces ennemis séculaires, s’alliaient étroitement. Par cet acte, en effet, la Russie s’engageait à défendre l’intégrité de l’empire ottoman, et pour la mettre en situation de s’acquitter de cette obligation, le sultan confiait aux troupes moscovites la garde de sa capitale menacée. Une clause spéciale, retenons-le, ouvrait le Bosphore à la marine moscovite pendant que les Dardanelles restaient fermées aux flottes des autres puissances. La querelle de Méhémet-Ali et du sultan changeait de nature ; ce n’était plus une révolte que le souverain avait le droit de réprimer ; l’intervention de la Russie lui donnait l’importance et tous les caractères d’une complication européenne. L’apparition des armées du tsar, sous les murs de Constantinople, soulevait en effet l’un des plus redoutables problèmes des temps modernes, celui qui avait été, dans les entrevues d’Erfurt et de Tilsit, l’objet de longues et vaines négociations dont un jeune écrivain nous a magistralement raconté l’histoire dans un livre récent[4]. Avec la question d’Egypte, celle d’Orient se trouva posée et soumise aux méditations des grandes puissances, toutes également atteintes et intéressées en une si grave affaire. Les difficultés qu’on appréhendait avec raison furent cependant conjurées. Devant l’émotion générale, la cour de Saint-Pétersbourg jugea prudent de s’associer aux autres cabinets pour combiner un accommodement. Ses troupes étaient arrivées en vue de Sainte-Sophie ; elle avait déployé son drapeau libérateur aux yeux de ses coreligionnaires de l’empire ottoman, humilié le sultan en le protégeant ; c’était assez pour donner au prestige de ses armes un éclat nouveau, à son influence en Orient une solidité durable ; elle ne poursuivit pas d’autres succès. Après de laborieuses négociations, et quand il fut bien démontré qu’il faudrait recourir à l’emploi de la force pour contraindre Méhémet-Ali à se dessaisir de ses conquêtes, on détermina la Porte à lui en faire l’abandon, et la paix se trouva rétablie. Ce fut une paix précaire. Le ressentiment de l’orgueilleux Mahmoud avait survécu à ses défaites ; en 1839, après cinq années d’efforts pour réorganiser son armée avec le concours d’officiers européens, parmi lesquels figurait le futur maréchal de Moltke, il engagea de nouveau la lutte. La victoire remportée à Nezib, par Ibrahim-Pacha, dans une journée sanglante et décisive, fit une seconde fois de Méhémet-Ali l’arbitre du sort de son souverain. Si l’Europe n’y mettait obstacle, l’Orient lui appartenait ; il pouvait mettre la main sur le Bosphore et, renversant l’histoire, relever l’empire des califes sur les débris de celui des sultans Sélim et Soliman, ces aveugles contempteurs de la civilisation arabe qui avait brillé d’un si éblouissant éclat à Bagdad et à Damas. Mais si Méhémet-Ali a rêvé la restauration de ces temps éteints, des rives du Nil aux bords de la Mer-Noire, il n’a jamais conçu assurément la folle pensée d’étendre sa domination à la Turquie d’Europe. Il n’en devenait pas moins urgent pour les puissances d’interposer leur autorité afin de conjurer la chute d’un vaste empire qui, en s’écroulant, aurait soulevé des complications inextricables pour la diplomatie et provoqué une guerre générale. Elles furent bientôt unanimes à penser que le moment était venu de se concerter pour garantir l’existence de la Turquie en délimitant, par un arrangement international, la puissance de l’Egypte, et un mois s’était à peine écoulé, depuis la défaite de l’armée turque, que cette entente était annoncée à la Porte dans une note collective que leurs représentans à Constantinople lui remirent le 27 juillet. L’Europe prenait, si nous pouvons nous exprimer ainsi, possession de la question d’Orient.


II

D’accord sur le but, on se divisa bientôt sur les moyens, et nous ne saurions en être surpris, nous qui avons été les témoins des luttes dont la Turquie a été, depuis, le théâtre, et qui avons assisté aux délibérations du congrès de Berlin, où l’on a vu ses prétendus amis se constituer ses plus avides spoliateurs. Il faut cependant le reconnaître : la situation était hérissée de difficultés de toute sorte, et les puissances, l’envisageant chacune de son point de vue, devaient nécessairement l’apprécier diversement. En Angleterre, on jugeait qu’il fallait tenir compte des faits récens, que le statu quo, tel qu’il ressortait des conquêtes de Méhémet-Ali, était un danger et non une garantie pour le maintien de la paix, que l’expérience était faite et qu’elle démontrait l’incompatibilité de la puissance acquise par le pacha avec la sécurité de la Porte. La guerre de 1839, disait-on à Londres, est née de cet état de choses, et il provoquera de nouveaux conflits. Pour les prévenir, il faut que la Porte rentre en possession des provinces perdues et que le pouvoir de Méhémet-Ali soit limité à l’Egypte, qui lui serait concédée à titre héréditaire comme compensation des rétrocessions qu’il ferait à son souverain. En France, on n’opposait aucune objection de principe à cette combinaison, mais on considérait que son caractère absolu la rendrait impraticable. On savait qu’à son avènement, le sultan Abdul-Medjid, succédant peu après Nezib au sultan Mahmoud, en avait pris l’initiative, et que l’orgueilleux vassal l’avait déclinée impérieusement, qu’il se préparait à la repousser par les armes si on en venait à vouloir la lui imposer. On l’avait pressenti et on s’était persuadé qu’il était disposé à entrer dans la voie des transactions, mais qu’on tenterait vainement d’en obtenir l’entier et volontaire abandon de toutes ses acquisitions. On croyait donc qu’à l’Egypte il fallait ajouter la Syrie pour assurer le triomphe d’une solution pacifique. En procédant autrement, pensait-on encore, on serait fatalement contraint de recourir à l’emploi de la force ; et, au lieu de la paix qu’on voulait assurer, on rallumerait la guerre dans des conditions et sur un terrain où l’on s’exposerait à provoquer les plus graves complications. Ces convictions étaient sincères de part et d’autre ; elles n’étaient pas cependant immuables, et elles n’eussent pas empêché la France et l’Angleterre de fusionner leurs conceptions respectives. Malheureusement, on subissait, des deux côtés du détroit, l’influence d’autres préoccupations. A Londres, on s’alarmait de la prépondérance que la domination de Méhémet-Ali promettait à la France, s’imaginait-on, dans le bassin de la Méditerranée. A Paris, on soupçonnait le cabinet anglais d’avoir conçu le dessein de renverser l’édifice élevé sur les bords du Nil avec notre concours, uniquement pour nuire à notre prestige et à nos intérêts. Ces regrettables dispositions s’emparèrent du sentiment public en France comme en Angleterre et, s’affirmant chaque jour davantage dans la presse et dans les chambres, elles devinrent un obstacle au succès des premières négociations. C’est ainsi qu’en dépit des cordiales relations que les deux cabinets entretenaient à cette époque et malgré de longs pourparlers, on ne put trouver un terrain d’entente et de conciliation.

Quelle était cependant l’attitude des autres puissances ? L’Autriche et la Prusse désiraient ardemment une solution pacifique ; l’éventualité de nouveaux conflits en Orient, pouvant dégénérer en une guerre générale, les inquiétait l’une et l’autre. Mais pendant qu’elles échangeaient avec les autres cours des communications qu’elles variaient selon leur destination, la Russie intervint énergiquement à Londres. Nous dirons bientôt dans quelles intentions. Le traité d’Unkiar-Skelessi, conclu pour huit années, n’était pas encore périmé à ce moment. Les dissentimens survenus entre la France et l’Angleterre suggérèrent au cabinet de Pétersbourg de nouvelles combinaisons. Il envoya à Londres un homme d’une grande expérience, plein de ressources, qui devait, en cette occasion comme dans bien d’autres, justifier la confiance de son souverain. Esprit fin et insinuant, entreprenant ou mesuré selon le besoin, le baron de Brünnow appartenait à ce groupe de diplomates si remarquables qui s’étaient formés sous l’habile direction du comte de Nesselrode. Actif, laborieux, vigilant, il remplissait ses instructions avec une sage circonspection et une parfaite sûreté de main. Celles qu’il apportait à Londres lui prescrivaient, en substance, de faire à l’Angleterre le sacrifice des avantages dévolus à la Russie par le traité d’Unkiar-Skelessi, pourvu qu’elle assumât l’obligation de mettre vigoureusement, de concert avec les autres puissances, la souveraineté du sultan à l’abri de tout nouveau danger ; à cette condition, la Russie lui abandonnait, en quelque sorte, la première place sur le Bosphore. Comme tous les hommes d’État anglais, lord Palmerston, qui tenait, à ce moment, le portefeuille des affaires étrangères, supportait, avec une égale impatience, la domination de la Russie à Constantinople et l’influence de la France en Égypte. Le cabinet de Saint-Pétersbourg lui offrait de renverser cet état de choses au profit de l’Angleterre ; il agréa ces ouvertures, si conformes, d’ailleurs, à ses vues personnelles.

Cette brusque évolution de la politique russe ne fut pas longtemps un mystère pour le gouvernement français. Il voulut en conjurer les conséquences, et il fit appel aux lumières et au dévoûment de M. Guizot, qui accepta le poste d’ambassadeur à Londres. On ne pouvait marquer, d’une façon plus éclatante, le prix qu’on mettait à se concerter avec l’Angleterre. Les instructions dont on l’avait muni lui signalaient sans détours les difficultés de la tâche qu’il avait à remplir. Après avoir rappelé que les puissances avaient unanimement accepté le principe d’une transaction équitable entre la Porte et le pacha, elles précisaient le point de vue de la France et celui de l’Angleterre, mettant en pleine lumière leurs opinions respectives et contradictoires, restées jusque-là inconciliables. Abordant le point délicat, l’obstacle qu’il fallait vaincre : « Vous savez, monsieur, disaient-elles, quelles ont été, jusqu’à présent, les suites de ce fâcheux dissentiment. A peine est-il devenu public que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’est empressé de saisir l’occasion qu’il a cru entrevoir de rompre l’alliance de la France avec l’Angleterre. » Je ne reproduirai pas ici les détails de la mission confiée au baron de Brünnow ; il me suffira de les résumer en disant que les propositions portées à Londres par ce diplomate ne recelaient au fond qu’une pensée… c’était celle d’amener le cabinet britannique à signer un acte que la France ne pût pas souscrire et qui, par conséquent, proclamât la scission des deux cabinets.

