La Question du Phylloxéra en 1876

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La Question du Phylloxéra en 1876
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 241-277).
LA
QUESTION DU PHYLLOXÉRA
EN 1876

Il y a près de trois ans, en février 1874, j’essayai de résumer, dans la Revue, ce que l’on savait de l’origine, des progrès du phylloxéra et des moyens de combattre ce terrible ravageur de vignes. Depuis lors, le mal s’est largement étendu autour de ses foyers primitifs ; il s’est révélé par des taches menaçantes dans les vignobles du Médoc, de la Bourgogne, de l’Auvergne, de l’Orléanais et du Bugey : la Suisse, l’Alsace, l’Allemagne en ont senti les atteintes ; bref, la crise trop prévue pour l’existence même de la vigne dans l’Europe entière s’est accentuée au point de préoccuper les gouvernemens, inspirant aux uns les mesures de défense contre l’invasion, aux autres d’énergiques efforts pour étouffer le mal dans son germe, à tous le sentiment d’un péril immense pour une des sources les plus fécondes de la richesse publique. Ce ne sera donc pas chose inopportune que de revenir sur cette question, d’en esquisser les nouveaux aspects à la lumière des observations et des expériences de trois années, enfin de dégager du chaos des théories fausses, des réclames intéressées et des contradictions inévitables en un sujet aussi difficile, quelques faits assez évidens, quelques explications assez nettes, pour entraîner le consensus des esprits sincères et sérieux.

Enfermée dans ces limites, la présente étude ne saurait prétendre être une analyse complète de ce qu’on ose à peine appeler la littérature phylloxérique. Pour une idée juste à pêcher dans ce torrent d’élucubrations fantaisistes, il faudrait s’imposer la tâche de remuer des flots d’ignorance. Il faudrait parler du crapaud enterré vivant, comme une victime expiatoire, pour attirer à lui le venin dont la vigne phylloxérée est atteinte; on aurait à rappeler l’arrosage des ceps malades avec du vin blanc ou bien avec une tisane émolliente dont la mauve est l’ingrédient principal. Heureusement le ridicule suffit pour reléguer ces aberrations dans les oubliettes où l’Académie des Sciences et la commission du phylloxéra de l’Hérault s’empressent de les jeter ; mais à côté de ces excentricités peu dangereuses, il y a place pour les opinions non moins fausses qui se font jour dans la presse et, comme des herbes parasites, pullulent avec une fécondité désespérante dans le champ où l’observation fait surgir à grand’peine quelques vérités. On verra plus loin à quels préjugés en particulier s’appliquent ces reproches dont l’expression un peu vive a besoin d’être appuyée sur des preuves. Pour le moment, je voudrais entrer au cœur du sujet en le considérant sous trois points de vue, suivant l’état d’une région donnée par rapport à l’infection phylloxérique. Premier cas : le pays est encore indemne et loin des foyers d’infection; deuxième cas : l’invasion en est encore à ses débuts, à la période dite des taches circonscrites; troisième cas : l’envahissement est complet, les taches primitives sont devenues de vastes surfaces ; en un mot, on en est à l’infection généralisée. À ces trois phases diverses du mal, simple menace, première attaque, prise complète de possession, répondent naturellement trois systèmes de défense. 1° Comment se soustraire à l’invasion? 2° Comment supprimer les premiers corps d’attaque ou tout au moins en retarder l’action destructive? 3° Comment vivre avec l’ennemi, en le décimant par les moyens insecticides, en fortifiant la vigne contre ses atteintes, enfin d’une manière indirecte en substituant aux cépages voués à la mort des cépages assez robustes pour braver à des degrés divers les piqûres d’un insatiable suceur? Telles sont, en gros, les questions auxquelles il s’agit de répondre. On essaiera de le faire sans passion et sans parti-pris, laissant au temps et à l’expérience le soin de décider en dernier ressort tout ce qui reste de fatalement incertain en une étude complexe dont les données varient suivant le climat, le sol, les conditions économiques locales, et plus encore suivant la diversité naturelle des esprits appelés par intérêt ou par goût à s’occuper de ces difficiles problèmes,


I. — LA DÉFENSE CONTRE L’INVASION.

Savoir d’où peut venir l’ennemi est le premier soin d’un pays qui veut défendre ses frontières. Ici l’ennemi nous vient de très loin, d’au delà des flots de l’Atlantique. Les élémens n’ont pu tout seuls lui servir de véhicule ; mais l’homme est là, le grand remueur des choses, dont l’intervention constante modifie les flores et les faunes naturelles, en introduisant à dessein les produits utiles d’un pays dans l’autre, mais en important du même coup, sans le savoir et sans le vouloir, les maladies, les mauvaises herbes, les animaux destructeurs, les fléaux qu’une triste loi de compensation attache constamment aux bienfaits de la nature. Rien n’est plus familier aux naturalistes que l’histoire de ces échanges, consciens ou non, entre les productions des contrées dont les climats se ressemblent. De nos jours surtout, avec les facilités que donne la navigation à vapeur, l’éloignement n’est plus un obstacle aux naturalisations à grande distance. Telle importation qui se faisait jadis par les graines au profit de quelques jardins botaniques, se fait aujourd’hui par des plants enracinés pour le compte de grands établissemens horticoles ou de riches amateurs. Pour la vigne en particulier, les échanges de variétés restèrent longtemps enfermés dans notre vieux continent : tout au plus envoya-t-on à l’Amérique la vigne d’Europe. L’Amérique, qui avant 1790 ne connaissait pas ses propres richesses en fait de vignes indigènes, et qui ne les a sérieusement exploitées qu’à partir de 1820, n’a dû communiquer à l’Europe, vers 1825, que des boutures de catawba, d’Isabelle et des rares variétés alors cultivées. Or, sous cette forme de bouture, le phylloxéra n’avait presque pas de chance de s’introduire et ne s’est en réalité pas introduit. Autres étaient les conditions quand les plants enracinés se sont mis de la partie. C’est à peu près entre 1858 et lf862 que, par une singulière coïncidence, ces importations se sont faites à la fois sur divers points de l’Europe (Bordeaux, Roquemaure, Angleterre, Irlande, Alsace, Allemagne, Portugal). C’est à partir de 1863 que les premiers signes du mal phylloxérique se déclarent, d’abord dans les serres du royaume-uni, puis d’une manière vague aux environs de Pujault près de Roquemaure (Gard), plus clairement en 1866 dans Vaucluse, les Bouches-du-Rhône et Bordeaux, plus tard encore dans les localités de l’Allemagne et de l’Autriche (Klosterneuburg) où l’importation américaine n’est pas douteuse et remonte à des époques variées.

Pour les esprits impartiaux que n’aveugle pas la crainte d’être poursuivis comme empoisonneurs de vignobles, l’origine américaine de l’insecte ne saurait plus être l’objet du moindre doute. Avancée d’abord comme hypothèse par un publiciste italien, M. Bellenghi, confirmée bientôt sur des preuves positives par Riley, Lichtenstein et moi, cette vérité n’a pas seulement une valeur théorique, elle se traduit au contraire en une conséquence pratique des plus graves, savoir la nécessité absolue de ne pas importer des vignes des États-Unis dans les régions qui sont encore indemnes du phylloxéra. Agir autrement, suivre les conseils d’un viticulteur bordelais en introduisant par provision dans toute la France des vignes des États-Unis pour les avoir prêtes au moment où la vigne indigène devrait leur céder la place, serait la plus insigne des imprudences. Autant le rôle de ces vignes étrangères peut être utile dans les vignobles phylloxérés, autant leur acquisition prématurée serait funeste dans les vignobles encore sains.

Ce danger de l’importation du phylloxéra n’est plus limité, du reste, aux vignes américaines. L’infection peut se faire également par des plants, même européens, venus de pays phylloxérés. Les serres de Prégny, près de Genève, ont reçu l’ennemi par chemin de fer, sur des boutures achetées en Angleterre. Orléans doit les germes d’infection à des cépages venus jadis d’une pépinière d’Erfurt : la Corse est prise sur deux points, Corte et Ajaccio, par le fait d’importations du sud de la France. Conclusion : tout centre infecté devient suspect et dangereux. Il y a sagesse à le tenir pour tel; nous ne saurions blâmer les pays encore sains d’avoir posé à leur frontière un veto d’introduction pour tout sarment venu du dehors. En principe, on peut déplorer une mesure qui gêne ou supprime la liberté des échanges, mais en fait l’intérêt public domine ici la fantaisie des particuliers, et l’on sacrifie peu pour sauver beaucoup. C’est par une considération de ce genre qu’on peut même exagérer la prudence en n’établissant pas de distinction entre les simples sarmens non enracinés et les boutures ou marcottes déjà pourvues de racines. Ces dernières seules sont à vrai dire dangereuses : les sarmens le seraient peu, s’il était prouvé que l’œuf d’hiver du phylloxéra n’est jamais déposé sur le bois d’un an; cependant, tel sarment de bois plus âgé, laissé comme talon au bas du bois de l’année, pouvant receler ce germe phylloxérique, le plus sûr est d’étendre l’interdiction à toutes les formes du bois de la vigne.

Certains états ont fait plus. Ils ont proscrit sans distinction les produits des pépinières et des serres, même chaudes. C’est l’embargo complet mis sur l’horticulture d’utilité et d’agrément. L’Italie a poussé jusqu’à ce degré la logique de la peur, comprenant dans cet arrêté les provenances de Belgique aussi bien que celles de France. C’est aller bien loin, ce nous semble, dans la voie des mesures prohibitives. L’interdit jeté sur les pépinières repose même sur une erreur de fait que j’ai depuis réfutée, savoir que le phylloxéra de la vigne attaquerait également les racines d’arbres fruitiers. L’auteur de cette méprise a voulu prouver son dire en me soumettant ainsi qu’à l’Académie des Sciences les prétendues racines de cerisier chargées de phylloxéra. Or c’étaient à première vue de vraies racines de vigne, et l’argument a tourné contre son naïf inventeur. Telle est pourtant la puissance d’une première impression fausse : le gouvernement italien a pris texte de cette erreur pour maintenir contre les produits de l’horticulture en général un système draconien d’exclusion que l’Allemagne avait adopté en principe, mais en l’adoucissant bien vite par des tempéramens dans l’application. L’Algérie, de son côté, a voulu rester à cet égard dans les règles de l’extrême prudence. Elle a pris et maintenu les mêmes mesures d’exclusion contre les produits des pépinières, y compris même les raisins. On peut trouver ces précautions excessives; néanmoins, à la rigueur, la terre restée adhérente aux racines d’arbres fruitiers pourrait receler sur quelques radicelles de vigne un ou plusieurs phylloxéras : c’en serait assez pour infecter en peu d’années toute une région. Voilà pourquoi, revenant sur des impressions premières plus optimistes que mes idées d’aujourd’hui, je ne saurais plaider en pleine sécurité de conscience la cause séduisante du laissez-entrer pour les produits de l’arboriculture fruitière. J’aime mieux à cet égard pécher par excès de scrupule que par excès de confiance dans l’innocuité de ces introductions.

Faudrait-il aller plus loin dans cette voie de précautions excessives et justifier les arrêtés préfectoraux pris dans certains départemens contre le simple transit des sarmens ou même des cépages enracinés? Ici, pour un danger tellement faible qu’on peut le considérer comme imaginaire, on sacrifierait sans profit les intérêts des départemens déjà nombreux qui comptent sur les cépages américains pour reconstituer leurs vignobles. A cela l’on objectera peut-être que le soin de leur sécurité propre justifie un peu l’égoïsme chez les départemens encore épargnés, et que, leur reconnaissant le droit de se défendre, il faut leur en laisser tous les moyens. Mais la défense est-elle ici nécessaire? Évidemment non, si le danger n’existe pas; or ce danger se montrera nul si l’on considère sans parti-pris les conditions matérielles de l’expédition des sarmens suspects. C’est en hiver que s’en fait le transport. Venus presque toujours des États-Unis par la voie du Havre, ces sarmens ou marcottes remplissent de fortes caisses bien fermées avec emballage intérieur de mousse ou de paille à travers lequel rien ne s’échappe. En exigeant cette fermeture hermétique au port d’arrivée ou à la gare de départ, l’infection ne peut se faire sur la route : l’insecte engourdi reste absolument adhérent aux radicelles, s’il en existe, et, comme mille fois sur une il s’agit de sarmens non enracinés, l’insecte vivant ne s’y trouve même pas. Ainsi donc avec ces simples précautions d’un emballage fermé, le laissez-passer peut rester la règle de ces importantes expéditions.