« Le rôle que l’Autriche et la Prusse ont joué, en cette circonstance, est pénible à rappeler, parce qu’il prouve qu’il est des préjugés auxquels certains cabinets ne sauront jamais résister… Ces deux cours qui, jusqu’alors, avaient presque complètement approuvé nos vues et nos propositions sur la question d’Orient, ont à peine entrevu la possibilité d’une alliance formée contre nous, sur des bases toutes contraires, qu’abandonnant leurs convictions, désavouant leurs déclarations antérieures, elles se sont empressées d’adhérer, par avance, à la ligue qui semblait au moment de se conclure. »

En se reportant à cette époque et en se souvenant de l’action, souvent impérieuse, que l’empereur Nicolas exerçait personnellement à Vienne et à Berlin, on n’est nullement surpris de la conduite tenue par les deux cours germaniques. Mais était-ce uniquement dans le dessein de troubler profondément l’entente de la France et de l’Angleterre que la Russie offrait au cabinet britannique de renoncer à l’enviable position qu’elle avait conquise à Constantinople ? Les engagemens qu’elle avait pris avec la Turquie étaient, en quelque sorte, la répudiation de sa politique traditionnelle, dont la pensée constante avait toujours été, au contraire, de protéger ses coreligionnaires, et le but, de les délivrer de la domination des Ottomans. Ces engagemens troublaient la conscience de l’empereur Nicolas, et son désir de les secouer devait être d’autant plus vil qu’ils avaient, en se prolongeant, mal impressionné les populations chrétiennes dans tout l’Orient. Ils avaient eu un autre résultat, celui de rapprocher toutes les puissances, l’Autriche et la Prusse comprises, de les unir pour faire obstacle à la prépondérance de la Russie à Constantinople. Ils conduisaient donc la cour de Saint-Pétersbourg aux compromissions, et, dans tous les cas, à l’isolement. Aussi ne fit-elle aucune difficulté, dès le lendemain de la journée de Nezib, pour s’associer aux autres puissances et pour donner à la Porte, de concert avec elles, les assurances consignées dans la note collective du 27 juillet. Mais on ne saurait s’étonner qu’en opérant cette conversion elle se soit, en même temps, proposé de renverser la situation respective des cabinets, de diviser les deux puissances occidentales, de rallier les cours de Vienne et de Berlin, et, en désarmant elle-même à Constantinople, de porter un coup décisif à l’influence de la France en Égypte.

Telle était la situation au moment où M. Guizot arrivait à Londres, dans les derniers jours de février. Il devait employer tous ses efforts à retenir l’Angleterre dans l’entente qui, depuis plusieurs années, depuis le traité d’Unkiar-Skelessi notamment, l’unissait à la France, chercher et faire prévaloir une combinaison qui permît aux deux puissances de marcher d’accord dans la question d’Égypte, sans sacrifier cependant, dans une trop grande mesure, les intérêts de Méhémet-Ali ; il devait surtout éviter soigneusement, lui avait-on recommandé, d’entrer dans la voie des conférences et des protocoles. On se persuadait, à Paris, qu’en se dérobant à ces formes diplomatiques, on mettrait un obstacle invincible à toute délibération définitive entre les puissances ; on se reposait dans une vaine sécurité. Au moment où notre nouvel ambassadeur prenait possession de son poste, les cabinets s’étaient expliqués à l’aide de communications isolées et ils s’étaient entendus sans ouvrir des conférences et sans tenir des protocoles. M. Guizot ne fut pas longtemps à s’en convaincre. Il eut, le 4 mars, un long entretien avec lord Palmerston, dans lequel on s’expliqua, de part et d’autre, avec une entière franchise. La discussion porta sur deux ordres d’idées : sur quelles bases convenait-il d’établir une transaction garantissant l’Orient et l’Europe contre de nouvelles perturbations, et, ces bases trouvées, pouvait-il être opportun et sans péril de les imposer par l’emploi de la force ? « Vous voulez, nous voulons comme vous, disait M. Guizot, que l’empire ottoman subsiste et tienne sa place dans l’équilibre européen. Pour vous comme pour nous, c’est à Constantinople qu’est la grande question… Eh bien ! pour que la question de Constantinople soit résolue comme il convient à vous, à nous, à la paix et à l’équilibre européen-, il faut que la question d’Égypte soit résolue pacifiquement, par un arrangement agréé du sultan et du pacha… Que le sultan ou le pacha possède telle ou telle étendue de territoire, cela nous préoccupe peu ; ce qui nous préoccupe beaucoup, c’est que l’Orient ne soit pas livré aux chances d’un grand trouble, qu’on n’y mette pas le feu en y employant la force. Consultez le passé, toute secousse en Orient compromet la sûreté et l’indépendance de Constantinople en y favorisant les progrès de l’influence que, vous et nous, souhaitons d’y restreindre. Tout emploi de la force en Orient tourne au profit de la Russie. — Le statu quo, répondait lord Palmerston, est impossible. L’ambition de Méhémet-Ali n’a jamais pu se contenir dans ses limites. — Pardon, répliquait l’ambassadeur, je ne doute pas que Méhémet-Ali ne soit fort ambitieux ; mais on ne peut, dans la dernière occurrence, le charger du tort de l’agression. — Peu importe, reprenait le ministre, que ce jour-là le sultan ou le pacha ait été l’agresseur ; mais, dans leur situation respective, il ne pouvait manquer d’y avoir un agresseur. Comment contenir un vassal ambitieux et un souverain irrité ayant leurs armées en présence ? Ce qui vient d’arriver devait arriver et recommencerait toujours… Il faut que nous prévenions le retour d’événemens pareils à ceux dont nous sommes si embarrassés. Le moyen, c’est de rendre le sultan plus fort, le pacha plus faible… La Syrie est une province riche ; la Porte y trouvera des hommes et de l’argent. — Croyez-vous, objectait le représentant de la France, que vous fortifierez réellement l’empire ottoman ? Ne nous repaissons pas d’illusions ; cet empire n’est pas mort, mais il se meurt… Je suppose Méhémet-Ali dompté, refoulé en Égypte ; croyez-vous qu’il se résigne ?… il travaillera à reconquérir la Syrie… Au lieu d’avoir assuré la domination de la Porte, vous aurez aggravé le trouble et préparé de nouveaux hasards dont la Russie sera la première à profiter. — Vous avez trop mauvaise opinion de l’empire ottoman, ajoutait lord Palmerston, et vous n’êtes pas au courant de la disposition actuelle du gouvernement russe… Je ne dis pas que le désir de nous diviser, vous et nous, ne soit pour rien dans la conduite de la Russie, mais elle désire aussi ne pas rester dans la position où elle s’est mise… Si la Porte réclame le secours russe aux termes du traité, l’empereur Nicolas est décidé à l’exécuter ; mais cette nécessité ne lui plaît point, il prévoit que ni vous, ni nous, ne le laisserions faire… Saisissons cette disposition de la Russie pour ramener la question ottomane dans le droit public européen. Ce sera pour nous tous un grand avantage d’avoir détruit, sans combat, ce protectorat exclusif qui nous inspire de si justes défiances… »

Poursuivant leur discussion, les deux interlocuteurs envisagèrent les diverses éventualités auxquelles pourrait donner naissance l’usage des moyens de coaction. M. Guizot jugeait que la lutte se prolongerait et qu’elle était destinée à engendrer des complications inattendues ; lord Palmerston ne redoutait aucun mécompte ; il témoignait, au contraire, une entière confiance dans un succès rapide et pleinement satisfaisant. Ne dissimulant rien, il ajouta : « Nous nous disons tout, n’est-ce pas ? Est-ce que la France ne serait pas bien aise de voir se fonder en Égypte et en Syrie une puissance nouvelle et indépendante qui fût presque sa création et devînt nécessairement son alliée ? Vous avez la régence d’Alger… Toute la côte d’Afrique et une partie de la côte d’Asie sur la Méditerranée, depuis le Maroc jusqu’à Alexandrette, seraient ainsi en votre pouvoir et sous votre influence. Cela ne peut nous convenir. » Avant de se retirer, M. Guizot exprima le désir d’être fixé sur l’état des pourparlers engagés entre l’Angleterre et les cabinets du Nord : « Y a-t-il, dans cette affaire, quelque chose de plus avancé que nous ne savons ? demanda-t-il à son interlocuteur. — Il n’y a rien, absolument rien que ce que vous savez, » lui fut-il répondu. C’était vrai en ce sens qu’on ne s’était rien déguisé : ni les défiances, ni les oppositions. Le dernier trait du ministre britannique le prouvait surabondamment. Pour donner d’ailleurs un témoignage de sa sincérité et démontrer à notre représentant que, si elle ne voulait se séparer des autres puissances, la France devait mettre d’accord ses vues avec celles de l’Angleterre, il se leva, il tira d’un pupitre deux documens et il invita l’ambassadeur à en prendre connaissance. Ces documens étaient deux projets de traité : l’un avait été ébauché par le noble lord lui-même, l’autre lui était venu du continent ; il en convint sans désigner la capitale où il avait été élaboré. L’un et l’autre, sauf quelques variantes, stipulaient ce qu’on appelait, en France, la rigoureuse exécution de Méhémet-Ali avec le concours coercitif, au besoin, de toutes les puissances intéressées, la France comprise. On n’ignorait pas à Paris le sens et l’objet des propositions que M. de Brünnow avait portées à Londres, et moins encore de quelle manière le gouvernement de la reine les envisageait ; on connaissait également l’accueil qu’elles avaient reçu à Vienne et à Berlin ; mais on ne supposait pas que l’on se fût déjà mis à l’œuvre, en Angleterre et sur le continent, pour donner à l’entente commune une forme diplomatique. Pour rester dans la vérité historique, nous devons ajouter que si lord Palmerston, qui, sur cette question, ne s’est pas toujours rencontré en parfait accord avec ses collègues du ministère, avait désormais arrêté ses résolutions, il s’employait cependant très loyalement à y rallier le gouvernement français ; il lui en coûtait d’entreprendre la pacification de l’Orient sans notre participation. « Je suis fort aise, dit-il à M. Guizot en terminant l’entretien, que nous ayons causé de l’affaire à fond ; j’attendrai maintenant que vous en ayez rendu compte au gouvernement du roi et qu’il vous ait transmis ses instructions. » Ces deux puissans esprits s’étaient tout dit, comme ils en étaient convenus, sans approcher du but qu’ils poursuivaient. Leurs vues ne s’étaient rencontrées sur aucun point ; elles étaient inconciliables ; et, si nous nous sommes arrêté longuement sur la discussion qu’ils ont engagée, c’est qu’elle apprend tout : la divergence des opinions et la ferme volonté, de part et d’autre, de ne pas s’en départir et que nous sommes ainsi dispensé de nous égarer, avec le lecteur, dans les méandres de cette laborieuse et stérile négociation.