Tout en employant du reste contre un fléau redouté les mesures de précaution les plus rigoureuses, il faut se faire d’avance à l’idée que ces mesures toutes provisoires n’auront de valeur que contre le genre d’invasion qu’on pourrait appeler artificielle, parce que l’homme y intervient directement. Tôt ou tard force sera bien de se résigner à l’invasion par voie naturelle, celle qui se fait sur l’aile des vents par les migrations du phylloxéra ailé ou aptère. Un jour viendra où, pour chaque région continentale, d’un vignoble à l’autre, par courtes étapes ou par bonds de plusieurs lieues, les émissaires de l’armée dévastatrice s’implanteront à l’état de colonies d’avant-garde. Dès ce moment, le mode de défense devra changer ; ce ne sera plus le système préventif, la frontière gardée et fermée ; ce sera la lutte sur le territoire violé, mais la lutte encore circonscrite entre des corps isolés qu’on s’efforcera d’anéantir ou tout au moins de contenir dans une impuissance relative.


II. — LE COMBAT SUR PLACE CONTRE LES PREMIÈRES COLONNES D’ATTAQUE.

Deux cas se présentent dans cette phase nouvelle de la défense. Ou bien l’ennemi, transporté de loin par voie d’introduction artificielle, n’occupe en très petit nombre que des positions rares et peu étendues ; ou bien ses premiers corps d’attaque sont les avant-coureurs d’une armée immense, campée dans le voisinage et pouvant envoyer incessamment de nouvelles phalanges d’envahisseurs. Si quelque espoir reste de contenir les corps isolés et même de les anéantir, on peut au contraire regarder d’avance comme perdue toute bataille contre des forces qui se succèdent et se remplacent. Mais avant de perdre courage et de se rendre sans combat, encore faut-il avoir épuisé tous les moyens de résistance, et, sous ce rapport, des expériences certaines ont établi que, si l’on ne peut attendre absolument un triomphe entier et durable, on peut du moins retarder l’heure où la déroute devient complète. Or c’est le cas d’appliquer ici le mot si connu « time is money, » car, lorsqu’il s’agit de riches vignobles comme ceux du Médoc, de la Bourgogne et du Léman, tout ajournement de désastre dans la récolte se traduit par des millions de revenu.

Examinons d’abord les cas les plus simples, ceux dans lesquels l’invasion première, très circonscrite, ne saurait s’alimenter par le voisinage d’une contrée entièrement envahie. Tels ont été par exemple les points d’attaque de Prégny près Genève, de Mühlberg, dans le canton de Thurgovie, de Schmerikon (canton de Saint-Gall) et de Flürhngen (canton de Zurich). Importé principalement d’Angleterre par des boutures de vignes américaines ou françaises, le mal, découvert en 1874, s’y trouvait encore à cette date cantonné en des espaces très restreints. Les énergiques mesures prises par les pouvoirs publics du pays et appliquées, il faut le dire, par de savans et d’éminens praticiens, ont donné de tels résultats que, en ce moment (novembre 1876), il n’existe plus, au moins en apparence, un seul foyer dans les quatre localités infectées. Pour cela, le simple arrachage ou recépage des pieds reconnus malades n’a pas suffi : on a largement étendu le traitement qu’on pourrait appeler de précaution autour des taches phylloxériques. A Prégny, par exemple, les insecticides les plus énergiques, sulfure de carbone, sulfocarbonate de potassium, pétrole, acide sulfurique, chaux d’épuration et eaux ammoniacales du gaz, polysulfures de calcium, ont été prodigués sous toutes les formes, si bien que, pour détruire 59,116 ceps, on n’a pas dépensé moins de 11,075 francs, sans compter 27,440 francs d’indemnités aux propriétaires, soit une somme totale de 38,515 francs, ce qui fait en moyenne près de 64 centimes 1/2 par cep. Il est vrai que pour ces vignes, en partie de luxe, les indemnités ont été très fortes; mais il faut songer aussi que dans cette région du Léman, le nombre de ceps est énorme pour une surface restreinte, tandis que, dans le midi de la France, l’espacement des ceps est si grand que le traitement de leur vaste système radiculaire entraînerait une bien plus forte dépense que pour des ceps à rangs pressés.

Quel que soit du reste le taux de ce sacrifice d’argent fait par le canton de Genève dans l’intérêt public, l’essentiel est que le but ait été atteint, même dans une mesure incomplète. Les savans auteurs du traitement, MM. Victor Fatio et Demole Ador, ne se font pas d’illusion sur la possibilité d’avoir laissé dans le sol, en dehors du cercle des insecticides, quelque germe fatal de la maladie. La récente découverte du phylloxéra près de Culoz est une menace nouvelle pour le canton de Genève; mais, encore une fois, reculer, fût-ce d’un an seulement, la période de l’envahissement général, c’est avoir bien mérité du pays, sans compter l’effet moral qu’un tel exemple d’énergie dans la défense peut avoir sur les particuliers appelés à lutter à leur heure contre le fléau qui les menace.

Un autre exemple d’extinction, au moins partielle, d’un foyer phylloxérique nous est donné dans notre propre pays. C’est celui de Mezel, à 12 kilomètres de Clermont-Ferrand. Découvert en mai 1875 par M. Jullien, professeur à la Faculté des Sciences de Clermont, ce foyer phylloxérique était resté circonscrit dans une vigne d’un hectare au plus, bien que les symptômes d’affaiblissement des ceps y eussent été observés par les paysans dès 1868, c’est-à-dire l’année même de la découverte du phylloxéra en Provence. Ces dates sont bonnes à citer, car elles montrent d’une part le peu de rapidité de la marche de la maladie en Auvergne, d’autre part son extension vraiment foudroyante dans les régions chaudes de la vallée du Rhône, où le mistral doit agir comme un puissant disséminateur de l’insecte. Une première application de sulfocarbonate de potassium à forte dose avait détruit en 1875 la presque totalité des pucerons. Répété pendant l’été de 1876 après une forte fumure printanière d’un engrais riche en phosphates, azote et potasse, mélangé de goudron de houille, ce traitement héroïque a supprimé presque entièrement le phylloxéra, en rendant aux ceps malades une vigueur relative et ranimant dans une mesure encore restreinte leur aptitude à nourrir des raisins. Ce n’est pourtant là qu’un demi-triomphe, car dans l’année actuelle on a dû traiter deux nouvelles taches observées à 300 mètres des anciennes et l’on a fait la triste découverte qu’une parcelle de ces dernières, déjà traitée l’an dernier mais oubliée cette année, montre encore des pucerons en assez grand nombre. Malgré des facilités extraordinaires pour l’emploi de l’eau comme véhicule des insecticides, le traitement d’un hectare n’a pas coûté moins de 900 francs, somme très minime sans doute s’il s’agit d’une dépense faite à frais communs par un comité local, en vue d’éteindre un germe d’infection pour tout un district, somme énorme au contraire et vraiment inabordable s’il était question d’étendues considérables, comme c’est le cas dans la phase du mal généralisé. Félicitons pourtant le comité de l’Auvergne, et particulièrement M. Truchot, du succès ainsi obtenu à Mezel. On devra compter pourtant avec les colonies latentes qui poursuivent perfidement leur œuvre souterraine de destruction.

Moins heureux ont été du reste, sur d’autres points d’attaque isolés, les essais de suppression des taches phylloxériques : échec complet à Klosterneuburg, dans la pépinière de vignes, qu’on a détruite à grands frais au sulfure de carbone à haute dose; insuccès en Corse, où les moyens employés n’ont été ni très énergiques ni assez généraux; insuccès à Villié-Morgon, où le sulfocarbonate de potassium appliqué par un savant délégué de l’académie, M. le professeur Duclaux, n’a pas empêché la diffusion de l’insecte de se faire autour des centres d’attaque ; insuccès non moins notable à Mancey près de Dijon, où rien n’a manqué, ni l’habileté des opérateurs, ni le luxe des remèdes, notamment du sulfocarbonate de potassium employé par ses partisans les plus décidés. Et pourtant, si les vignes en expérience ont conservé, grâce à la puissance fertilisante de la potasse, à peu près la vigueur des vignes saines, l’impuissance du sulfocarbonate, en tant que moyen de supprimer l’ennemi, s’est manifestée par deux preuves évidentes, savoir : la persistance de phylloxéras vivans sur les vignes infestées et l’essaimage si remarquable des individus ailés, que M. Mathey y a constaté en juillet dernier; puis, par ce fait assez facile à prévoir, de nouvelles taches phylloxériques apparaissant, en 1876, autour des taches primitives découvertes en 1875. Voilà le côté vraiment faible du système d’étouffement à outrance essayé par la suppression des points d’attaque en apparence isolés. Tout semble fait quand on a traité ces foyers visibles de l’infection; mais d’autres foyers encore invisibles couvent sous le sol et constituent la phase du mal que j’ai désignée depuis longtemps sous le nom de période latente. Ainsi, même avec les circonstances les plus favorables, même avec des frais excessifs, on ne saurait compter sur l’anéantissement absolu d’un ennemi qui s’appelle légion, qui pullule avec une effrayante rapidité, qui mine sourdement les places qu’il finira par réduire., et qui, manifesté sur un point, se dérobe déjà sur plusieurs autres où ses ravages le décèleront un jour. Le problème de l’étouffement du mal n’est donc pas si simple qu’il l’avait semblé à des savans qui l’étudiaient de leur cabinet, sous la préoccupation spécieuse du succès obtenu contre la peste bovine par l’abatage forcé des bêtes malades. Autre est la suppression légale de bestiaux, autre la poursuite de par la loi d’une vermine souterraine. La difficulté, dans ce dernier cas, est dans l’application de la sentence. Pourra-t-on citer un seul exemple de parasite végétal ou animal que l’homme ait pu faire disparaître? L’oïdium, le charbon des céréales, le puceron lanigère, la pyrale, peuvent être combattus, contenus, réduits même à l’innocuité relative; mais supprimés, mais anéantis, jamais!

Il est vrai que, dans le rapport académique auquel je fais allusion, l’espoir de suppression totale du mal est présenté comme un idéal à atteindre et prudemment renvoyé à un rapport ultérieur. Au fond, on se borne à recommander le traitement insecticide des foyers encore excentriques et des foyers d’avant-garde, signalés comme des précurseurs d’invasion, non loin des grandes surfaces infestées. Dans cette mesure, la méthode pourra sembler utile et se présente si naturellement à l’esprit qu’elle avait été recommandée et pratiquée dans le midi de la France dès les premiers temps de la découverte du phylloxéra. Sans rappeler les cordons sanitaires de M. Anez, plus impuissans contre un ennemi pourvu d’ailes qu’un fétu de paille contre le souffle du mistral, on pourrait citer comme première tentative d’étouffer des foyers récens les expériences faites en 1871, à Lunel-Vieil et à Vendargues, par la Société centrale d’agriculture de l’Hérault, à Mauguio par un comité local dont nous avions provoqué la formation. L’arrachage et brûlis, sur ce dernier point, avaient porté sur 860 ceps et coûté, indemnité comprise, 903 francs. Ces procédés, imparfaits sans doute, non-seulement ne supprimèrent pas le mal dans le rayon des communes intéressées, mais laissèrent naturellement l’entrée libre à l’immense armée d’envahisseurs qui, partie de Vaucluse vers 1868, de Redessan, dans le Gard, en 1869, arrivée en 1870 en corps isolés dans le département de l’Hérault, s’est rendue maîtresse en cinq ans de tout l’arrondissement de Montpellier, en poussant des pointes offensives dans les arrondissemens de Lodève et de Béziers. Les dates citées regardent la phase patente du mal et non la phase préparatoire et latente, dont la durée est difficile à apprécier. Le fait saillant dans cette marche est la direction constante de l’est à l’ouest, direction inverse de celle qu’on observe dans le Bordelais, où le vent dominant entraîne sans doute de l’ouest à l’est les essaims dévastateurs. Un autre fait, c’est la prodigieuse intensité de la maladie dans la région brûlante et sèche de notre midi méditerranéen. En moins de trois ans, de 1871 à 1874, d’immenses vides se sont faits dans ces plaines de Marsillargues et de Lunel, où les plus riches terres d’alluvion nourrissaient des vignes d’une luxuriance inouïe : ailleurs, dans les argiles lacustres, de vastes vignobles succombaient en deux années. Aujourd’hui l’œil du voyageur, qui de Tarascon à Montpellier se reposait en été sur une nappe ininterrompue de pampres verts, ne trouve plus après la moisson que les restes arides des chaumes. La céréale, qui fait à peine vivre le laboureur, a reconquis pour quelques années le terrain où les vignerons récoltaient l’or dans les flots de vin.