À ce moment même, un nouveau cabinet s’était formé à Paris, qui devait son avènement au concours de la gauche, et se trouvait ainsi, non moins et peut-être plus obligé que le cabinet précédent de tenir grand compte du sentiment public. Il était présidé par M. Thiers, qui prit le portefeuille des affaires étrangères, et c’est à lui que M. Guizot eut à rendre compte de sa conférence avec lord Palmerston. Que lui répondit-il et quelles directions crut-il opportun de lui donner ? Il lui recommanda « de gagner du temps, de dire que nous n’avions point d’opinion absolue, point de parti-pris ; de discuter les politiques diverses, de démontrer les inconvéniens de celle que lord Palmerston voulait faire prévaloir, et de retarder ainsi toute résolution définitive. » Notre ambassadeur devait, d’autre part, se refuser à toute délibération commune avec les quatre puissances, n’avoir, en quelque sorte, de rapports officiels qu’avec les ministres anglais, et dégager ainsi le gouvernement français des liens que la note du 27 juillet 1839 lui avait imposés. « Il espérait, écrit M. Guizot dans ses mémoires, qu’avec le temps, sous le poids des périls et des embarras de la situation, en présence des difficultés sans cesse renaissantes du concert entre les cinq cours, le sultan et le pacha finiraient par s’arranger directement ; ou bien que, de guerre lasse, les puissances elles-mêmes se résigneraient à accepter et à garantir, entre la Porte et son vassal, le maintien du statu quo ; ce qui était, à son avis, la meilleure des combinaisons. »

M. Thiers s’abusait. Au point où on étaient les choses, même au mois de mars, il était téméraire de présumer que l’empereur Nicolas et lord Palmerston, si personnellement engagés, si désireux, l’un et l’autre, d’assurer le triomphe de leurs propositions, s’inclineraient devant des arrangemens pris sans leur participation et dont le succès eût été, pour eux, un éclatant échec. Le gouvernement français, qui cependant ne faisait entendre à Alexandrie que des conseils de modération, s’exposait en outre au reproche d’avoir entretenu et encouragé des espérances propres à entraver l’action collective des puissances. Qu’arriva-t-il en effet ? Les négociations se poursuivaient ; de toute part on cherchait encore les élémens d’une transaction pouvant réunir l’assentiment de tous les cabinets, et celui de Londres, sur les instances de la cour de Vienne, avait consenti à joindre, à l’Egypte à titre héréditaire, le pachalik de Saint-Jean-d’Acre à titre viager, quand, au mois de juin, le grand-vizir, Kosrew-Pacha, le plus intraitable adversaire de Méhémet-Ali, fut révoqué de ses hautes fonctions. Le pacha manifesta aussitôt le désir d’entrer en communications directes avec la Porte ; sans tarder, il en prit l’initiative, dans la conviction qu’il lui serait aisé de s’entendre avec les nouveaux conseillers du sultan et de combiner avec eux un accord pacifique et satisfaisant. Cette démarche mit fin à toutes les hésitations. On y vit à Saint-Pétersbourg et surtout à Londres, même à Vienne et à Berlin, l’action de la France agissant seule, et remportant subrepticement, à Constantinople comme à Alexandrie, un succès blessant pour la dignité des autres cabinets, et on signa, sans nous en avertir, le traité du 15 juillet, cet acte dont lord Palmerston avait communiqué la première rédaction à M. Guizot dans leur conférence du 4 mars. Hâtons-nous de le dire, l’ambassadeur ne s’était jamais dissimulé que là était le péril, et il en avait précédemment averti son gouvernement dans plus d’une occasion. Il se persuadait cependant qu’une fois leur accord bien établi, les quatre puissances, avant de passer à la signature, nous en feraient part « pour avoir notre adhésion ou notre refus. » Ce n’est pas ainsi qu’on procéda. On s’engagea mutuellement en s’entourant du plus profond mystère ; on ne fit à notre représentant ni ouverture ni confidence. Ce fut seulement le 17, le surlendemain du fait accompli, que lord Palmerston le mit au courant de toute chose. Il s’acquitta de ce soin en lui remettant un mémorandum qu’il avait préparé, lui dit-il, « pour être sûr d’exprimer exactement et complètement sa pensée. » Dans ce document, le ministre de la reine s’appliquait, d’une part, à justifier les résolutions des puissances, invoquant l’impérieuse nécessité de mettre fin aux troubles dont le Levant était le théâtre, et, d’autre part, à démontrer qu’elles ne leur avaient été nullement inspirées par un sentiment hostile à la France, avec laquelle elles désiraient, au contraire, conserver des relations de sincère amitié, et dont elles demandaient instamment l’appui moral, ne pouvant espérer sa coopération matérielle, pour déterminer le pacha à donner son adhésion, disait-on, aux arrangemens qui allaient lui être proposés par le sultan. Ce langage ne pouvait atténuer la gravité de l’offense. Le gouvernement de juillet la ressentit non moins vivement que le pays tout entier. Il prit et il observa une attitude calme et digne, bien résolu toutefois à régler sa conduite au gré de ses intérêts, se préparant activement aux redoutables complications que devait engendrer, dans sa conviction, la résistance que Méhémet-Ali opposerait à ses agresseurs.


III

S’il nous eût été difficile, dans une étude de la question d’Egypte, de ne pas rappeler, avec quoique développement, un différend diplomatique qui a si profondément troublé les relations de la France et de l’Angleterre, il nous paraît superflu de nous arrêter sur les faits de guerre qui en furent la conséquence. Disons cependant que l’événement trompa toutes nos prévisions en justifiant amplement les calculs du gouvernement anglais. Mise aux prises avec les difficultés d’une insurrection qu’on avait eu soin de fomenter de longue main et qui gagna rapidement tout le Liban, vigoureusement attaquée par les forces combinées des alliés, l’armée égyptienne, après une vaine défense, dut battre en retraite et se réfugier sous le canon de Saint-Jean-d’Acre.

Quand un douloureux mécompte nous surprend dans nos illusions, nous le reprochons à notre diplomatie et nous en faisons peser sur elle toute la responsabilité. Aucun de nos agens ne pouvait ignorer cependant que les exigences d’une lutte prolongée avaient excédé les ressources de Méhémet-Ali, qu’il avait dû imposer aux populations de l’Égypte et de la Syrie, soit en hommes, soit en argent, des sacrifices qui entretenaient un sourd mécontentement ; qu’en dépit de ses efforts, tous les services étaient en souffrance, la solde des troupes arriérée, l’armement imparfait, l’équipement insuffisant. Il pouvait menacer la Turquie, plus mal préparée que lui à continuer la guerre, mais l’intervention de l’Europe devait porter à son prestige un coup sensible et ébranler la confiance de son armée. Cette situation n’était un mystère pour personne et avait été signalée à l’attention du gouvernement français. Le gouvernement anglais en était également instruit, et nous avons vu lord Palmerston s’en prévaloir avec M. Guizot en affirmant que les alliés n’auraient que de faibles efforts à faire pour renverser la puissance du pacha, jugée aussi précaire en Égypte qu’en Syrie. En France, on s’était passionnément épris de l’œuvre de Méhémet-Ali, œuvre éminemment civilisatrice, pensait-on, que nous avions contribué à édifier, dont la gloire devait rejaillir sur nous, dont le succès devait profiter à nos intérêts en Orient et dans la Méditerranée. Avec cette ardeur généreuse et souvent inconsidérée qui nous subjugue et nous entraîne quand le succès d’une cause nous paraît utile au progrès du monde civilisé, on prit vivement la défense de l’Égypte. Nul n’admettait que la France ne dût soutenir et défendre le pacha. Dans la presse, dans les chambres, cette opinion prévalut avec une unanimité qui s’imposait au gouvernement, bien avant l’ouverture de la crise finale ; on avait applaudi à la victoire de Nezib, à la défection du capitan-pacha qui avait livré au vassal la flotte du suzerain, deux événemens qui avaient raffermi les illusions dont on se repaissait à Paris. Quand on apprit que l’Angleterre, notre alliée, se rapprochait de la Russie dans la pensée d’assister le sultan contre Méhémet-Ali, quand il fut démontré surtout que ces puissances se proposaient de dépouiller le pacha de toutes ses conquêtes, on se persuada que cette politique n’était pas moins dirigée contre la France que contre son protégé, qu’en voulant renverser la puissance que nous avions aidée de nos conseils et de notre appui, on visait particulièrement notre prépondérance en Égypte, et le sentiment public avait, en cette circonstance, une juste perception des choses. Aussi la fierté nationale en fut-elle profondément blessée, et les ministres de Louis-Philippe auraient soulevé des tempêtes, s’ils s’étaient associés aux vues des cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg. Ils durent décliner les ouvertures qui leur furent faites.

Monté au pouvoir avec le concours de la gauche dynastique qui, comme toutes les oppositions, avait invariablement flatté les susceptibilités de l’opinion dominante, M. Thiers aurait pu, moins que tout autre, entrer dans une alliance qui se proposait de frapper à la tête le pouvoir de Méhémet-Ali. Il ne partageait pas assurément, sur les forces du pacha, les erreurs qui égaraient les esprits, mais il présumait que le pacha ferait une défense plus ou moins prolongée, suffisante pour placer les puissances aux prises avec des difficultés imprévues, propres à autoriser l’intervention diplomatique de la France en un moment opportun. M. Thiers n’a pas eu, il ne pouvait pas avoir une autre politique ; se fût-il démis, que son successeur aurait vainement tenté de s’ouvrir d’autres voies. Ne pouvant le remonter, le ministère français suivit le courant ; en l’absence des pouvoirs législatifs, il ordonna, avec l’assentiment manifeste du pays, des armemens considérables et coûteux, et prit en face de l’Europe réunie la posture qui convient à une puissante nation déterminée à défendre résolument ses intérêts. Cette attitude eut une influence considérable sur les événemens ultérieurs, comme nous le verrons bientôt.

Vaincu en Syrie, Méhémet-Ali avait été déclaré, par une résolution solennelle du sultan, déchu des pouvoirs qu’il exerçait en Égypte, et qu’il tenait, disait-on, uniquement de l’auguste magnanimité de son souverain. On devait donc croire que la campagne commencée au pied du Liban serait continuée dans la vallée du Nil. On le désirait vivement à Constantinople. Rechid-Pacha, membre influent du cabinet ottoman et ministre des affaires étrangères, qui devait, plus tard, jouer un premier rôle en s’inféodant à l’Angleterre, le demandait instamment ; il était secondé, avec la dernière énergie, par lord Ponsonby, ou plutôt incité par cet ambassadeur passionnément hostile au pacha. Mais les puissances alliées ne se dissimulaient pas toutes qu’en poussant les choses aussi loin on provoquerait la France, et qu’en portant la guerre en Égypte on risquait de l’allumer en Europe. Les plus modérées d’entre elles, l’Autriche et la Prusse, voulaient, à tout prix, conjurer un si grave péril, et déjà elles s’employaient activement à Londres et à Saint-Pétersbourg, même à Paris, à l’aide de communications confidentielles, pour rechercher une combinaison devant substituer l’accord à cinq à l’accord à quatre qui, dans la pensée des cours de Vienne et de Berlin, avait atteint le but pour lequel il avait été conclu. Le cabinet français accueillait ces vœux en protestant de ses intentions pacifiques, de son désir de se prêter à tout accommodement que sa dignité offensée lui permettrait d’agréer, faisant remarquer que, dans sa position, il lui était interdit de prendre aucune initiative. Cependant l’époque ordinaire de la session législative approchait ; le ministère convoqua les chambres et soumit au roi le projet de discours du trône. Dans la persuasion qu’il était à la fois digne et habile d’apprécier la situation sans déguisement, il jugea opportun de faire entendre un langage conforme au sentiment du pays[5]. Le souverain considéra que cette manifestation n’était pas impérieusement exigée par les circonstances. M. Thiers remit sa démission, et M. Guizot fut chargé de former le nouveau ministère.

Le cabinet du 29 octobre héritait d’une situation qu’il eût vainement essayé de modifier sensiblement. Tous ses efforts tendirent à en atténuer la gravité. Il maintint les armemens sans les développer, il fit voter la loi sur les fortifications de Paris préparée par ses prédécesseurs, mais à l’aide de nuances discrètement ménagées dans le langage et dans l’attitude, il prit une position qui se distinguait de celle de M. Thiers par un caractère particulier de réserve et de modération. Il ne répudiait aucune des exigences que l’isolement imposait au pays, en marquant davantage toutefois ses dispositions conciliantes afin de faciliter aux alliés un prompt rapprochement avec la France. Par une heureuse coïncidence, l’affaire d’Egypte entrait, à ce moment même, dans la voie des solutions à la suite d’un incident qui mérite d’être rappelé. Après avoir bombardé et pris Saint-Jean-d’Acre, l’amiral Stopford envoya une partie de sa flotte devant Alexandrie sous le commandement du commodore sir Charles Napier. Cet officier-général, non moins connu par son esprit d’initiative que par sa bravoure, se mit, de son bord, en communication directe avec Méhémet-Ali, s’offrant à lui comme l’un de ses plus enthousiastes admirateurs plutôt que comme son ennemi, lui représenta tous les dangers auxquels il s’exposait si, résistant plus longtemps aux puissances, il les contraignait à diriger leurs armes contre le siège même de sa puissance. Ne lui ménageant ni les avertissemens, ni les exhortations, il ne lui cacha point que l’issue de la lutte, si elle se prolongeait, lui serait désormais fatale, et le 29 novembre, sans mandat, sans instructions, il signait une véritable convention qui garantissait au pacha le gouvernement héréditaire de l’Egypte. La marine dépossédait la diplomatie, et ce fut à l’avantage de la paix générale, sinon à l’honneur des diplomates. Voici ce que lord Ponsonby, dans son indignation, en écrivait à lord Palmerston : « Votre Seigneurie aura reçu le rapport du commodore ; tout ce que j’ai à vous en dire, c’est que la Porte a expressément déclaré la convention nulle et de nul effet, et que, mes collègues et moi, nous nous sommes associés à cette déclaration. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’aucun gouvernement, dans la situation de la Porte ottomane, ne pouvait tolérer un seul moment qu’un individu s’arrogeât le droit de traiter pour lui avec un pouvoir considéré, en droit et en fait, comme un pouvoir rebelle… »

L’arrangement intervenu entre Méhémet-Ali et sir Charles Napier n’en resta pas moins le point de départ et la base de la réconciliation du vassal avec son suzerain, ainsi que du règlement définitif de la question d’Orient dans cette période de son histoire. Dans la pensée d’y trouver le meilleur mode de remettre en un état normal leurs relations avec la France, les quatre cours contraignirent la Porte à l’agréer. Après de longs pourparlers, elles signèrent à Londres un protocole constatant que le traité du 15 juillet 1840 avait reçu son entière exécution par la soumission du pacha ; mais cet acte contenait en outre une disposition d’un intérêt plus pressant et destinée à mettre lin au dissentiment qui avait menacé la paix générale. On imagina à cet effet de donner un caractère international à la mesure par laquelle la Turquie avait, de tout temps, interdit l’accès du port de Constantinople aux bâtimens de guerre des autres nations. On stipula donc la fermeture des détroits des Dardanelles et du Bosphore. « Cette transaction, ajoutait le protocole, étant de nature à offrir à l’Europe un gage de l’union des cinq puissances, le principal secrétaire d’État de Sa Majesté britannique, ayant le département des affaires étrangères, s’est chargé de porter cet objet à la connaissance du gouvernement français, en l’invitant à y participer. » Et la France put rentrer, sans préjudice pour sa dignité, dans le concert européen en apposant sa signature à la convention du 13 juillet 1841. Elle y était, en effet, conviée dans une forme à la fois courtoise et solennelle, pendant que Méhémet-Ali conservait l’Égypte pour lui et pour sa descendance en vertu d’un arrangement conclu avec l’assentiment de toutes les puissances et par conséquent sous leur garantie.

C’est ainsi que se termina ce grave conflit. La politique de l’Angleterre, il faut le reconnaître, en sortait triomphante. Au traité d’Unkiar-Skelessi on substituait l’acte du 13 juillet qui rétablissait, à Constantinople, l’égalité des positions entre tous les cabinets. L’influence que la France conservait en Égypte n’était plus redoutable. Mais on croyait, surtout à Londres, avoir fait plus encore ; on se flattait d’avoir placé, par la convention des détroits, la Turquie sous la protection collective et durable des puissances, d’être ainsi parvenu à assurer, pour de longues années, l’existence de l’empire ottoman et la paix de l’Orient. Un avenir prochain devait démontrer combien sont fragiles et impuissans les calculs de la diplomatie, quand ils se heurtent aux intérêts et à la force des choses.

Dix ans s’étaient à peine écoulés que les rôles se trouvaient renversés : l’Angleterre s’alliait à la France et leurs armées réunies débarquaient en Crimée pour combattre et refouler celles de la Russie qui avaient envahi l’empire ottoman. En 1856, au congrès de Paris, qui met fin à cette nouvelle guerre, témoignant, une fois de plus, de la vanité et de l’inconsistance de certains arrangemens internationaux, les souverains, par l’organe de leurs plénipotentiaires, « déclarent la Sublime-Porte admise à participer aux avantages du droit public et du concert européen. Leurs Majestés s’engagent, chacune de son côté, à respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’empire ottoman, garantissent en commun la stricte observation de cet engagement, et considéreront, en conséquence, tout acte de nature à y porter atteinte comme une question d’intérêt général. » Et une dernière guerre éclate en 1877, qui conduit les Russes aux portes de Constantinople sans déterminer les autres puissances à intervenir comme elles s’y étaient mutuellement obligées. Cette fois, ce n’est plus à Paris, c’est à Berlin qu’on se réunit pour régler les comptes, et chacun taille son lot dans cet empire ottoman qui, par une dérision du sort, n’a jamais été plus démembré que du jour où les puissances ont promis de garantir et, au besoin, de défendre son intégrité. L’Égypte eut l’insigne fortune d’échapper à ces orages ; elle fournit les contingens dus au suzerain, sans connaître autrement les calamités de la guerre ni celles de la paix infligées à la Turquie. Méhémet-Ali avait eu, avant de s’éteindre, le pressentiment des prochains désastres ; dès qu’il lui fut démontré qu’il fallait renoncer aux vastes desseins de son ambition déçue, il borna sa tâche à raffermir sa puissance, désormais limitée à la possession héréditaire de l’Égypte. Pendant la période agitée de son gouvernement, il avait administré le pays avec les traditions rudimentaires de la coutume ; la comptabilité se bornait à enregistrer les recettes et les dépenses. Il consacra les dernières années de sa vie et les loisirs de la paix à reformer cette organisation primitive et plus particulièrement le service financier. Avec le concours d’un fonctionnaire français, on élabora un budget en recettes et en dépenses ; on imposa, à des comptables récalcitrans et étonnés, la tenue des livres en partie double. Faisant mieux, il réduisit son armée, renonça à un puissant armement maritime, entreprit des travaux de canalisation, le barrage du Nil notamment, cette œuvre colossale qui était inachevée à sa mort et que ses successeurs ont eu le tort de ne pas continuer. Il aurait percé l’isthme de Suez, s’il n’y avait vu un danger considérable. « Mais, au contraire, lui disait-on, ce serait une garantie ; voyez le Bosphore, c’est le dernier gage de la sécurité du sultan. — Vous vous méprenez, répondait-il, le Bosphore, c’est le péril, il sera la perte de l’empire ottoman. Pour le posséder, il faut le défendre ; et pour le défendre, il faut être tout-puissant. Si je creusais le canal, je doterais l’Égypte de son Bosphore, et ce pays, déjà si convoité, deviendrait l’objet d’ambitions redoutables pour mon œuvre et pour ma postérité. » Et tout cela, il le disait, il le faisait avec la claire conception des animosités et des sympathies qu’il avait éveillées durant le cours de sa longue carrière. Il n’avait rien oublié des obstacles qu’il avait rencontrés, des encouragemens qui l’avaient soutenu. Il en avait le souvenir toujours présent ; il aimait à s’en entretenir. « Je dois à la France, disait-il, en 1840, à sa fière attitude en face de l’Europe entière, à ses arméniens, d’avoir pu vaincre le ressentiment du sultan, les haines de ses conseillers, la violente hostilité des représentans des puissances à Constantinople. » Et de tout cela il a souvent témoigné sa reconnaissance, en particulier lors d’un voyage que le duc de Montpensier fit en Égypte en 1845, et au cours duquel il prodigua à ce prince tous les trésors de l’hospitalité orientale. Ce sentiment était chez lui tellement intense qu’il survécut à sa raison. La révolution de février l’avait surpris et vivement affligé ; atteint, peu de mois après, dans ses facultés qui avaient fléchi sous le poids des longs efforts et de l’âge avancé, il rêvait de rétablir Louis-Philippe sur son trône. Assis sur un grand lit, dressé dans une vaste pièce de son palais de Ras-el-Tin, où le tenait désormais une affection sénile et incurable, entouré de ses serviteurs, il dictait des instructions, ordonnait l’armement de la flotte, l’embarquement de l’armée, qu’il voulait conduire lui-même à Marseille au secours du prince qui ne l’avait jamais trahi ni abandonné. Il se défiait d’Ibrahim-Pacha ; il le soupçonnait de ne pas partager toute sa gratitude. « Il en sera châtié, disait-il, il n’héritera ni de mon pouvoir ni de mes dignités. » Ce fut la première révélation du désordre qui saisissait son intelligence. Ses prévisions n’en furent pas moins, cependant, justifiées par l’événement. Le fils administra l’Egypte pendant la première période de la maladie du père, mais il mourut avant lui, sans avoir été investi de la souveraineté.


IV

L’histoire sera sévère pour les héritiers de Méhémet-Ali. Ils n’ont retenu, de sa succession, aucune de ses qualités, aucune de ses aptitudes, rien de la simplicité de ses goûts, de sa passion pour les grandes choses, de son discernement dans le choix des hommes et des moyens, de son impétueux désir de s’éclairer, de sa constante application à l’œuvre qu’il avait entreprise. Celui d’entre eux qui, le premier, prit le pouvoir, après la mort du fondateur de la nouvelle dynastie égyptienne, fut Abbas-Pacha, son petit-fils. L’ordre de succession avait été emprunté, par le firman d’investiture octroyé à Méhémet-Ali, au régime qui règle l’hérédité dans la famille impériale des sultans. On sait qu’il est fondé sur le privilège de la primogéniture en ligne directe ou collatérale indistinctement, c’est-à-dire que le plus âgé, parmi les princes de la maison régnante, quel que soit son degré de parenté avec le souverain décédé, occupe le trône dès qu’il devient vacant. C’est à ce titre qu’Abbas-Pacha fut proclamé vice-roi à l’exclusion des fils de Méhémet-Ali, tous plus jeunes que lui. Ce prince s’était montré, de bonne heure, réfractaire aux idées et aux doctrines de l’Occident ; dès son enfance, il s’était dérobé à tout commerce avec la colonie européenne, devenue si nombreuse et si variée sous l’administration éclairée et protectrice de son grand-père. Seul, parmi la descendance de Méhémet-Ali, il n’avait appris et ne parlait aucune langue étrangère. Il s’était uniquement plié à l’enseignement des mosquées et il en suivait les pratiques ; il en partageait les préjugés et les passions sans déguiser son éloignement, son dédain, devrions-nous dire, pour les chrétiens de toute nationalité. A son avènement, il prit une mesure par laquelle il se révélait tout entier : il voulut congédier tous les Européens, la plupart Français, que Méhémet-Ali avait appelés en Égypte et auxquels il avait confié la direction de services fort importans, surtout dans l’enseignement public. Notre représentant dut prendre la défense des droits acquis, dignes d’une protection efficace ; il s’y employa avec énergie. Devant cette attitude, soutenue par l’approbation de tous les résidons européens, Abbas-Pacha, caractère pusillanime, revint sur sa détermination. Un seul Français, un Gaulois de Marseille, plein de verve, qui n’avait jamais ménagé les faiblesses du prince, qui les avait quelquefois dénoncées à son grand-père, Clot-Bey, chef de l’administration sanitaire, jugea prudent de se retirer : il demanda lui-même sa retraite ; elle lui fut accordée avec la jouissance de l’intégralité de son traitement d’activité, réversible sur ses enfans jusqu’à la majorité du dernier né. Nous citons cet incident parce qu’il donne la mesure de la valeur intellectuelle et morale de l’homme auquel était échu le gouvernement de l’Égypte. Il ne le garda pas longtemps. A son avènement et afin d’être mieux isolé, il avait fait élever, dans le désert, à proximité du Caire, un palais doublé d’une caserne ; il s’y renferma, et dès la seconde année de son règne, il y périssait dans une aventure de sérail dont les détails ne sauraient trouver ici leur place.