Ce tableau si triste n’est pas introduit ici comme une œuvre de fantaisie; il a sa valeur pratique comme indice des difficultés particulières qu’éprouvent, sous un climat chaud, des tentatives de traitement, même partiel, au moyen des insecticides. Sans doute il ne faudrait pas attribuer au climat tout seul une influence prépondérante sur l’intensité et la rapidité de la maladie; le sol y joue aussi un rôle considérable, comme aussi peut-être la puissance et la direction des vents. Mais de l’ensemble des observations faites en Bourgogne, en Suisse, en Allemagne, et plus récemment dans l’Orléanais et l’Alsace, il semble se dégager une conclusion relativement rassurante et qui justifie jusqu’à présent les espérances optimistes d’un très excellent viticulteur bourguignon, M. le vicomte de la Loyère. C’est que dans ces contrées à longs hivers, à étés pluvieux, la maladie, loin d’avoir le caractère foudroyant, marche et se propage avec une remarquable lenteur. Près d’Orléans, par exemple, les vignes américaines d’où l’infection est partie végètent depuis quinze ans au moins dans une pépinière, et c’est à peine si les taches phylloxériques ont apparu sur une étendue de quelques hectares : à Bollwiller, les cépages de pépinière venus de New-York en 1863 ont apporté l’insecte sur leurs racines, et pourtant l’invasion n’en est encore dans les environs qu’à la période de taches disséminées. A Stuttgart, M. le professeur Nördlinger, guidé par le calcul ingénieux du nombre de couches ligneuses, fait remonter à douze ou treize ans l’âge des vignes américaines phylloxérées et ne signale aucune infection des vignobles voisins. Que ces faits tiennent en partie à des circonstances locales, telles que l’isolement des ceps primitivement infectés, l’interposition de bois, de prairies, de landes incultes entre ces plants et les vignobles de la région, c’est possible, mais ce n’est nullement établi avec précision. A tout prendre, la chose veut être étudiée de près, en pesant toutes les conditions du problème et ne hasardant d’explication arrêtée qu’après des expériences plus longues et plus suivies.

Moins heureuse, en tout cas sous le rapport de l’activité du mal, est la région occidentale de la France, notamment le Bordelais et les Charentes. Le Médoc seul, aujourd’hui pris sur quelques points, a semblé devoir longtemps échapper à l’invasion, tandis que la traînée fatale partie de Floirac, aux portes mêmes de Bordeaux, vers 1868, s’est étendue vers l’ouest, dans l’entre-deux mers, avec une marche assez lente de 1868 à 1872, mais singulièrement accélérée de cette dernière date à 1876. Elle couvre maintenant tout le département du Lot-et-Garonne, ainsi qu’une part notable de la Dordogne. Quant aux Charentes, le mal n’y a été formellement découvert que dans l’automne de 1873, bien que des renseignemens rétrospectifs en aient pu faire reculer la trace première jusque vers 1870. Confiné en 1873 aux environs de Cognac, il a débordé en trois ans en vastes nappes continues ou en plaques partielles sur l’étendue entière de la région charentaise. La nature argilo-calcaire des terres maigres où végète la folle blanche, la taille courte usitée dans la région, sont peut-être des conditions très favorables à la marche rapide de l’invasion, mais il faut y joindre vraisemblablement la douceur relative des hivers et l’ensemble de ces circonstances climatériques qui font rencontrer jusqu’à l’embouchure de la Loire beaucoup de plantes méditerranéennes exclues des contrées plus centrales de la France. La conclusion des faits qui précèdent est que la lutte par étouffement des premiers foyers, possible peut-être dans les pays où la longueur des hivers enferme dans un cercle étroit la vie active de l’insecte, devient plus que problématique dans les régions chaudes, où les générations d’aptères se pressent et se succèdent avec une effrayante rapidité. il faudrait se garder pourtant de baser sur des données aussi générales et encore si mal définies un système absolu de conduite à l’égard d’une invasion circonscrite. Comme effet moral sur l’esprit des populations, il y aura toujours avantage à tenter l’attaque des corps d’avant-garde. C’est ce qu’on avait fait à Montpellier, ce qu’on a fait en Suisse, ce qu’on vient de faire près d’Orléans. Qu’importent en ces cas quelques milliers de francs dépensés par des associations locales ou par un conseil général en vue de l’utilité publique? Mais ce qu’on peut approuver tant que le terrain de la lutte est limité, deviendrait folie contre le flot débordant de l’invasion généralisée. La sagesse alors est de ne plus vouloir l’impossible, de bannir virilement les illusions décevantes et, ne pouvant anéantir l’ennemi, de chercher les moyens de vivre avec lui, malgré lui, de le décimer, de le contenir, de lui rendre la vie dure et précaire, et de donner à sa victime la force de lui résister. Ceci nous conduit naturellement à la troisième partie de cette étude.


III. — L’ENTRETIEN DE LA VIGNE ET DE SES RECOLTES MALGRÉ LE PHYLLOXÉRA.

C’est dans ces termes modestes que se pose, dans la phase d’invasion totale, la question de la lutte incessante contre un mal désormais inévitable. Des expériences cruelles et répétées ont sevré les plus confians de l’espoir des guérisons complètes et définitives. Mais avant d’en arriver aux palliatifs efficaces, il nous resterait encore bien des illusions à dissiper, bien des préjugés à combattre, bien des systèmes à refouler dans la région des chimères. Telles de ces erreurs sont trop grossières pour qu’on s’attarde à les réfuter; il en est d’autres, au contraire, qui, pareilles à des mouches importunes, remplissent de leurs bourdonnemens les oreilles du public, et qui, chassées sur un point, reviennent par d’autres avec une ténacité vraiment agaçante. Quelques-unes séduisent même les esprits soi-disant pratiques par une apparence de logique et de vérité. Ce sont les plus dangereuses et les seules qui méritent l’honneur et la peine d’une réfutation en règle.

Croirait-on par exemple que l’idée du phylloxéra effet, c’est-à-dire la présence de l’insecte attribuée à l’affaiblissement préalable de la vigne, compte encore des partisans? On a beau montrer le mal absolument et fatalement consécutif à l’arrivée du parasite, on a beau constater le goût des insectes pour les radicelles saines, l’altération produite par ses piqûres dans le tissu des racines, il se trouve encore des esprits subtils qui vont chercher dans le tempérament du sujet malade la cause première de la maladie. Et, chose curieuse! c’est parmi des médecins que se rencontrent surtout ces infidélités flagrantes à la méthode expérimentale. Tels d’entr’eux: iraient jusqu’à admettre une diathèse phylloxérique comme on admettait jadis une gale constitutionnelle, dont l’acarus n’était qu’un symptôme et comme un épiphénomène accessoire.

Une autre chimère, très proche alliée de la précédente, sourit davantage à certains agriculteurs. C’est l’idée que les végétaux, depuis très longtemps multipliés par la greffe et la bouture, finissent par s’affaiblir, et par suite de cette altération constitutionnelle deviennent la proie de maladies parasitiques. D’après ce système, c’est dans le semis qu’il faudrait retremper la force des races dégénérées. La querelle sur ce point s’est établie entre pomologues à propos de poires et d’autres fruits; elle est ancienne à propos de vignes et devait renaître à l’occasion de chaque maladie parasitaire de cet arbuste. Nous ne l’aborderons pas ici par son côté général; mais à quel vigneron sensé fera-t-on croire que ses cépages héréditaires, jusque-là vigoureux et luxurians, sont pris d’un affaiblissement subit, juste au moment où le phylloxéra, transporté d’Amérique en Angleterre ou d’une autre région infectée, est venu sucer et détruire les radicelles des premiers plants voués à la mort? L’extension graduelle du parasite marquant juste l’extension de la maladie, il faudrait donc que l’affaiblissement de la plante précédât juste l’effet nuisible de l’insecte? Voilà le système réduit à l’absurde, et s’il trouve encore des partisans, même dans la presse sérieuse et jusque dans l’enceinte du Sénat, c’est qu’on mêle à la question simple du parasitisme et de ses efforts directs sur une plante, deux autres questions connexes, mais différentes : savoir, la possibilité d’obtenir par voie de semis des variétés nouvelles plus robustes que les variétés connues, et secondement le fait que certains insectes, dits xylophages, attaquent avec une préférence marquée les végétaux que d’autres causes morbides ont affaiblis.

L’idée fausse que les parasites sont des effets et non des causes de maladie conduit aisément à l’idée, non moins fausse et plus dangereuse, que ces parasites, venus juste à temps pour saisir des victimes affaiblies, diminueront, disparaîtront même quand des circonstances climatériques favorables auront rétabli la santé normale des plantes. De)à cette sorte de fatalisme qui pousse le paysan routinier à laisser les choses aller à la grâce de Dieu, s’en fiant au temps pour réparer les ruines que le temps a faites. Appliqué au phylloxéra, ce système d’inertie rappelle cette médecine expectante qu’Hippocrate appelait malignement une méditation sur la mort! Et voilà pourtant les conseils que des écrivains agricoles n’ont pas craint de donner aux vignerons. Il est vrai que ces conseils, venus des pays indemnes et goûtés tant que le mal était loin, n’ont pas empêché les paysans, dans les contrées infectées, d’ouvrir les yeux à l’évidence et de regarder l’ennemi en face au lieu d’en rêver la disparition spontanée.

Une illusion du reste a pu propager sur quelques points ces espérances trop optimistes, c’est la demi-résurrection de certaines vignes qu’on avait crues condamnées à la mort et qui, laissées à elles-mêmes, ont repris au bout d’un ou deux ans une sorte de vigueur. Des faits de ce genre, connus depuis longtemps et toujours exceptionnels, s’expliquent par une double raison : d’abord parce que les phylloxéras, désertant les racines très malades, ont émigré de ces vignes très compromises sur des vignes encore saines, et secondement parce que les ceps ainsi délivrés du parasite, et placés dans un sol fertile et frais, ont poussé rapidement des radicelles nouvelles et saines, source où des pampres vigoureux ont puisé des sucs abondans. Ailleurs, comme dans les riches alluvions des rives du Rhône et de la Durance, des infiltrations des hautes eaux ont pu produire sur les vignes, dans le sens du bas vers le haut, le même effet de submersion que M. Faucon obtient du haut vers le bas dans le système de la submersion automnale. Mais des résultats de ce genre, toujours limités, toujours précaires, toujours sujets à des retours offensifs de la maladie, ne justifient nullement la théorie de la guérison spontanée.

Parmi les théories spécieuses qui risquent de séduire les gens du monde, une des plus tenaces est l’idée que des plantes à odeur forte cultivées entre les vignes doivent en chasser les insectes et notamment le phylloxéra. Le chanvre, le lupin, la camomille, le pyrèthre, la valériane, figurent en tête de ces herbes prétendues insectifuges. On retrouverait chez les anciens la trace de cette opinion; mais l’antiquité d’une erreur n’en fera jamais une vérité: rien n’est moins fondé que cette soi-disant action des odeurs. Que des émanations de matières résineuses, d’essences, de camphre, de gaz divers puissent, dans un espace confiné, créer une atmosphère toxique capable de tuer ou d’écarter les animaux d’ordre inférieur, c’est une observation de ménagère pour la conservation des étoffes et des fourrures ; mais qu’en plein champ, dans l’air que le vent balaie, sous le sol où l’air circule, des insectes de tout ordre dévorent ou sucent les plantes les plus vénéneuses ou les plus désagréablement odorantes, c’est ce que savent tous les entomologistes. Les pucerons en particulier sont fréquens chez des ombellifères vireuses, sur les armoises, les absinthes, le sureau, le pavot, les térébinthes, et beaucoup d’homoptères souterrains dont la vie rappelle celle du phylloxéra se trouvent justement sur les racines de conifères essentiellement résineuses. D’ailleurs à quoi bon entasser des argumens contre une idée qui ne repose sur rien? Il me suffira de dire que le chanvre cultivé dans les vignes n’empêche pas les racines de l’arbuste d’être farcies de pucerons pleins de vie et nullement disposés à déserter le terrain.

Par un raisonnement inverse, d’autres ont pensé que des plantes cultivées entre les vignes auraient la vertu d’attirer le phylloxéra sur leurs racines. Le maïs rouge, par exemple, aurait joué clairement ce rôle de para-phylloxéra. L’erreur, on oserait dire la bévue, vient ici de ce que les racines du maïs nourrissent un aphidien bien connu, le Tychea trivialis de Passerini, que des agriculteurs ont pris à tort pour le phylloxéra lui-même. On est peu surpris de cette confusion de la part d’hommes étrangers aux observations délicates : ce qui surprend, c’est de voir des recueils scientifiques accueillir avec faveur une idée aussi contraire à toutes les données de l’observation.