Saïd-Pacha, fils de Méhémet-Ali, prit le pouvoir à la mort d’Abbas-Pacha. Doué des plus heureuses facultés, il avait reçu une éducation solide, et son esprit était ouvert aux notions les plus variées. Il était malheureusement bien moins doué sous le rapport du caractère. D’une timidité invincible et incurable, il voyait partout des périls imaginaires ; il en vint à ne jamais se déplacer sans une escorte nombreuse composée de toutes armes. Incapable de dominer les hommes, il les méprisait en les comblant de ses faveurs. Il fut ainsi accessible à des personnages qui devinrent de perfides conseillers et abusèrent de sa confiance. Sur cette pente, il fut bientôt un prince prodigue et obéré. On lui suggéra d’émettre des bons du trésor, qui se négociaient à des taux usuraires. Les premiers désordres qui ont, depuis, si profondément troublé les finances de l’Égypte, ce qu’il nous importe de retenir, datent de cette époque. Son nom restera cependant attaché à la plus belle œuvre de notre siècle. C’est lui, en effet, qui a concédé à M. de Lesseps le canal de Suez. Sous l’ardente parole du promoteur de l’entreprise, il en comprit toute la grandeur ; il s’en éprit passionnément. Il eut, par momens, de vives inquiétudes et des hésitations, mais l’infatigable initiateur le relevait de ces défaillances en lui communiquant sa foi persévérante. Ainsi soutenu sans cesse, et sans cesse rassuré par une active vigilance, ce prince irrésolu et faible résista aux remontrances du cabinet britannique et aux pusillanimes avertissemens de la Porte[6]. Le canal a été ouvert, au grand avantage de l’Angleterre elle-même ; la postérité doit en tenir compte à Saïd-Pacha et lui en savoir gré.

Le nouveau règne lut celui du faste et de la prodigalité. Ismaïl-Pacha inaugura la période des dépenses de luxe. Il eut de splendides résidences, des théâtres, construits à grands frais, pour la comédie et l’opéra. Un intendant des spectacles du prince recrutait, pour chaque saison, des artistes d’un véritable mérite. Le Caire eut la primeur d’Aïda, merveilleusement interprétée. Avec d’autres grands officiers, il eut un grand écuyer et des écuries peuplées de chevaux de prix, des équipages irréprochables. Il eut tout l’appareil d’une cour européenne et opulente. Les Égyptiens étonnés n’avaient pas encore oublié Méhémet-Ali habitant la vieille citadelle, dans les appartemens délabrés des califes, sobrement meublés, sortant dans une modeste calèche, modestement attelée, suivi de quelques serviteurs, sans apparat d’aucune sorte ; et ces souvenirs, évoqués par la pompe et l’éclat dont s’entourait son petit-fils, suscitaient d’étranges commentaires. Ismaïl-Pacha eut toutes les ambitions que peut suggérer l’exercice du pouvoir absolu. Fils d’Ibrahim-Pacha, il avait recueilli d’immenses domaines dans la succession de son père ; à l’aide d’une interprétation abusive de la législation musulmane, il en augmenta considérablement l’étendue ; il voulut les exploiter et il y enfouit des trésors[7]. Il voulut également changer l’ordre de succession au bénéfice de sa descendance directe et au préjudice du dernier fils de son grand-père. A cet effet, il ouvrit, avec la Porte, des négociations qui eurent un plein succès ; mais à quel prix ? En augmentant d’un tiers le tribut que l’Egypte payait au sultan, en multipliant ses largesses autour du souverain, et il les renouvelait toutes les fois qu’il sollicitait à Constantinople de semblables concessions. Cette constante dilapidation des revenus publics mit bientôt le vice-roi aux prises avec les plus graves embarras financiers. Les bons du trésor ne trouvaient plus que des preneurs défians, ayant des exigences léonines. Des intermédiaires officieux et intéressés lui ouvrirent la voie des emprunts. Il s’y précipita avec l’inconscience d’un prodigue obéré ; il joua la série, dirions-nous, si l’on voulait nous passer une si vulgaire expression, élevant, chaque fois, le taux de l’intérêt, jusqu’au jour où les marchés de l’Europe, prenant l’alarme, lui refusèrent tout crédit. Dès ce moment, la crise était ouverte ; les nombreux créanciers du vice-roi s’agitèrent, invoquant l’appui de leurs gouvernemens respectifs, qui durent s’interposer. La question d’Egypte, dès ce moment, reparaissait à l’horizon politique sous une forme nouvelle et assurément inattendue. Nous ne dirons des premiers incidens qui survinrent que ce qu’il importe de rappeler avant d’aborder les graves événemens engendrés par cette singulière situation.

La France et l’Angleterre, avec l’assentiment des autres puissances, intervinrent, à ce moment, à titre officieux, uniquement pour seconder les démarches de deux délégués, l’un Français, l’autre Anglais, M. Joubert et M. Goschen, que les créanciers de l’Egypte avaient munis de leurs pleins pouvoirs. On procéda à une information, à la suite de laquelle le khédive, sur leur proposition, ordonna la création de deux institutions nouvelles, imaginées pour assurer, avec une plus sage gestion des revenus du trésor, les garanties dues aux porteurs de toute catégorie des emprunts égyptiens. On fonda, en premier lieu, une caisse de la dette publique, qui fut dotée, par privilège, de certaines ressources exclusivement affectées désormais à son service. L’administration de cette caisse fut confiée à une commission composée de fonctionnaires européens, n’ayant aucune autre attribution, et en nombre suffisant pour que la plupart des puissances y fussent représentées. Grâce à cette combinaison, et moyennant certains avantages faits au gouvernement égyptien, mis à la charge des détenteurs de ses titres, on pensait avoir tout concilié. Mais il ne suffisait pas d’avoir corrigé les erreurs du passé, il fallait en prévenir le retour dans l’avenir, il fallait mettre le gouvernement égyptien en garde contre les égaremens qui lui avaient créé de si sérieux embarras. On proposa donc, d’autre part, au khédive, qui l’accepta, ce qu’on a appelé le contrôle, c’est-à-dire la désignation de deux agens compétens, l’un Anglais, l’autre Français, lesquels eurent pour mission d’éclairer les conseillers du prince et d’en obtenir la rigoureuse observation de ses nouveaux engagemens. Pour les mettre à même de remplir la tâche qui leur était confiée, on les autorisa à siéger au conseil des ministres, avec faculté de donner leur avis sur toute résolution pouvant intéresser le trésor public. C’était les investir d’une sorte de veto, qu’ils pouvaient opposer à tout acte leur paraissant de nature à troubler les accords convenus, et plus particulièrement à toute dépense, à tout engagement nouveau qui en méconnaîtrait les dispositions préservatrices. Le pouvoir du khédive fut ainsi limité et soumis à une constante surveillance en tout ce qui concernait l’administration des finances.

Il aurait fallu à Ismaïl-Pacha une robuste vertu pour se résigner patiemment à une pareille restriction de son autorité absolue, et on sait qu’il n’était pas un vertueux. Sa volonté s’était librement exercée, jusque-là, au gré de tous ses caprices, et il lui en coûtait de s’incliner devant un obstacle humiliant ; il ne put supporter longtemps cette tutelle qu’il rencontrait toujours rigide, toujours éveillée. Cette situation, prétendit-il, nuisait à son prestige, et par conséquent au bon ordre et à la tranquillité publique. Il en appela à la bienveillante sollicitude de la France et de l’Angleterre, contestant l’efficacité des concessions qu’il avait trop légèrement faites, disait-il. Sollicitées par lui, les deux puissances intervinrent directement, et à titre officiel, dans l’examen des difficultés qu’il avait signalées à leur attention. A sa demande, on procéda à une nouvelle enquête, dont le résultat démontra la nécessité de maintenir le nouvel état de choses que l’on consacra par la loi dite de liquidation, c’est-à-dire par un règlement conventionnel de toutes les questions, par une sorte de pacte conclu entre le gouvernement égyptien d’une part, et la France et l’Angleterre de l’autre. Déçu dans ses calculs, le khédive changea de voie et se retourna : aux concessions qu’il avait faites, il voulut en ajouter de nouvelles ; il toucha au principe même de son pouvoir ; il constitua un ministère solidaire et responsable, y appelant les deux contrôleurs, l’un, M. de Blignières, aux travaux publics, l’autre, M. Rivers-Wilson, aux finances. Désirant apparaître comme l’unique et le véritable initiateur de cette réforme, il adressa au chef du nouveau cabinet un rescrit, et il lui disait : « Je veux vous confirmer ma ferme détermination de mettre les règles de notre administration en harmonie avec les principes qui régissent les administrations en Europe… En un mot je veux dorénavant gouverner avec et par mon conseil des ministres… Le conseil discutera toutes les questions importantes du pays, l’opinion de la majorité entraînera celle de la minorité ; les décisions seront donc prises à la majorité, et en les approuvant, je sanctionnerai l’opinion qui aura prévalu. » Il n’était pas sincère. Il pensait, avec raison, qu’en inaugurant des changemens de cette nature dans un pays d’absolutisme traditionnel, avec un peuple aveuglément attaché à l’islamisme et ne reconnaissant d’autre autorité que la volonté du maître, qu’en confiant l’exécution de ces mesures à un premier ministre, chrétien d’Arménie, assisté de deux étrangers, chrétiens comme lui, on entreprenait trop ou pas assez ; il savait que l’œuvre était d’autant moins viable qu’elle était plus radicale, et que d’un signe il pouvait, au besoin, la renverser. Qu’arriva-t-il en effet ? Peu de mois après, en février 1879, le ministère ayant, pour raison d’économie, mis un certain nombre d’officiers au traitement de disponibilité, Nubar-Pacha et M. Wilson furent assaillis par eux et enfermés dans le ministère des finances. Le vice-roi s’empressa d’accourir lui-même pour disperser ce rassemblement et délivrer les prisonniers. Le lendemain, le président du conseil se présenta humblement aux consulats de France et d’Angleterre, déclarant qu’il ne répondait plus de la tranquillité publique, et leur demandant instamment d’assurer sa vie et celle de ses collègues[8]. Une entreprise de cette importance se terminait en sujet d’opérette.

Quelle fut la part du vice-roi dans ce premier mouvement insurrectionnel, qui a ouvert l’ère des révoltes militaires ? Ce que nous pouvons en dire, c’est qu’il fut véhémentement soupçonné de l’avoir provoqué. Il en prit prétexte, dans tous les cas, pour revendiquer les pouvoirs dont il s’était dessaisi et en assumer de nouveau l’entier exercice. Il transigea cependant devant le ressentiment de la France et de l’Angleterre, toujours réunies. Nubar-Pacha, qui avait encouru sa colère en se constituant l’organe des vues des deux puissances, fut remplacé par le prince héritier, Tewfik-Pacha ; mais les deux ministres européens conservèrent leurs portefeuilles avec un droit nouveau et exorbitant, celui d’opposer leur veto à toute mesure qu’ils désapprouveraient. Leur voix, délibérative dans le précédent cabinet, devenait prépondérante dans le nouveau. L’ingérence de Paris et de Londres était désormais effective. Ismaïl-Pacha ne souffrit pas longtemps ce frein si étroitement serré. Peu de semaines après, il jeta le masque : il chargea l’un de ses conseillers, Chérif-Pacha, de former un ministère uniquement composé d’éléments égyptiens, responsable devant une assemblée élue, et il présenta un plan financier, délibéré et proposé, disait-il aux consuls, par les hauts dignitaires et fonctionnaires religieux, civils et militaires. En réalité, il avait pris lui-même l’initiative d’une contre-révolution, en s’abritant sous l’expression de vœux qu’il avait dictés à son entourage.

La mesure était comble. On ressentit vivement, à Londres et à Paris, l’oubli injurieux de tous les engagemens pris et solennellement renouvelés. On avait longtemps douté de la bonne foi d’Ismaïl-Pacha ; on ne douta plus de sa duplicité. D’accord avec le cabinet anglais et après avoir rappelé les déclarations antérieures du vice-roi si manifestement méconnues par ses derniers actes, M. Waddington, ministre des affaires étrangères, écrivait à notre agent au Caire : « Il nous est impossible de ne pas considérer ces résolutions comme un manque d’égards volontaire… » Si le khédive y persistait, « il ne resterait aux deux cabinets qu’à se réserver une entière liberté d’appréciation et d’action dans la défense des intérêts de leurs nationaux en Égypte et dans la recherche des moyens les plus propres à assurer à ce pays les conditions d’un bon gouvernement[9]. » La menace était directe et formelle. On l’avertissait officieusement, d’ailleurs, que, si l’on y était contraint, on exigerait sa déchéance. Il n’en fut pas ébranlé. Dans son infatuation, il ne put se persuader que la France et l’Angleterre s’entendraient pour en venir à une pareille extrémité, propre à soulever de nouvelles difficultés, et à laquelle on ne pouvait donner suite, croyait-il, sans la participation de toutes les puissances garantes des pouvoirs souverains conférés à la descendance de Méhémet-Ali. Il ne voulut y voir qu’un moyen d’intimidation. Rusant avec plus d’entêtement que d’habileté, il soumit ses derniers actes à l’examen des deux cabinets, déclarant qu’il en rapporterait les dispositions si elles n’obtenaient pas leur assentiment après une plus mûre appréciation. Cet expédient dilatoire n’eut aucun succès. La France et l’Angleterre donnèrent l’ordre à leurs représentans au Caire de recommander officiellement au khédive d’abdiquer et de quitter l’Égypte[10]. Les deux cabinets firent part de leur détermination aux autres puissances, lesquelles s’y associèrent par leur acquiescement. En recevant cette communication, Ismaïl-Pacha ne dissimula ni sa surprise ni son émotion. Il lui restait un recours, il en usa ; il fit appel à son suzerain. Il oubliait que l’indépendance de l’Égypte ou plutôt les concessions faites à son grand-père avaient été arrachées à la Porte et que le gouvernement du sultan, dans sa résignation, y avait souscrit sans jamais s’en accommoder. Le khédive ne prévoyait pas qu’on saisirait avec empressement, à Constantinople, cette occasion de faire une nouvelle tentative pour remettre la main sur la plus opulente province de l’empire. Ses illusions ne lurent pas de longue durée ; au lieu d’être défendu, il fut révoqué de sa haute dignité, par une dépêche télégraphique, sans aucun ménagement pour son amour-propre, et son fils fut proclamé vice-roi d’Égypte. Au lieu de descendre dignement du pouvoir, il en fut expulsé comme un vulgaire administrateur. Pour mettre le comble à l’humiliation qu’on lui infligeait, on lui interdit le séjour de Constantinople, où il avait distribué naguère une bonne part des sommes empruntées à l’Europe. Le 30 juin 1879, ce prince déchu, que la nature avait pourtant doué de facultés remarquables, que la fortune avait doté d’un paisible et florissant royaume dont il aurait pu soutenir la prospérité en s’illustrant lui-même, s’embarquait à Alexandrie et partait pour l’exil, laissant derrière lui une situation semée des plus graves périls. Déjà la Porte, ne déguisant plus sa pensée, libellait le firman d’investiture de Tewfik-Pacha dans des termes qui réduisaient le rôle du nouveau vice-roi à celui d’un simple gouverneur, ne se distinguant des autres fonctionnaires du même ordre que par le privilège de l’hérédité. La France et l’Angleterre durent chaleureusement intervenir à Constantinople pour détourner le gouvernement ottoman d’une tentative qui menaçait de remettre en question tous les arrangemens antérieurs conclus avec la participation des puissances. Notre ambassadeur, M. Fournier, s’y employa avec autant d’énergie que de succès. Grâce à son habile intervention, Tewfik-Pacha fut investi de toutes les attributions qui avaient été conférées à ses prédécesseurs. « Le zèle et la fermeté que vous avez déployés, écrivait M. Waddington à notre représentant, n’ont pas peu contribué à cet heureux résultat, et je tiens à vous en remercier[11]. »


V

Le conflit qui a abouti à la déchéance d’Ismaïl-Pacha avait pris naissance dans la révision de la situation financière. Les contrôleurs, aussi bien que la commission d’enquête, avaient pensé qu’on ne pouvait y procéder avec succès sans réduire l’intérêt de la dette publique. Le prince, si peu soucieux naguère du sort de ses créanciers et de la considération de son gouvernement, avait repoussé cette mesure en prétendant qu’elle mettait l’Egypte en faillite et attentait à son crédit. En réalité, il s’en était prévalu pour secouer le joug des administrateurs que l’Europe lui avait imposés et pour justifier le coup d’État qui a déterminé la France et l’Angleterre à provoquer sa révocation. Dès le lendemain du dénoûment de cette crise, on se remit à l’œuvre avec l’entière adhésion du nouveau vice-roi et de ses conseillers. Fort de l’agrément de toutes les puissances, on reprit et on rendit exécutoire la loi de liquidation, qui a remis les finances de l’Egypte dans l’état de prospérité où nous les voyons aujourd’hui. Cependant l’ordre moral n’en restait pas moins profondément troublé depuis l’avènement de Tewfik-Pacha, et des symptômes nombreux révélaient une agitation qui était une étrange nouveauté dans un pays où l’autorité n’avait jamais rencontré de contradicteurs. Les actes des ministres étaient publiquement discutés et le prestige du khédive s’en trouvait visiblement atteint. La démonstration militaire qui avait contraint Nubar-Pacha à se démettre avait été facilement contenue ; il avait suffi à Ismaïl-Pacha de se montrer. Qu’il en ait été l’instigateur ou qu’il ait seulement, pour mieux déguiser ses desseins, toléré ces premiers désordres, il s’abstint de sévir contre les militaires qui en furent les fauteurs. Dans un autre temps, ils eussent expié sévèrement leur audace. Des exemples récens, présens à tous les esprits, ne laissaient de doute à personne qu’en méconnaissant la volonté du maître on s’exposait au dernier des châtimens. L’impunité, se joignant bientôt aux défaillances du nouveau khédive, porta ses fruits naturels : l’indiscipline et l’insubordination se propagèrent dans l’armée et se traduisirent par de turbulentes manifestations. Le 1er février, des officiers osèrent protester contre la nomination d’un colonel qui n’était pas leur complice ; on en arrêta quelques-uns ; ils furent aussitôt délivrés par leurs troupes et réintégrés dans leur commandement ; le ministre de la guerre dut donner sa démission. On poussa plus loin les concessions, on augmenta la solde des militaires de tout grade[12]. On institua, en outre, une commission à laquelle on remettait le soin de réviser, en les codifiant, les lois et règlemens militaires ; et nous voyons, à cette occasion, apparaître Arabi-Bey, qui en faisait partie et en fut bientôt le plus énergique inspirateur. Avec lui et sous son influence, surgissent successivement des motions et des exigences nouvelles ; la commission propose notamment d’augmenter l’effectif de l’armée et de construire de nouveaux forts pour la défense des côtes de la Méditerranée. Riaz-Pacha, le président du conseil, ne secondait pas, avec un zèle suffisant, les promoteurs de ces mesures. « A la demande expresse des colonels, écrivait, le 10 septembre, notre consul général, le khédive a dû signer immédiatement la nomination de Chérif-Pacha » au poste de premier ministre.

Ce succès leur suggéra la pensée et leur donna l’audace d’employer un autre expédient propre à donner à leurs prétentions les apparences de la légalité. Dans l’intention de s’opposer aux contrôleurs, Ismaïl-Pacha avait imaginé, peu de mois avant sa chute, de convoquer une assemblée de notables, voulant, disait-il, consulter le pays dans les graves circonstances qu’il traversait ; cette prétendue représentation nationale, choisie et non élue, ne fut sérieusement saisie d’aucun projet de loi, et elle avait cessé de se réunir, sans avoir été dissoute ni prorogée, quand les colonels exigèrent qu’on la rappelât pour lui soumettre le budget. Ce simulacre de régime parlementaire, qu’on voulait compléter en y ajoutant la responsabilité ministérielle, devint, entre les mains d’Arabi-Bey et de ses collègues, un puissant instrument dont ils se servirent pour tenir en échec Tewfik-Pacha et ses conseillers. « La commission, écrivait encore, le 23 juin, le gérant de notre consulat-général, a décidé l’augmentation de l’effectif de l’armée… Ce vœu, qui, dans l’état actuel des choses, est un ordre, a beaucoup ému les ministres,.. car on me dit que les officiers arabes et turcs sont décidés à faire exécuter les décisions de la commission. L’indiscipline, du reste, ne fait qu’augmenter dans l’armée. L’anarchie fait aussi de très rapides progrès chez le fellah. Il y a quelques années, l’autorité du mudir, dans les villages, était respectée, et personne ne se serait avisé de lui résister. Aujourd’hui il n’en est plus de même ; le mudir n’a plus d’action sur le fellah. » Et, le 14 septembre, le titulaire du poste ajoutait : « Pour le moment, le colonel Arabi dispose des troupes et d’une partie de la population ; .. l’autorité du khédive est sérieusement ébranlée ; ., les colons européens appréhendent les suites d’une occupation turque. Des désordres pourraient être provoqués par une occupation européenne. »