On pourrait pousser plus avant cette chronique des préjugés et des ignorances populaires, sur un sujet que tout le monde se croit le droit de traiter de loin, à coup de raisonnemens, et le plus souvent sans connaître même l’objet du litige. Dans le déluge de procédés qu’a suscités le mirage du prix de 300,000 fr., la part la plus large est à ceux qui confondent le phylloxéra et l’oïdium, ou qui n’ont jamais vu l’un ou l’autre de ces parasites. Le dépouillement de ce dossier de sottises jette un triste jour sur l’état d’esprit du grand public en fait d’instruction scientifique. Les rêveries creuses nous arrivent de tous les rangs sociaux et de tous les coins de l’Europe. Les mieux recommandés au ministère de l’agriculture sont en général les plus ignorans; les plus tenaces sont les illuminés de tout ordre qui tiennent leur idée ou plutôt que leur idée obsède et mène aux confins de la folie. Heureusement, à mesure que l’observation et l’expérience serrent de plus près ce problème, les rêveurs passent à l’arrière-plan, les discussions oiseuses font place à l’étude des faits, la recherche utile se concentre sur les points encore obscurs, laissant en pleine lumière ceux que la science admet comme suffisamment élucidés. Profitons nous-mêmes de cette direction meilleure donnée à la discussion, et mettons en relief dans une revue rapide les systèmes de traitement qui, sans prétendre à la perfection absolue, ont droit de fixer l’attention des esprits éclairés et sérieux. Au lieu d’exagérer comme à plaisir l’antagonisme de ces systèmes, demandons à chacun d’eux la part de vérité qu’il renferme, montrons que les conditions locales peuvent faire préférer tel d’entre eux sans que les autres soient pour cela condamnés en bloc. Faisons entrevoir au bout de ces luttes, trop actuelles pour ne pas être passionnées, cet horizon plus calme où l’éclectisme ouvre aux vérités triomphantes un terrain de conciliation. Là, comme partout dans le domaine des faits pratiques, l’expérience et le temps sont à la fois des juges intègres et des pacificateurs ; mais, en attendant ce jugement de l’avenir, passons en revue les discussions actuelles, et pour cela considérons successivement les traitemens dits culturaux, les traitemens insecticides, la combinaison des insecticides et des engrais, enfin la reconstitution des vignobles au moyen de cépages, étrangers ou indigènes, plus ou moins réfractaires au phylloxéra. Ce dernier sujet se rattacherait naturellement au chapitre des traitemens culturaux ; mais, comme un préjugé très répandu ne veut voir dans ce moyen de salut qu’un pis-aller et qu’une ressource extrême, il sera mieux peut-être d’épuiser la série des autres moyens et d’en constater pour bien des cas l’impossibilité pratique, afin de mieux justifier l’accueil favorable que les départemens du midi et de l’ouest semblent faire dès ce jour à ces vignes si dédaignées par le centre et le nord de la France.

Sous le nom de systèmes culturaux, nous comprendrons tous les moyens de traitement qui prétendent sauver et faire prospérer la vigne sans se préoccuper de son parasite. Les uns partent de l’opinion préconçue que la vigne est naturellement malade, soit par dégénérescence, soit par l’effet d’une culture irrationnelle. Pour d’aucuns, le mal résiderait tout entier dans la répétition trop prolongée de la taille à court bois ou de la taille intempestive. C’est dans la classe des chimères qu’il faut reléguer cette idée, et pas n’est besoin de la réfuter autrement que par un argument de sens commun, savoir que les procédés de taille restant les mêmes, la vigne ne souffre que dès qu’elle est dans la sphère d’attaque du phylloxéra. Ceci ne convaincra pas, nous le savons, les rêveurs obstinés qui se placent en dehors des faits ; mais l’essentiel n’est pas de convertir des sectaires, c’est de les empêcher d’induire les simples en erreur.

Une opinion soutenable dans une certaine mesure, c’est que la disposition en hautains, en treilles, en un mot la forme arbustive et grimpante est favorable à la vigueur et à la résistance de la vigne. On a pensé même que la lambrusque ou vigne sauvage échappait absolument à l’action destructive du phylloxéra, soit en raison de sa nature plus rustique, soit à cause du plus grand développement de son système radiculaire, que l’on suppose être en rapport avec la luxuriance des pampres ; mais les observations de M. C. Saintpierre ont démontré que la lambrusque elle-même n’échappait pas toujours au dépérissement, à la mort même, sous l’étreinte du phylloxéra. En tout cas, ce n’est pas sa nature sauvage qui la protégerait, car des boutures de lambrusque mises en pépinière en 1872 et plantées en 1873 dans une vigne de Carignane, ont péri avant 1876, en même temps que ces derniers plants. L’expérience a été faite par M. Reich, dans un terrain très fertile de la Camargue, où les lambrusques, qui grimpent très haut sur les arbres, se maintiennent souvent vigoureuses, bien que leurs racines soient plus garnies de nodosités phylloxériques que ne le sont les racines des plants cultivés. Cette résistance me semble due principalement à l’espacement des pieds de lambrusque, car on sait que tout pied de vigne isolé brave bien mieux le parasite que les pieds plantés en rangs serrés.

Pour ce qui est des vignes en treille, deux faits peuvent rendre compte de leur résistance relative : d’une part, l’isolement qui leur donne le plus souvent une source abondante de nourriture; d’autre part, le tassement fréquent du sol, lorsque ces treilles sont plantées dans une cour et même dans un jardin. Dans ce dernier cas, on suppose que la voie est presque fermée à l’entrée de l’insecte sur les racines, ou tout au moins que cette intrusion du dehors en dedans du sol lui est rendue plus difficile que dans les terres souvent remuées. De là l’idée qu’on pourrait protéger, au moins quelque temps, les vignobles ordinaires en en tassant le sol par des moyens mécaniques, et prévenant de cette façon le fendillement de la terre, dont les fissures seraient les grandes voies ouvertes à l’ennemi du dehors. Ce système du tassement ou durcissement du sol comme moyen préventif de l’infection a été très nettement exposé par M. Eug. Du Mesnil. En y joignant la plantation en rangs espacés, la conduite de la vigne en treilles basses et traînantes, l’emploi d’engrais énergiques et les cultures exclusivement hivernales, M. Henri Mares pense arriver au but final qu’il se propose, de faire donner aux vignes du midi, même atteintes du phylloxéra, des récoltes assez abondantes pour rester rémunératrices. Il serait prématuré de vouloir juger un système mixte dans lequel tant d’élémens se combinent, et sur lequel l’expérience n’a pas dit encore son dernier mot. M. Henri Mares en restreint du reste l’application à ses terres les plus fertiles. Il connaît trop les difficultés du problème pour le supposer résolu par un ou deux ans d’essais plus ou moins heureux. Attendons nous-même à cet égard les conclusions ultérieures de l’éminent viticulteur. En pareil cas, la patience et la réserve sont une des formes de la justice.

C’est dans un ordre d’idées analogue au précédent que la non-culture et le gazonnement du sol sont recommandés par M. J. François, comme pouvant en certains cas faire revenir à des récoltes moyennes, sinon complètes, des vignes très fortement attaquées. L’exemple de cette demi-résurrection chez quelques hectares de vignes du domaine dit Plan de Dieu, près d’Orange, est invoqué à l’appui de ce système; mais l’argument paraîtra faible si l’on songe au rapide rabougrissement qui saisit les vignobles, même sains, dès que par négligence ou par calcul on les abandonne à l’inculture. Qui n’a vu des vignes dans cet état prendre la forme buissonneuse, pousser de maigres sarmens et revêtir l’aspect misérable de vieux avortons? Si, par exception, des ceps isolés ou rangés en ligne conservent longtemps une sorte de vigueur tandis que les plantations en masse s’affaiblissent, il ne faut pas en chercher la cause en dehors du fait que leurs racines, comme celles des ceps en bordure, ont pour elles seules plus de nourriture que des ceps soumis à la concurrence vitale dans un espace limité. Ce sont donc là des cas exceptionnels et sur lesquels il faudrait bien se garder de baser une méthode générale de non culture. Il est vrai que l’auteur cité propose concurremment à ce système le recépage entre deux terres des vignes phylloxérées; mais si cette amputation doit rétablir pour quelque temps l’équilibre entre les racines et les rameaux, on ne peut guère y compter pour le rétablissement permanent de ceps sérieusement compromis.

Un procédé mécanique par excellence est celui de l’ensablement du sol, proposé dans Vaucluse par M. de la Paillonne, exécuté en grand et dans la Camargue par M. Espitalier; ce moyen a donné, partout où l’application en est possible, des résultats très positifs. C’est un fait d’observation des mieux établis, que les terres fortes qui se fendillent par le retrait sont les plus favorables au développement du phylloxéra et les plus fatales à la vigne qu’elles sembleraient devoir soutenir. Au contraire, les terres légères, friables, finement sablonneuses, ne se fendillant jamais par la chaleur, ne permettent au phylloxéra qu’une progression plus lente et partant une extension moins rapide, en même temps qu’une multiplication plus restreinte sur les racines dont il occupe le chevelu. Rien de plus frappant à cet égard que le contraste entre les terres proverbialement fertiles des alluvions de Bidourle et les sables mouvans des anciennes dunes d’Aiguesmortes. Dans les premières, la vigne a disparu en deux ou trois ans; dans les secondes elle est encore luxuriante et forme oasis dans ces régions presque désertiques. La cause de ces différences est-elle purement mécanique et tient-elle uniquement à la difficulté matérielle opposée à la marche de l’insecte? C’est l’explication qui semble la plus naturelle, mais je me suis demandé parfois si la présence du sable ne permet pas la formation d’un chevelu radiculaire plus abondant que chez les vignes en terre compacte, et si le drainage naturel opéré sur les nodosités des racines, quand elles sont dans un milieu perméable, ne soustrait pas en partie ces nodosités à la pourriture qui constitue leur fin naturelle. Quoi qu’il en soit de cette question encore à l’étude, l’ensablement est par lui-même un excellent procédé pour soutenir la vitalité de la vigne; son seul défaut est de n’être applicable que dans de rares localités et de coûter toujours très cher quand il faut remplir de sable des cuvettes creusées au pied des ceps. C’est par un privilège très spécial que M. Espitalier a pu défendre contre la mort un vaste vignoble planté sur un fond de marais vaseux, mais sur lequel des dunes rendues mobiles par l’arrachage de leur végétation arbustive laissaient emporter par le vent leurs sables désagrégés et bientôt répandus en nappe épaisse à la surface des jeunes vignes. A Maguelone, près Montpellier, le transport du sable de mer a constitué pour les taches phylloxériques un moyen d’arrêt assez coûteux, mais plus efficace que les engrais.

Ceci nous conduit aux engrais eux-mêmes, considérés en tant que soutiens de la vigueur de la vigne et soigneusement distingués de toute substance insecticide. En prenant pour type de ces matières purement fertilisantes le fumier de ferme, on enregistrera bien vite l’insuccès de ce traitement nutritif. La présence même du fumier pailleux fait développer sur les racines des plants infectés un chevelu très abondant, où l’insecte pullule avec plus de fécondité que dans les terres infertiles. La reprise momentanée de la vigne n’est qu’un effort temporaire que suit un rapide épuisement. Aussi les p)artisans des engrais simples deviennent-ils de plus en plus rares, et l’attention se porte-t-elle aujourd’hui sur les engrais qui, par eux-mêmes ou par addition d’autres substances, sont à la fois fertilisans et insecticides; mais avant d’aborder ce dernier groupe il nous paraît logique d’étudier à part les insecticides purs.