On voit quel trouble s’était emparé des esprits et quel désordre s’était répandu dans les choses depuis l’avènement de Tewfik-Pacha. Une année s’était à peine écoulée, et le pouvoir avait glissé, pouvons-nous dire, de ses mains entre celles d’un groupe d’ambitieux, rebelles et perturbateurs. Il était lui-même sans prestige et ses ministres sans considération. Les représentans étrangers voyaient des dangers partout : dans les exigences des officiers, dans l’attitude de la population, dans les intentions de la Porte, qui avait envoyé un commissaire au Caire, presque dans l’assistance éventuelle que les puissances pouvaient offrir au khédive. Il en était d’autres qu’ils dénonçaient également : Ismaïl-Pacha avait dressé sa tente au pied du Vésuve, en face de Castellamare, et de cette retraite enchanteresse il entretenait des relations avec des serviteurs qui lui étaient restés dévoués. Que leur recommandait-il ? Ce que l’on sait, c’est qu’il n’avait pas renoncé à tout espoir de ressaisir la couronne perdue. Dans ce dessein, il faisait, en pécheur repenti, des apparitions intermittentes, tantôt à Paris, tantôt à Londres, offrant humblement ses services pour aider à mettre fin à une situation qui inspirait déjà les plus vives alarmes. Les sollicitations n’eurent aucun succès. On n’était pas, peut-être, éloigné d’admettre, à Londres comme à Paris, que sa main toujours vigoureuse, quelquefois implacable, serait d’un bon secours pour mettre à leur place choses et hommes ; mais on ne pouvait se raviser, c’eût été reconnaître qu’on s’était étrangement mépris en exigeant son éloignement. On s’inquiétait, cependant, et on échangeait de fréquentes communications ; l’entente restait étroite et cordiale entre les deux gouvernemens ; on était d’accord sur le but ; mais, ni d’un côté ni de l’autre, on ne trouvait le moyen de l’atteindre. Les instructions qu’on donnait aux agens s’en ressentaient. « Je vous prie d’éviter avec soin, leur écrivait-on en février 1881, toute démarche qui pourrait vous donner l’apparence d’une intervention quelconque dans des mouvemens de ce genre (les manifestations militaires). Veuillez vous abstenir également de prendre parti dans les questions de modifications ministérielles. » Le 3 mars suivant, on leur tenait un autre langage : « La France et l’Angleterre, leur disait-on, sont disposées à donner leur appui au khédive aujourd’hui régnant. Vous soutiendrez, d’accord avec votre collègue, les ministres actuels du khédive et les ministres futurs… » Soutenir en s’abstenant n’était pas une tâche bien aisée, et nous n’indiquons ces contradictions que parce qu’elles témoignent de l’incertitude, sinon de la confusion dans laquelle on s’attardait soit à Paris, soit à Londres, pendant qu’en Égypte la position s’aggravait chaque jour davantage. Ce qu’il convient d’en retenir, c’est que l’agitation gagnait sans cesse en étendue et en profondeur ; elle se répercutait jusqu’au Soudan, où elle devait avoir de si funestes conséquences.

On arriva ainsi au mois de novembre 1881, moment où Gambetta succéda, aux affaires étrangères, à M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui en janvier avait remplacé M. de Freycinet, lequel avait lui-même remplacé, en 1880, M. Waddington. Gambetta eut, il faut le dire, une conception nette et lucide de la situation ; il comprit, avec une parfaite sagacité, la gravité du mal, et il se montra fermement résolu à y opposer l’unique remède qu’il comportait. Il s’en expliqua avec l’ambassadeur d’Angleterre. « Nous voyons d’une part, lui dit-il notamment, un gouvernement animé de bonnes intentions, mais faible et toujours à la merci d’un mouvement militaire ; de l’autre, une armée travaillée par les intrigues et toute prête à suivre des chefs ambitieux… Combien de temps durerait un équilibre aussi instable ? Ne serait-il pas troublé demain par les revendications de la Porte, par les convoitises de l’ancien khédive, dont on rencontre à chaque instant la main dans les intrigues égyptiennes ? .. » — « J’ai demandé ensuite à lord Lyons, écrivait-il encore à notre ambassadeur à Londres, si le moment ne lui paraissait pas venu, pour les deux puissances les plus directement intéressées à la tranquillité de l’Égypte, de concerter encore plus étroitement leur union et de se communiquer, avec une entière franchise, les réflexions que cet état de choses pouvait leur suggérer. Pour aller au plus pressé, ne conviendrait-il pas, quant à présent, de soutenir énergiquement, d’un commun accord, le gouvernement de Tewfik-Pacha, en nous efforçant de lui inspirer une confiance absolue et exclusive dans notre appui ? Mais il pourrait arriver que des circonstances étrangères à notre volonté vinssent ébranler le gouvernement du khédive. Serait-il prudent que la France et l’Angleterre se laissassent prendre au dépourvu par une catastrophe de ce genre ? En un mot, je pensais qu’il serait utile que les deux gouvernemens se missent d’accord, sans plus de retard, sur les moyens les plus propres soit à prévenir une crise, s’il est possible d’en empêcher l’explosion, soit à y remédier, si elle est inévitable[13]… »

Le cabinet britannique accueillit, avec une sorte d’empressement, la proposition de Gambetta, et il fut rapidement convenu que les agens des deux gouvernemens feraient part au khédive de leur entente et de leurs intentions. A la demande de lord Granville, Gambetta se chargea d’arrêter les termes des instructions qui leur seraient adressées. La rédaction, ainsi préparée, reçut ne varietur l’assentiment du principal secrétaire d’État de la reine, et lord Lyons en informa le ministre français le 6 janvier 1882, avec une réserve sur laquelle nous aurons à revenir. Les circonstances devenant de plus en plus pressantes, la déclaration, élaborée à Paris et agréée à Londres, fut transmise par le télégraphe, et les représentans de la France et de l’Angleterre en donnèrent connaissance au khédive, le 8 janvier, dans la même audience[14].

La France et l’Angleterre se trouvaient donc solidairement engagées à maintenir l’autorité du khédive « dans les conditions consacrées par les firmans, à parer, par leurs communs efforts, à toutes les causes qui viendraient à menacer le régime établi en Égypte, » c’est-à-dire à user de leur influence et, au besoin, de moyens coercitifs suffisans, pour réprimer toute tentative dirigée contre la souveraineté du vice-roi. Il n’en fut rien cependant, et cette entente si solennellement annoncée eut les plus regrettables conséquences. L’Angleterre se ravisa et, déclinant ses engagemens, elle suggéra et fit prévaloir d’autres combinaisons. A la vérité, notre ambassadeur à Londres avait écrit le 6 janvier : « Lord Granville m’a dit qu’il était bien entendu que les instructions communes n’entraîneraient aucun engagement d’action effective. » Mais ce n’était pas ainsi que s’était exprimé l’ambassadeur britannique en notifiant l’assentiment de son cabinet à la déclaration dont le projet lui avait été soumis : « Je suis autorisé, par lord Granville, avait-il dit dans cette communication, à informer Votre Excellence que le gouvernement de Sa Majesté adhère au projet du déclaration contenu dans votre note du 30 décembre dernier, avec cette réserve qu’il ne doit pas être considéré comme s’engageant par là à quelque mode particulier d’action, si une action devait être trouvée nécessaire. » Aussi Gambetta, s’appuyant sur les termes de ce document, l’unique pièce, avec le projet de déclaration, qui ait été échangée entre les deux cabinets en cette circonstance, put-il répondre le lendemain à M. Challemel-Lacour : « J’ai à peine besoin de vous faire remarquer que les termes dont se sert lord Lyons n’impliquent pas, de la part de lord Granville, l’intention d’écarter toute hypothèse d’action commune ultérieure. Il refuse seulement de se considérer comme engagé, par la déclaration identique et simultanée, sur le mode d’action, au cas où il deviendrait utile et nécessaire d’agir… Lord Granville me semble admettre, en principe, la possibilité d’une action commune dont le mode sera à discuter au moment voulu. » Et notre ambassadeur répliqua, le 9 : « J’ai lu, avec un vif intérêt, votre dépêche du 7 et les différens documens qui s’y trouvaient annexés, notamment la réponse de lord Lyons à votre projet de déclaration. Je vous suis d’autant plus obligé de cette communication que les termes dans lesquels l’assentiment du cabinet de Londres vous a été notifié modifient, d’une manière dont nous devons nous féliciter, la portée de la réserve que j’avais cru recueillir de la bouche de lord Granville… » L’interprétation du ministre français, en effet, n’était pas contestable. La déclaration faite au khédive, à laquelle il fut donné suite sans soulever à Londres d’autres observations, était formelle ; elle ne se prêtait à aucune ambiguïté, à aucune équivoque ; elle lui promettait tout l’appui nécessaire au maintien de l’intégralité de son pouvoir. L’adhésion du gouvernement anglais avait été donnée dans la forme la plus explicite ; et, s’il se réservait toute liberté sur le choix d’un mode particulier d’action, il n’en excluait pas l’examen, il l’admettait même implicitement, si une action devait être trouvée nécessaire[15]. Les troubles s’aggravaient cependant en Égypte, et l’éventualité prévue apparaissait chaque jour plus imminente, pendant que les vues des deux gouvernemens changeaient d’objet. A quelle cause faut-il attribuer cette déviation d’une politique si laborieusement concertée ?

Au moment où Gambetta prit le pouvoir, on prêtait volontiers au nouveau cabinet, le grand ministère, comme on l’appela, une longue existence ministérielle ; on le croyait en pleine possession de la confiance de la chambre et en mesure, par conséquent, de diriger en toute sécurité la politique de la France. On pensait de même à Londres, et le cabinet anglais, ne redoutant aucun changement prochain dans la conduite de nos affaires, se montra disposé à s’associer au gouvernement de la république dans l’examen des questions internationales d’un intérêt commun ou réciproque. C’est sous l’empire de cette conviction, tout porte à le présumer, que lord Granville accueillit la proposition de Gambetta, et qu’en témoignage de son bon vouloir il lui remit le soin de rédiger les instructions destinées à marquer la cordialité de leur entente et l’unité de leurs résolutions dans la question d’Égypte. Mais, peu après, on annonçait que le cabinet français proposait aux chambres de réviser la constitution, et bientôt ces bruits furent diversement appréciés. Un projet de loi fut en effet présenté le 14 janvier, et il devint évident qu’il serait l’objet d’une discussion pouvant entraîner la chute du ministère. L’attitude du gouvernement anglais s’en ressentit aussitôt, et à la fin de janvier, quand Gambetta fut renversé, il avait déjà orienté sa politique dans d’autres voies. Ce serait donc l’instabilité ministérielle en France qui aurait rompu, en ce qu’il avait d’essentiel, l’accord des deux gouvernemens, et on conçoit que le cabinet de Londres ait tenu à reprendre sa liberté d’action dès qu’il lui a été démontré qu’il aurait à poursuivre des négociations d’une nature si délicate avec des ministres nouveaux, placés, par leur avènement même, dans la dépendance d’une majorité incertaine et flottante. Cette opinion ne nous appartient pas ; nous l’empruntons à un homme d’État qui a longtemps administré le département des affaires étrangères et a représenté la France au congrès de Berlin, M. Waddington, actuellement notre ambassadeur à Londres[16].