Le plus simple de ces insecticides est évidemment l’eau pure employée sous une pression assez forte pour chasser l’air de la surface du corps de l’insecte et produire à la longue sur ce dernier une véritable asphyxie. Telle est l’explication plausible des effets très positifs de la submersion totale des vignes, système imaginé, pratiqué, décrit avec soin par M. Faucon, et qui constitue jusqu’à ce jour un moyen à peu près sûr de rétablir des vignes malades et surtout de maintenir celles qui ne sont encore que faiblement attaquées. Quelques échecs partiels ou plutôt quelques retards dans l’effet utile des submersions entreprises dans les plaines du Vidourle, près de Saint-Laurent d’Aigouze et de Marsillargues, avaient jeté, en 1875, un certain doute sur l’efficacité complète de ce procédé. Aujourd’hui ce doute s’est dissipé; les auteurs des submersions ont repris courage et ne regrettent pas les fortes avances qu’ils ont faites pour l’installation mécanique de leurs appareils élévateurs des eaux. Il est vrai que chez M. Faucon lui-même l’opération a dû se répéter chaque année, à cause du retour inévitable de l’ennemi sur quelque point faible du vignoble : recrudescence de mal que M. Balbiani attribue avec raison peut-être à la puissance qu’auraient les œufs de phylloxéras d’échapper à l’asphyxie, doués qu’ils seraient de la propriété singulière de respirer l’air dissous dans l’eau, se faisant ainsi par accident une vie à peu près aquatique. Cette obligation de revenir tous les ans et durant un mois d’automne à la submersion totale des vignes, la nécessité de remplacer par des engrais les sels solubles que le lavage des terres entraîne, la cherté de l’installation première, qui suppose de grands domaines et des capitaux d’avance, voilà les inconvéniens graves d’un procédé d’ailleurs justement recommandé quand les circonstances s’y prêtent. Pour celui-là du reste, comme pour tous, la question économique veut être soigneusement posée, avant de se lancer dans des dépenses qui pourraient ne pas trouver une rémunération convenable. Le plus grand service à attendre de la submersion sera de provoquer la création du canal Dumont, qui, prenant les eaux du Rhône à Condrieu, fertiliserait une partie de la Drôme, de Vaucluse, du Gard et de l’Hérault, apportant à ces régions brûlées l’élément vital qui leur manque pour développer toute leur richesse agricole.

Les insecticides proprement dits agissant par leurs propriétés corrosives ou toxiques sur l’insecte, sont en quelque sorte innombrables. On n’a que l’embarras de les choisir, mais surtout l’embarras de les appliquer. Solides et même solubles dans l’eau, rien n’est difficile comme de les faire parvenir au contact de l’insecte qu’il faut atteindre : liquides, ils se répandent à grand’peine dans les sols compactes; le prix souvent très élevé de l’emploi s’ajoute à la valeur souvent trop forte de l’achat. On a beau faire d’ailleurs, c’est un problème presque insoluble que d’arriver même avec des flots de liquide à baigner les millions d’animalcules disséminés sur le vaste système radiculaire du même cep. Trois ans au moins, j’ai poursuivi le mirage de ces succès toujours incomplets et par cela même insuffisans. Acide phénique, huile de cade, eaux ammoniacales de gaz, sels d’arsenic, de cuivre; polysulfures alcalins, décoctions végétales variées, tout a semblé toucher le but, tout a fini par des déceptions. Enfin les émanations gazeuses sont entrées enjeu, et dès ce jour on a pu saisir l’espoir d’une réussite finale, dont chaque perfectionnement d’application est un gage et comme un avant-coureur. Le type de ces produits volatils, dont les vapeurs doivent détruire le phylloxéra souterrain, n’est autre que le sulfure de carbone. M. le baron Thénard le premier, en juillet 1869, eut l’idée de l’essayer sur des vignes phylloxérées de Bordeaux. L’action trop énergique du liquide tua les ceps en expérience, ce qui fit abandonner cette piste heureuse. M. Monestier, de Montpellier, la reprit en 1873, et eut d’abord une telle réussite que le problème sembla résolu; mais bientôt des expériences nouvelles, entreprises dans des sols variés, sous le contrôle de membres de la Société d’agriculture de l’Hérault, donnèrent la triste conviction que l’effet toxique reste souvent imparfait, que de nombreux insectes échappent à cette action. Bien des modes d’application sont venus depuis trois ans varier et perfectionner l’usage de ce liquide volatil. Flacons renversés de Fouque, cubes Rohart, aspirateur et insufflateur de MM. Crolas et Jobart, tubes souterrains de Monestier, pals-distributeurs de M. Gueyraud et de M. Alliés, projecteur souterrain de M. Rousselier, appareils ingénieux, doses variées, fractionnées et répétées, tout cela constitue un arsenal d’attaque dont les bons effets sont incontestables, mais qui laisse encore la tâche incomplète, car avec un ennemi pareil, tant qu’il reste des survivans, le retour offensif est probable et la victoire incertaine. Or, quels que soient les airs de triomphe que l’on joue de bonne foi sur l’anéantissement de l’ennemi, nous savons trop combien il est facile d’en méconnaître la présence pour nous fier sans réserve à cette prétendue disparition. On le trouvera dans bien des cas, quand l’examen des racines aura lieu dans des terrains tant soit peu compactes, à travers lesquels la diffusion des gaz rencontre des difficultés inattendues. On l’a trouvé à l’école d’agriculture de Montpellier sur les vignes traitées par M. Crolas, et malgré mon désir d’accepter comme absolument fondées les expériences de l’association viticole de Libourne dans le succès du sulfure de carbone et surtout du sulfure coaltaré de M. Falières, il semble prudent d’attendre, pour chanter victoire, le résultat des essais dont cette savante commission vient de se tracer le programme.

En conservant un reste de scepticisme sur la valeur absolue et surtout économique du traitement au sulfure de carbone, mon intention n’est pas d’en nier l’efficacité relative. A cet égard, une lettre de mon ami M. Mazel me confirme les résultats très satisfaisans obtenus dans le département des Bouches-du-Rhône soit par M. Alliés, soit par M. le professeur Marion; mais nous en avons tant entrevu de ces triomphes changés plus tard en défaites, qu’on nous pardonnera de n’accueillir celui-là que sous bénéfice d’une confirmation ultérieure. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le sulfure de carbone, même coaltaré, n’a qu’un rôle d’insecticide et ne remplit qu’une des indications de la reprise de la vigne. Des effets plus complets sont attendus de l’association d’un insecticide et d’un engrais, et, sous ce rapport, le sulfocarbonate de potassium est en ce moment la base principale des essais de traitement encouragés et dirigés par l’Académie des Sciences.

On se rappelle le point de départ de ces essais. Avec son coup d’œil pénétrant, M. Dumas, en 1874, sut aisément découvrir dans la substance en question la double propriété demandée, insecticide par dégagement de sulfure de carbone, fertilisante grâce à la présence de la potasse. On y trouvait d’ailleurs l’avantage d’un dégagement lent et régulier de vapeurs toxiques. Bientôt les recherches d’un savant délégué de l’Académie, M. Maxime Cornu, faites au laboratoire de Cognac sur des vignes élevées en pot, montraient dans ce sulfocarbonate non-seulement un puissant insecticide, mais aussi la substance la plus apte à faire pousser des radicelles nouvelles aux racines débarrassées du parasite. Les applications sur le terrain faites à Cognac en 1874, 1875 et 1876 par les soins de M. Mouillefert, délégué de l’Académie, ont donné des résultats encourageans, au moins quant aux vignes prises à la période de la maladie où la vitalité des racines n’est pas profondément atteinte. La destruction d’une forte proportion d’insectes a permis à ces vignes non épuisées de reprendre une notable vigueur, attestée par le plus grand développement des pampres et surtout par la teinte vert intense du feuillage qui trahit toujours l’influence des sels potassiques sur la vigne. Je dois avouer pourtant que, lors de ma visite à Cognac, en septembre 1875, je ne partageai pas sur la résurrection prochaine d’une tache phylloxérique prise à la période avancée du mal les espérances optimistes de MM. Cornu et Mouillefert. Les essais en grand faits ce printemps par ce dernier sur des hectares de l’École d’agriculture de Montpellier ont donné si peu de résultats apparens pour une dépense énorme (1,200 francs par hectare), qu’on s’explique le peu d’enthousiasme des viticulteurs de Montpellier pour une méthode de traitement dont ils admettent sans doute toute la valeur théorique, mais dont ils estiment les frais bien au-dessus de l’avantage encore précaire que la grande culture peut en attendre. Il est vrai que ce dernier traitement s’est fait au printemps et que, dans la pensée de son auteur, M. Mouillefert, il aurait fallu le renouveler au moins une fois durant l’été pour détruire l’armée des phylloxéras restés vivans sur les racines. Dans les vignes d’expérience de la commission départementale de l’Hérault, un traitement au sulfocarbonate réitéré deux ans de suite (1875 et 1876) a donné des résultats tels que la récolte en 1876 est, pour les ceps traités par rapport aux ceps témoins, dans la proportion de 2 et même 3 à 1. Malheureusement cette amélioration notable laisse encore sur les racines des légions du parasite et place la vigne dans la position d’un convalescent qui reprend des forces sous l’influence d’une alimentation très riche, mais qui reste sous le coup de rechutes dangereuses. Des faits analogues se sont produits sur les taches circonscrites de Mancey (Saône-et-Loire). Sous l’action de doses énormes de sulfocarbonates alcalins (800 à 810 kilogrammes par hectare, dilués dans 310 mètres d’eau), la vigne atteinte a conservé toute sa vigueur, mais des essaims d’insectes ailés, sortis dès le 25 juillet 1876, sont allés sur les vignobles voisins porter sans doute les germes de nouvelles invasions. Au domaine de Launac, près de Montpellier, M. Henri Mares contient le mal par l’emploi de sulfocarbonates alcalins imprégnant des marcs de soude. Chez M. Rousselier, d’Aimargues (Gard), l’application de doses fractionnées et répétées de sulfocarbonate alcalin aurait produit des effets très remarquables de régénération de vignes. M. Jaubert en annonce d’analogues dans la région de Gréoux et de Manosque (Basses-Alpes). Le plus affirmatif, j’allais dire le plus enthousiaste de ces expérimentateurs, est M. Gueyraud, qui, dans cette même région, dit avoir opéré, du mois d’avril au mois d’août 1876, la résurrection de ceps dont le pivot seul était vivant. Le fait est possible, et l’on ne prétend pas le nier; mais il serait prudent peut-être de ne pas en tirer trop vite des conclusions absolues, et surtout de ne pas invoquer les pouvoirs publics pour imposer d’office à la France entière l’emploi forcé des sulfocarbonates, en réagissant, ajoute l’auteur, contre le fléau des vignes américaines. Ayons du zèle et de la foi pour ce que nous croyons être juste, mais de grâce ne mêlons pas à la propagande de nos idées l’anathème contre les idées des autres; la tolérance y gagnera et la justice également.

En résumé, cette question des sulfocarbonates alcalins (car je passe, pour ne pas être trop long, ceux de sodium et de barium, dont le prix est moins élevé, mais qui ne sont qu’insecticides), cette question encore à l’étude est entrée dans la voie des espérances très sérieuses, mais non dans la phase où la pratique n’a plus qu’à réaliser en grand les résultats certains des expérimentations scientifiques. Accueillons avec sympathie tout progrès d’application qui fait entrevoir un succès final, remercions la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée d’avoir généreusement et largement subventionné les expériences faites dans cette direction, enregistrons avec bonheur les succès, même partiels, mais gardons-nous des enthousiasmes prématurés, et souvenons-nous que la réussite arrivée au degré de l’évidence est auprès du grand public la meilleure et la plus sûre des propagandes d’une idée juste. Ce n’est pas, du reste, uniquement aux sulfocarbonates alcalins que se rapportent les triomphes relatifs obtenus contre le phylloxéra par l’emploi des engrais insecticides. Depuis quatre ans, la commission départementale de l’Hérault, chargée d’appliquer méthodiquement dans ses vignes d’expérience du Mas de la Sorres les procédés les plus variés, a pu se convaincre que les plus sérieux de tous reposent sur l’emploi combiné des engrais puissans, riches en azote et en potasse, et d’insecticides appartenant aux groupes des sulfures et des produits empyreumatiques. Des tableaux dressés avec une rare précision par les deux expérimentateurs de la commission, MM. Durand et Jeannenod, professeurs à l’école d’agriculture de la Gaillarde, ont fait connaître année par année le résultat de tous ces essais. Le détail en serait ici déplacé; on peut dire en bloc que le savon noir, le sulfure de potassium et le goudron associés chacun à part au fumier ont maintenu le carré de vingt-cinq ceps dans un état de vigueur passable, tandis que les ceps témoins ont succombé sous l’étreinte du parasite. Par malheur, les espérances fondées sur l’emploi réitéré de tel mélange, comme par exemple les sels de Berre et les tourteaux, ou de telle substance complexe comme la suie, se sont trouvées tout d’un coup anéanties, alors qu’on pensait les voir confirmées. Ajoutons que, même avec une réussite relative, jamais les carrés traités n’ont retrouvé la vigueur normale de la vigne saine, et que le maigre et précaire succès obtenu l’a été au prix de tels déboursés qu’il y aurait folie à vouloir répéter en grand ces expériences d’étude.

Chose remarquable pourtant, tandis que des opérations méthodiques et savantes aboutissaient en définitive à démontrer la valeur presque purement théorique d’un très petit nombre de traitemens, le propriétaire du Mas de la Sorres, M. Michel Fermaud, agissant à ses propres frais sur une autre partie de son domaine, a réussi à conserver depuis quatre ans, au milieu de l’infection phylloxérique, une vigne, qui, cette année même, malgré la gelée du 13 avril, a donné 60 hectolitres de vin à l’hectare par un traitement dont la dépense annuelle n’est pas moindre de 12 centimes ½ par cep[1]. Dans ces conditions et vu le bas prix du vin produit, on peut toujours se dire que, dans le midi du moins, la lutte est encore impossible; mais il n’en est pas moins curieux de voir comment une expérience en grand, faite par un cultivateur, a mieux réussi dans son ensemble qu’une expérience faite en petit avec une précision scientifique. M. Durand, de qui je tiens ces détails, s’est bien rendu compte de cette apparente anomalie. D’abord dans les expériences par carrés de vingt-cinq ceps, les ceps témoins laissés en bordure aux prises avec l’ennemi sont une source permanente d’infection pour les ceps traités. Sur de grandes surfaces au contraire, l’action insecticide étant générale, l’ennemi, très fortement décimé partout, n’a pas en quelque sorte ses quartiers de refuge et de renouvellement. On réalise en ce cas le problème de vivre avec lui, faute de pouvoir l’anéantir; mais la condition même de ce triomphe si précaire, c’est d’avoir pris le mal au début (en 1873), alors que les taches révélatrices étaient à peine dessinées; à des f)hases plus avancées, la lutte aurait coûté davantage sans donner d’aussi bons résultats. Ajoutons enfin que ce succès relatif n’a pu se produire que dans un sol d’une exceptionnelle fécondité. Dans les sols de fertilité moyenne, on n’aurait pu se défendre, même à grands frais, si longtemps de suite. Aussi M. Gaston Bazille, qui, dans le fonds très riche de Lattes, au moyen d’engrais et d’insecticides, soutient vaillamment ses vignes au milieu du désastre de ses voisins, s’est vu déborder par l’ennemi dans ses vignes des coteaux secs et caillouteux. En somme, ici comme toujours, la question de traitement, posée d’abord sur le terrain de la possibilité théorique, devient bien vite et par la force des choses une question de doit et avoir, de balance entre les dépenses et les revenus. Défavorable sur un point, cette balance peut être sur d’autres en faveur du propriétaire : c’est un problème de comptabilité que chacun doit résoudre avec les données variables de la valeur vénale du vin, ou de la fertilité du sol, ou des conditions particulières à chaque vignoble. La science peut découvrir des procédés, la pratique seule doit en déterminer l’application.


IV. — LES MŒURS DU PHYLLOXÉRA. — L’INTRODUCTION DES VIGNES AMÉRICAINES.

Nous n’insisterons pas davantage sur cet inépuisable chapitre des engrais insecticides. Une autre étude réclame notre attention et va la porter sur des sujets d’ordre biologique, c’est-à-dire où la connaissance des mœurs du phylloxéra peut devenir le point de départ de moyens rationnels de le détruire. Grâce aux ingénieux travaux de MM. Balbiani, Boiteau, J. Lichtenstein, Victor Fatio, Marion, cette étude a fait en deux ans de très-remarquables progrès. Nous n’en marquerons ici que les faits saillans, et nous en discuterons avec calme les côtés controversés, persuadés que, dans ce domaine de la science, la bonne foi domine et justifie des divergences d’opinion entre lesquelles le temps fera comme toujours son triage impartial.

La forme la plus répandue du phylloxéra est celle qui, privée d’ailes, vit souterrainement sur les racines et s’y multiplie par voie de parthénogenèse (procréation virginale), c’est-à-dire que des individus, tous femelles, y pondent, sans le concours d’aucun mâle, des œufs fertiles bien que non fécondés. Cinq ou six générations s’y succèdent dans le cours d’une année, et les observations de M. Schrader, de Bordeaux, et de M. J. Lichtenstein ont montré que cette multiplication agame peut se continuer au moins trois années de suite, la dernière génération de l’automne, engourdie pendant l’hiver, se réveillant chaque printemps pour donner naissance à la première génération de l’été. Cependant dès les mois de juin et de juillet, et parfois jusqu’en novembre, apparaissent entre les pondeuses aptères des larves à corselet plus étranglé, passant bientôt à l’état de nymphes, et finalement transformées en élégans petits moucherons à quatre ailes transparentes. C’est la forme ailée du phylloxéra. Des œufs que chaque moucheron dépose sous les feuilles ou sur les bourgeons des pampres, sortent bientôt des êtres très-singuliers, plus petits encore que les jeunes aptères des racines, et qui, dépourvus d’ailes, de suçoir et même d’estomac, représentent de purs appareils de reproduction : ceux-là sont en effet mâles et femelles et constituent la forme sexuée du phylloxéra. La femelle fécondée dépose sous l’écorce des ceps de vigne l’œuf unique qui remplissait son abdomen et meurt à côté du germe qui doit perpétuer sa race. Très-différent des œufs non fécondés de l’insecte aptère, l’œuf unique pondu sous l’écorce n’y éclora qu’au printemps suivant. C’est pour cela qu’on l’appelle œuf d’hiver. Au mois d’avril, sous le climat de Bordeaux, les jeunes phylloxéras, fraîchement sortis des œufs d’hiver, gagnent les feuilles naissantes des vignes, et tantôt y développent par leur piqûre une galle vésiculaire qui forme cellule autour d’eux, tantôt trouvent la feuille réfractaire à leur piqûre, et, renonçant à la vie en plein air, rebroussent chemin le long des sarmens et du cep pour gagner, on suppose, les racines et faire souche de descendans à vie souterraine. C’est ce que feront aussi tôt ou tard, mais en tout cas avant l’automne, les descendans des phylloxéras des galles, dont plusieurs générations se succèdent sur le même pampre, mais qui, pour des raisons inconnues, peuvent émigrer des feuilles vers les racines. En tout cas, à quelque moment de l’année que se fasse cette migration, on admet que les phylloxéras des galles se transforment en phylloxéras des racines, et que ceux-ci sortant du sol à l’état ailé deviennent à leur tour par les sexués et l’œuf d’hiver des phylloxéras des galles. Ainsi se formerait le cycle complet de la vie multiple de l’espèce, en y comprenant toutes ses phases d’évoluiion et toutes ses adaptations aux circonstances de nourriture et de milieu. Seulement tout le monde n’est pas d’accord sur la durée de chacune de ces phases et sur la possibilité qu’il y aurait de voir l’insecte franchir d’un saut telle ou telle phase intermédiaire. Or nous allons voir que ces divergences d’opinions ont, au point de vue pratique, une importance capitale.

Par des observations d’anatomie délicate dont on ne saurait contester l’exactitude, M. Balbiani est arrivé à penser que la fécondité des générations parthénogénésiques du phylloxéra va en diminuant à mesure que ces générations s’éloignent de leur point de départ, qui doit être l’œuf d’hiver. Les individus à fécondité très affaiblie, ou bien périraient sans postérité, ou bien se transformeraient en individus ailés, lesquels donnant naissance aux individus sexués retremperaient ainsi par fécondation la fertilité de l’espèce. À ce compte, on pourrait comprendre comment tous les descendans aptères d’un seul œuf d’hiver arriveraient à disparaître du sol, soit par extinction individuelle, soit par transformation en insectes pourvus d’ailes et formant des colonies plus ou moins lointaines. Plein de cette idée, M. Balbiani suppose même, en interprétant quelques observations de M. le professeur Marion, que des vignes peuvent être débarrassées du phylloxéra par l’essaimage général et l’exode de l’ennemi. Si les choses se passaient souvent ainsi, ou même si, dans le courant d’une année, le nombre d’émigrans ailés était assez considérable pour appauvrir très-notablement les colonies souterraines, la conséquence logique serait de se préoccuper avant tout de la destruction de l’œuf d’hiver. C’est du reste parce qu’il penche vers cette idée que M. Boiteau, de Villegouge, près de Libourne, met tant d’insistance à propager dans le Bordelais les méthodes de destruction de ces œufs par le badigeonnage du bois de la vigne au moyen de liquides ou d’enduits insecticides. Il semble qu’en agissant ainsi sur la totalité des vignobles d’une région, on doive arriver, au bout de quelques années, à tarir la source où s’alimentent les phylloxéras souterrains, et par conséquent à en diminuer tellement le nombre que la vigne puisse s’accommoder de leur présence et donner des produits rémunérateurs.

Malheureusement les objections se présentent d’elles-mêmes contre les côtés faibles de ce système. Et d’abord, même en admettant avec M. Balbiani que la fécondité des aptères va en s’affaiblissant d’une génération à l’autre entre le printemps et l’automne, est-il bien sûr que cette fécondité ne reprenne pas un taux relativement élevé lorsque la première génération du printemps sort directement de la dernière génération d’automne, dont les individus, nés en octobre ou novembre sous le climat de Montpellier, passent l’hiver engourdis et grossissent et pondent au mois d’avril? D’ailleurs il est absolument certain que les générations aptères et souterraines de phylloxéras peuvent se succéder au moins trois ans de suite sans passer par l’état sexué : quelle masse prodigieuse de ces insectes hypogés ne suppose pas une telle multiplication, et quelles légions innombrables n’en voit-on pas en effet durant l’hiver sur les racines des vignes malades depuis deux ou trois années! Du 1er au 22 septembre 1876, sur des milliers d’insectes aptères captifs, M. Lichtenstein n’a obtenu que 12 insectes ailés. Supposons que la proportion en soit plus grande aux mois de juillet et d’août, toujours est-il que le nombre des aptères est incalculable et que ces myriades de suceurs enfouis sous le sol sont, après tout, l’ennemi le plus dangereux, au moins pour l’extension immédiate du mal autour des foyers primitifs. La colonisation à distance se fait sans doute par les essaims d’insectes ailés, mais une fois établis dans leurs quartiers souterrains, les descendans de ces colons pourront multiplier par eux-mêmes sans avoir besoin de se renforcer par les recrues venues du dehors et issues des œufs d’hiver.

Une autre objection sérieuse au rôle prépondérant que l’on voudrait donner à l’insecte ailé, c’est le fait bien établi que, dans certaines périodes de la saison chaude, des légions de phylloxéras courent à la surface du sol pour aller d’un cep à l’autre. Que le vent vienne à souffler, et, pour peu qu’il soit violent, il emportera dans les airs ces légers animalcules, semant ainsi à distance la contagion que l’on croyait avoir supprimée par la destruction des œufs d’hiver. D’ailleurs les œufs en question, observés dans la Gironde, existent-ils toujours dans cette période froide, dans la région de l’olivier? Deux choses nous font émettre un doute à cet égard : l’une, c’est que nos plus minutieuses recherches, non plus que celles de M. J. Lichtenstein, n’ont pu nous le faire découvrir à Montpellier (il est vrai que M. Marion, observateur excellent, les a trouvés dans les environs de Marseille); l’autre, c’est que les galles des feuilles de vigne, premier effet de la piqûre du phylloxéra né de l’œuf d’hiver, manquent presque absolument dans le Midi, tandis qu’on les trouve assez fréquemment sur des cépages, même indigènes, de la région de l’Ouest. Ne serait-il pas possible que les phylloxéras ailés de notre région, au lieu d’aller pondre, comme à Bordeaux, sur les feuilles et les bourgeons de la vigne, cherchassent souvent comme lieu d’élection les crevasses du sol ou la base même du cep où les femelles fécondées pourraient déposer leur œuf? Riley a justement vu ce fait, en Amérique, sur des phylloxéras ailés tenus captifs sous une gaze, autour d’un pied de vigne planté en pot. Les insectes, au lieu d’aller pondre sur les feuilles, déposèrent leurs œufs dans les fissures de la terre.

Une circonstance encore peut rendre moins efficace qu’on ne le croirait le traitement des vignes par destruction des œufs d’hiver placés sous l’écorce des ceps. C’est la présence, rare, il est vrai, mais bien constatée, d’insectes sexués ou de leur produit (œuf d’hiver) au dessous du sol, sur les racines de la vigne. Le premier cas s’est présenté à Montpellier, dans l’automne de 1874, à M. Balbiani lui-même : quant à l’œuf d’hiver souterrain, M. Victor Fatio en a vu un, à 4 ou 5 centimètres de profondeur, le 6 mai 1876, dans un vase où l’automne précédent il avait placé sous cloche des nymphes de phylloxéra. ï)e ce fait, rapproché des précédens, M. Fatio conclut que, dans des circonstances données, le cycle entier des métamorphoses de l’insecte pourrait bien se passer quelquefois au dessous du sol, sans intervention de la formée ailée.