Ce qui n’est pas douteux, c’est que l’Angleterre fit alors son évolution. Nos représentans au Caire et à Londres en dénoncèrent, dès ce moment, les premiers symptômes. « La situation s’aggrave, écrivait le 14 janvier notre consul-général en Égypte… sir Ed. Malet (l’agent anglais) m’a exprimé, en particulier, l’opinion qu’une démonstration de toutes les grandes puissances pourrait avoir pour effet de calmer l’armée et les notables. » Et quelques jours plus tard, le 21, il ajoutait, en sortant d’une réunion avec M. Malet et les contrôleurs : « De cette conférence est résultée, pour moi, la conviction que le gouvernement anglais n’entend, en aucune façon, exercer en Égypte une action directe. Et si je dois m’en rapporter aux dispositions de mon collègue, le cabinet de Londres paraîtrait préférer de beaucoup une action commune des grandes puissances à une intervention qui ne serait que franco-anglaise. » M. Challemel-Lacour, de son côté, mandait le 17, en rendant compte d’un dernier entretien avec le principal secrétaire d’État de la reine : « Malgré la déclaration formelle de lord Granville relativement au prix qu’il attache à la bonne entente, non-seulement réelle, mais apparente,.. je n’ai pas trouvé ses dispositions entièrement satisfaisantes… Il est à peu près certain aujourd’hui, pour moi, que si le cabinet de Londres a envisagé l’éventualité d’une action effective des deux puissances à l’appui de la note collective, ç’a été, en fin de compte, pour l’écarter. » Un gouvernement de publicité comme celui de l’Angleterre peut-il impunément, voudra-t-il jamais s’engager dans un accord de cette importance avec l’intention, bien arrêtée d’avance, de se dérober dès le lendemain ? Nous ne saurions le présumer. Quelle circonstance pouvait lui imposer, à cette heure, un calcul si peu digne d’un grand État ? Il n’avait certes pas à craindre que la France entreprît seule une expédition en Égypte. Nulle nécessité ne lui faisait donc une obligation d’autoriser son ambassadeur à remettre au cabinet français la note du 6 janvier, et en consentant à donner, de concert avec nous, un témoignage de sympathie au khédive, rien ne lui commandait impérieusement de prendre l’engagement de lui garantir l’entière possession de son pouvoir. Quoi qu’il en soit, notre ambassadeur ne doutait plus qu’on n’eût à Londres de nouveaux desseins, et Gambetta, voulant dégager de toutes ces contradictions la véritable pensée du gouvernement britannique, écrivait à M. Challemel-Lacour le 23 janvier : « Il est visible que la situation au Caire devient pressante, et que le moment approche où il faudra aviser… Vous aurez à savoir si l’idée de faire agir la France et l’Angleterre, par délégation des grandes puissances, préoccupe le cabinet anglais, et en général à lui demander ses vues sur le conflit qui menace de passer à l’état aigu entre le khédive et la chambre des notables… » L’ambassadeur lui répondait le lendemain : « Je viens d’avoir une conversation avec lord Granville. Il m’a exprimé le désir de voir, avant de me répondre, M. Gladstone qui arrive aujourd’hui. Je crains que lord Granville ne soit préoccupé à l’excès d’éviter l’apparence d’une immixtion exclusive de la France et de l’Angleterre en Égypte, et qu’il n’incline à accepter ou même à provoquer l’intervention de quelque autre puissance qui se chargerait de proposer je ne sais quel arrangement. » Lord Granville attendait, en somme, l’issue du débat ouvert devant la chambre sur la révision. Ce débat se terminait en effet trois jours après, le 27, par la défaite du « grand ministère, » qui était entrée dans ses calculs et ne pouvait manquer d’exercer une influence décisive sur ses dispositions personnelles comme sur l’attitude du cabinet anglais.

Renonçant à faire dépendre sa politique de celle d’un gouvernement qu’elle ne jugeait plus ni assez autorisé, ni suffisamment indépendant, l’Angleterre opéra donc sa conversion, et M. de Freycinet, succédant à Gambetta, lui rendit sa liberté en reprenant celle de la France. Il eut, le 3 février, un entretien avec lord Lyons, il en fit part à M. Challemel-Lacour dans une dépêche qu’il résumait en ces termes : « 1° Nous réservions (de part et d’autre) notre adhésion à toute action effective ultérieure ; 2° nous répugnions à l’emploi des moyens coercitifs ; 3° nous étions contraires à l’envoi de troupes turques en Égypte. Nous nous sommes séparés sur cette constatation, en nous félicitant mutuellement de la communauté de vues qui existait entre nous. » On comprend la satisfaction de l’ambassadeur d’Angleterre, on conçoit moins celle de M. de Freycinet.


  1. Une fraction peu nombreuse aujourd’hui, celle des Coptes restés chrétiens, semble, seule, descendre des anciens Égyptiens ; on en retrouve le type sur tous les monumens et il diffère sensiblement de celui de la masse des habitans.
  2. Sous l’empire d’un mouvement de défiance que l’un de ses secrétaires lui inspira dans une grave circonstance, il résolut d’apprendre à lire la langue turque. Il avait atteint, à ce moment, l’âge de quarante ans. Il a toujours ignoré les premiers élémens de la langue arabe.
  3. L’Égypte, par Clot-Bey.
  4. Tilsit et Erfurt, par M. A. Vandal.
  5. «… La France, disait le projet de discours, qui continue à souhaiter sincèrement la paix, demeure fidèle à une politique que vous avez, plus d’une fois, appuyée par d’éclatans suffrages. Jalouse d’assurer l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman, elle les croit conciliables avec l’existence du vice-roi d’Egypte… Mais les événemens qui se pressent pourraient amener des modifications plus graves. Les mesures, prises jusqu’ici par mon gouvernement, pourraient alors ne plus suffire. Il importe donc de les compléter par des mesures nouvelles pour lesquelles le concours des deux chambres était nécessaire… Elles penseront comme moi que la France, qui n’a pas été la première à livrer le repos du monde à la fortune des armes, doit se tenir prête à agir le jour où elle croirait l’équilibre européen sérieusement menacé… J’aime à compter, plus que jamais, sur votre patriotique concours. Vous voulez, comme moi, que la France soit forte et grande. Aucun sacrifice ne vous coûterait pour lui conserver, dans le monde, le rang qui lui appartient. Elle n’en veut pas déchoir. La France est fortement attachée à la paix, mais elle ne l’achèterait pas d’un prix indigne d’elle, et votre roi, qui a mis sa gloire à la conserver au monde, veut laisser intact, à son fils, ce dépôt sacré d’indépendance et d’honneur national que la Révolution française a mis dans ses mains. »
  6. Au mois d’avril 1855, un membre influent du cabinet ottoman adressa à Saïd-Pacha une lettre confidentielle pour le conjurer de revenir sur la concession qu’il avait faite à M. de Lesseps. Il lui signalait le caractère implacable de l’hostilité de l’Angleterre et ce qu’il appelait l’Inconstance de l’appui de la France. Cette lettre avait été suggérée par Rechid-Pacha, qui occupait à ce moment le poste de grand-vizir. Notre ambassade en eut connaissance et la signala au sultan. Peu de jours après, le ministère était renversé.
  7. « Nous visitons, a écrit ici même un témoin oculaire en 1882, les bâtimens abandonnés d’une raffinerie que l’ex-khédive avait installée ici avec un luxe insensé. Elle a coûté 300,000 livres sterling et est devenue inutile par suite de la diminution des récoltes de canne à sucre. Les chacals y font leur demeure. Les machines, toutes neuves, se rouillent sans avoir jamais servi. De tous côtés, il y a de semblables usines délaissées, tristes restes des folies de construction, des dépenses illimitées, des marchés scandaleux du dernier règne. » (Impressions de voyage de Mme Lee Childe.)
  8. Livre jaune, Documens diplomatiques, années 1878 et 1879.
  9. Dépêche du 25 avril 1879.
  10. Dépêche du 18 juin 1879.
  11. Dépêche du 28 août 1879.
  12. Livre jaune 1881, Documens diplomatiques.
  13. Dépêche du 15 décembre 1881 à M. Challemel-Lacour, ambassadeur à Londres.
  14. La note était ainsi conçue : « Vous avez été chargé à plusieurs reprises déjà de faire connaître au khédive et à son gouvernement la volonté de la France et de l’Angleterre de leur prêter appui contre les difficultés de différente nature qui pourraient entraver la marche des affaires publiques en Égypte. Les deux puissances sont entièrement d’accord à ce sujet, et des circonstances récentes, notamment la réunion de la chambre des notables convoquée par le khédive, leur ont fourni l’occasion d’échanger leurs vues une fois de plus. Je vous prie de déclarer, en conséquence, à Tewfik-Pacha, après vous être concerté avec sir Edward Malet, qui est invité à faire, simultanément avec vous, une déclaration identique, que les gouvernemens français et anglais considèrent le maintien de Son Altesse sur le trône dans les conditions qui sont consacrées par les firmans des sultans et que les deux gouvernemens ont officiellement acceptées, comme pouvant seul garantir, dans le présent et pour l’avenir, le bon ordre et le développement de la prospérité générale en Égypte, auxquels la France et l’Angleterre sont également intéressées. Les deux gouvernemens, étroitement associés dans la résolution de parer, par leurs communs efforts, à toutes les causes intérieures ou extérieures qui viendraient à menacer le régime établi en Égypte, ne doutent pas que l’assurance publiquement donnée de leur intention formelle à cet égard ne contribue à prévenir les périls que le gouvernement du khédive pourrait avoir à redouter, périls qui, d’ailleurs, trouveraient certainement la France et l’Angleterre unies pour y faire face, et ils comptent que Son Altesse elle-même puisera, dans cette assurance, la confiance et la force dont elle a besoin pour diriger les destinées du peuple et du pays égyptiens. »
  15. Lord Granville l’a depuis reconnu lui-même. Dans le premier entretien qu’il eut avec notre nouvel ambassadeur, M. Tissot, « la conversation étant tombée sur les affaires d’Égypte, écrit-il à lord Lyons, je lui ai dit, dans les termes presque identiques à ceux dont je m’étais servi avec M. Challemel-Lacour, que je croyais que nos deux gouvernemens étaient tout à fait d’accord pour éviter, si c’était possible, la nécessité d’une intervention active ou d’une occupation militaire, bien que nous admissions que cette nécessité pût surgir. (Dépêche du 20 mars 1882.)
  16. Voici en quels termes il s’est exprimé, au sénat, dans la séance du 25 juillet 1882 : « Je n’hésite pas à le dire, — chacun sait que je n’ai jamais été l’adulateur de M. Gambetta, — lorsqu’il a eu à traiter la question d’Égypte, il a été dans le vrai ; il a bien compris les intérêts de la France. Le temps lui a manqué ; sa courte existence ministérielle ne lui a pas permis de mener à bonne fin ce qu’il avait entrepris. Mais quant à moi, je suis convaincu que, si son ministère… s’était consolidé, l’entente avec l’Angleterre, jusques et y compris l’action militaire, n’aurait pas tardé à être conclue, et que, s’il y a eu des hésitations de la part du gouvernement anglais,.. elles ont été prolongées par le fait qu’on ne voulait pas s’engager sans savoir si le ministère avec lequel on s’engageait avait ou non un bail de vie. Il n’y a là rien que de parfaitement naturel, et si je m’étais trouvé dans la position du comte de Granville, je n’aurais pas hésité à atermoyer, à attendre pour savoir, avant de m’engager dans une entreprise aussi grave, à qui je devais avoir affaire… »