Sans trop insister sur cette dernière considération, l’essentiel, au point de vue pratique, c’est que la destruction même totale de l’œuf d’hiver, utile sans doute dans les régions où sa présence est bien constatée, laisse néanmoins presque entière la difficulté principale du problème, savoir la lutte contre les innombrables légions de l’ennemi souterrain. Mais cette lutte elle-même, si énergique, si constante qu’on la suppose, n’est-elle pas au-dessus des forces et surtout des ressources pécuniaires des pays où le vin ne vaut que par son abondance ? Ce que la Bourgogne, le Bordelais, la Champagne, pourraient faire pour leurs vins de luxe, le Languedoc peut-il le tenter pour ses vins de plaine ou pour les produits plus fins mais très réduits de ses coteaux ? Au lieu d’aborder de front cette épreuve, où la ruine pourrait être au bout des meilleurs efforts, ne vaut-il pas mieux prendre une voie indirecte et demander aux vignes américaines de devenir pour les nôtres ou des nourrices robustes, ou même des remplaçantes qu’on aurait tort de condamner sans les connaître ? Mais avant de s’adresser à des étrangères, ne doit-on pas voir si parmi les vignes d’Europe il ne s’en trouverait pas d’assez robustes pour remplir le rôle de ces auxiliaires exotiques ? Et s’il n’en existe pas de telles, ne pourrait-on pas en créer par la voie de sélection entre les plants de semis ?

Cette idée de sélection est au premier abord séduisante : M. Forel, naturaliste et professeur à Lausanne, s’en est fait le propagateur ; mais, en la supposant applicable, elle offre le grave défaut de renvoyer à de lointains futurs contingens une solution qu’il nous faudrait immédiate. Quant aux variétés si nombreuses de notre vigne indo-européenne, sans doute il y a des degrés divers dans leur résistance au phylloxéra, ou plutôt il y a des degrés dans leur faiblesse, car le plus fort en apparence, le colombaud de Provence, finit lui-même par succomber : au contraire, une des vignes américaines les plus sensibles au phylloxéra, l’isabelle, si connue en Europe, se montre encore pleine d’une vigueur relative au milieu des vignes françaises mortes ou mourantes. Donc, du moment qu’on entre dans cette voie de reconstitution des vignobles au moyen de cépages résistans, à quoi bon demander à l’Europe un secours qu’elle nous refuse et que l’Amérique peut nous donner? Dieu merci! la terre appartient à l’homme, et ce serait un puéril amour-propre que de faire du choix des cépages destinés surtout à servir de porte-greffes une question de jalousie nationale.

On serait presque porté à croire qu’un grain de ce sentiment étroit anime les détracteurs systématiques des vignes des États-Unis. A les entendre, tout est perdu, si ces étrangères envahissent la terre sacrée du Champagne, du bourgogne et du bordeaux. O profanation ! ces produits glorieux du soleil de France, on va les sacrifier à d’affreux breuvages dont le cassis ou la punaise (c’est ainsi qu’on traduit le mot foxy) sont le parfum dominant. Les barbares sont aux portes de Bercy, et les malheureux Parisiens, condamnés à l’intoxication lente par la fuchsine, vont l’être par surcroît à l’empoisonnement immédiat par le gros bleu ou la piquette transatlantique. Tout cela n’est pas sérieux et ne prouve qu’une chose, c’est qu’on parle vite de ce qu’on ignore, et que tout l’esprit d’un journaliste, lorsqu’il s’agit de choses d’expérience, ne vaut pas le simple bon sens du plus modeste vigneron. Parlons donc sérieusement de choses qui touchent aux intérêts les plus graves, et, sans nous faire l’avocat d’office de clientes qui se défendent très bien elles-mêmes, essayons de dissiper quelques préjugés qui les font redouter de certaines gens presqu’à l’égal du phylloxéra.

Et d’abord écartons une objection qui, sous la plume de chroniqueurs prévenus, devient contre ces pauvres vignes comme une note d’infamie : elles ont donné à l’Europe le phylloxéra, et c’est pour les remercier du présent qu’on parle de leur faire accueil en les important par millions ! Ce spécieux reproche tombe de lui-même, si l’on distingue, comme nous l’avons toujours fait, entre les pays infestés et ceux qui ne le sont pas. Les derniers doivent fermer leur frontière, les premiers peuvent l’ouvrir largement aux cépages américains, car, une fois le mal introduit et bien implanté dans un quartier, amener quelques pucerons de plus dans le vignoble sacrifié, c’est comme une goutte d’eau versée dans un fleuve débordant. Sans doute, il faut se garder d’introduire dans un milieu sain le germe le plus minime de contagion; mais il est un degré de pullulation de l’insecte où quelques nouveaux arrivans se perdent dans la foule des occupans, et, dans ce cas, le danger s’efface devant le bénéfice à retirer à d’autres égards des boutures, presque toujours indemnes, qui représentent surtout l’importation des vignes américaines. Ainsi pensent des hommes très pratiques, des propriétaires intelligens, dans les régions où l’on étudie le phylloxéra depuis son apparition, et l’on voudra peut-être bien leur reconnaître, pour le soin de leurs propres intérêts, plus de compétence qu’à tels donneurs d’avis qui ne connaissent le sujet que par ouï-dire et n’en parlent que pour aiguiser quelques épigrammes dont il serait facile de retourner la pointe contre eux.

Du reste, si les vignes en question ont leurs détracteurs mal informés, elles ont, il faut l’avouer, leurs partisans maladroits. Dire qu’il faut les introduire partout, c’est donner un dangereux conseil, prétendre qu’en les greffant sur des ceps français malades (sans s’expliquer sur le degré de la maladie) on obtient en peu de mois une vigne américaine pleine de vigueur, c’est laisser croire que cette soudure du vif au mourant a des effets de résurrection plus certains que l’expérience ne le démontre; mais de telles exagérations, ne compromettant que leurs auteurs, laissent entière la valeur réelle de la plupart des vignes en question, soit à titre de porte-greffes de nos variétés d’Europe, soit même pour quelques-unes en tant que source directe de vins estimés.

Ce qu’on demande avant tout aux vignes des États-Unis, c’est d’être vraiment résistantes aux attaques du phylloxéra. A cet égard il s’établit dans certains esprits une confusion qu’il est utile de dissiper. On croit parfois que résistant veut dire indemne, c’est-à-dire respecté par l’insecte : or ce privilège n’est reconnu jusqu’ici qu’aux variétés qui se rattachent au vitis rotudifolia de Michaux (scuppernong, flowers, etc.), toutes vignes si différentes des autres par la nature du bois et du fruit, si exigeantes d’ailleurs en fait de chaleur estivale qu’elles ne peuvent jouer aucun rôle utile dans les cultures de l’Europe.

Quant aux autres types, labrusca à gros grains et à goût de cassis (foxy), œstivalis à petits grains et sans goût foxé, cordîfolia à grains moyens et de parfum varié, tournant parfois au foxé, toutes les variétés qui s’y rattachent sont attaquées par le phylloxéra, tantôt sur leurs feuilles, phénomène fréquent ou rare suivant les années et suivant les lieux, tantôt sur leurs racines, où la piqûre des aptères souterrains détermine les mêmes nodosités que sur les vignes d’Europe. Seulement chez ces dernières, les nodosités et le chevelu qui les porte se détruisant par l’effet d’une décomposition rapide, les générations de phylloxéras se répandent de proche en proche des radicelles aux racines moyennes, des racines moyennes aux grosses et finalement au pivot central du cep : chez les vignes américaines résistantes, l’axe ligneux des nodosités, plus dur et plus sain, continue souvent à produire sous son écorce épaissie et pourrie des radicelles adventives qui soutiennent quelque temps la vitalité de la plante. D’ailleurs, par une raison encore inconnue, la multiplication des phylloxéras souterrains se fait principalement sur les radicelles de ce chevelu incessamment renouvelé : les racines moyennes ne portent que peu d’insectes, les grosses racines, et le pivot presque pas. Par là s’explique, au moins en tant que phénomène extérieur et saisissable, la résistance de ces racines. Le fait brut est évident : il se traduit au dehors par la vigueur de la végétation, au dedans par la conservation de la charpente principale, des axes moyens et même d’une plus forte proportion de chevelu du système radiculaire : plus cette conservation est grande, plus la résistance est prononcée. Très forte chez tous les œstivalis et chez la plupart des cordifolia, très marquée encore chez certains labrusca, elle s’affaiblit beaucoup chez le delaware, type difficile à rattacher aux précédens et qui pourrait bien devoir cette faiblesse constitutionnelle à l’influence héréditaire de quelque croisement avec la vigne d’Europe.

Quant à la cause intime qui détermine la manière d’être des racines vis-à-vis du phylloxéra, mieux vaut dire pour le moment qu’on l’ignore que vouloir la trouver dans des conceptions gratuites et imaginaires : telle est par exemple la théorie qui, se fondant sur des analyses de M. Boutin, voit dans la somme plus ou moins forte d’une matière résinoïde contenue dans les racines, le critérium de leur résistance relative au phylloxéra, et veut expliquer la force des unes par le fait que la résine boucherait mécaniquement les piqûres des insectes, la faiblesse des autres parce que la sève en découlerait par les orifices béans de ces mêmes piqûres microscopiques. L’explication ne supporte pas une minute le contrôle de l’observation directe; elle est contraire à toute notion correcte de physiologie végétale. Loin de couler des nodosités, la sève plastique, qui n’est pas sucée par l’insecte, doit s’employer à former et à nourrir la nodosité elle-même. Ces notions d’une mécanique grossière jurent avec les procédés de la nature, qui nous dévoile sans doute bien des conditions extérieures des phénomènes, mais qui nous cache le plus souvent les ressorts secrets auxquels ces phénomènes obéissent. En tout cas, aucun agriculteur ne sera tenté d’estimer, par une analyse chimique des racines, le taux de résistance d’une vigne donnée; il préférera pour cela l’expérience agricole qui parle aux yeux et résume dans la végétation de la plante l’ensemble de ses aptitudes à s’accommoder au sol et au climat nouveaux que la culture lui impose. Est-ce à dire qu’il ne faille pas chercher dans les profondeurs des organes les raisons de leur vie extérieure? Cette recherche est utile, nécessaire même; mais elle demande d’autres moyens que la spéculation théorique, rêvant des caillots de résine pour boucher les blessures faites au tissu d’une plante par les filets microscopiques d’une trompe de puceron. Qu’il y ait un certain rapport entre la proportion de résine des racines de vignes diverses et leur résistance antiphylloxérique, ce serait rigoureusement possible; j’avais pensé moi-même, en goûtant en Amérique les racines acres du scuppernong, que l’immunité de ces racines provenait peut-être de cette saveur très prononcée; mais qu’on puisse établir sur ce seul indice une échelle de résistance des divers cépages, c’est ce que se refuseront à croire tous ceux qui savent combien peu la vie se prête à ces théories de cabinet.

C’est pourtant en vertu d’un pareil calcul que M. Fabre, de Saint-Clément, près Montpellier, vient de répéter, après M. Laliman, que tous les labrusca, et notamment le concord, succombent et doivent succomber aux attaques du phylloxéra. La vérité, c’est que le concord, si vigoureux, si sain, si résistant aux États-Unis, s’accommode assez mal du hâle de notre climat de l’olivier. Il souffre même très souvent dans les terres argileuses et froides, et prend alors une jaunisse qui tantôt n’est que passagère, tantôt se complique d’un rabougrissement des rameaux, avec développement de ramuscules aux aisselles des sarmens malades. Cette jaunisse, ce rabougrissement, se retrouvent çà et là chez d’autres cépages américains ou français. Ce mal est absolument indépendant du phylloxéra, et si je le signale ici, c’est pour réfuter une notion fausse qui fait attribuer à l’insecte ce qui tient au sol, au climat et à d’autres conditions encore inconnues. L’échec partiel du concord sur certains points de la France ne doit pas ébranler la confiance des agriculteurs sur la résistance générale des vignes américaines et plus particulièrement des œstivalis et du cordifolia. Résumons ici rapidement les preuves de cette résistance. Première preuve : l’existence même en Amérique de vignes indigènes cultivées depuis longtemps, alors que le phylloxéra est partout et que la vigne européenne, cent fois introduite, a toujours péri sous l’attaque de cet invisible ennemi. Seconde preuve : la vigueur de divers cépages américains (jarquez, clinton, taylor et autres), aux prises avec le phylloxéra depuis 15-13-12 ans, dans des enclos ou des pépinières où des vignes françaises sont mortes ou fortement affaiblies (enclos Laliman, à Bordeaux, Borty à Roquemaure, pépinières Ferrand à Cognac, Transon à Orléans), sans parler des plantations de trois à cinq ans, dont les exemples abondent dans les départemens du Var et de l’Hérault. Troisième preuve : expérience comparative des cépages américains et français, plantés côte à côte dans le même sol phylloxéré, et dont les premiers ont généralement prospéré, tandis que les seconds ont péri. Nous pourrions citer à cet égard les expériences de M. Reich, en Camargue, de M. Gaston Bazille et de M. le commandant Dubois au quartier de L’Aiguelongue, près Montpellier; mais ce serait se perdre dans le détail que rappeler les faits de ce genre observés dans le midi ou dans l’ouest de la France. De leur ensemble, on peut déduire sans hésiter le fait général de la résistance de presque tous les cépages américains. Seulement tout n’est pas dit alors sur le degré de cette résistance chez tel ou tel en particulier et sur le choix à faire entre ces variétés, suivant les conditions de culture qu’on peut leur offrir, ou suivant l’usage auquel on les destine.

Une première distinction à faire à cet égard, c’est de savoir si les variétés en question doivent être cultivées comme sujets à greffer en vignes d’Europe ou cultivées pour elles-mêmes, c’est-à-dire pour leur vin. Dans le premier cas, la vigueur de végétation est la seule qualité requise, et des vignes sauvages ou peu fertiles, ou dont le fruit est de qualité inférieure, peuvent être recherchées de préférence à des variétés plus estimées, mais plus délicates. Le vitis cordifolia sauvage sera peut-être à l’avenir un des porte-greffes les plus utiles, parce qu’il est à la fois très vigoureux, très résistant et très facile à la reprise comme à la greffe : le vitis Solonis, que M. Millardet, délégué de l’Académie, a baptisé du nom français de La Sonys, et qui rentre comme forme singulière dans le groupe des cordifolia, présente aussi, comme l’a dit M. Laliman, une résistance des plus remarquables : il peut servir de porte-greffes, tandis que ses grapillons maigres et âpres en feraient un raisin détestable. Le taylor, dont les raisins sont excellens, mais trop rares et trop petits pour qu’on leur demande leur vin blanc délicat et parfumé, est un des meilleurs sujets à greffer, à cause de sa force de végétation, de sa facile reprise par boutures et de sa parfaite résistance au phylloxéra. Le clinton lui-même, malgré quelques échecs partiels tenant au hâle ou à la nature argileuse et froide du terrain, peut nourrir abondamment des greffes de vignes d’Europe, et donner à ces greffes une telle force de végétation, que j’en ai vu, sur des clinton de trois ans, produire en une saison dix ou douze jets d’un mètre à un mètre et demi de long. Il va sans dire que, si la vigueur du sujet influe directement sur le développement de la greffe, celle-ci ne se ressent nullement du goût particulier que le sujet aurait dans ses propres raisins ; le sujet ne donne jamais à la greffe qu’une sève brute que la greffe élabore à sa façon, en conservant, sans altération aucune, ses qualités naturelles : ainsi, le goût foxé des labrusca ne passera jamais au moindre degré dans les fruits des cépages insérés sur ces nourrices étrangères.

Si le groupe des cordifolia doit surtout fournir des sujets aux vignes françaises, les œstivalis peuvent, la plupart du moins, s’adapter à la culture directe et donner à l’Europe des vins remarquables à divers titres, les uns, comme l’herbemont, pour la finesse et le brillant de leur couleur, d’autres, comme le jacquez, pour la force alcoolique et surtout pour l’intensité de coloration qui doivent en faire des vins de coupage de premier ordre; d’autres enfin. comme le Norton’s Virginia et le cynthiana, qui joignent à une coloration trois ou quatre fois plus intense que les roussillon un bouquet particulier, rappelant avec moins de finesse les vins de Bourgogne. À cette liste, laissée à dessein incomplète pour éviter le trop de détails, je voudrais joindre pourtant le rulander, ainsi nommé par la ressemblance de ses raisins avec un cépage des bords du Rhin. Ces raisins ont un goût très parfumé, qui se rapproche du muscat et se retrouve dans leur vin à l’état de bouquet très fui. Ajoutons que 12 pour 100 d’alcool sont le titre minimum de ces vins et que plusieurs, comme le jacquez, en atteignent aisément de 14 à 15 pour 100. Le cunningham, qui rentre dans le même groupe, donne un vin léger de couleur, assez délicat, mais qu’on estime en général inférieur à l’herbemont. Du reste il serait peut-être imprudent de porter un jugement trop arrêté sur des produits encore rares en Europe et dont les qualités ou les défauts ne pourront guère être appréciés que peu à peu, à mesure que leur culture plus étendue en rendra l’étude plus facile et plus sûre. L’essentiel est que des négocians expérimentés, des œnologues habiles aient pu déjà, à la suite des Américains, qu’on pourrait croire trop intéressés dans la question, reconnaître la valeur très sérieuse de ces vins et les proclamer bien supérieurs en qualité à la moyenne des vins ordinaires du midi.

Deux questions, j’allais dire deux objections, se présentent néanmoins à l’esprit pour mettre en doute les avantages des vignes américaines. D’abord la quantité de leur produit approchera-t-elle de la moyenne des produits de nos vignes de grande culture? En second lieu, ne devra-t-on pas les soumettre à la taille longue, avec échafaudages d’échalas, c’est-à-dire avec une augmentation notable dans les frais de production, sans compter que nos vignerons du Midi, habitués à la taille courte sur souche basse, auraient bien de la peine à s’approprier la méthode plus difficile de la taille longue? Sur le premier point, la réponse doit varier suivant les termes de la comparaison établie. On peut dire en bloc que la production des œstivalis, avec leurs grains petits, leur peau épaisse, leurs pépins relativement très gros, ne peut être que très inférieure au classique aramon des plaines fertiles du Languedoc; mais la disproportion s’atténue, si l’on compare le jacquez ou l’herbemont à l’espar, au mourastel et même à la carignanc. Le problème est d’ailleurs trop complexe et trop nouveau pour être aussi sommairement résolu. Il l’est tout au moins aux yeux des viticulteurs du Midi, dans ce sens que les œstivalis en général, et l’herbemont, le jacquez en particulier, leur paraissent devoir rémunérer très suffisamment les peines des cultivateurs assez courageux pour oser fonder dès à présent sur ces cépages l’espoir de la reconstitution de leurs vignobles perdus. Le prix même des simples boutures de jacquez (1 franc pour un bout de sarment cueilli en France) prouve à quel degré cette confiance est montée. On ne fait pas de tels sacrifices lorsqu’on n’a pas la foi qui se fonde sur les expériences déjà parlantes et contrôlées par des juges compétens. Quant à la question de taille, les observations récentes de M. L. Vialla, vice-président de la Société d’agriculture de l’Hérault, semblent devoir la résoudre dans le sens de notre taille courte traditionnelle, au moins en ce qui concerne les œstivalis, et notamment le jacquez et l’herbemont ; mais c’est encore là une enquête ouverte, dans laquelle la pratique seule aura la parole et gardera le dernier mot, qui pourra n’être pas le même pour tous les points du pays.

Je pourrais entrer plus avant dans cette étude de viticulture, exposer les procédés de plantation, de greffe, de taille qui sont, depuis trois ans surtout, à l’ordre du jour dans les sociétés agricoles ou chez les vignerons intelligens ; mais je craindrais de fatiguer de ces détails forcément techniques les lecteurs ordinaires de la Revue, sans pouvoir complètement satisfaire la juste curiosité des praticiens que ce sujet intéresse. C’est aux ouvrages spéciaux qu’il faut s’adresser pour ces informations spéciales.[2] Pour nous qui ne voulons qu’une vue d’ensemble de la question qui s’agite autour d’un infime animalcule, il est temps d’en embrasser d’un coup d’œil rétrospectif les points culminans, en montrant quelle logique cachée pousse chaque région de la France viticole à résoudre à sa façon et diversement un problème au fond identique. À peine entamée sur quelques points, la Bourgogne espère se défendre en étouffant, même à très haut prix, les premiers foyers du mal : elle frémit à l’idée que les vignes américaines viendraient même à titre d’auxiliaires empiéter sur le domaine de ses grands vins. Le Bordelais, non moins fier, mais profondément atteint, invoque de loin comme un pis-aller le secours des vignes exotiques, mais avec le secret espoir que la destruction de l’œuf d’hiver, en sauvant ses vignes indigènes, le dispensera de cet appel à l’étranger. Plus éprouvé et moins difficile dans le choix des armes de défense, le Midi, sans renoncer à ses cépages traditionnels, pense les voir reverdir sur les racines robustes des vignes des États-Unis et caresse même l’espérance que, parmi ces étrangères que d’autres méprisent ou redoutent, il pourrait s’en trouver qui seraient pour leur pays d’adoption des éléments nouveaux de richesse; on n’y renonce pas à la guérison directe des vignes françaises, mais on craint que le remède n’arrive alors que le malade sera mort. Pendant ce temps, l’idée de supprimer ou plutôt de réduire à l’impuissance l’ennemi commun, séduit tout le monde, mais il y a loin encore des indications, d’ailleurs précieuses, de la théorie, aux résultats certains de l’application. A vrai dire, on doit moins rêver un remède unique applicable à tous les pays qu’un ensemble de moyens adaptés aux conditions climatologiques, culturales et surtout économiques de chaque centre viticole. Voilà pourquoi, loin d’établir entre les divers système de défense des rivalités et des antagonismes stériles, il vaut mieux emprunter à chacun ce qu’il peut donner de bon, en combiner au besoin plusieurs, les renforcer l’un par l’autre, demander à la submersion, à l’ensablement leurs effets utiles, au sulfure de carbone sa puissance insecticide, aux sulfocarbonates alcalins leur action à la fois toxique et fertilisante, au badigeonnage des ceps la destruction de l’œuf d’hiver, aux vignes américaines résistantes l’appui de leurs racines robustes, et s’il faut le produit trop déprécié de leurs grappes. Ne renonçons pas à nous éclairer de l’expérience des autres, mais ne cessons pas de chercher nous-mêmes : surtout gardons-nous de condamner en bloc et sans appel ce que nous n’avons pu voir ni juger sur place. Les jugemens passent, la vérité reste ; or la vérité, dans ce cas, c’est ce qui permettra au vigneron, par une voie ou par une autre, de retrouver des récoltes et par là de rouvrir les sources taries de l’aisance ou de la richesse. Les moyens peuvent différer, le but est le même et vaut bien la peine d’être poursuivi de plusieurs côtés à la fois.


J.-E. PLANCHON.

  1. Le traitement appliqué consiste en sulfure de potassium (100 grammes), fumier de ferme (4 ou 5 kilogrammes) et parfois urine de vache ou urine humaine.
  2. Dans une étude d’un caractère aussi général, je n’ai pu introduire des citations de détail, ni même renvoyer en gros aux principales sources bibliographiques. Qu’il me soit permis néanmoins de signaler parmi les plus riches les Comptes rendus de l’Académie des Sciences, le Bulletin de la Société centrale d’agriculture de l’Hérault, le Messager agricole du Midi (Montpellier), le Bulletin de l’Association viticole de Libourne, le Bulletin de la Société des agriculteurs de France, etc. Sur des points spéciaux, je dois des renseignemens à MM. Durand, de l’École d’agriculture de Montpellier, Marion, professeur à la faculté des sciences de Marseille, Eugène Mazel, d’Anduze, le docteur R. Carlotti, président de la commission départementale de la Corse, Truchot, directeur de la station agronomique du centre, Pulliat, viticulteur et ampélographe à Chiroubles (Rhône), Charles Zundel, de Dornach, etc. Comme ouvrages ou brochures à consulter sur les vignes américaines, outre les notes de MM. Pulliat, H. Bouschet, Laliman, Douysset, Fabre, qui figurent presque toutes dans le Messager agricole du Midi, je signalerai dans l’intérêt des viticulteurs les publications suivantes : A. Millardet, Études sur les Vignes d’origine américaine qui résistent au phylloxéra (mémoires des savans étrangers de l’Académie des Sciences, in-4o, 1876, — Planchon, les Vignes américaines, leur culture, etc., in-12, Montpellier 1875, Coulet, libraire, et Paris, Adr. Delahaye. — Les Vignes américaines, catalogue illustré et descriptif, etc., par MM. Bush et Meissner, traduit de l’anglais par M. L. Bazille, in-4o, Montpellier et Paris 1876, mêmes éditeurs que pour le précédent.